8. Les variables discriminantes de la démocratisation
p. 190-213
Texte intégral
1Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, il n’y a pas de « recette » et encore moins de « recette unique » en matière de démocratisation. Les modes de transition traduisent la dynamique de court terme de la démocratisation, expliquent le résultat des premières élections libres et continuent même d’affecter les perspectives de la consolidation. Cependant, ils sont loin de constituer les seuls facteurs explicatifs des trajectoires variées des pays africains en matière de démocratisation. Ce chapitre a pour objectif de fournir un tableau d’ensemble des variables discriminantes de la démocratisation en Afrique. Le chapitre sera nécessairement général, compte tenu de la grande diversité des cas africains que nous appelions à prendre en compte au chapitre 1, et partiel puisque les variables susceptibles d’affecter la démocratisation peuvent différer d’un pays à l’autre. C’est donc l’ambition généralisante qui est privilégiée ici sur la base des variables les plus consensuelles dans la littérature.
2Ces facteurs ne sont pas propres à l’Afrique et se présentent différemment selon les contextes particuliers étudiés, ce qui impose de faire un choix, quitte à appliquer plus finement les facteurs pertinents à l’occasion d’études plus ciblées.
les facteurs influençant les trajectoires de la démocratisation selon david beetham
Beetham distingue dans la littérature dix variables qui se répartissent entre quatre types de facteurs et affectent la consolidation de la démocratie.
Le processus de transition : la nature du régime antérieur et le mode de transition ont un impact sur les chances de consolidation. Par exemple, un État faible, un ancien régime militaire et une transition brutale laissent peu de chances à la consolidation.
Le système économique : la présence d’une économie de marché, le développement économique et un bon agencement des classes favorisent la consolidation.
La culture politique : certaines religions et des sociétés divisées entre groupes culturels antagonistes ont moins de chances de consolider une démocratie.
Le dispositif constitutionnel : avantage du système parlementaire sur le système présidentiel, du mode de scrutin proportionnel sur les modes majoritaires, des formes de gouvernement décentralisées sur les formes centralisées en matière de consolidation1.
3Évoquées ensemble, les expériences africaines montrent, d’une part, que la démocratisation est entravée par un certain nombre d’obstacles, étant entendu que leur configuration varie d’un cas à l’autre. D’autre part, cependant, chaque trajectoire dépend surtout des stratégies des acteurs, des interactions politiques et des formules juridiques et institutionnelles adoptées. Autrement dit, les obstacles rendent la démocratisation difficile, mais une bonne gestion peut la rendre possible.
Les obstacles structurels à la démocratisation
4L’optimisme soulevé par la multiplication des transitions a conduit, notamment durant les premières années de la décennie 1990, à sous-estimer les obstacles qui pouvaient entraver la continuité des processus démocratiques africains. En réaction, de nombreux auteurs ont ensuite tenté, dès le milieu de la décennie, de repérer les variables qui obstruaient le chemin de la démocratisation. La vision qui s’est rapidement imposée est celle d’une quasi-impossibilité de la démocratisation, en raison d’une remise au goût du jour des anciennes approches culturalistes et économicistes. Pour celles-ci, le niveau d’unité nationale ou l’atteinte d’un certain niveau de développement économique constituaient des conditions préalables à la démocratie. Nous insistons ici sur les obstacles identitaires et économiques en les présentant comme des conditions limitantes seulement, et non comme des déterminants insurmontables.
Les contraintes économiques de la démocratisation en Afrique
5La question de savoir si les facteurs économiques ont un impact sur la démocratisation a donné lieu à plusieurs thèses2. Les travaux de Lipset, qui a établi la thèse des conditions préalables (prerequisites) à la démocratie, en sont souvent à l’origine3. Dans les pays africains, l’impact des contraintes économiques doit être analysé sous deux angles. Le premier consiste, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, à montrer comment, dans la plupart des cas, la revendication démocratique en Afrique a été aussi une revendication d’ordre matériel4.
6Le second angle nous intéresse plus particulièrement ici, et a trait à l’impact des contraintes économiques sur la survie de la démocratie. Si la crise économique a contribué à délégitimer les régimes autoritaires et a favorisé la cause démocratique, elle a rapidement constitué un obstacle important à sa survie. On sait que les acteurs de la revendication démocratique, notamment les syndicats et les étudiants recherchent, en contrepartie, des retombées sur leurs conditions de vie. Or, non seulement la crise économique s’est poursuivie, mais l’adoption de programmes d’ajustement structurel pour la juguler a conduit à réduire la taille de l’État et à limiter son intervention dans les secteurs sociaux défavorisés. La trajectoire de nombreux pays est, de ce fait, fortement liée à la persistance de cette crise qui transforme les militants en individus déçus de la cause démocratique. Le grand obstacle économique de la démocratisation en Afrique vient de cette différence entre les nouvelles et les anciennes expériences de démocratisation. Guy Hermet montre que dans les vieilles démocraties, le système démocratique a émergé sans avoir été prémédité et a pu se développer progressivement, indépendamment des performances économiques, même si les bénéfices sociaux qu’il a apportés ont contribué à le légitimer5. Dans les pays africains, à l’inverse, on attend des régimes démocratiques qu’ils se construisent tout en reconstruisant des économies dévastées et en résolvant rapidement les problèmes sociaux.
7Le Niger et le Bénin illustrent comment la situation économique affecte l’effondrement ou la survie de la démocratie selon les performances du régime.
de la crise économique au coup d’état au niger
En 1991, la conférence nationale du Niger a nommé un gouvernement de transition chargé d’assainir l’économie et d’organiser des élections générales. En l’absence d’amélioration de la situation financière de l’État, les nouvelles autorités ont rapidement fait face à trois mouvements sociaux déstabilisants. D’abord, l’insolvabilité de l’État a nourri des mutineries chroniques dans l’armée, les militaires revendiquant le paiement de leurs soldes. Ensuite, les étudiants, qui ont été les fers de lance du mouvement de revendication de la démocratie à travers leur Union des scolaires nigériens, ont pourtant fini par engager une désobéissance civile à la fin de l’année 1995 en organisant des manifestations quasi quotidiennes. Enfin, les fonctionnaires de l’État réunis au sein de l’Union des syndicats des travailleurs du Niger ont entamé de leur côté une série de grèves sectorielles en vue d’obtenir le paiement de leurs salaires. C’est dans ce contexte que s’est développée une crise institutionnelle entre le président de la République et son premier ministre soutenu par l’Assemblée nationale6.
8À la veille du coup d’État de janvier 1996 qui sanctionna finalement ces crises, le gouvernement démocratique du Niger était en rupture avec tous les secteurs sociaux, notamment les syndicats et les étudiants. Bien qu’ils se soient battus pour la démocratie, ces syndicats, les seules forces qui auraient pu servir de contrepoids contre le putsch, ont soutenu le renversement du gouvernement. Celui-ci était certes démocratique, mais il était aussi synonyme de salaires impayés et de mesures d’austérité impopulaires découlant des plans d’ajustement structurel.
9Au Bénin, à l’inverse, les capacités de l’État ont été rapidement restaurées, au moins suffisamment pour calmer le front social. Cette situation montre l’importance du financement extérieur pour amoindrir les risques de déstabilisation dus à la banqueroute économique. Si le Bénin a largement bénéficié de la fameuse prime à la démocratie, il n’en a pas été de même pour d’autres pays.
la prime à la démocratie au bénin
Le Bénin est l’un des rares pays à avoir réellement perçu une prime à la démocratie : les États-Unis ont annulé la totalité de leurs créances. Le Club de Paris a allégé 50 % de la dette publique du pays. La France et l’Allemagne, après deux visites conjointes de leurs ministres de la Coopération en l’espace de six mois, ont multiplié dons et « rallonges spéciales », au point de subventionner la démocratie, en 1991, à une hauteur s’approchant de 50 000 francs CFA par habitant7.
10Les conditions économiques et les contraintes matérielles ont un impact sur la trajectoire du pays, car elles minent le soutien des secteurs sociaux alliés, facilitant ainsi l’activation d’une alternative non démocratique.
Les contraintes identitaires
11Tout comme le facteur économique, le facteur culturel a été mis en relation avec la démocratisation bien avant les expériences africaines, notamment depuis l’article fondateur de Dankwart Rustow qui considérait l’unité nationale comme un préalable au succès de la démocratie8. Dans sa version contemporaine, cet argument a souvent dérivé vers une forme de culturalisme en vertu duquel la démocratisation ne peut réussir dans les pays africains, parce qu’ils sont divisés sur le plan ethnique, religieux ou linguistique, ou parce qu’ils sont porteurs de valeurs perçues comme incompatibles avec la démocratie.
l’inadéquation culturelle de la démocratie en afrique selon francis akindès
Après avoir exposé ce qu’il considère comme les éléments constitutifs des institutions démocratiques en Occident, Akindès pense que « la démocratisation en Afrique subsaharienne apparaît comme une tentative de réappropriation partielle de cette historicité sociopolitique exogène. La partialité de cette réappropriation s’explique par l’adoption d’institutions démocratiques (État, partis politiques, parlements, syndicats, suffrage universel) amputée de l’esprit qui a façonné les consciences, lesquelles ont généré cette histoire unique et, à travers elle, l’habitus démocratique qui s’accorde avec le fonctionnement de ces institutions. Les difficultés d’adhésion aux principes de la démocratie libérale (multiplication des fraudes électorales, violences sur l’adversaire politique, faiblesse des taux de participation […]) ou les oppositions culturelles à son avènement s’expliquent moins par la jeunesse du mouvement que par cette désarticulation culturelle9. »
12Certes, ces contraintes identitaires sont des obstacles à la démocratisation, mais elles ne sont pas des déterminants impossibles à contourner. En effet, la simple existence d’une diversité identitaire n’explique pas le succès ou l’échec de la démocratisation. Pour cela, il faut s’intéresser à son instrumentalisation politique par des acteurs luttant pour le pouvoir et les ressources. La diversité identitaire était invoquée avant les années 1990 comme prétexte pour maintenir un régime de parti unique ou un régime militaire par des élites qui, dans les faits, s’appuyaient pourtant souvent sur leur groupe ethnique en marginalisant les autres au besoin. À la faveur de la démocratisation, l’identité est devenue une ressource politique que les acteurs en lutte pour le pouvoir utilisent en vue d’obtenir des soutiens. C’est cette politisation des différences identitaires qui conduit à des configurations incompatibles avec la démocratie, et non le simple pluralisme identitaire.
13Le Congo-Brazzaville et la Côte d’Ivoire sont illustratifs sur ce plan. En Côte d’Ivoire, l’ouverture politique entamée peu avant la disparition du premier président Félix Houphouët-Boigny a dégénéré en un coup d’État en 1999, puis en une guerre civile depuis 2002, à la suite de l’introduction dans le débat politique du concept de l’ivoirité. Officiellement présenté par les partisans de l’ex-président Bédié qui l’ont popularisé entre 1993 et 1999 comme un terme distinguant les Ivoiriens des étrangers installés sur leur territoire, il cache en réalité un « ethnonationalisme »10 visant à écarter un opposant, Alassane Ouattara, de la candidature à la présidence. L’ivoirité a fini par créer un fossé entre le Sud et le Nord (d’où Bédié et Ouattara sont respectivement originaires). Les forces politiques et militaro-politiques se sont cristallisées autour de ce clivage, ce qui complique les tentatives de sortie de l’impasse dans laquelle le pays est plongé, notamment la tenue d’élections11.
14Le Congo-Brazzaville est un cas emblématique d’une déconsolidation des acquis démocratiques sur fond de politisation de l’identité. Alors que toutes les parties ont joué le jeu de la conférence nationale souveraine, que les élections ont débouché sur une alternance pacifique, la constitution de milices basées sur des solidarités ethno-régionales et la transformation des leaders politiques en chefs de troupes tribales ont plongé le pays dans deux guerres civiles qui l’ont dévasté et mis un terme à l’expérience de démocratisation.
15Cependant, il n’y a pas de fatalité liée au pluralisme identitaire. Certes, des pays relativement homogènes tels le Botswana et le Sénégal sont parmi les plus constants en matière de continuité de la démocratie. Mais d’autres pays homogènes comme la Somalie n’y parviennent pas. Et si des pays pluri-identitaires comme la République démocratique du Congo et le Togo connaissent des déficits démocratiques graves en raison du recoupement entre clivages ethno-régionaux et politiques, d’autres pays représentant de véritables mosaïques ethniques comme le Bénin et l’Afrique du Sud se maintiennent sur une trajectoire démocratique, parce que les identités ne sont pas instrumentalisées12.
16Par exemple, le caractère fortement régional du vote est une des données constantes de la politique béninoise. On le voit à travers le clivage entre Abomey et Porto Novo, entre le Nord et le Sud et dans les scores réalisés par les candidats dans leurs régions respectives. Mais ces clivages exprimés dans le cadre politique ne deviennent pas un mode de gouvernement, en raison du jeu des alliances politiques, mais aussi de l’existence de plusieurs leaders au sein d’un même fief régional. De même, l’Afrique du Sud, composée de Noirs, de Blancs, de Métis et d’Indiens, a réussi « miraculeusement13 » son processus démocratique, méritant l’appellation de « nation arc-en-ciel » et constituant probablement le pays le plus consolidé sur le continent.
17Ces cas divergents appellent une critique des visions culturalistes qui s’enferment trop dans l’opposition supposée entre l’historicité occidentale de la démocratie et ses valeurs spécifiques comme l’individualisme, la sécularisation de la religion, une conscience nationale et les « traditions africaines ». On peut à l’évidence critiquer la vision globalisante et non dynamique de la culture dans cette approche, car les cas positifs montrent que la culture est dynamique et perméable aux innovations14.
18Comme on le constate, une première tentative de comprendre ce qui explique les divergences de trajectoires africaines en matière de démocratisation conduit à s’intéresser à certains obstacles. Nous avons choisi de nous limiter ici à l’économie et à l’identité, qui n’épuisent cependant pas le débat sur les obstacles. Au-delà de ces derniers, il convient de s’intéresser aux stratégies positives des acteurs et à l’impact des institutions.
Le poids des héritages institutionnels et politiques
19La construction démocratique en Afrique suppose, du point de vue institutionnel, l’abandon des formules utilisées par les régimes autoritaires et la mise en place d’une nouvelle architecture. Lorsque ce processus débouche sur une reformulation du jeu politique, on évoque facilement une rupture, un passage à la démocratie pour reprendre l’expression de Guy Hermet. Pourtant, la rupture est toujours moins tranchée que ce que l’on croit, car les trajectoires de la démocratisation sont influencées par les modes de transition, mais aussi par les héritages légués par les régimes antérieurs. Ces deux variables n’offrent pas de chances similaires aux pays dans lesquels elles sont observées.
Les modes de transition, ou comment prend-on un bon ou un mauvais départ ?
20Les travaux menés sur les expériences de démocratisation en Amérique latine et en Europe du Sud ont mis en évidence, bien avant l’ouverture politique en Afrique, l’incidence des modalités dans lesquelles s’opère le passage à la démocratie sur ses chances de consolidation. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, on peut distinguer cinq modes de transition sur la base du rapport des forces entre acteurs : la transition par pacte, la conférence nationale, la transition arrachée, la transition contrôlée et la transition par réformes.
21De tous ces types, il apparaît que la transition par pacte conduit le mieux à la démocratie, suivie de la transition par réformes. Plus généralement, on estime que les transitions négociées réussissent mieux et on les oppose aux transitions par rupture. Ces dernières sont caractérisées par une stratégie de la table rase dont le risque principal est de créer une fracture entre ceux qui se considèrent comme les démocrates et ceux que l’on considère comme les antidémocrates, une fracture dont les conséquences vont bien au-delà des résultats des premières élections auxquels nous nous sommes limité au chapitre précédent. En effet, le clivage ainsi créé est, dans bien des cas, une des menaces les plus sérieuses en ce qui a trait aux chances du processus démocratique après les élections fondatrices, car il est périlleux de pousser les adversaires dos au mur15.
22Dans les contextes africains, nous l’avons vu au chapitre précédent, les exemples de transition par pacte et par réforme réussie comme au Cap-Vert ou à Sao Tomé-et-Principe sont rares. En général, les autorités en place n’utilisent la réforme que comme stratagème destiné à éviter tout changement réel. Au Cameroun, le pouvoir a refusé la conférence nationale et contrôlé le programme électoral, de sorte que l’opposition, notamment le Social Democratic Front (SDF), n’a aucune chance de créer l’alternance. En Côte d’Ivoire, pour rester au pouvoir, le PDCI n’a pas hésité à manipuler sans cesse la Constitution, à inventer l’ivoirité pour verrouiller le jeu : 40 des 76 articles ont été modifiés et il n’échappe à personne que les élections de 1995 n’étaient pas sincères. Le résultat est connu : l’instabilité, le pourrissement et finalement le coup d’État en décembre 1999 suivi depuis 2002 par la guerre civile.
23La conférence nationale est une modalité qui, en principe, se rapproche du modèle du pacte. Mais en réalité, ailleurs qu’au Bénin et au Mali, la conférence a pris des allures de transition par rupture. C’est pour cela que, parmi les pays qui ont emprunté cette voie, tous n’ont pas connu le même succès que le Bénin et le Mali. Les trajectoires relativement réussies de ces pays tiennent en effet à plusieurs éléments. Il y a d’abord la durée limitée de la conférence16, qui a évité les dérives survenues ailleurs : l’enlisement dans l’ex-Zaïre sous Mobutu, l’« inquisition » au Niger où la conférence s’est transformée en tribunal, le bras de fer et la violence au Togo. La trajectoire de ces derniers pays a été fortement influencée par ces dérives : l’ex-Zaïre a fini par sombrer dans la guerre civile, le Togo est resté très autoritaire en dépit de la disparition du général Eyadéma en 2004 et le Niger n’a renoué avec la démocratie qu’après deux coups d’État en 1996 et 1999 pour sombrer encore en 2009 dans l’instabilité à la suite des manipulations constitutionnelles du président en place en vue de rester au pouvoir au-delà de ses deux mandats.
24À l’inverse, les gains d’une transition plus « pactée » survivent aux élections fondatrices. On le voit dans les expériences modérées et consensuelles des conférences du Bénin et du Mali, même si la transition malienne est un mélange de révolution et de pacte. Il est clair, sur ce dernier point, que le cas du Bénin est plus consensuel17. Plus qu’ailleurs, les conférenciers béninois ont compris les risques attachés à un harcèlement du pouvoir sortant18, et ont préféré adopter des comportements modérés. La réussite du Bénin doit beaucoup à Mgr Isidore de Souza, président de la conférence nationale, comme au président Kérékou. La variable personnelle est indissociable de la dynamique globale cependant. Ainsi, Kathryn Nwajiaku a estimé qu’en raison de la personnalité du général Eyadéma, Mgr de Souza n’aurait pas réussi au Togo ce qu’il a réussi au Bénin19.
25La transition arrachée au pouvoir par la voie d’un soulèvement populaire est en principe présentée dans la littérature comme peu propice à la démocratie20. Mieux encore, puisqu’elle se fait grâce à la victoire d’un camp, on peut s’attendre à ce que le camp vaincu n’adhère pas aux nouvelles règles, voire tente de revenir au pouvoir par la force s’il en a l’occasion. Le seul cas africain est celui du Mali. Même si ce cas est unique et mixte, il confirme le fait que l’exclusion de l’ancien régime ne va pas sans risque. Pendant les deux mandats du président Konaré (1992-2002), le Mouvement patriotique pour le renouveau (MPR), dirigé par Choguel Maïga, qui se réclame de l’ancien président Moussa Traoré, s’est lancé dans une opposition systématique qui a menacé un moment la stabilité du Mali. Quant à la transition contrôlée par le pouvoir en place, elle confirme l’idée selon laquelle cette méthode n’est en principe pas la plus favorable à l’instauration d’une démocratie durable. En effet, cette méthode est couramment utilisée par les régimes militaires faisant face à la nécessité d’ouvrir le jeu politique. Ayant l’habitude de gouverner par la force et n’ayant généralement pas développé des espaces de participation et de compétition, ils n’hésitent pas à utiliser la coercition pour garder la maîtrise du processus, comme l’ont fait au Nigeria les généraux Babangida, puis Abacha entre 1990 et 1997 ; au Burkina Faso le capitaine Blaise Compaoré une nouvelle fois en 2006 ; ou en Mauritanie le colonel Ould Taya jusqu’à son renversement par un coup d’État en 2005.
26Il semble donc que, même si on peut dégager des tendances, il n’y a pas, en Afrique, de corrélation claire entre chaque mode de transition et les trajectoires ultérieures de la démocratisation, et ce, en partie parce que d’autres variables s’ajoutent. Cependant, une constante se dégage : une certaine forme de modération et un sens du compromis lors de la transition sont indispensables pour que la démocratie perdure21. Comme l’a montré Guy Hermet dans un travail sur ce qu’il a appelé la démocratisation à l’amiable en Espagne et en Pologne, une certaine connivence entre acteurs politiques de camps différents est parfois plus porteuse de chances de succès de la démocratie à long terme que les méthodes utilisées par les idéalistes et les « démocrates par conviction22 ». La démocratie se construit souvent par des modérés, rarement par des extrémistes.
L’héritage institutionnel ou le poids du passé sur la démocratisation
27Établir un lien entre les anciennes institutions et les possibilités de succès ou d’échec de la démocratisation a fait l’objet de débats importants dans la littérature et présente au moins deux grands problèmes. D’une part, ainsi que l’a montré D. Beetham, il n’y a pas d’évidence empirique qui soutienne une telle hypothèse23. D’autre part, le problème est de savoir jusqu’où il faut remonter, quels régimes prendre en compte et quels aspects du régime antérieur (institutions ou pratiques) sont susceptibles de léguer un héritage. Nous proposons ici de mettre l’accent sur les trois discriminants qui reviennent le plus souvent dans la littérature en tant que facteurs pouvant potentiellement se reproduire une fois la démocratisation engagée.
28Le premier discriminant concerne la nature du régime antérieur. Les typologies des régimes d’avant les années 1990 varient selon les auteurs. Naomi Chazan et ses collègues en distinguent cinq sur la base de la nature des relations entre le régime et la société. Ce sont les régimes pluralistes (cas du Sénégal), les régimes hégémoniques (cas du régime de Mobutu Sese Seko au Zaïre), les régimes de parti unique mobilisateurs (cas de la Guinée de Sékou Touré), les régimes populistes (cas du Burkina sous Thomas Sankara), les régimes afro-marxistes (cas de l’Éthiopie de Meguistu Hailé Mariam) et les dictatures personnelles (cas de l’Ouganda d’Idi Amin). De leur côté, Bratton et Van de Walle distinguent cinq types de régimes sur la base du degré de participation et de compétition autorisées : les régimes de parti unique plébiscitaires (cas du Zaïre), les régimes de parti unique compétitifs (cas de la Côte d’Ivoire), les oligarchies militaires (cas du Nigeria), les oligarchies raciales (Afrique du Sud et Namibie), les régimes multipartites (seuls le Sénégal, la Gambie, Maurice, le Botswana et le Zimbabwe). L’idée de base qui prévaut dans la littérature est que les régimes pluralistes sont ceux dans lesquels l’extension de la démocratie est la plus facile à réaliser. À l’inverse, les régimes militaires, les dictatures personnelles et les régimes afro-marxistes sont les plus difficiles à démocratiser.
29Mais ce sont les régimes militarisés qui sont particulièrement préoccupants. O’Donnell et Schmitter relèvent que le processus démocratique est facilité lorsque les militaires n’ont pas été impliqués en politique sous le régime antérieur, ce qui est rare en Afrique. La démocratisation est à l’inverse immédiatement menacée dès lors que le régime antérieur a été marqué par une large présence des militaires. Dans ce cas en effet, l’émergence d’un pouvoir civil démocratique a des impacts sur les intérêts des militaires, non seulement du point de vue de l’institution, mais aussi de leurs privilèges personnels, notamment ceux du groupe au pouvoir24. La crainte de perdre ces privilèges et de voir s’effondrer le prestige de l’institution militaire est alors un des facteurs qui peuvent amener les militaires à mettre un coup d’arrêt au processus démocratique25 comme on l’a vu dès 1993 au Togo et au Burundi, et, en 1996, au Niger26. C’est pourquoi selon M. Houngnikpo, dans presque tous les pays africains, la démocratisation dépend largement du bon vouloir des militaires27. Toutefois, la relation n’est ni aussi simple ni automatique, car non seulement d’autres variables jouent, mais on ne peut s’en tenir à la seule forme du régime, ce qui explique le recours au discriminant suivant, qui est plus affiné.
30Le deuxième discriminant a trait au degré de pluralisme dans l’ancien régime. Bratton et Van de Walle ont exploré cette hypothèse et en ont fait la ligne directrice de leur ouvrage qui est probablement un des mieux réussis sur l’analyse de la démocratisation en Afrique28. Plutôt que de s’en tenir à l’idée que tous les régimes sont néopatrimoniaux, à la distinction entre types de régimes, ou à leur héritage positif ou négatif en général, ils s’appuient sur les travaux de Robert Dahl pour proposer de distinguer les anciens régimes en fonction du degré de participation et de compétition politiques qu’ils autorisaient.
31En ce qui a trait à la compétition29, ils notent d’abord que, globalement, les élections dans l’Afrique des années 1960 à 1989 ont été largement vides de sincérité puisque, sur 106 élections présidentielles, le président en place a reçu en moyenne 92 % des suffrages, et sur 185 élections législatives, le parti au pouvoir a obtenu en moyenne 83 % des voix et 88 % des sièges. Dans 29 pays sur 47, les partis d’opposition n’ont jamais été représentés au pouvoir. Ils notent ensuite que trois formes de compétition limitée ont cependant été expérimentées par certains pays : la tenue d’élections multipartites dans quelques pays comme le Botswana, la Gambie, Maurice et le Sénégal ; des intermèdes démocratiques entre deux longues périodes d’autoritarisme comme au Ghana et au Nigeria ; la tenue d’élections semi-compétitives au sein de certains partis uniques comme au Bénin, au Kenya, en Zambie. Enfin, au-delà de la compétition partisane, le pluralisme associatif et syndical compte aussi. D’importantes variations existent entre pays et les auteurs estiment que les pays qui ont le plus développé cette tradition compétitive ont un avantage sur les autres.
32En ce qui a trait aux traditions de participation30, les variations sont importantes également. Le degré de participation renvoie ici à au moins deux aspects du processus politique : la participation aux élections et l’inclusion de tous les groupes ethniques dans la gestion du pouvoir. Sur le premier plan, les auteurs remarquent que, généralement, les taux de participation annoncés (autour de 90 % au Cameroun et en Côte d’Ivoire) démontrent des manipulations évidentes. Sur le second, ils remarquent que les présidents africains ont souvent eu recours à des politiques d’équilibre ethnique par des nominations sélectives afin de composer avec la fragmentation identitaire caractéristique de la majorité des États africains. Le cas du Nigeria est illustratif, car pour accommoder les différents groupes ethniques, ce pays est passé de 4 États fédérés dans les années 1960 à 36 États actuellement.
33Bratton et Van de Walle notent toutefois que ces pratiques de compétition et de participation sont rarement enracinées. Elles répondent plutôt à des calculs politiques, soit pour donner un semblant de légitimité populaire, soit pour mettre en œuvre une stratégie d’affaiblissement des concurrents par la rotation fréquente et l’opposition des factions entre elles. Néanmoins, elles peuvent créer des habitudes qui sont propices à la démocratisation.
34Le troisième discriminant a trait aux pratiques de gestion du pouvoir. Sans en faire une pratique spécifique aux systèmes politiques africains, de nombreux auteurs font du néopatrimonialisme un des déterminants majeurs de la démocratisation en Afrique. Trois aspects de la politique néopatrimoniale semblent entrer en contradiction directe avec le principe démocratique. D’abord, la personnalisation du pouvoir, qui, dans les mots de Jean-François Médard, constitue « l’envers de l’institutionnalisation » sans laquelle on ne parle pas de démocratie. Elle explique la logique de patronage des nouveaux leaders qui sont susceptibles de perpétuer la logique du big man caractéristique des régimes autoritaires. Le big man s’appuie sur des réseaux de loyauté personnelle, concentre au maximum le pouvoir entre ses mains et tend à s’accrocher au pouvoir. Ensuite, la logique du winner takes all, qui fait que les tenants du pouvoir pratiquent l’exclusion à tous les niveaux (les emplois publics notamment) et tolèrent peu l’opposition qu’ils traitent comme une ennemie. Dans la même lancée, les porteurs de pratiques néopatrimoniales tendent à utiliser les positions institutionnelles acquises dans le jeu démocratique en vue d’un enrichissement personnel, ce qui implique corruption et abus incompatibles avec la démocratie. Enfin, en conséquence de ce qui précède, le risque de recourir à l’arbitraire et aux solutions autoritaires au détriment des solutions légales est grand en contexte néopatrimonial, par exemple gouverner par décret, emprisonner les opposants ou modifier unilatéralement les règles du jeu politique, dont en premier lieu, la constitution et les lois électorales. Ces pratiques se retrouvent à des degrés variés dans la plupart des États africains, y compris ceux qui sont considérés comme consolidés.
35Les régimes autoritaires continuent ainsi de peser sur la trajectoire de la démocratisation bien après leur disparition formelle à travers les élections fondatrices. Il faut donc être conscient des héritages, car comme le dit Tocqueville à propos de la Révolution française que l’on considère comme un moment de rupture : « La domination tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout ; son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s’est borné à placer la tête de la liberté sur un corps servile31. » Cependant, ni l’existence de contraintes structurelles ni les obstacles institutionnels n’expliquent seuls les trajectoires des pays. Pour avoir un tableau complet, il faut s’intéresser à d’autres aspects tels que les institutions adoptées (ce qui peut être fait au cas par cas) et, surtout, aux acteurs politiques.
Les choix institutionnels et les stratégies des acteurs politiques
36Les obstacles évoqués ci-dessus ne sont pas des déterminants incontournables. C’est à une telle vision que se sont progressivement ralliés la plupart des auteurs travaillant sur la démocratisation, y compris d’anciens structuralistes qui admettent maintenant que la démocratie peut émerger partout, y compris dans des pays pauvres, multiethniques, musulmans ou autres32. Ils appellent ainsi à mettre l’accent sur les stratégies des acteurs politiques et de la société civile, ainsi que sur les nouvelles institutions qui contribuent à la consolidation ou à la rupture du processus démocratique et qui constituent donc les variables explicatives cruciales des trajectoires de la démocratisation.
Le choix des nouvelles institutions
37La construction démocratique est indissociable d’un effort de création juridique et institutionnelle dans la mesure où il n’y a pas de consolidation démocratique possible sans institutionnalisation. En réfléchissant sur la genèse de l’État, Philippe Braud montre le changement décisif introduit par l’institutionnalisation dans le passage à l’État moderne. En l’occurrence, l’institutionnalisation s’est traduite, d’une part, par « la dissociation entre la personne physique des gouvernants et le concept abstrait de puissance publique ». D’autre part, « l’institutionnalisation s’exprime dans la généralisation des statuts juridiques constitutifs de l’État de droit ». La construction de cet État de droit visait à
définir les prérogatives et obligations de tous ceux qui exercent du pouvoir au nom de l’État comme de ceux qui sont régis par lui […]. Leur pouvoir ne saurait s’exercer que selon des formes procédurales déterminées et dans des champs de compétence circonscrits. L’arbitraire du bon plaisir, l’incertitude sur le droit applicable sont donc exclus à tous les échelons de la hiérarchie étatique33.
38Les actions deviennent donc routinières. Peter Berger et Thomas Luckmann montrent pour leur part l’importance des institutions en estimant que « les institutions, par le simple fait de leur existence, contrôlent la conduite humaine en établissant des modèles prédéfinis de conduite et, ainsi, la canalisent dans une direction bien précise au détriment de beaucoup d’autres directions qui seraient théoriquement possibles34 ». En d’autres termes, les institutions ordonnent le contexte dans lequel elles prennent place, elles déterminent le positionnement des acteurs sur la scène politique et donc, leurs interrelations.
39Le type de régime (présidentiel, parlementaire ou mixte)35 et le mode de scrutin (majoritaire ou proportionnel notamment) sont les deux principaux angles d’analyse des institutions privilégiées36. Le scrutin proportionnel est généralement adopté dans les pays où l’opposition a été suffisamment forte, mais fragmentée. Elle est en mesure d’imposer son choix au gouvernement, mais, comme tous les partis veulent être représentés au parlement, ils optent pour le scrutin proportionnel en vertu duquel chaque parti reçoit des sièges au prorata de son poids électoral. Ce mode de scrutin conduit généralement à un émiettement de la représentation et impose de fréquents gouvernements de coalition, notamment lorsqu’il est couplé au régime mixte comme au Niger, au Mali ou au Togo37. Il est donc considéré comme relativement peu propice à la stabilité. À l’inverse, le scrutin majoritaire à un tour est généralement adopté dans des pays où le pouvoir est fort, mais ne peut pas compter sur une majorité absolue. Cette formule visant à éviter que l’opposition se coalise contre le pouvoir a été adoptée au Cameroun et assure la domination du parti au pouvoir qui l’emporte souvent avec moins de 40 % des votes.
40En ce qui concerne les régimes, il est curieux de remarquer que pratiquement aucun pays africain n’a choisi le régime parlementaire en dehors du Botswana, de l’Éthiopie, de l’île Maurice et du Lesotho, l’Afrique du Sud se rapprochant plus du modèle américain38. Le choix s’est majoritairement porté sur les régimes mixtes et sur les régimes présidentiels39. Or, on estime en général que le régime présidentiel est plus risqué pour la continuité de la démocratie en raison de sa rigidité. Cependant, l’observation empirique montre qu’au Bénin, au Ghana, en Afrique du Sud où les régimes sont de type présidentiel, les institutions démocratiques sont solides. Dans d’autres pays ayant adopté le régime mixte (inspiré de la Ve République française), le danger vient de la possibilité de cohabitation lorsque le premier ministre et le président de la République n’appartiennent pas au même camp politique. Dans ce cas, on risque d’entrer dans un conflit d’attributions entre les deux chefs du pouvoir exécutif et l’expérience montre que cette situation est périlleuse. Elle a débouché sur un coup d’État en janvier 1996 au Niger. Plusieurs pays, tels que le Togo ou le Mali qui ont adopté ce régime, ne sont pas à l’abri d’une cohabitation. Le dilemme est donc grand en ce qui a trait aux régimes : le régime parlementaire est rare, le régime présidentiel risque de se transformer en ce que des auteurs ont appelé le présidentialisme négro-africain des années 1970-1980, caractérisé par la trop grande prééminence du président40, alors que le régime mixte porte en lui les risques de cohabitation houleuse.
41D’autres institutions qui influencent considérablement chaque trajectoire sont les dispositifs d’arbitrage et de régulation du jeu politique. En effet, ce qui est compromettant pour la démocratie, ce n’est pas l’occurrence de crises, mais bien l’impossibilité de les résoudre conformément aux règles démocratiques : les cours constitutionnelles41 et les commissions électorales42 sont au cœur des tentatives de stabilisation de la démocratie en Afrique. Il y a un consensus fort pour considérer que, lorsqu’elles font bien leur travail, ces deux institutions participent énormément à l’enracinement de la démocratie. Il est heureux de ce point de vue de constater la multiplication des commissions électorales indépendantes et l’autonomisation progressive des juridictions constitutionnelles dans un nombre toujours plus important de pays. Madagascar a fourni un exemple de ce point de vue avec la destitution par les voies constitutionnelles du président Albert Zafy en 1996. Ces institutions peuvent ou non surmonter plusieurs tests qui sont des indicateurs d’une trajectoire solide ou fragile : test de l’alternance, test du comportement démocratique et test de robustesse.
Les comportements politiques et le degré de conflictualité des interactions
42Une analyse des variables qui influent sur les trajectoires africaines de démocratisation doit prendre en compte les acteurs politiques et leurs comportements, car même face aux obstacles importants en Afrique, ceux-ci ont toujours une marge de manœuvre. L’importance de leur comportement est à la mesure des obstacles à surmonter. Le grand défi dans les nouvelles démocraties est d’éviter que conflits et obstacles conduisent à l’anarchie et au renversement des institutions. Quels sont les comportements risqués et comment les éviter ? Les comportements des acteurs entravant la continuité de la démocratisation sont nombreux, mais peuvent être ramenés à trois grandes catégories : le refus de la défaite, l’intolérance politique et l’exclusion.
43Le refus de la défaite est un héritage direct de la période précédant les tentatives de démocratisation. Il touche d’abord de nombreuses oppositions africaines qui font preuve d’un déficit de loyalisme, le loyalisme constituant pourtant une des conditions du fonctionnement de la démocratie43. Par exemple, au Ghana, l’opposition a boycotté les premières élections législatives de 1992 au prétexte que l’élection présidentielle a été truquée alors qu’il est apparu ultérieurement, en 1996 et en 2000, que les scrutins étaient tout à fait sincères44. Au Mali, il en a été de même lors des élections de 1997, et au Bénin, les candidats arrivés en deuxième et troisième position à l’élection présidentielle de 2001 ont refusé de participer au second tour sous prétexte que l’élection était truquée. Ce type de contestations non fondées crispe l’atmosphère politique et ouvre potentiellement la voie aux agitations, voire au coup d’État. Le refus de la défaite touche ensuite les tenants du pouvoir sous la forme de blocage de l’alternance qui s’exprime de diverses manières. La première est la manipulation des règles électorales pour se maintenir au pouvoir comme on l’a vu au Niger en 2009 lorsque le président a dissous l’assemblée nationale et la Cour constitutionnelle et s’est arrogé des pouvoirs exceptionnels pour soumettre au référendum une nouvelle Constitution afin de rester au pouvoir. Le Niger rejoint une longue liste de pays comme le Cameroun, le Gabon, le Burkina ou le Togo, dans lesquels la Constitution et les lois électorales sont régulièrement modifiées pour supprimer la limitation du nombre de mandats, pour changer le mode de scrutin ou pour compliquer les conditions requises pour se présenter aux élections en vue d’éloigner les opposants gênants. Une seconde manière consiste à recourir à la fraude à l’occasion des élections, celle-ci pouvant être ouverte ou plus subtile selon les cas45. Ce refus de la défaite est fâcheux si l’on convient avec Adam Przeworski que la démocratie est « un système dans lequel certains partis perdent des élections ».
44L’intolérance politique en tant que deuxième type de comportement nuisible est l’envers même du principe démocratique. Elle se manifeste souvent par le refus du compromis, surtout du côté de ceux qui sont au pouvoir. Or, la continuité de n’importe quel processus démocratique dépend largement de la capacité des acteurs à faire des concessions et des compromis, et à régler leurs différends par les voies légales et constitutionnelles. En effet, lorsque les conflits deviennent insolubles parce que les acteurs refusent tout compromis, les risques de rupture de la démocratie augmentent. Il en est ainsi parce que quand le processus n’en est qu’à ses débuts – ce que G. Ferrero appelle la « phase de prélégitimité46 » –, les « démocrates fanatiques » comme les simples opportunistes représentent autant de risques pour sa consolidation que ses farouches ennemis. Guy Hermet marque même sa préférence pour « les impurs bienfaits de la connivence » et pour la « démocratisation à l’amiable47 » entre groupes opposés. À l’inverse, il attire l’attention sur le danger représenté par « les aventureux et les idéalistes réfractaires à tout compromis avec leurs principes48 ».
45L’exclusion politique est un troisième type de comportement incompatible avec la continuité de la démocratisation. Elle se manifeste par la logique des dépouilles en vertu de laquelle les tenants du pouvoir accaparent l’ensemble des postes dans l’administration publique au profit de leurs seuls partisans. Or, selon David Beetham, les chances de consolidation de la démocratie augmentent avec le caractère inclusif du processus, qui doit inclure les groupes et des demandes populaires49. Plusieurs auteurs s’inquiètent des dommages causés par cette exclusion. M. Bratton et N. Van de Walle ont montré que de tels comportements, enracinés dans la logique néopatrimoniale, conduisent à la division de l’élite en deux groupes : les insiders qui profitent du régime et les outsiders qui en sont exclus et qui veulent coûte que coûte renverser les premiers50. Un pacte stabilisateur est improbable entre ces deux groupes51 alors que l’existence d’un certain consensus est cruciale pour la survie de la démocratie.
46Ces conditions stratégiques ne sont pas les plus courantes en Afrique subsaharienne. Ce sont aussi celles dont le respect est le plus impérieux du point de vue de la continuité de la démocratie. Ainsi que le dit Guy Hermet, en effet, le chemin de la démocratie est parsemé d’obstacles et de pièges et seuls les acteurs habiles, modérés dans leurs interactions et disposés à faire des compromis, peuvent garder leur pays durablement sur ce chemin52.
La société civile africaine
47Certes, la préservation des acquis démocratiques est largement tributaire du comportement raisonnable et modéré des acteurs politiques. Mais demander aux acteurs d’être sages est une vision idéaliste du jeu politique. Ce dernier est plutôt machiavélique, car la lutte pour le pouvoir induit presque irrésistiblement des tendances oligarchiques, de même que la compétition prédispose à la surenchère53. C’est conscient de ces tendances qu’un des pères de la démocratie américaine, Madison, estimait que c’est par la vigilance qu’on préserve les acquis démocratiques. En raison de ce qui précède, le rôle de la société civile est également critique dans la préservation des acquis démocratiques, et Tocqueville l’a déjà vu54 : on pense ici aux syndicats, à la presse, aux associations de défense des droits de l’homme… La constitution d’une société civile bien structurée et engagée en faveur de la démocratie est une garantie potentielle contre la remise en cause de la démocratie par des abus du pouvoir ou par une tentative de coup d’État.
48Une des limites des démocratisations africaines réside dans la faiblesse de la société civile, voire son inexistence, puisqu’elle est souvent difficile à distinguer de l’État. Il s’agit là d’un des héritages de l’État intégral qui est, par essence, un modèle d’hégémonie parfaite par lequel l’État africain des années 1960-1990 a essayé d’asseoir une domination sans restriction sur la société civile55. Porteur lui-même de l’héritage de l’État colonial, l’État intégral réduit la frontière entre l’État et la société civile. Cette dernière est structurée en appendice des structures d’État. Il en résulte des citoyens passifs, des organisations inféodées, dont les obligations civiques sont inscrites dans des rituels publics d’allégeance, à savoir les marches de soutien, les applaudissements qui fusent à l’apparition des leaders, le plébiscite et l’unanimisme à l’occasion des scrutins monolithiques56. La société est donc absorbée ou, au mieux, entretient un équilibre précaire avec la puissance publique57.
49Dans bien des pays comme au Mali, au Bénin, en Zambie ou en Afrique du Sud, la démocratisation a été conquise de haute lutte grâce à l’engagement populaire. Dans ces pays, la revendication démocratique a été portée par des organisations de la société civile, notamment les syndicats de travailleurs, les étudiants, l’Église et la presse indépendante. John Heilbrunn soutient l’idée selon laquelle le succès de la conférence nationale au Bénin, contrairement au Togo, réside dans la qualité de la société civile de ce pays. Selon cet auteur, le Bénin se caractérisait par une vie associative florissante. Ces associations ont toujours exercé une influence politique sur le pouvoir et disposaient d’une expertise en matière de négociation. Elles ont mis leur expérience à contribution pour assurer le succès de la conférence nationale58.
50Toutefois, dans les cas africains, la société civile semble beaucoup plus efficace dans la conquête de la démocratie que dans sa préservation. Cela s’explique, car une fois la revendication démocratique satisfaite et un nouveau régime installé, les revendications matérielles suscitées par la crise économique reprennent. Elles sont susceptibles de provoquer une « surcharge » sur le système, phénomène dont on disait qu’il pouvait provoquer la chute des vieilles démocraties59.
51Nous avons privilégié un certain nombre de facteurs qui, à l’observation, s’avèrent les plus déterminants sans pour autant épuiser une question qui est des plus complexes. De plus, il faut garder à l’esprit que ces facteurs agissent en interaction et qu’il ne suffit pas simplement de les réunir ou de les éviter pour obtenir une démocratie stable. Dans le chapitre suivant, nous ferons le point sur les résultats de la démocratisation et ses perspectives vingt ans après le lancement du processus.
Notes de bas de page
1 David Beetham, « Conditions for Democratic Consolidation », Review of African Political Economy, vol. 21, juin 1994, p. 157-172.
2 Voir une synthèse dans Mamoudou Gazibo et Jane Jenson, La politique comparée : fondements, enjeux et approches théoriques, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 241-249.
3 Seymour Martin Lipset, « Some Social Requisites for Democracy », American Political Science Review, no 53, 1959, p. 69-105.
4 Voir Michael Bratton et Nicolas Van De Walle, « Neopatrimonial Regimes and Political Transition in Africa », World Politics, no 46, juillet 1994.
5 Guy Hermet, Le passage à la démocratie, Paris, FNSP, 1996.
6 Voir, pour plus de détails, Boubacar Issa Adbourahamane, Crise institutionnelle et démocratisation au Niger, Bordeaux, CEAN, 1996.
7 Francis Akindès, Les mirages de la démocratisation en Afrique subsaharienne, Paris, Codesria-Karthala, 1996, p. 60.
8 Dankwart Rustow, « Transitions to Democracy, Towards a Dynamic Model », Comparative Politics, vol. 2, no 3, 1970.
9 Francis Akindès, Les mirages de la démocratisation, p. 166.
10 Jean-Pierre Dozon, « La Côte d’Ivoire entre démocratie, nationalisme et ethnonationalisme », Politique africaine, no 78, juin 2000, p. 45-62.
11 Voir La Côte d’Ivoire en guerre, numéro spécial de Politique africaine, no 89, mars 2003.
12 Voir Afise Adamon, Le renouveau démocratique au Bénin : les élections législatives de mars 1995, Cotonou, les éditions du Flamboyant, 1996 ; Nassirou Bako Arifari, « Démocratie et logiques du terroir au Bénin », Politique africaine, no 59, octobre 1995.
13 Lire par exemple Dominique Darbon, « Une transaction démocratique : le “miracle” de la refondation en Afrique du Sud », Les Temps Modernes, décembre 1995 ; Timothy Sisk, Democratization in South Africa : The Elusive Social Contract, Princeton, Princeton University Press, 1995.
14 Voir René Otayek, « Démocratie, culture politique, sociétés plurales : une approche comparative à partir de situations africaines », Revue française de science politique, vol. 47, no 6, 1997.
15 Thomas Schelling, Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986.
16 Daniel Bourmaud et Patrick Quantin ont ainsi avancé l’idée que plus une conférence est longue, moins elle a de chances de déboucher sur de bons résultats. Voir de ces auteurs « Le modèle et ses doubles : les conférences nationales en Afrique noire », dans Yves Meny (dir.), Les politiques du mimétisme institutionnel, la greffe ou le rejet ?, Paris, L’Harmattan, 1993.
17 Voir Richard Banégas, « Mobilisations sociales et oppositions sous Kérékou », Politique africaine, no 59, Le Bénin, Paris, Karthala/CEAN, 1995 ; Richard Banégas, « Retour sur une transition modèle : les dynamiques du dedans et du dehors de la démocratisation béninoise », dans Patrick Quantin et Jean-Pascal Daloz (dir.), Transitions démocratiques africaines : dynamiques et contraintes 1990-1994, Paris, Karthala, 1997.
18 On pense tout de suite à l’amnistie qui a été accordée au président Kérékou et qui a incontestablement contribué à apaiser l’atmosphère politique.
19 Kathryn Nwajiaku, An Exploration of the Democratization Process Through the Medium of the Conférence Nationale in Benin and Togo, MA Area Studies, University of London, 1993.
20 Terry Lynn Karl et Philippe Schmitter, « Les modes de transition ».
21 Jennifer C. Seely, « The Legacies of Transition Governments: Post-Transition Dynamics in Benin and Togo », Democratization, vol. 12, no 3, 2005, p. 357-377.
22 Guy Hermet, « La démocratisation à l’amiable : de l’Espagne à la Pologne », Commentaire, vol. 13, 1990.
23 David Beetham, « Conditions for Democratic Consolidation », p. 161-162.
24 John N. Anene, « Military Elites and Democratization: Ghana and Nigeria », Journal of Military Sociology, vol. 28, no 2, 2000, p. 230-245.
25 Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter, Transitions from Authoritarian Rule: Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, p. 34.
26 Voir par exemple Julius O. Ihonvbere, « Nigeria: Militarization and Perpetual Transition », dans Jean-Germain Gros (dir.), Democratization in the Late Twentieth Century Africa: Coping With Uncertainty, Westport, Greenwood Press, 1998, p. 59-75; Pierre-Marie Decoudras et Mamoudou Gazibo, « Niger, Démocratie ambiguë: chronique d’un coup d’État annoncé », L’Afrique politique 1997, Paris, Karthala, 1997, p. 155-189.
27 Mathurin Houngnikpo, « The Military and Democratization in Africa: A Comparative Study of Benin and Togo », Journal of Military Sociology, vol. 28, no 2, 2000, p. 210-229.
28 Michael Bratton et Nicolas Van de Walle, Democratic Experiments in Africa: Regime Transitions in Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
29 Ibid., p. 68-72.
30 Ibid., p. 72-77.
31 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, édité par J. -P. Mayer, Paris, Gallimard, 1967, p. 319.
32 Doh Chull Shin, « On the Third Wave of Democratization: A Synthesis and Evaluation of Recent Theory and Research », World Politics, no 47, octobre 1994, p. 151.
33 Philippe Braud, Manuel de sociologie politique, Paris, LGDJ, 1994, p. 73-74.
34 Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridien/Klincksiek, 1986, p. 79.
35 Voir Mamoudou Gazibo et Jane Jenson, La politique comparée : fondements, enjeux et approches théoriques, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 104-108.
36 Ibid., p. 135-138.
37 Ibid., p. 139.
38 Michelle Kuenzi et Gina Lambright, « Party Systems and Democratic Consolidation in Africa’s Electoral Regimes », Party Politics, vol. 11, no 4, p. 441.
39 Nicolas Van de Walle, « Presidentialism and Clientelism in Africa’s Emerging Party Systems », dans Patrick Quantin (dir.), Voter en Afrique : comparaisons et différenciations, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 105-128.
40 Maurice Ahanhanzo Glélé, « Le Bénin », dans Gérard Conac (dir.), L’Afrique en transition vers le pluralisme ?, Paris, Économica, 1993, p. 175.
41 Jean du Bois de Gaudusson, « Les solutions constitutionnelles des conflits politiques », Afrique contemporaine, numéro spécial, 1996, p. 251-256.
42 Voir Céline Thiriot, « La consolidation des régimes post-transition en Afrique : le rôle des commissions électorales », dans Patrick Quantin (dir.), Voter en Afrique : comparaisons et différenciations, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 129-147 ; Shaheen Mozaffar, « Patterns of Electoral Governance in Africa’s Emerging Democracies », International Political Science Review, vol. 23, no 1, 2002, p. 85-101.
43 Juan Linz et Alfred Stepan, The Breakdown of Democratic Regimes: Crisis, Breakdown and Reequilibration, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1978.
44 E. Gyimah-Boadi, « A Peaceful Turnover in Ghana », Journal of Democracy, vol. 12, no 2, avril 2001, p. 103-117.
45 Saïd Adejumobi, « Elections in Africa: A Fading Shadow of Democracy? », International Political Science Review, vol. 21, no 1, 2000, p. 59-73.
46 Guglielmo Ferrero, Pouvoir, les génies invisibles de la cité, Paris, Librairie générale française, 1988.
47 Guy Hermet, « La démocratisation à l’amiable, de l’Espagne à la Pologne », Commentaire, vol. 13, no 50, 1990.
48 Guy Hermet, Le passage à la démocratie, p. 83.
49 David Beetham, « Conditions for Democratic Consolidation », p. 163-164.
50 Michael Bratton et Nicolas Van de Walle, Democratic Experiments in Africa, p. 85.
51 Ibid., p. 87.
52 Guy Hermet, « Un concept et son opérationnalisation », p. 289.
53 Voir par exemple les thèses maintenant classiques de Wright Mills sur la corruption élitaire de la démocratie américaine, de Roberto Michels sur la loi d’airain de l’oligarchie ou de Robert Dahl sur la polyarchie.
54 Dans l’ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville estime que les associations peuvent aider à inculquer les valeurs démocratiques tout comme elles peuvent être des moyens servant à contenir la tyrannie.
55 Crawford Young, The African Colonial State in Comparative Perspective, New Haven/Londres, Yale University Press, 1994, p. 288. Voir aussi John Harbeson, Donald Rothchild et Naomi Chazan (dir.), Civil Society and the State in Africa, Boulder/Londres, Lynne Rienner, 1994, p. 39.
56 Crawford Young, The African Colonial State.
57 Voir le titre utilisé par Naomi Chazan et Donald Rothchild, The Precarious Balance: State and Society in Africa, Boulder, Westview Press, 1988.
58 John R. Heilbrunn, « Social Origins of National Conferences in Benin and Togo », The Journal of Modern African Studies, vol. 31, no 2, 1993, p. 298.
59 Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy, Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York, New York University Press, 1975.
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