1. Se libérer des conformismes
p. 21-39
Texte intégral
Si tu te fais ver de terre, ne te surprends pas si on t’écrase avec le pied.
emmanuel kant
Le leadership partagé ne peut se manifester si les acteurs sont prisonniers de différents conformismes, inhibiteurs d’idées nouvelles. Comment faire valoir ses idées tout en mobilisant les autres ? Ceux qui y sont parvenus ont d’abord eu le courage de se distinguer de leurs groupes immédiats et ils ont par la suite répété ce comportement. La motoneige de Joseph-Armand Bombardier, les caisses populaires d’Alphonse Desjardins, la Communauté européenne de Jean Monnet, les créations de Coco Chanel : l’histoire de ces bâtisseurs qui ont mobilisé les autres autour de leur projet montre qu’ils ont rompu avec les façons de faire de leur milieu et de leur époque. Nous donnerons dans ce chapitre ce que signifient les divers conformismes et expliquerons comment s’en libérer pour actualiser son capital de leadership.
1Le cheminement de Barack Obama est une illustration éloquente de rupture avec le conformisme ambiant. À l’adolescence, il réussit à intégrer sa double appartenance raciale et à se définir hors des cadres établis. Le processus n’a rien de facile. D’un côté, sa grand-mère lui communique sa propre peur des Noirs et, à travers cette peur, la perception qu’a l’Amérique blanche de l’Amérique de couleur. Ses camarades noirs, eux, lui reprochent de faire ses études dans l’univers des Blancs.
2À 24 ans, Obama quitte un poste de rédacteur financier dans une firme de consultants pour devenir organisateur communautaire dans un quartier pauvre de Chicago, contre l’avis de ses amis et collègues pour qui cette nouvelle occupation est une perte de temps1. Trois ans plus tard, il change de cap encore une fois : à l’âge où la majorité des gens entament une carrière ou fondent une famille, il s’inscrit à la Faculté de droit de l’Université Harvard. Il désertera également le milieu juridique, plus tard, pour plonger dans celui de la politique.
3Ces ruptures préparent Obama à affirmer chaque fois sa différence autant que sa contribution originale. S’être libéré des contraintes sociales de plusieurs groupes n’a-t-il pas préparé le futur président à proposer des changements radicaux à la société américaine et à affronter des pressions hostiles ?
4Dans un tout autre registre, la Québécoise Isabelle Courville s’est libérée elle aussi de conformismes divers. Elle obtient d’abord à l’École Polytechnique de Montréal un diplôme dans un domaine très spécialisé du génie physique, domaine traditionnellement masculin. Après quelques années de pratique, elle quitte cette profession pour étudier le droit à l’Université McGill, « afin de mieux comprendre les rouages de la société », dit-elle. Elle pratiquera le droit quelques années avant de se joindre au secteur des télécommunications, où elle gravira les échelons jusqu’à celui de présidente du groupe Grandes entreprises chez Bell Canada. Par la suite, elle devient présidente de la division Transport d’Hydro-Québec.
5Une stratégie qui lui a permis de passer d’un échelon de responsabilités à un autre, rapporte Isabelle Courville, a été de se libérer des façons de faire d’un groupe en se comportant comme si elle appartenait déjà au groupe suivant.
6S’affranchir des conformismes constitue un point de départ important dans l’actualisation du leadership. La liberté nouvelle de prendre des risques profitera non seulement à l’instigateur des interventions, mais aussi à l’ensemble du groupe, qui pourra s’inspirer du courage ainsi montré. En l’absence d’acteurs capables d’émettre librement des opinions, le leadership vertical s’installe, faisant place aux plus dominateurs.
7Dans les pages qui suivent, nous expliciterons le rôle des différents codes sociaux ainsi que les diverses catégories de conformisme. Ces descriptions visent à aider le lecteur à les reconnaître et à s’en dégager ainsi plus facilement.
Les organisations et leurs codes
8Toute société est constituée de groupes dotés de leurs propres structures et codes sociaux informels2. Les individus sont d’abord répartis selon leur sexe et leur âge, puis en plus petites catégories : familles ou clans déterminés par l’ascendance, l’appartenance géographique, socioéconomique ou religieuse. Toute société compte également des groupes qui partagent volontairement des intérêts communs (amis), des affinités professionnelles (organisations ou ordres professionnels), des affinités politiques (partis), des affinités communautaires (bénévolat) ou des loisirs (clubs sociaux ou sportifs).
9L’indépendance de chaque individu est limitée, car tous ses comportements sont modulés par ses contacts avec la société, les groupes et la culture où il évolue. À partir de ces interactions s’élaborent les codes précisant les normes de conduite : les membres d’un groupe savent, par conséquent, ce que les autres membres attendent d’eux. Chaque groupe de la société possède son propre code. Les gens ont d’ailleurs tendance à choisir des partenaires de vie appartenant sensiblement au même groupe qu’eux et obéissant à des normes semblables3.
10Les codes doivent être respectés si l’on veut retirer les bénéfices de l’appartenance au groupe : protection économique ou affective, accès à la nourriture et au gîte, obtention d’un emploi, acceptation, considération. Ceux qui enfreignent les règles sont punis de différentes façons : rejet, privation de ressources, punitions. Se conformer au code de conduite facilite la vie en société.
11Toutefois, le respect des codes sociaux – le conformisme – présente aussi certains inconvénients lorsque l’individu s’y soumet en aliénant son individualité, consciemment ou non.
12Parfois même, cette soumission au groupe frôle la pathologie. C’est ainsi que, à la suite d’une plainte de harcèlement formulée par des employés d’un hôpital à l’endroit d’un chef de service, on a découvert que des membres du groupe dominant avaient instauré un code de comportement auquel les individus les plus faibles se soumettaient.
13Pour s’y soustraire, certains se déclaraient malades, d’autres préféraient travailler de nuit ; d’autres encore ont carrément démissionné. Les normes de conduite étaient dictées par deux individus depuis plus de sept ans. Ceux qui les enfreignaient étaient l’objet de moqueries, de langage grossier et de rejet, d’où le taux élevé de roulement du personnel dans ce département. Le leadership partagé n’aurait jamais pu exister dans un tel contexte. Heureusement, les mesures prises pour rompre ce conformisme déviant ont permis des améliorations rapides au fonctionnement du groupe.
14Dans le monde du travail, des codes contraignants sont transmis par la culture de chaque entreprise. Les dirigeants ont un pouvoir considérable sur la survie économique des employés. Collègues, clients et partenaires sont aussi des agents déterminants dans l’élaboration des codes, que renforcent des récompenses en tous genres. Il importe de suivre ces codes de conduite, sinon le chaos s’installerait.
15Pourtant, ils posent des risques majeurs lorsque le statu quo ne peut être ébranlé et lorsque les valeurs démocratiques sont piétinées. Le silence, manifestation suprême du conformisme, est monnaie courante dans les organisations4. Il génère des coûts importants en freinant la créativité, en démobilisant les employés peu valorisés et en permettant les abus.
16À 35 ans, Allan était considéré comme un gestionnaire au potentiel de leadership élevé. Promu directeur des opérations d’une division de 880 employés, son chemin était tout tracé. Il n’avait, croyait-il, qu’à attendre que le directeur général se retire quelques années plus tard et à prendre sa place. Allan possédait en apparence toutes les qualités d’un leader en devenir : intelligence, expertise technique, facilité de communication, esprit d’équipe, besoin d’en faire un peu plus que les autres.
17Cependant, son esprit critique l’a quitté peu à peu. Il a glissé tranquillement dans la culture de la division façonnée par l’équipe de direction. Les objectifs annuels de performance, la gestion des ressources humaines, les réunions de l’équipe de direction : ces éléments sont devenus un appel implicite à l’obéissance inconditionnelle à la pensée uniforme.
18Allan ne captait plus certains signaux pourtant alarmants : moral bas des employés, absentéisme, détérioration de la qualité des produits, insatisfaction croissante des clients, productivité en baisse. La soumission au code de l’équipe de direction l’avait éloigné d’une perspective qui lui aurait permis de trouver anormaux ces phénomènes.
19On comprend, grâce à cet exemple, pourquoi des personnes extérieures à l’organisation sont parfois bien placées pour y apporter des changements. Elles remettent en question la vision et les normes véhiculées dans l’organisation, alors que ses propres membres ne voient plus les anomalies.
20Les faillites financières des dernières années offrent d’autres exemples d’un conformisme qui explique en partie le déficit de leadership dans ces entreprises. Enron, Parmalat, Everest, WorldCom, General Motors, et même Norbourg, au Québec, sont des sociétés où les pressions exercées pour obtenir le silence ont permis de graves égarements.
21Le conformisme est souvent la norme au sein des équipes de direction. Quand les membres se manifestent, ils le font dans les limites de ce qui est implicitement valorisé. Le conformisme n’entraîne pas que des coûts financiers : il peut donner lieu à des erreurs de jugement catastrophiques, par exemple si l’on a recours à des méthodes menaçant la sécurité des travailleurs, simplement parce qu’elles sont considérées comme normales5.
22L’un des principaux outils mentionnés par les individus ayant réalisé leur potentiel de leadership est la capacité de faire fi de certains conformismes. Cela ne doit pas étonner puisque ces ruptures sont des moments clés de la genèse du leadership partagé. Celui-ci exige, en effet, que chacun des acteurs puisse réorienter le groupe s’il dévie de sa trajectoire, considérer les problèmes sous des angles neufs et s’objecter aux abus de pouvoir. Faire acte de leadership, c’est avoir le courage dire la vérité alors que d’autres se taisent. La capacité à se libérer du conformisme se développe de pair avec la confiance en soi.
23Ces ruptures sont différentes de celles que connaît un adolescent au cours du processus où se développe son identité, quand il s’oppose à son groupe familial pour se conformer au code social de ses amis. Pour le leader en devenir, les ruptures ne doivent pas être motivées par le désir d’opposition, car le développement du capital leadership pourrait s’en trouver inhibé.
24En témoigne le cas de J.-F. Pendant 10 ans, il avait refusé de se joindre à certains groupes professionnels dès lors que cela évoquait trop l’univers de son père. Puis il a découvert, des années plus tard, que ses intérêts et son talent étaient dans le même registre. Il avait auparavant transféré sa contre-dépendance à l’égard de son père à plusieurs relations d’autorité dans son environnement de travail.
25La contre-dépendance est un processus psychologique par lequel une personne devient dépendante d’un groupe du seul fait de son désir d’opposition à un autre groupe. L’anticonformisme est une autre forme de conformisme où le mobile derrière les actions accomplies est l’opposition systématique. Ce type de rupture est sans rapport avec ce qui est discuté ici puisqu’il s’agit davantage d’une contre-dépendance que d’une libération.
26Quels sont les principaux types de conformisme ? En prendre conscience est un premier pas en vue de s’en libérer et de permettre à d’autres d’en faire autant.
Cinq types de conformisme
27 1. Le conformisme à l’autorité. Il amène la personne ou le groupe à se comporter de façon révérencieuse en présence d’une personne en situation d’autorité. En réalité, nul ne devrait s’astreindre au silence s’il juge que s’exprimer pourrait être bénéfique.
28L’importance de ce type de conformisme varie d’un individu à l’autre, d’un groupe à l’autre et même d’une culture à l’autre. Certaines sociétés valorisent plus que d’autres l’obéissance à l’autorité. S’y soustraire exige dans ce cas plus de résilience.
29Cependant, les détenteurs de l’autorité officielle ne s’attendent pas tous à ce qu’on leur obéisse passivement. De plus en plus de dirigeants demandent la contribution proactive de leur équipe pour résoudre les problèmes complexes auxquels ils doivent faire face. Ils souhaitent ardemment qu’elle s’écarte de tout conformisme pour faire avancer des idées nouvelles et nécessaires.
30Ce vœu est rarement exaucé, car les anciens modes de fonctionnement ont la vie dure : les équipes sont intimidées par l’autorité, et les chefs d’équipe ont tendance à exercer une certaine domination devant les comportements « respectueux ». Pour contrer ce type de conformisme, il y a lieu de changer le niveau de dialogue au sein des équipes, pour qu’il devienne empreint de confiance mutuelle. La question du dialogue sera traitée plus loin.
31 2. Le conformisme au groupe. Se conformer au groupe, en raison du pouvoir qu’il possède ou qu’on lui attribue, représente un autre type de conformisme caractérisé par des inhibitions multiples et par un faux sentiment de sécurité associé aux décisions consensuelles. Ce conformisme a souvent pour origine la recherche d’approbation sociale, mais aussi la validation de sa propre valeur. Il représente également un effet sécurisant lorsque des décisions sont prises par l’ensemble du groupe. Il donne naissance à la pensée unique, avec tous les risques qu’elle engendre. La soumission au groupe peut provoquer de graves erreurs de jugement, voire des catastrophes fatales.
32L’histoire de General Motors illustre comment, au fil des ans, cette entreprise s’est confinée jusqu’à tout récemment dans des paradigmes de conformisme, minimisant les exigences des automobilistes en matière de qualité de fabrication et d’efficacité énergétique tout en refusant de voir l’essor de la concurrence. L’exercice du leadership partagé exige de remettre le consensus en question lorsqu’on juge que le groupe prend la mauvaise direction.
33 3. Le conformisme au passé. Il désigne la soumission à des façons de faire révolues, mais auxquelles on continue de croire. Il revêt différentes formes. Certaines sont évidentes dans les comportements culturels des membres d’un groupe, alors que d’autres prennent la forme de justifications des méthodes actuelles : « C’est comme cela qu’on fait les choses ici. »
34Ce type de conformisme se manifeste, par exemple, lorsque les uns et les autres s’opposent à l’adoption d’un mode de collaboration différent avec les fournisseurs, à l’intégration d’employés ayant reçu une formation différente ou au développement d’un nouveau produit. Cette attitude est risquée parce qu’elle engendre l’immobilisme. Pour la contrer, l’exercice du leadership partagé demande parfois de s’adjoindre des personnes qui n’appliquent pas les façons de faire traditionnelles.
35Par exemple, dans une usine de pâtes et papier, la direction locale a entrepris d’inviter régulièrement des citoyens à prendre part aux décisions les concernant. Cette initiative était en rupture avec les façons de faire non seulement dans le passé, mais aussi dans ce secteur industriel en général. Elle a apporté de nombreux bénéfices, notamment la collaboration de la communauté locale à divers projets de développement. Cette innovation a également permis au personnel de l’usine de s’épanouir au contact de d’autres types d’interlocuteurs.
36 4. Le conformisme à l’égard du contenu. Il se rattache à l’information diffusée et à ses sources : renonçant à tout esprit critique, l’individu accepte les informations transmises dans un média parce qu’il a une foi absolue en cette source d’information.
37L’exemple de Bernard Madoff est une illustration partielle de ce phénomène. Ses clients et les auditeurs gouvernementaux acceptaient sans sourciller les rapports financiers remis par sa firme parce que la source d’information leur inspirait une confiance aveugle. Pourtant, une comparaison objective avec d’autres sources au sujet de produits financiers similaires aurait permis de démasquer plus rapidement la plus grande fraude financière de ce siècle.
38Prendre part au leadership partagé, c’est aussi valoriser la variété des sources d’information afin de ne pas se placer en situation de dépendance aveugle envers une source unique.
39 5. Le conformisme par rapport à soi-même. Ce dernier type de conformisme se manifeste à l’égard de sa propre histoire : on refait les mêmes choix pour la seule raison qu’on a agi de la sorte dans le passé, en vertu de croyances personnelles immuables. Le conformisme par rapport à soi-même est synonyme de rigidité, source de graves erreurs.
40À titre d’exemple, mentionnons un cadre supérieur qui a amorcé de la même façon quatre mandats chez quatre employeurs différents, avec le résultat qu’il a été congédié à quatre reprises en dix ans.
41Mais que signifie se libérer des conformismes en rapport avec le leadership ? Comment s’en affranchir sans s’aliéner ses partenaires ? La solution réside dans la qualité du dialogue. La recherche d’un dialogue véritable permet de s’évader de la prison du conformisme. Oser émettre une idée divergente en lien avec ses valeurs personnelles, voilà une clé de libération essentielle. L’effet de mobilisation produit par l’exercice du leadership est tributaire de la qualité de la communication avec les autres.
La qualité du dialogue
42La section suivante décrit un modèle de dialogue en cinq niveaux. Inspiré partiellement de différents chercheurs sur le sujet, il établit des liens avec le conformisme et le leadership (voir tableau 1.1)6.
43La description de chaque niveau de dialogue présente les comportements caractéristiques et leur effet potentiel sur l’expression de divers types de leadership. Une attention particulière est accordée aux niveaux supérieurs de dialogue, car ils favorisent le leadership partagé.
44 1. Le dialogue conformiste. Le dialogue est dit conformiste lorsque les communications consistent en échanges superficiels. On pose des questions, on s’exprime dans les limites du code en vigueur. La mobilisation envers le but visé ou le leader est souvent une façade susceptible de s’écrouler dès que le leader désigné s’éloigne. Ce type de dialogue se rencontre très souvent dans un contexte marqué par l’autoritarisme.
Tableau 1.1. Cinq niveaux de maturité du dialogue et les compétences pour passer d’un niveau à l’autre
45Ce niveau primaire de dialogue est propice à l’émergence du leadership vertical. Le leader formel ne pourra obtenir un autre niveau de dialogue avec ses collaborateurs si ces derniers persistent à s’enfermer dans leur conformisme. S’il arrive que les acteurs se détournent d’un leader autoritaire, ils risquent de reproduire le même rapport avec un autre leader, à moins d’apprendre à développer de nouvelles compétences telles que l’affirmation de soi, la résolution de problèmes.
46 2. Le dialogue compétitif. Il est marqué par des tentatives de dominer l’échange. Interrompre un collègue en train de donner son opinion est ici un comportement typique.
47Le leadership forcément vertical associé à ce niveau de dialogue est centré sur un rapport de forces. C’est le cas, par exemple, d’une équipe où deux membres ou plus (avec ou sans leader formel) discutent davantage pour avoir gain de cause l’un sur l’autre que dans l’intérêt commun. Les autres deviennent alors soit des observateurs passifs, soit des alliés silencieux de l’une ou l’autre des positions exprimées.
48Dialoguer autrement demandera aux acteurs de sortir de leur conformisme. Ils devront d’abord reconnaître leurs lacunes lors d’une discussion ouverte sur le sujet, au besoin avec l’assistance d’un conciliateur. Il y aura lieu d’établir un code de conduite régissant les règles de base d’une communication efficace : écouter attentivement, débattre des idées en évitant les attaques personnelles, reformuler les propos, prendre la parole de manière appropriée, inviter les autres à s’exprimer, ne pas monopoliser le discours, poser des questions claires. Des mises au point périodiques sur la qualité du dialogue seront utiles.
49 3. Le dialogue de charme. Caractérisé par l’ascendant exercé sur le groupe par une personne charismatique, il entraîne un déséquilibre puisque le leader occupe l’avant-scène et que ses interlocuteurs se laissent charmer. Le conformisme se manifeste par une soumission volontaire au pouvoir de séduction de l’individu.
50Ce type de dialogue risque d’assujettir les interlocuteurs au leader charismatique. Hitler, Mussolini et Staline comptent parmi les plus grands leaders charismatiques… Quelle est la différence entre le dialogue conformiste et celui-ci ? Dans le premier cas, les individus sont mobilisés en apparence seulement. Ici, ils sont réellement mobilisés par le charme et la force de conviction du leader.
51Le leadership associé à ce niveau de dialogue, lui aussi de nature verticale, correspond au culte du leader héros en qui tous fondent leurs espoirs en raison de ses qualités exceptionnelles.
52Pour rompre le charme, les acteurs doivent définir le but commun et l’associer aux intérêts de la collectivité plutôt qu’à la seule personne du leader. Ils doivent donc reconnaître la contribution potentielle de chacun. Barack Obama, malgré son charisme, ne peut, seul, transformer la société américaine. Il a besoin de l’apport de chacun de ses collaborateurs et du leadership du plus grand nombre.
53Si les trois premiers niveaux de dialogue génèrent un leadership vertical, les deux prochains niveaux favorisent un leadership partagé.
54 4. Le dialogue solutionneur-coopératif. Marqué par une écoute mutuelle attentive, il vise la résolution des problèmes. Chacun communique avec sincérité. Le niveau de confiance entre les interlocuteurs est tel que lorsque des interférences potentielles menacent la qualité du dialogue, elles sont traitées rapidement. Les acteurs savent s’affirmer sans recourir au charme, aux menaces, aux manipulations de tous ordres, encore moins à l’autorité. Le leadership qui s’exprime à ce niveau est horizontal. Le dialogue se produit autour du but et non en vue de dominer la relation.
55Ce niveau de dialogue repose sur les comportements suivants : écouter avec attention ; chercher une vision commune ; s’engager à atteindre l’objectif commun ; reconnaître sa valeur personnelle et celle des autres. Ce type de dialogue est accessible à ceux et celles qui recherchent activement des solutions aux problèmes.
56 5. Le dialogue rassembleur-intégrateur. Il se caractérise par une communication fluide où les parties sont entièrement absorbées par la volonté de créer une solution plus durable qu’éphémère ou immédiate, et dont pourront bénéficier les générations futures. Il privilégie l’intégration de points de vue différents. Le soi s’efface devant l’objectif commun.
57Le leadership associé à ce niveau de dialogue est essentiellement horizontal. Les repères liés au statut des uns et des autres ont cédé la place au mode optimal de coopération qu’est la création collective.
58L’atteinte de ce niveau de dialogue exige que les personnes soient mobilisées par la seule volonté de trouver des solutions durables pour les générations futures. Le nombre d’interlocuteurs est nécessairement restreint (sept au plus) pour maximiser la productivité des échanges. Des ateliers suivis d’une réunion plénière sont la formule à privilégier dans de plus grands groupes.
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59Les niveaux supérieurs de dialogue (solutionneur-coopératif et rassembleur-intégrateur), en favorisant les visions partagées, encouragent le sentiment collectif, facteur de ralliement.
60Le dialogue supérieur est un activateur important de leadership partagé. Il permet aux interlocuteurs de se libérer des conformismes, de prendre conscience de l’influence dont ils disposent et de préciser leur contribution potentielle aux activités du groupe.
61Cependant, il n’est pas le seul moyen de se défaire des conformismes. Dans les pages qui suivent, nous examinerons d’autres moteurs de libération, inspirés d’entretiens avec plusieurs individus qui ont réalisé leur potentiel de leadership.
Cinq stratégies pour se libérer du conformisme
62Les démarches permettant de se libérer des conformismes peuvent être groupées en cinq principes d’action.
63 1. Évaluer les risques du conformisme. Dans un contexte social, l’être humain a tendance, spontanément, à mesurer les avantages de se conformer et, partant, de ne pas prendre de risques. Il s’agit ici de faire le contraire en apprenant à réfléchir aux risques que présente le fait de se conformer. Deux questions sous-tendent cette démarche libératrice : Quel est le risque si rien n’est fait ou si un aspect n’est pas considéré ? Quels pourraient être les risques possibles à court, moyen et long termes ?
64Évaluer les risques plutôt que les bénéfices permet de contrebalancer la tendance à envisager avec un optimisme exagéré les scénarios d’avenir. La personne comprend que se conformer – à l’autorité, au groupe, au passé, à la source d’information ou à soi-même – peut avoir des conséquences négatives. Ce constat l’autorise à agir. Revenons à l’exemple d’Allan, le cadre supérieur dont l’avenir prometteur a été compromis lorsqu’il a perdu son sens critique à l’égard de la direction de son entreprise. S’il s’était posé les questions ci-haut, il aurait compris les risques encourus par le fait de ne pas remettre en question la gestion du personnel, la productivité et le contrôle de la qualité. Il aurait mieux saisi dans quelle spirale négative ses conformismes l’entraînaient.
65En s’efforçant d’évaluer le risque associé à différents conformismes, l’acteur actualise progressivement son capital leadership tout en apprenant à anticiper les situations.
66 2. Identifier ses valeurs personnelles et celles du groupe. Un deuxième moteur de libération consiste à mesurer l’écart entre ses propres valeurs et celles du groupe. À la base des codes sociaux se trouvent les valeurs jugées désirables par le groupe, mais qui peuvent différer des valeurs personnelles des membres. Celles-ci, à condition d’être solidement ancrées, permettent à l’individu d’affirmer ses convictions, voire de désobéir au besoin.
67Ce sont ses valeurs personnelles de respect de soi et d’égalité entre tous les humains qui ont permis à Rosa Parks de désobéir au chauffeur d’autobus et à la police municipale. Gandhi, Mandela et Roosevelt se sont appuyés eux aussi sur des principes fondamentaux pour poursuivre leur combat malgré des obstacles considérables.
68Les entreprises font de plus en plus la promotion de l’intégrité. En premier lieu parce qu’elles veulent signifier clairement à leurs clients, actionnaires et partenaires que c’est la valeur qui guide la gestion quotidienne. Parallèlement, elles veulent inspirer à leur personnel une manière d’agir au quotidien et les autoriser à réagir devant les manquements potentiels des uns et des autres.
69Les valeurs préconisées dans les organisations ont davantage de poids si la direction prend les moyens de corriger les comportements allant à l’encontre du code d’éthique. Même dans un contexte où l’honnêteté fait défaut, l’individu intègre saura dénoncer les carences ou initier de nouveaux comportements plus en accord avec ses propres valeurs.
70Pour y parvenir, il doit pouvoir définir ses valeurs personnelles. Elles ne deviennent un moteur de libération du conformisme que lorsqu’elles sont bien enracinées chez lui. Quiconque ne connaît pas bien ses valeurs personnelles sera davantage assujetti aux codes des groupes qu’il côtoie et son engagement sera plus fragile.
71Dans l’exercice du leadership partagé, chacun des membres et toute l’équipe doivent définir les valeurs personnelles et collectives qui guideront leurs actions.
72 3. Développer un sentiment de sécurité personnelle. C’est en partie l’insécurité qui pousse les individus à se conformer aux attentes des autres : crainte de perdre des ressources (pouvoir, argent, statut, emploi), d’être rejeté par le groupe, crainte du mépris, des conflits, de s’aliéner la direction ou de se voir refuser des projets stimulants.
73Développer son leadership exige un sentiment de sécurité personnelle grâce auquel on pourra résister aux pressions du groupe. Cette assurance intérieure permet d’être soi-même devant le groupe tout en favorisant un dialogue générateur de créativité.
74Cette sécurité personnelle peut s’acquérir de multiples façons : en remettant en question, au besoin, notre rapport à l’argent, au statut et au pouvoir et, d’autre part, en développant les compétences menant à une plus grande confiance en nos capacités. Quatre catégories de compétences permettent d’augmenter le sentiment de sécurité personnelle : l’affirmation de soi, la gestion adéquate de ses finances personnelles, l’amélioration continue de ses aptitudes professionnelles et le développement de réseaux sociaux.
75Traîner des dettes et n’avoir qu’une source de satisfaction (professionnelle ou autre) réduisent de façon pernicieuse le sentiment de sécurité personnelle. Réévaluer son rapport à l’argent et développer continuellement ses compétences permettent de réduire l’emprise qu’un individu, un groupe ou une organisation pourrait avoir sur lui.
76Par ailleurs, une meilleure qualité d’écoute permet de mieux comprendre la dynamique du groupe. Elle consolide le sentiment qu’on apporte une contribution valable dans la réponse aux besoins collectifs. Bien écouter permet aussi de mieux apprendre.
77Bref, l’individu sûr de lui sur les plans matériel et psychologique saura faire face aux risques associés à ne pas se conformer. Il sera davantage capable d’affirmer son leadership.
78Le leadership partagé prend de l’essor à mesure que chaque acteur renforce son sentiment de sécurité personnelle. Cela suppose également que les autres manifestent leur appréciation des contributions actuelles et potentielles de leurs collègues.
79 4. Valoriser de nouveaux codes. Valoriser de nouveaux codes est un quatrième moteur de libération. L’individu compare le code de différents groupes et choisit ce qu’il peut inclure dans son propre code de valeurs. En lui permettant de consolider certaines valeurs et d’en intégrer d’autres, ce processus lui permet de se dégager du conformisme associé à son code de départ et de construire sa propre identité.
80Barack Obama s’est exposé à des codes sociaux variés, parfois divergents, et il en a retenu les meilleurs éléments pour bâtir son identité et son leadership7. Son premier ouvrage, Dreams from my Father, donne une bonne idée de la profondeur de sa recherche identitaire à l’époque où il se partage entre l’environnement de ses grands-parents et celui des étudiants noirs, entre le monde de la finance et le milieu communautaire.
81L’adoption de nouveaux codes peut faire suite à des discussions avec des personnes aux perspectives diverses ou à la lecture de récits biographiques portant sur des individus ayant actualisé leur leadership. Mintzberg mentionne que les biographies comptent parmi les lectures préférées de nombreux leaders8. Ces récits inspirent leurs réflexions. Certaines lectures leur présentent des visions du monde différentes qui viendront confirmer ou infirmer leur analyse « coûts-bénéfices » liée à la rupture avec certains codes sociaux, tout en confirmant certaines de leurs valeurs. Leur nouveau code de référence est un système hybride, issu du contact avec diverses cultures.
82C’est souvent en étudiant ou en travaillant ailleurs que dans son milieu d’origine que l’aspirant leader peut développer une autre vision des problèmes et de leurs solutions. Cet apprentissage d’autres codes culturels favorise une libération des codes de départ (famille, quartier ou école). De plus, il rend les individus plus aptes à considérer les multiples facettes d’un problème. C’est pourquoi les entreprises qui ont le souci de développer le leadership de leurs jeunes recrues les exposent à d’autres visions du monde en leur faisant vivre des expériences à l’étranger9. La valorisation de nouveaux codes suppose cependant une ouverture aux autres.
83Les acteurs du leadership partagé auront soin de valoriser des perspectives variées dans la résolution de problèmes communs, par exemple en faisant participer divers interlocuteurs à la prise de décisions. Cette façon de faire évite de s’enfermer dans une pensée unique. C’est dans cet esprit que l’équipe d’un poste de police de Montréal a demandé la collaboration des enseignants de l’école secondaire du quartier pour prévenir la délinquance juvénile.
84 5. S’engager pour le bien-être d’une collectivité. Un autre moteur de libération du conformisme est le sentiment d’agir pour le bien d’une collectivité. Ce sentiment permet d’élaborer une vision de l’avenir de la communauté et de s’y engager. C’était le cas de Joseph-Armand Bombardier. En inventant un moyen de transport sur neige, il voulait améliorer le bien-être de ses concitoyens et réduire leur isolement saisonnier10.
85L’importance que l’on accorde au bien-être d’une collectivité, qui n’est pas obligatoirement le groupe immédiat, donne la force nécessaire de transgresser les interdits et le conformisme. Pour ce faire, l’individu doit développer deux types d’intelligence sociale : l’intelligence sociale restrictive, relative au groupe immédiat (la famille, l’équipe), et l’intelligence collective, relative à la collectivité au sens large (l’organisation, le quartier, certains groupes communautaires, la société).
86L’intelligence sociale restrictive permet de comprendre ce qui se passe dans un groupe restreint : son fonctionnement, ses besoins, ses attentes et les pressions sociales auxquelles les membres du groupe sont assujettis. Une fois qu’il a compris la dynamique du groupe, l’individu est plus libre d’agir en conséquence. De plus, les extrants de cette intelligence sociale (compréhension et gestion de la dynamique du groupe), lorsqu’ils sont partagés avec les membres du groupe, faciliteront les apprentissages collectifs.
87L’intelligence sociale collective permet de comprendre le fonctionnement d’une collectivité et de reconnaître à quels besoins collectifs l’individu ou le groupe doit répondre. Cette intelligence sociale est nécessaire à quiconque désire exercer un leadership optimal dans un groupe en vue de servir une collectivité. Par ailleurs, la valorisation du bien-être d’une collectivité libère l’individu de ses inhibitions sociales en détournant son attention de lui-même pour favoriser un dialogue axé sur la collectivité.
Tableau 1.2. Les liens entre les moteurs de libération et des gestes de leadership
88L’essence du leadership partagé est l’atteinte d’un objectif commun et non le respect aveugle de l’autorité. Cet objectif sera d’autant plus mobilisateur qu’il sera au service d’un groupe ou d’une collectivité, y compris dans les entreprises à vocation lucrative.
89La société a besoin d’individus efficaces, sans distinction de sexe, de groupe ethnique ou de formation, capables d’améliorer l’existence des collectivités. Dans un monde du savoir où des décisions complexes doivent être prises rapidement, l’expression du leadership est requise ailleurs que dans les seuls paliers hiérarchiques. Le leadership doit se manifester partout où certaines tâches critiques exigent une capacité d’influencer des groupes sur lesquels aucun pouvoir formel ne peut être exercé.
90Pour assurer la relève des leaders, il faut encourager les hommes et les femmes à délaisser le confort apparent qu’apporte la soumission à leurs groupes respectifs ou à leurs propres conformismes. Il faut qu’éducateurs et parents, gestionnaires et formateurs permettent à la jeune relève d’affirmer sa différence en envisageant différemment les problèmes et leurs solutions. La société tout entière a intérêt à ce que les jeunes apprennent à se libérer des conformismes et à avoir le courage d’agir selon leurs aspirations, conditions nécessaires à l’exercice du leadership partagé.
Notes de bas de page
1 Obama, B. (2008), Les rêves de mon père. L’histoire d’un héritage en noir et blanc, Paris, Presses de la Cité.
2 Linton, R. (1955), The Tree of Culture, New York, Alfred Knoff.
3 Bonterms, C. (2001), Mariage-Mariages, Paris, Presses universitaires de France.
4 Perlow, L. et Williams, S. (2003), « Is Silence Killing Your Company? », Harvard Business Review, vol. 81, no 5, p. 53-57.
5 Martel, C. (2002), Les décisions absurdes et persistantes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Paris, Éditions Gallimard.
6 Isaacs, W. (1999), Dialogue and the Art of Thinking Together : A Pioneering Approach to Communicating in Business and in Life, New York, Random House; Markova, I., Graumann, C. et Foppa, K. (1995), Mutualities in Dialogue, Cambridge University Press; Scharmer, C. O. (2001), « Self-Transcending Knowledge : Organizing around Emerging Realities », in I. Nonaka et D. Teece, Managing Industrial Knowledge : Creation, Transfer and Utilization, Thousand Oaks, Sage, p. 68-90.
7 Obama, B. (2008), op. cit.
8 Communication prononcée dans le cadre d’une conférence donnée au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), Montréal, le 17 janvier 2004.
9 Colvin, G. (2009), « How to Build Great Leaders. To help prepare promising leaders for the future, top companies are forcing their employees to take on new (global) risks », Fortune, vol. 160, no 10, 7 décembre, p. 48-50.
10 Lacasse, R. (1988), Joseph-Armand Bombardier, le rêve d’un inventeur, Montréal, Éditions Libre Expression.
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