7. La croisière des sentiments : un programme de soutien aux jeunes victimes d’abus sexuel
p. 149-162
Texte intégral
Née d’une intervention en protection de la jeunesse dispensée dans le cadre de l’application des mesures, La croisière des sentiments est un instrument clinique utilisé principalement dans le traitement des jeunes victimes d’abus sexuels. Imagé, donc accessible à tous, ce programme favorise l’expression des émotions et des sentiments. L’enfant est invité à confectionner un bateau, son bateau, et à le placer, aux différents moments de l’intervention, sur des îles qui représentent ses sentiments et ses émotions. Il demeure toujours libre d’explorer ces îles, ce qui peut lui redonner de l’espoir sur sa capacité de s’en sortir et sur la reprise du contrôle de sa vie. L’outil s’adresse à tous les enfants vivant une gamme d’émotions et de sentiments refoulés ou partiellement exprimés en présence de diverses problématiques, dont l’abus sexuel. Les objectifs poursuivis par le programme sont de briser la dynamique abusive afin que l’enfant puisse regagner le contrôle de sa vie d’enfant, et de contribuer ainsi à prévenir la récidive. Il s’agit aussi de diminuer les séquelles qui paralysent son développement affectif, de renforcer son estime de soi et sa confiance et de l’amener à découvrir et utiliser ses ressources personnelles et celles de son entourage pour se protéger et se développer.
1Le programme La croisière des sentiments a été conçu en 2004 par Lily Bélanger, co-auteure du présent chapitre. Intervenante au service de l’application des mesures du Centre jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue, elle s’intéresse de près au traitement des abus sexuels et physiques, et est à la recherche d’outils cliniques qui recoupent, entre autres, les émotions et les sentiments. Un jour, un enfant qu’elle suit lui dit ne pas comprendre ce qu’est une mesure volontaire1. C’est en le lui expliquant qu’elle se surprend à utiliser la métaphore du voyage. Il n’en fallait pas plus pour que La croisière des sentiments voie le jour. L’élaboration et la mise en œuvre du programme sont donc le résultat d’une histoire de cœur entre un enfant et une intervenante, qui, tout en s’apprivoisant, conviennent d’entreprendre le suivi sous l’angle d’un voyage. Une idée en amenant une autre, ils explorent ensemble cet outil, qui prend forme progressivement. Au Centre jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue, La croisière des sentiments est désormais appliquée dans tous les points de service. S’y rattache une formation visant à permettre aux intervenants de bien en comprendre le concept et de se l’approprier. Des activités de transfert des apprentissages sont aussi prévues au calendrier annuel de formation de l’établissement, afin d’assurer une continuité dans l’intervention et de partager entre collègues les bons coups réalisés grâce à cet outil. S’il apparaît que des ajustements devraient être apportés, ils sont également discutés lors de ces activités.
cadre théorique
2Les enfants victimes d’agressions sexuelles ont majoritairement besoin d’un traitement visant à réduire les dommages causés par cette expérience traumatisante et à favoriser la reprise ou la poursuite de leur développement. Le cadre conceptuel à la base de La croisière des sentiments se trouve dans le Guide terrain pour le bien-être des enfants (Rycus et Hugues, 2005), qui traite de la problématique de l’abus sexuel. Ce guide est conçu pour informer et soutenir les professionnels affectés aux services directs auprès d’enfants victimes d’abus sexuels. Il présente une somme de connaissances qui se fonde sur plus de 30 ans de réflexion et de pratique. Pour préparer cette compilation des meilleures pratiques liées au bien-être des enfants, les auteurs se sont appuyés sur des notions tirées de la philosophie, de la psychologie, du travail social, de l’éthique, du développement organisationnel et de l’éducation aux adultes, ainsi que sur une vaste expérience dans les domaines du bien-être des enfants, de la santé mentale et des troubles du développement. Le Guide terrain fournit les grands principes à la base du programme. Cela se traduit par sept grands objectifs, qui doivent guider le suivi individuel auprès des jeunes victimes d’abus sexuels.
- Rétablir un sentiment de sécurité. Même lorsqu’il n’y a plus de risque d’abus ou de vengeance, l’enfant abusé sexuellement peut ne pas se sentir en sécurité. L’intervention doit amener l’enfant à avoir confiance dans le fait qu’il sera protégé et ne subira plus de mal. La jeune victime est encouragée à exprimer ses craintes, et l’intervenant devrait le rassurer et éventuellement lui suggérer des changements à apporter à son environnement afin d’assurer sa sécurité. Il importe d’entrée de jeu de présenter à l’enfant l’intervention, ses principes et ses conditions.
- Identifier les enfants qui souffrent de sérieuses perturbations émotionnelles. Certains enfants victimes peuvent présenter des symptômes dépressifs graves. Il arrive parfois qu’ils fassent des menaces ou des tentatives de suicide, ou qu’ils se livrent à de l’automutilation. Établir le plus tôt possible le contact avec un intervenant permet de repérer ces cas à temps et de procéder à l’hospitalisation et au traitement de la jeune victime par l’administration d’une médication appropriée suivie d’une intervention intensive. L’enfant doit être informé qu’une référence sera adressée à un professionnel de la santé, si sa situation le requiert.
- Redonner à l’enfant la capacité et les moyens d’agir sur son environnement. Les enfants victimes d’abus sexuels se sentent souvent impuissants, sans moyens, anxieux et craintifs. L’intervention peut les aider à développer des capacités d’adaptation et d’autoprotection positives et adaptées à leur âge, y compris une meilleure affirmation de soi et la capacité de rechercher l’aide et la protection d’autrui. Cette démarche peut leur servir à acquérir un meilleur contrôle sur un environnement qui a été jusque-là chaotique et dangereux pour eux.
- Aider l’enfant à identifier et à exprimer ses sentiments. Une composante essentielle de l’intervention est de permettre à l’enfant d’exprimer les sentiments douloureux qui l’affectent et d’y faire face de manière constructive dans un environnement sécuritaire et soutenant. L’intervenant fournit à la jeune victime une interprétation juste des circonstances entourant l’abus, visant ainsi à le décharger de toutes responsabilités à son égard et à renforcer la conscience de son droit à la sécurité et à la protection. Cette démarche permet de réduire ou d’éliminer la honte et la culpabilité ressenties par l’enfant victime. L’enfant apprend aussi à exprimer sa colère de façon constructive. L’expression des sentiments douloureux réduit d’autant le recours à des mécanismes défensifs, tels que la répression et la dissociation, symptômes souvent retrouvés chez les adultes survivants qui n’ont pas reçu de traitement.
- Réduire les craintes de l’enfant d’avoir subi des dommages physiques permanents. Plusieurs enfants victimes d’abus croient que les dommages subis sont permanents. L’intervenant peut rassurer l’enfant à cet égard en l’aidant à bien comprendre la nature et l’étendue des blessures infligées. Dans certains cas, l’étape de la trousse médico-légale2 est complétée à l’étape d’évaluation du signalement. Advenant que la jeune victime n’ait pas été vue par un médecin et que la situation nécessite un examen médical, une demande peut être adressée aux parents protecteurs d’accompagner l’enfant pour un examen afin qu’il soit bien traité et rassuré.
- Apprendre à l’enfant ce qu’est une sexualité normale. De nombreux enfants victimes affichent des comportements sexualisés inappropriés et entretiennent une perception déformée de la sexualité. L’intervention peut les aider à apprendre à rechercher et à donner de l’affection par des moyens plus appropriés, et à s’engager dans des relations interpersonnelles positives. L’aide apportée aux enfants plus âgés et aux adolescents contribue généralement à définir des valeurs plus justes en regard de la sexualité, qui guideront leurs comportements sexuels plus tard.
- Favoriser le développement de la confiance. La confiance est une composante essentielle de l’intervention. En amenant les enfants agressés sexuellement à aborder des questions et des sujets importants, l’intervenant qui les accompagne, et qui se montre cohérent et attentif, leur apprend à faire confiance à un adulte. Ils peuvent dès lors recommencer à faire confiance de façon réaliste aux personnes qu’ils côtoient dans leur environnement.
principaux éléments du processus clinique
3Le programme poursuit cinq objectifs principaux :
- briser la dynamique abusive afin que l’enfant puisse regagner le contrôle de sa vie d’enfant ;
- prévenir le risque de récidive ;
- diminuer les séquelles qui paralysent le développement de l’enfant ;
- renforcer l’estime de soi et la confiance chez l’enfant ;
- aider l’enfant à découvrir et utiliser ses ressources personnelles et celles de son entourage.
4Dans un premier temps, La croisière des sentiments est présentée à l’enfant victime d’abus sexuel, ainsi qu’à son ou à ses parents protecteurs comme un voyage durant lequel il naviguera parmi des îles qui traduiront ses émotions et ses sentiments en lien avec la situation abusive. Certaines de ces îles peuvent aussi représenter sa vie avant, durant et après les abus. Dès lors, il ne faut pas se surprendre de voir un enfant fabriquer une île avec des éléments positifs. Il est ensuite amené à constater que la vie continue avec ses hauts et ses bas, et ce, malgré les épreuves qu’il doit traverser ici et maintenant. Dès le début de l’intervention, il est établi avec l’enfant qu’il aura un bateau à construire et qu’il en sera le capitaine. L’intervenant et les membres de son entourage immédiat deviennent les matelots qui l’encourageront et l’accompagneront tout au long d’une croisière pendant laquelle il vivra des intempéries, des petites tempêtes tropicales, des moments d’accalmie et des journées ensoleillées. Ainsi se construira son évolution personnelle tout au long de l’intervention.
5Avant l’embarquement, un temps est consacré à faire un retour sur le processus de l’évaluation-orientation du signalement en protection de la jeunesse qui vient d’être fait. Des mesures légales y sont prévues, qui définissent en quelque sorte les modalités de la carte d’embarquement et établissent la durée de la croisière visant à enrayer l’état de compromission de la santé du développement de l’enfant. À cette étape, il est important que celui-ci comprenne bien le sens de l’intervention. Les règles de base doivent être clairement établies, afin qu’il puisse conduire son bateau vers la bonne destination. Une période de réflexion est proposée à l’enfant avant la prochaine rencontre. Cette réflexion doit l’amener à choisir s’il embarque ou non dans l’aventure. Habituellement, la réponse est positive.
6Dans les situations intrafamiliales où il y a plus d’une victime, la possibilité de faire la croisière est présentée à tous les enfants et chacun est invité à construire son propre bateau. Cette activité permet de cerner le rôle de chaque enfant au sein de la famille. De plus, on a pu constater qu’elle contribue souvent à raffermir les liens familiaux et à briser graduellement l’emprise de la dynamique abusive. Par la suite, une intervention individuelle est entreprise pour quelques rencontres. Il s’agit de permettre à chaque enfant d’exprimer, en toute confidentialité, sa perception face à la situation dénoncée et de dévoiler son propre vécu. À ce stade de l’intervention, l’écoute d’une musique apaisante peut être indiquée. En favorisant la relaxation, elle lui permet de s’impliquer dans un cheminement personnel. Un principe de base est de suivre le rythme de l’enfant et de laisser libre cours à sa créativité, autant lors des rencontres que lors de la confection du bateau, des îles et de la petite boîte en bois dont il sera question plus loin.
7Lorsque la situation l’indique, par exemple lors du visionnement de la vidéo Mon corps, c’est mon corps (ONF, 1985), il peut être dans l’intérêt de l’enfant d’être accompagné par des membres de sa famille. Cela permet à l’intervenant d’évaluer le système de protection et le soutien qui existent à l’intérieur de la cellule familiale. Par ailleurs, l’outil thérapeutique doit principalement être utilisé dans le bureau de l’intervenant afin d’offrir et de maintenir un cadre thérapeutique se situant ailleurs que dans le milieu de vie de l’enfant.
déroulement de l’intervention
8Les stratégies d’intervention privilégiées sont multiples. Elles mettent surtout à contribution le jeu, la créativité, la métaphore et les mises en situation. Les stratégies à favoriser sont la relaxation, les allégories thérapeutiques, l’intervention par le jeu et le tableau de La croisière des sentiments. Le rôle de l’intervenant est de soutenir l’enfant tout au cours de l’intervention par une attitude positive, réconfortante et sécurisante, afin de lui redonner de l’espoir.
Activités des rencontres
9Lors de la première rencontre, les objectifs sont de créer une relation de confiance avec l’enfant et de l’amener à s’investir dans un cadre thérapeutique. Sur le plan des activités proposées, il s’agit :
- de recevoir et accueillir l’enfant ;
- de présenter le rôle de l’intervenant et le but de l’intervention ;
- d’expliquer le déroulement de l’intervention à venir, en faisant un lien avec les modalités et la durée de la mesure actuelle (par exemple, ordonnance ou mesure volontaire) ;
- d’établir les consignes thérapeutiques (par exemple, respect de soi et honnêteté) ;
- de présenter le fonctionnement de La croisière des sentiments ;
- d’expliquer à l’enfant qu’il dispose d’une semaine pour décider s’il participera à l’intervention par le jeu qui lui est proposée ; et, s’il accepte ;
- de lui demander de réfléchir à la façon dont il fabriquera son bateau.
10Lors de la deuxième rencontre, les objectifs consistent à renforcer la relation de confiance avec l’enfant et à apprendre à le connaître. Sur le plan des activités proposées, il s’agit alors :
- de faire la lecture d’une allégorie ;
- d’inviter l’enfant à fabriquer son bateau ; et
- d’amener l’enfant à parler de lui de façon générale (forces, faiblesses, goûts, etc.).
11Les objectifs des troisième et quatrième rencontres sont plus nombreux. Ils consistent à élaborer un plan d’intervention, à faire réaliser à l’enfant que tous les secrets ne sont pas bons à garder pour soi et en soi, à diminuer les remords qu’occasionne le fait de rompre un silence et à favoriser les confidences difficiles. Les activités proposées consistent à :
- recevoir et accueillir l’enfant ;
- travailler une allégorie relative à ses perceptions ;
- discuter d’un journal intime ;
- faire l’évaluation des sentiments et émotions de l’enfant, vécus et actuels ;
- classer par ordre de priorité des sentiments et émotions qui ont un impact sur la vie quotidienne de l’enfant ; et
- construire une première île représentant le sentiment que veut exprimer l’enfant (colère, culpabilité, peine, peur).
12Finalement, lors des rencontres subséquentes, les objectifs sont : l’évaluation en continu des besoins de l’enfant ; la réduction des séquelles de l’abus ; la mise en œuvre d’un volet de protection de l’enfant et de prévention de la récidive ; l’initiation d’un volet d’éducation sexuelle ; le développement de l’estime de soi et de la confiance en soi ; la préparation de l’enfant à son témoignage à la Cour criminelle, le cas échéant. Sur le plan des activités proposées, il s’agit alors :
- de transformer la chambre à coucher de l’enfant, au besoin ;
- de travailler à partir d’une allégorie qui vise à amener l’enfant à verbaliser son expérience ;
- de travailler à partir de cahiers d’accompagnement comme Mon corps, c’est mon corps, document en ligne du Réseau école et non-violence (<www.ecole-nonviolence.org>) ;
- de travailler à partir des vidéos de l’ONF Mon corps, c’est mon corps (1985) et Tout ira mieux (1995) ;
- de planifier une visite des locaux du palais de justice ;
- d’obtenir une copie de la déclaration de l’enfant lors de la plainte à la police ; et
- d’utiliser des mises en situation (par exemple, jouer le rôle du procureur de la Couronne ou de l’avocat de la défense) afin de préparer l’enfant à témoigner en Cour.
13Le matériel requis pour la réalisation du programme comprend un tableau, un bateau, des îles, une fiche plastifiée pour déposer le bateau et les îles créés par l’enfant, un CD de relaxation, un conte thérapeutique laissé au choix de l’intervenant, une petite boîte de bois et un cahier qui servira de journal intime. En plus des activités présentées ci-dessus, il existe divers outils cliniques (par exemple, livres, CD ou DVD) qui favorisent l’expression des sentiments et des émotions chez l’enfant ayant vécu une épreuve difficile. L’intervenant ne doit pas hésiter à utiliser ses propres outils et à les partager avec ses collègues qui, comme lui, ont à cœur d’aider, d’accompagner et de faire grandir ces enfants agressés sexuellement afin qu’ils puissent reprendre le contrôle de leur vie.
La fabrication du bateau
14La construction du bateau se fait lors de la deuxième ou de la troisième rencontre. Au cours de cette activité, l’enfant est invité à parler de lui de façon générale afin de créer un lien de confiance entre lui et l’intervenant. Par la suite, l’enfant sera guidé afin de s’ouvrir sur son monde émotif. De nouveau, l’utilisation d’une musique apaisante peut être appropriée. Au début de la rencontre, on peut demander à l’enfant de fermer les yeux en prenant trois grandes inspirations, et de les rouvrir au moment où il se sentira détendu. Par la suite, l’enfant construit son bateau. Il n’y a pas de modèle préconçu ; chacun bâtit le sien de sorte qu’il le représente bien. Pendant ce temps, des questions ouvertes et générales lui sont posées, toujours pour favoriser l’établissement du lien de confiance et pour permettre à l’intervenant de connaître davantage ce petit capitaine, avec ses forces, ses faiblesses, ses goûts, etc. Il est important de respecter le rythme de l’enfant, afin de le sécuriser autant que possible et de favoriser l’évolution de son cheminement thérapeutique.
La fabrication des îles
15Les émotions et les sentiments de l’enfant vécus depuis l’abus seront représentés par des îles qu’il aura à apprivoiser, à affronter et à surmonter, toujours en respectant son rythme. Il est important d’inclure des îles qui représentent des émotions et des sentiments positifs éprouvés avant l’abus. Le but est ici de permettre à l’enfant de visualiser concrètement, sur le tableau de La croisière des sentiments, l’évolution de son cheminement personnel et, le cas échéant, sa prise de pouvoir sur la situation d’abus. Ainsi, il pourrait éventuellement constater que son environnement est de plus en plus positif.
16Cette construction est cruciale pour évaluer les séquelles chez l’enfant. Pour ce faire, on lui demande de nommer tous les sentiments et toutes les émotions qu’il a vécus et qu’il vit depuis l’agression sexuelle, en lui précisant qu’il est possible, à tout moment, d’en ajouter. Le tout se fait dans un récit libre, sans retenue. Il est important de noter tout ce que l’enfant signale en lien avec les séquelles qu’ils dévoilent. Généralement, l’enfant nommera de 8 à 12 sentiments ou émotions reliés à la situation d’abus sexuel, qui représenteront autant d’îles à aborder au cours de l’intervention.
17Pendant que l’enfant est occupé à cette activité, un échange s’engage entre lui et l’intervenant sur sa vie en général, en mettant toujours l’accent sur ses émotions et ses sentiments. Cela permet de mettre en lumière l’emprise de la dynamique abusive sur son fonctionnement au quotidien. Par exemple : « Je me sentais mal, je me sentais sale. Je me suis lavé, je ne sais pas combien de fois. » L’enfant identifie ce qu’il vit : la colère, la honte, la tristesse, les cauchemars, la culpabilité, les pleurs, l’agressivité, se sentir sale, se sentir endommagé, l’idéation suicidaire ou la dépression, par des mots qui qualifient ses îles.
18Lors d’une prochaine rencontre, les séquelles identifiées sont reprises avec l’enfant et on lui demande de codifier la gravité de chacune sur une échelle de 0 à 10, 10 étant le niveau le plus élevé. L’intervention commence par le traitement de la séquelle qui obtient le score le plus élevé, en visant à diminuer les dommages causés par l’abus. Dans le cas où deux séquelles se voient accorder une même cote, l’enfant est amené à préciser sur laquelle il veut d’abord travailler. Il est toujours important de mettre les émotions ou les sentiments en contexte, car ils peuvent être associés à d’autres situations se présentant dans la vie courante de l’enfant.
19Au début des rencontres subséquentes, une pochette qui contient le bateau et les îles qu’il a construits est remise à l’enfant, et il est invité à les disposer sur un tableau, librement, comme il le sent. Au commencement, il est évident que l’enfant est envahi par une gamme d’émotions et de sentiments associés à l’abus. Parfois, il arrive qu’il colle les îles sur son bateau, révélant ainsi une situation qui le paralyse dans son cheminement personnel. Au fur et à mesure de la progression de l’intervention, le bateau et les îles occuperont une place différente sur le tableau.
20Certains auront plutôt tendance à placer d’emblée leur bateau au milieu de la croisière, mais, après quelque temps, ils se reprennent et le ramènent au début du tableau. Ces déplacements peuvent indiquer et révéler des aspects de l’enfant qui sont à explorer et à approfondir, car il parle alors de lui métaphoriquement. À l’occasion de ces rencontres, on préconise la relaxation et la lecture d’allégories qui introduisent le sujet qui sera traité au cours de l’entrevue. Le but poursuivi est toujours de réduire l’ampleur des séquelles qui affectent l’enfant. Afin de vérifier le succès de l’entreprise, la codification initiale des séquelles chiffrées sur une échelle de 0 à 10 est revue avec l’enfant. Cela permet éventuellement d’apprécier l’évolution de son cheminement depuis le début de l’intervention.
21À partir du moment où une séquelle est diminuée à un point tel qu’il apparaît qu’elle n’a plus d’impact sur l’enfant, celui-ci est invité à écrire sur un bout de papier l’émotion ou le sentiment qu’il rattachait à cette séquelle. Il déposera ensuite le papier dans une petite boîte en bois. Cette action a pour but de permettre à l’enfant de reprendre du pouvoir sur sa vie en mettant dans la boîte ce qui appartient à l’abuseur. À la fin de l’intervention, dépendamment de la situation, on offre à l’enfant la possibilité de remettre la petite boîte directement à l’abuseur en présence de l’intervenant. Si c’est le choix de l’enfant, il y a lieu de bien le préparer à cet événement par des mises en situation. La collaboration de l’intervenant assigné au suivi de l’abuseur est un préalable essentiel à la réussite de cette rencontre qui se veut réparatrice. Dans l’éventualité où l’enfant refuse de participer à un tel processus, d’autres solutions s’offrent à lui. Par exemple, il est arrivé que des enfants choisissent de brûler la boîte ou de la jeter à l’eau. D’autres personnalisent leur boîte, la clouent, l’enchaînent, y collent des araignées de plastique, placent des roches à l’intérieur, pour se délivrer définitivement de son contenu.
22À la toute fin du programme, il est demandé à l’enfant de fabriquer une île qui représente ce qu’il retient de l’intervention qu’il vient de vivre.
23Parallèlement à l’intervention, l’évaluation du risque entourant l’enfant est révisée, permettant à l’intervenant de cerner les forces et les faiblesses de la famille pour le protéger à l’avenir. Elle guide l’intervenant dans le processus de détermination des services à mettre en place pour l’enfant et sa famille, dans le but de créer un environnement sécuritaire pour l’enfant.
L’interprétation des dessins
24Comme La croisière des sentiments relève du monde de l’interprétation, elle fait appel à la fois à la perception de l’enfant et à celle de l’intervenant. Il y a donc lieu d’être prudent. En ce sens, il importe que l’intervenant valide toujours avec l’enfant et avec d’autres instruments cliniques la signification des dessins. Dans son livre Se découvrir par les dessins (2006), Nicole Bédard affirme que tout ce qui a rapport au thème du bateau peut donner de l’information sur la réaction des gens face à leur destin. Il est ainsi possible d’avoir une idée de l’attitude ou du comportement de l’individu lorsqu’un imprévu se présente à lui. À certains moments, le destin peut se montrer favorable et lui présenter de belles occasions ; à d’autres, il n’apporte que du négatif. Chacun aura sa façon à lui de saisir les bonnes occasions, de nier ou d’affronter les problèmes.
25L’intervenant aura à interpréter des dessins représentant des radeaux, des chaloupes, de petits voiliers, de gros navires et même, à l’occasion, des sous-marins. La grille interprétative veut que chaque individu choisisse le type de bateau qui lui convient, selon qu’il sent le besoin de maîtriser son destin ou qu’il fait confiance à ses réactions face aux imprévus. Les éléments qui composent et entourent le bateau peuvent indiquer le degré de stress devant l’inconnu. Si la personne ne craint pas d’aller de l’avant, alors son bateau aura le vent dans les voiles ; sinon, il restera amarré au quai.
26En fonction de cette grille interprétative, on peut faire l’hypothèse que le genre de vagues qui entourent le bateau apporte aussi des données importantes. Lorsque, sur la feuille de dessin, l’eau se présente sans vagues, c’est qu’il n’y a pas grand vent ni tempête à l’horizon. Cela peut signifier que, pour le moment, la personne a un rythme de vie plutôt paisible. Le destin lui accorde un certain répit. Il arrive d’autres fois que de légères vagues soient dessinées. Cela peut signifier que, pour l’instant, la personne est en mesure d’affronter ce qui se présente. Aller au gré de la vague représente bien son attitude pendant cette période. Toutefois, un début de tempête peut se pointer, et les vagues devenir alors beaucoup plus hautes. Ce qu’il importe de saisir, c’est que, dans cette grille, le genre de vagues peut préciser quel est le climat qui entoure la personne, selon sa perception. Le type de bateau dessiné peut révéler, quant à lui, si la personne est suffisamment équipée pour affronter différentes intempéries.
27Bédard associe des significations aux différents types de bateau pouvant être dessinés. En voici quelques exemples.
28Un simple radeau. Le dessin d’un simple radeau peut révéler que la personne n’a pas, pour l’instant, la force ou la possibilité de faire des choix de quelque nature que ce soit. Tout ce qu’elle souhaite, c’est que le temps soit clément pour elle et lui laisse ainsi un peu de répit. Si le moindre vent se lève, quelqu’un devra venir à sa rescousse. Il serait préférable, pour cette personne, de rejoindre la terre ferme au plus tôt pour retrouver, pour un temps, une certaine stabilité.
29La chaloupe avec ses rames. Le fait de se retrouver dans une chaloupe, à ramer en pleine mer, peut s’avérer long et pénible. On peut faire l’hypothèse que celle qui a dessiné une chaloupe n’est pas une personne pressée. Elle rame du mieux qu’elle peut, espérant se diriger toujours dans la bonne direction. Ce n’est pas elle qui va chercher à argumenter ou à se faire entendre. Lorsque tout semble calme, elle arrête simplement de ramer ; elle en profite pour se reposer et rester aux aguets. Une autre hypothèse veut que, même si rien ne paraît, cette personne soit de nature stressée. Elle va de l’avant en espérant que lorsque les vagues commenceront à se soulever davantage, elles ne viendront pas inonder son embarcation.
30Le bateau à voiles. Il est possible que la personne ayant dessiné ce type de bateau perçoive le destin comme un élément qui lui est entièrement favorable. Elle pourrait faire confiance aux événements qui se présentent et se laisser glisser là où le vent souffle. En vertu de la grille d’interprétation, cette attitude pourrait faire référence à un certain lâcher-prise. Si les traits du dessin sont légers ou mal définis, il se peut que cela indique que la personne est en perte d’énergie et que la confiance qu’elle a mise dans sa destinée montre certaines failles.
31Le gros navire. C’est généralement le capitaine qui gouverne un gros navire. On peut donc faire l’hypothèse qu’une personne qui dessine ce type de bateau souscrit à la philosophie suivante : celui qui construit son destin lui-même mérite ce qu’il a ou récolte ce qu’il sème. Un gros navire est équipé pour faire face à toutes les intempéries. En vertu de la grille interprétative, celui qui dessine ce type de navire mène habituellement sa vie comme il l’entend. La personne a-t-elle pris le temps d’ajouter des hublots pour représenter des fenêtres ? Cela pourrait révéler qu’elle est en mesure de démontrer une certaine ouverture sur le monde extérieur.
32Le petit navire. La personne ayant dessiné un navire de petite taille pourrait estimer qu’elle garde le contrôle de sa destinée. On peut faire l’hypothèse que cette personne s’occupe correctement de ses acquis. Elle pourrait avoir établi une routine qui lui convient très bien et préférer se faire oublier du destin.
33Rappelons ici qu’il y a lieu d’être prudent lorsqu’on interprète et qu’il faut valider la signification des dessins et des métaphores en considérant l’ensemble des éléments cliniques.
pilotage du programme
34Au Centre jeunesse d’Abitibi-Témiscamingue, une formation sur le traitement des abus sexuels est donnée à un groupe d’intervenants deux fois l’an. Dans le cadre de cette formation et dans le but d’offrir des services de qualité aux enfants victimes d’abus sexuels et physiques, une invitation est aussi lancée à différents partenaires, tels le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), les centres de santé et de services sociaux (CSSS) et les centres de santé pour les intervenants œuvrant dans les communautés autochtones. À l’heure actuelle, une activité de transfert des apprentissages (projet pilote de formation donné à intervalle d’environ six semaines) est offerte aux intervenants ayant suivi la formation initiale encadrant La croisière des sentiments, afin de consolider les notions théoriques et pratiques se rattachant au programme. Cette activité répond aux demandes exprimées par les intervenants désireux de se regrouper et d’échanger dans le but de briser leur isolement dans la pratique. Le contenu abordé dans le cadre d’une activité de suivi peut être : de revoir les notions théoriques de base ; d’échanger, à partir de situations concrètes à l’aide d’études de cas, sur les difficultés rencontrées, les outils utilisés, de nouveaux moyens développés et les succès obtenus.
***
35Ce projet n’a pas encore fait l’objet d’une évaluation formelle d’implantation ou d’efficacité. Cependant, on peut noter qu’après la formation, les intervenants déclarent avoir envie et hâte d’intervenir. Ils se disent rassurés de savoir qu’une structure est mise en place pour les soutenir dans l’intervention. La promotion des meilleures pratiques exige une capacité d’innovation, de la créativité et de la souplesse, mais aussi un engagement authentique à préserver des valeurs et des principes appropriés. Cet outil clinique unique en son genre s’inscrit dans cette lignée et peut facilement être exporté dans d’autres régions.
36L’intervention entend permettre aux enfants et adolescents victimes d’agression sexuelle de réajuster leur perception entre la situation envahissante de l’abus et toutes les autres sphères de leur vie. Lorsque les émotions se chevauchent et s’entremêlent, créativité et accès au monde imaginaire permettent de les aborder sans se sentir menacé ou jugé. Il suffit d’entendre le témoignage positif de certains enfants pour donner un sens à ce mode de traitement. L’intérêt des enfants pour le jeu et la métaphore se reflète dans leur façon de manier les bateaux et les îles pour imager leur souffrance et leur cheminement personnel.
37Concrètement, La croisière des sentiments permet à l’enfant de visualiser et de suivre l’évolution de son cheminement personnel. Cet outil favorise l’expression de ses émotions refoulées, tout en lui donnant l’opportunité d’apprendre à les gérer convenablement et en suscitant chez lui l’espoir d’un avenir meilleur. C’est donc par la magie des mots que l’enfant évite de vivre les maux reliés à ses traumatismes intérieurs.
Bibliographie
références
Bédard, N. (2006), Se découvrir par les dessins, Québec, Les Éditions Quebecor,
Rycus, J. S. et R. C. Hugues (2005), Guide de terrain pour le bien-être des enfants, vol. 4. Placement et permanence, Montréal, Sciences et culture.
Office national du film du Canada (1995), Tout ira mieux, réal. : Stéphane Drolet, 50 min.
Office national du film du Canada (1985), Mon corps, c’est mon corps – le film pour enfants, réal. : Moira Simpson, 44 min.
Notes de bas de page
1 Une mesure volontaire est une entente consensuelle entre les parents, un enfant de 14 ans et plus et un intervenant, par opposition à une mesure judiciaire qui est une ordonnance rendue par la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec.
2 La trousse médico-légale permet d’uniformiser l’information recueillie et les prélèvements effectués pour obtenir des preuves scientifiques objectives en cas d’agression sexuelle. Les prélèvements ont pour but de trouver des substances biologiques, tels du sperme, de la salive ou du sang, laissées par l’agresseur sur le corps ou les vêtements. L’ADN obtenu de ces substances permet d’établir le profil génétique de l’agresseur.
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Jean-Christophe Bélisle Pipon, Béatrice Godard et Jocelyne Saint-Arnaud (dir.)
2016
La détention avant jugement au Canada
Une pratique controversée
Fernanda Prates et Marion Vacheret (dir.)
2015
La Réussite éducative des élèves issus de l'immigration
Dix ans de recherche et d'intervention au Québec
Marie McAndrew (dir.)
2015
Agriculture et paysage
Aménager autrement les territoires ruraux
Gérald Domon et Julie Ruiz (dir.)
2014