6. La géographie de l’instabilité post-guerre froide en Afrique
p. 138-161
Texte intégral
1Le début des années 1990 a été une période de grandes espérances en ce qui a trait aux enjeux de stabilité dans le monde en général, et en Afrique en particulier1. Entre les travaux des chercheurs annonçant le triomphe de la démocratie2 et les énoncés politiques sur « l’ordre » mondial3, les conflits et les instabilités qui étaient vus principalement comme les reflets de la rivalité bipolaire qui prévalait alors semblaient relégués au rang de l’histoire. Cependant, les bouleversements générés par la fin de la Guerre froide laissaient présager qu’il n’en serait pas ainsi. Selon le rapport de l’Agence britannique de développement, en janvier 2000, plus de la moitié des pays africains étaient affectés par des conflits4. L’ordre de Yalta, instauré après la Seconde Guerre mondiale, reposait sur certaines caractéristiques qui en faisaient un ordre certes belligène, mais stable : la transparence de la menace en raison de l’existence des blocs et de mécanismes de sous-traitance contrôlés par l’URSS et les États-Unis ; la logique centre/périphérie supposant un contrôle des pays subordonnés ; la primauté de l’État et de la puissance militaire ; le couplage du sens (idéologie) et de la puissance (militaire) ; la capacité des deux grandes puissances à réguler les processus internationaux5.
2La fin de la Guerre froide brouille cet agencement non pas en raison d’une intensification des conflits, qui ont même baissé à l’échelle globale6, mais en raison de changements qualitatifs. D’abord, l’État et la puissance cessent d’être déterminants au profit des groupes infranationaux et transnationaux et ce, en raison de la modification de la nature des conflits. Ensuite, on assiste à une multiplication, à une autonomisation et à une diversification des acteurs des conflits armés, que l’on pense aux mercenaires (RDC), aux seigneurs de guerre (Somalie) ou aux paramilitaires (Côte d’Ivoire). Enfin, on peut constater un chevauchement entre les causes des conflits : aux déterminants classiques s’ajoutent des causes liées par exemple aux transitions démocratiques7. Une des conséquences de ces changements est la modification de la nature même des conflits. Ainsi, entre 1989 et 1996, seuls 5 des 96 conflits armés qui se sont déroulés étaient interétatiques8 et, en 1999, 25 des 27 conflits armés majeurs étaient des conflits infraétatiques9. En Afrique, depuis une dizaine d’années, ces conflits ont eu tendance à devenir transnationaux et le nombre de morts s’est considérablement accru : 100 000 tués en 200010 alors qu’on n’en comptait pas dans les années 1950.
3Tom Porteus parle de « guerres sans frontière11 » et à propos des conflits du Liberia, de la Sierra Leone et de la Guinée, Roland Marchal a même évoqué des « systèmes de guerres » puisque
des conflits armés, produits de conjonctures nationales distinctes, relevant d’acteurs, de modalités et d’enjeux différents, s’articulent les uns aux autres et brouillent les frontières spatiales, sociales et politiques qui les distinguaient initialement. Ces conflits entrent en résonance et s’imbriquent les uns dans les autres, transformant leurs conditions de reproduction et, surtout, les parties qui s’affrontent, les enjeux de la lutte et les objectifs poursuivis12.
4Dans ce chapitre, nous procédons à une étude de la géopolitique des conflits récents et actuels en mettant l’accent sur ce phénomène de régionalisation et en tentant de voir si des avancées ont eu lieu en matière de résolution des conflits.
Les principales zones de conflit
5Entre 1989 et 2000, l’Afrique a connu en moyenne quatorze conflits armés de faible ou de forte intensité par année13. La Somalie, le Rwanda, le Liberia et la Sierra Leone, la RDC, le Congo, le Soudan, l’Ouganda, la République centrafricaine, pour ne citer que ces quelques exemples, sont représentatifs de cette vague de conflits sur lesquels il nous est impossible d’entrer dans les détails ici. On peut cependant repérer trois zones particulièrement troublées ces dernières années : l’Afrique centrale, l’Afrique occidentale et la Corne de l’Afrique (étendue ici à l’ouest du Soudan et l’est du Tchad)14. Chacune de ces régions, notamment les deux premières, connaît des conflits d’un genre nouveau puisque ce sont des conflits internes qui éclatent autour de l’accès aux ressources, mais qui, dans le même temps, débordent en instabilités transnationales en raison des déplacements de population et du phénomène de contagion qui en résultent.
6À défaut de procéder à une étude exhaustive de tous les cas, trois pays particulièrement représentatifs, parce que leur instabilité a des répercussions sur l’ensemble de leurs sous-régions respectives, sont passés en revue avec une réflexion sur les débordements extraterritoriaux de leur crise. Il s’agit de la République démocratique du Congo (RDC), de la Côte d’Ivoire et du Soudan. À des niveaux divers, chacune des crises régionales montre l’étroitesse du lien entre, d’une part, les conflits et, d’autre part, les problèmes (en interaction) de gouvernance politique et économique, les stratégies d’instrumentalisation et les ingérences extérieures, dont il a été question au chapitre précédent.
L’Afrique centrale : guerre civile et guerre régionale en RDC
7En dehors du Cameroun, du Gabon et de la Guinée équatoriale, tous les autres pays de la sous-région d’Afrique centrale ont connu des conflits internes d’intensité variable. Cependant, c’est la crise de la région des Grands Lacs autour de la RDC qui constitue depuis 1997 le plus complexe des conflits d’Afrique subsaharienne.
8Cette crise régionale est d’abord la manifestation d’un enchevêtrement entre stratégies de politiciens locaux et interventions externes. Elle combine des logiques de globalisation ayant conduit à l’implication d’une dizaine de pays dans le conflit et des logiques de fragmentation en raison de la multiplication des mouvements armés intérieurs et leur transnationalisation, l’instabilité des uns nourrissant les conflits chez les autres. Ce processus de contagion débute avec le déclenchement le 1er octobre 1990 par l’Armée patriotique rwandaise (APR) d’une guerre contre le régime de Kigali, accusé de « pratiques antidémocratiques, [de] corruption et [de] discrimination ethnique15 ». Les développements de cet affrontement ont mené au génocide de 1994, à la fuite des génocidaires rwandais dans l’est du Congo et à la mobilisation militaire du nouveau pouvoir rwandais pour les neutraliser.
9Ces évènements n’expliquent pas tout. Il faut envisager également cette crise régionale, qui a provoqué depuis lors plus de cinq millions de morts dans la région, sous l’angle des conséquences de la régulation patrimoniale au Zaïre et de la double crise de gouvernance politique et économique subséquente. En effet, pendant que la guerre civile faisait rage au Rwanda, le Zaïre s’enlisait déjà dans une interminable tentative de démocratisation sur fond de débats sur la nationalité des Tutsis zaïrois de l’est du pays, d’instrumentalisation des appartenances ethniques dans la perspective des élections16 et, surtout, d’afflux massif de réfugiés hutus rwandais dont beaucoup ont pris part au génocide de 1994. Abandonné par ses anciens alliés occidentaux17 et menacé d’être dépouillé de ses pouvoirs par une conférence nationale autoproclamée souveraine, Mobutu, en bon politicien investisseur, joua la carte de l’instrumentalisation de l’ethnicité pour renouveler ses ressources politiques, saper le processus de démocratisation et demeurer au pouvoir.
10En jouant sur les rivalités ethnorégionales au Katanga et sur le nationalisme au Kivu (menaçant d’expulser les Tutsis d’origine rwandaise), il enflamma ces régions, mais suscita dans le même temps les velléités interventionnistes du Rwanda et de l’Ouganda. Ces deux pays avaient certes chacun son agenda politique, respectivement au Kivu et en Ituri, mais ils étaient aussi alliés. Les soldats de l’APR ont combattu dans la rébellion, puis dans l’armée du président ougandais Yoweri Museveni au cours de la décennie 1980. En contrepartie, Museveni les a soutenus lors de leur conquête du pouvoir au Rwanda en 1994. Particulièrement préoccupées par la menace que représentaient les génocidaires agglutinés le long de la frontière zaïroise et convaincues que ceux-ci bénéficiaient du soutien de Mobutu, les autorités rwandaises montent en octobre 1996, avec l’aide de l’Ouganda, une coalition de plusieurs organisations politico-militaires dénommée l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) à la tête de laquelle ils placent un vieil opposant à Mobutu, Laurent Désiré Kabila. Après huit mois seulement de combat, l’Alliance fait son entrée triomphale à Kinshasa le 17 mai 1997 après que Mobutu eut abandonné les lieux. Cette période est connue sous le nom de la première guerre du Congo.
11Arrivé au pouvoir par les armes, Kabila reproduit à son tour la logique néopatrimoniale en perpétuant les mêmes modes de gouvernance politique (refus de la compétition) et économique (clientélisme). Ses premières réformes mènent à l’interdiction de toutes les manifestations publiques et des activités de tous les partis politiques18. Il s’est arrogé les fonctions de chef de l’exécutif et des forces armées ainsi que l’exercice du pouvoir législatif par décrets-lois et celui de battre la monnaie19. Sa politique d’exclusion a amené l’opposition à entrer dans une relation conflictuelle avec lui20. Comme Mobutu, Kabila instrumentalise les différences identitaires en rompant l’accord de coopération militaire avec le Rwanda et en expulsant ses militaires manu militari tout en armant les anciens génocidaires rwandais (les Interahamwe) et ses congénères de la province du Katanga. De son côté, le Rwanda – confortant la dynamique de régionalisation de la guerre – intervient en favorisant la création, en août 1998 au Nord-Kivu, d’un mouvement armé à forte composante Banyamulenge (les Tutsis congolais), le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) dirigé successivement par Ernest Wamba Dia Wamba, Émile Ilunga et Adolphe Onusumba.
12C’est le point de départ de la deuxième guerre du Congo dont le pays n’est sorti qu’en 2005 à la faveur de l’organisation d’élections générales. Cette deuxième guerre est plus complexe en raison de la diversification des acteurs. Le RCD a implosé depuis lors en trois factions : le RCD-Goma, le RCD-ML (mouvement de libération de Mbusa Nyamwisi) et le RCD-N (national, de Roger Lumbala). Quelques mois après la création du RCD, un autre mouvement composé d’anciens mobutistes naît dans la province de l’Équateur. Il s’agit du Mouvement pour la libération du Congo (MLC), dirigé par Jean-Pierre Bemba, qui devient très vite un des principaux acteurs de la crise. À ces groupes, s’ajoutent notamment les Maï Maï, combattants « traditionnels » tour à tour alliés ou opposés aux autres factions, notamment au gouvernement de Kinshasa.
13Appuyés par le Rwanda et le Burundi, les rebelles du RCD conquièrent facilement les régions d’Uvira, Bukavu et Goma et lancent dès le 5 août 1998 l’assaut sur Kisangani, la troisième ville du pays. Ceux du MLC soutenus par l’Ouganda conquièrent de leur côté une partie de la province orientale et celle de l’Équateur. Il a fallu l’intervention des troupes du Tchad, de la Namibie, et surtout de l’Angola et du Zimbabwe, qui finissent d’internationaliser le conflit, pour que la contre-attaque des forces loyalistes permette de sécuriser Kinshasa et arrête la progression des troupes rebelles dans l’est. Le Congo est alors entré dans une situation de partition de fait : la province orientale, les provinces de l’Équateur, du Maniema, du Sud-Kivu et du Nord-Kivu, représentant environ la moitié du pays, tombent sous la domination des mouvements rebelles.
14Le Congo a fait cependant d’énormes progrès depuis lors. Le dialogue intercongolais soutenu notamment par l’Afrique du Sud dès 2002 a abouti à la signature d’une série d’accords de paix, au lancement d’une transition connue sous la formule de 4 + 1 (le président Kabila et 4 viceprésidents représentant les principaux mouvements opposés au pouvoir) et l’organisation d’élections générales en 2006. La situation s’est beaucoup améliorée même si le processus de paix a été parsemée d’embûches, comme nous le verrons plus bas.
L’Afrique de l’Ouest et l’effet domino : du Liberia à la Côte d’Ivoire
15L’Afrique de l’Ouest représente la seconde zone de régionalisation des conflits. Elle implique presque autant de pays que la région des Grands Lacs et son épicentre s’est successivement déplacé d’un pays à un autre pour se fixer à partir de 2002 en Côte d’Ivoire.
16La crise ivoirienne plonge clairement ses racines dans les stratégies des politiciens investisseurs avec les luttes internes déclenchées pour la succession du premier président, Félix Houphouët-Boigny, mort en 1993. Mais elle n’est pas sans lien avec une dynamique régionale et des interférences externes engagées dès 1989 au Liberia, lorsque Charles Taylor y a fomenté la révolte contre le régime de Samuel Doe. Depuis lors, « les voisins du Liberia avaient progressivement été entraînés les uns après les autres dans ce qui est apparu comme un véritable arc de crise guinéen21 ». C’est essentiellement l’appui de Charles Taylor (parvenu au pouvoir en 1997, mais chassé en 2003, puis arrêté et extradé en 2005 à la Cour pénale internationale pour répondre des crimes commis en Sierra Leone) qui a aidé le Front révolutionnaire uni dirigé par Foday Sankoh (mort en 2003) à déstabiliser la Sierra Leone en 1991. C’est également Charles Taylor que l’on pense être à l’origine de la formation en septembre 2000 du Rassemblement des forces démocratiques de Guinée (Conakry) qui lance des attaques destinées à renverser le régime de Lansana Conté.
17Le débordement de cette crise régionale vers la Côte d’Ivoire a été facilité par les dynamiques internes découlant de la féroce lutte de succession qui s’est engagée à la disparition du président Houphouët-Boigny en 1993. Pour augmenter son stock de ressources politiques et prendre le pouvoir, Henri Konan Bédié, ancien président de l’assemblée nationale, crée et manipule l’idée de « l’ivoirité » et fait des différences régionales et ethnoreligieuses le principal enjeu politique afin d’exclure de la course au pouvoir l’ancien premier ministre Alassane Ouattara, un musulman du nord du pays. Cette instrumentalisation a fini par créer un sentiment d’exclusion chez les populations du nord musulman. Ainsi,
[d] u côté des gens du Nord, elle mit en cause leur origine, ou plutôt, quelque chose qui la rendrait flottante ou incertaine et propre à faire d’eux des citoyens de seconde zone, ce que l’appartenance de beaucoup d’entre eux à la religion musulmane semblait pouvoir conforter. Du côté des gens de l’Ouest, elle contesta non pas le bien-fondé de leur origine, mais plutôt leur aspiration à occuper les hautes fonctions de l’État, au motif que leurs traditions ne les y auraient pas préparés22.
18Après le coup d’État qui l’a porté au pouvoir en 1999, le général Gueï critique dans un premier temps la politique d’ivoirité qui, selon lui, était à l’origine du climat de xénophobie qui régnait dans le pays. Il promet alors de « balayer la maison » et de remettre le pays en ordre en le dotant d’une nouvelle constitution et en organisant de nouvelles élections qui n’excluent personne23. Mais comme son prédécesseur, il cède vite au goût du pouvoir et entreprend aussi d’instrumentaliser l’idée de l’ivoirité à des fins politiques. Il exclut de la course au pouvoir certains des principaux candidats, à l’exception de Laurent Gbagbo, portant les tensions communautaires à leur paroxysme. Face à la perspective d’une défaite et en dépit de toutes les manœuvres frauduleuses qui ont entouré le scrutin, le général Guéi décide de forcer le destin en dissolvant la commission électorale et en s’autoproclamant vainqueur des élections. L’appel à l’insurrection lancé par Laurent Gbagbo est alors suivi d’une mobilisation populaire réprimée dans le sang. Des combats à l’arme lourde opposent les partisans de Laurent Gbagbo à ceux du général Guéi qui finit par fuir la capitale.
19Le changement de pouvoir n’allait cependant pas empêcher la Côte d’Ivoire de continuer à sombrer dans la crise, car le processus électoral tronqué a jeté un doute sur la légitimité du nouveau pouvoir. Élu avec « seulement un peu plus de 15 % des suffrages exprimés », la légitimité de Laurent Gbagbo était toute relative24. Si l’on ajoute l’exclusion des principales forces politiques du pays du jeu et le modèle de gouvernance néopatrimoniale mis en place par Gbagbo, il était clair qu’il ne pouvait espérer gouverner le pays dans la tranquillité. Dès le 26 octobre 2000, des heurts meurtriers opposèrent à Abidjan, et dans d’autres localités du pays, des partisans d’Alassane Ouattara à ceux de Laurent Gbagbo après que l’ancien premier ministre, jouant lui aussi finalement l’instrumentalisation politique des frustrations du nord musulman, eut lancé un appel aux populations pour se mobiliser contre le résultat d’une élection qualifiée d’illégitime. Les violences généralisées qui en ont découlé ont très vite pris les allures d’un affrontement ethnoreligieux. Une rencontre tenue le 27 octobre entre le nouveau président et l’opposant Ouattara avait cependant ramené le calme dans l’ensemble du pays sans que la tension disparaisse, nourrie par les agissements du nouveau pouvoir.
20En effet, dans la droite ligne des pratiques des chefs patrimoniaux, le président Gbagbo avait entrepris un bouleversement des équilibres ethniques dans le pays, une manœuvre qui allait « jusqu’aux limites de la xénophobie et de la volonté délibérée d’exclusion25 ». Le 30 novembre 2000, le rejet, par la Cour suprême, de la candidature de Ouattara aux législatives du 10 décembre 2000 est venu rompre le calme déjà précaire qui régnait dans le pays. Une nouvelle explosion de violences généralisées eut lieu le 4 décembre 2000, à la suite des manifestations des sympathisants du RDR à Abidjan qui protestaient contre la décision de la Cour suprême. L’état d’urgence fut décrété et plusieurs leaders du RDR furent arrêtés. Les menaces de sécession deviennent alors de plus en plus perceptibles, car « le pays se scindait plus que jamais et Kong chassait le 4 décembre son sous-préfet tandis que certains éléments d’un RDR divisé souhaitaient une sécession du Nord ivoirien, avec la création d’un État ayant Korhogo comme capitale26 ». Dans le sud du pays, les forces de l’ordre procédaient à des arrestations des ressortissants du nord du pays. La situation sociopolitique s’était grandement détériorée, d’autant que « les hiérarchies respectives des divers partis politiques comme des forces de l’ordre ne contrôlaient plus les agissements meurtriers de leurs troupes27 ». La guerre civile planait désormais au-dessus d’une Côte d’Ivoire qui semblait avoir succombé à la tentation ethnonationaliste28.
21C’est dans ce contexte qu’interviennent les évènements du 19 septembre 2002 qui marquent aussi l’internationalisation de la crise. Ce qui ressemblait au départ à une tentative de coup d’État ayant fait à Abidjan de nombreuses victimes, dont le général Guéi, se transforme alors en rébellion politiquement structurée et militairement bien armée. Le pays venait de basculer dans la guerre civile. Celle-ci s’organise, sous la bannière du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) dont les meneurs disent avoir pris les armes en vue de « prendre le pouvoir et de rétablir la concorde civile29 ». Le MPCI sera rejoint à la fin du mois de novembre par deux autres groupes armés, le Mouvement patriotique ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP).
22À défaut de bénéficier rapidement d’un soutien extérieur direct et en dépit des accusations dirigées tantôt contre la France, tantôt contre le Burkina Faso voisin, chacun de ces mouvements s’est nourri de la situation chaotique prévalant au Liberia et plus loin en Sierra Leone. Ils ont également pu compter sur la bienveillance du Burkina Faso, irrité par le traitement que subissent ses ressortissants établis en Côte d’Ivoire depuis la montée de l’ethnonationalisme à la fin des années 199030. À eux trois, ces mouvements qui ne cachent pas leur objectif de « marcher sur Abidjan31 » conquièrent la moitié nord du pays et, comme en RDC, le pays entre dans une situation de partition. Face à la déconfiture de l’armée régulière, seul l’envoi d’une force d’interposition française permet de stopper leur avancée et de geler la situation. Comme en RDC, des avancées majeures vers la paix sont à présent réalisées, mais les élections qui devraient mettre un terme à la crise sont sans cesse reportées, la dernière date retenue étant la fin du mois de février 2010.
La Corne de l’Afrique : conflits oubliés et catastrophe au Soudan
23L’hypothèse selon laquelle la fin de la bipolarité va de pair avec une intensification des conflits internes en Afrique est particulièrement vérifiée dans la Corne de l’Afrique32. Dès novembre 1991, apparaît à Djibouti un mouvement de rébellion armée, le Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie, qui lutte contre le Rassemblement pour le progrès du président Hassan Gouled Aptidon. En Éthiopie, le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) et le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), créés antérieurement à la fin de la bipolarité, avaient uni leurs forces pour renverser le président Mengistu Hailé Mariam. En Somalie, l’État avait cessé d’exister après que différentes factions armées eurent renversé la dictature de Mohamed Siyad Barré pour se battre ensuite les unes contre les autres, ce qui mena à l’effondrement de toutes les structures étatiques, à la balkanisation du pays et même à la sécession du Somaliland et du Puntland. Certains de ces conflits se sont résorbés, mais celui de la Somalie s’est transformé avec l’apparition de factions islamistes liées à Al-Qaeda et des affrontements entre ces dernières et les seigneurs de guerre soutenus par les États-Unis qui y voient un prolongement de leur croisade contre le terrorisme. Ce conflit, qui oppose maintenant différentes factions islamistes, fait encore en 2009 des centaines de morts, loin de l’attention des médias et des arènes internationales.
24C’est cependant le Soudan qui défraie la chronique, tant par la durée de l’interminable guerre qui a opposé de 1983 à 2003 l’Armée de libération des peuples du Soudan (SPLA) de John Garang aux autorités de Khartoum que par les rebondissements à la suite du déclenchement d’autres rébellions dans la partie ouest du Darfour.
25Le partage du pouvoir et des ressources constitue le principal obstacle dans ce conflit oublié, et facteurs internes et externes s’y entremêlent. Lorsqu’en 1980 la compagnie américaine Chevron découvre que la partie méridionale du Soudan regorge d’importantes réserves de pétrole, le président de l’époque, Gaafar Muhammad Al Nimeyri décide d’abroger un accord qui faisait de cette partie du pays une région encore autonome et l’intègre de force au Soudan. Dépossédées de tout contrôle sur les ressources et leurs territoires et assujetties de force à la loi islamique (charia), les populations animistes et chrétiennes du Sud-Soudan lancent dès 1983 une rébellion contre le gouvernement central sous la conduite du SPLA. Après plusieurs efforts de négociation entre le gouvernement de Khartoum et les rebelles du SPLA, sanctionnés par l’adoption d’une formule de partage du pouvoir en attendant l’organisation d’un référendum d’autodétermination au Sud-Soudan, une paix fragile s’est installée au Sud33.
26Mais parallèlement se développe une grave crise que les organisations humanitaires comme Human Rights Watch n’hésitent pas à qualifier de nettoyage ethnique34 et que les autorités américaines qualifient de génocide. En effet, dès février 2003, les efforts entrepris pour ramener la paix au Sud-Soudan ont été compliqués par l’apparition de deux rébellions armées : le Mouvement de libération du Soudan (MLS) et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE). Issus en majorité de la population musulmane non arabe, les rebelles du Darfour réclamaient notamment une meilleure distribution des ressources et une relative autonomie pour leur région qu’ils estiment marginalisée. Ils craignaient en outre que le Darfour ne soit exclu de l’accord de paix alors en cours de discussion et qui a, depuis, mis fin au conflit entre le nord et le sud du pays35. En réponse, les forces gouvernementales et les milices arabes « Djandjawids » se livrent à des exactions qui « visent principalement les communautés Zaghawas, Massalit et Fours, accusées de soutenir les rebelles en lutte contre Khartoum36 ». Les différents accords de cessez-le-feu n’ont pas mis un terme à ce conflit qui a déjà provoqué deux cent mille morts et deux millions de déplacés et de réfugiés entre 2003 et 2009.
27Ce conflit a rapidement débordé du strict cadre de la politique intérieure soudanaise. En effet, bien que le président tchadien ait été, jusqu’en 2006, celui qui a facilité le dialogue intersoudanais, ce conflit a débordé des frontières soudanaises pour contaminer le Tchad. D’origine Zaghawa, comme nombre de ses officiers qui avaient utilisé le Darfour comme base arrière avant de revenir renverser Hissène Habré en 1990, le président tchadien a subi des pressions pour arrêter les exactions auxquelles sont soumis ses « cousins » soudanais. De plus, le gouvernement tchadien ne pouvait rester inactif face aux incursions des milices arabes qui pourchassaient les populations noires à l’intérieur des frontières tchadiennes. Soupçonnant le Tchad de soutenir les rebelles du Darfour, le régime soudanais a, semble-t-il, décidé d’aider les opposants au président Idriss Debby qui, après avoir modifié la Constitution pour supprimer la limitation du nombre de mandats, s’est fait réélire en mai 2006 en pleine guerre. Idriss Debby se retrouve face à plusieurs mouvements armés, notamment le Front uni pour le changement (FUC), qui inclut des Arabes tchadiens soutenus par le Soudan, le Socle pour le changement, l’unité et la démocratie (SCUD), formé par les propres neveux du président tchadien et d’anciens officiers de sa garde et de son clan zaghawa et, enfin, le Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), formé par des nordistes. Les risques sont d’autant plus importants que l’opposition est divisée et se recompose sans cesse. Les mouvements armés disparaissent et changent continuellement de dénomination et d’alliances sur fond de parrainage du Soudan. Depuis 2008, on craint que la guerre par rebelles interposés se transforme en une guerre ouverte entre le Soudan et le Tchad. En février 2008, plusieurs fronts armés dont l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), le Rassemblement des forces pour le changement (RFC) et l’UFDD-Fondamentale partent du Soudan et portent la guerre jusque dans la capitale Ndjamena, n’échouant à renverser le président tchadien qu’en raison d’un soutien logistique apporté par les forces françaises au gouvernement en place. Dès le mois de mai 2008, le Tchad réplique, soutenant une chevauchée des rebelles soudanais du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) qui traversent tout le Darfour pour aller porter la guerre à Umdurman, aux portes de la capitale Khartoum37. Ni l’inculpation du président soudanais par la Cour pénale internationale, ni l’envoi d’une mission des Nations Unies et de l’Union Africaine au Darfour (la MINUAD, qui remplace la mission africaine au Darfour ou AMIS) ne semblent avoir contribué à ramener la paix dans et entre les deux pays.
Les évolutions récentes des crises africaines
28L’analyse de l’évolution des conflits sur le continent africain laisse apparaître des configurations contrastées, car les sorties de crise coexistent avec les guerres oubliées qui perdurent depuis de longues années. De nombreux autres pays sont dans une situation transitoire, les initiatives de retour à la paix étant actuellement en cours de mise en œuvre sans que l’on puisse préjuger de leur issue.
Des avancées notables ces dernières années
29Au registre des sorties de crise réussies, trois cas sont à retenir. La résolution du conflit ayant opposé l’Éthiopie et l’Érythrée pour le contrôle de la zone frontalière de Badme est l’un de ces cas. Les affrontements ont débuté au mois de mai 1998 lorsque, à la suite d’un incident qui avait coûté la vie à un Érythréen, l’armée de ce pays a envahi cette zone contestée par les deux pays38. L’Éthiopie, qui accusait l’Érythrée d’avoir envahi une partie de son territoire, demandait que les zones de Badme, Tsorona, Bada et Alitena lui soient restituées. Malgré les déclarations du président érythréen Issaias Afeworki et du premier ministre éthiopien Meles Zenawi, qui au départ affirmaient « vouloir résoudre pacifiquement le conflit territorial par la négociation39 », les escarmouches de Badme se sont finalement transformées en une guerre ouverte de grande ampleur entre l’Éthiopie et l’Érythrée qui a fait près de 100 000 morts. Mais, chose suffisamment rare pour être soulignée, des médiations africaines dirigées notamment par le président algérien Abdel Aziz Bouteflika, alors président en exercice de l’OUA, ont permis de résoudre la crise grâce à un accord de paix signé en décembre 200040. Les deux parties ont accepté de soumettre le litige à la Cour internationale de Justice de La Haye. Celle-ci a rendu un verdict favorable à l’Érythrée, mais qui est contesté par l’Éthiopie. Sans que cette contestation conduise à un retour à la guerre, de réelles tensions persistent, ce qui a amené la prolongation de la Mission des Nations Unies en Éthiopie et en Érythrée (MINUE). L’acceptation finale de ce verdict constitue un test pour la pérennité de la paix.
30Le deuxième cas positif à souligner concerne l’Angola, un pays où, sous la férule de Jonas Savimbi, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA) a entretenu une guerre civile contre le parti au pouvoir, le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) depuis l’indépendance en 1975. Plusieurs accords de paix ont été signés en 1989, en 1994 et en 1999. Des élections soutenues par les Nations Unies, comme au Mozambique, ont été organisées en 1992. Mais l’Angola est toujours retombée dans la guerre, J. Savimbi rompant la trêve à chaque fois. Depuis sa mort en février 2002, les combats ont cessé et l’UNITA s’est transformée en parti politique. La stabilisation de l’Angola est particulièrement importante compte tenu de son statut de puissance régionale, des ramifications extérieures de la rébellion angolaise, notamment en RDC, et de l’interventionnisme de l’armée angolaise qui a démontré sa capacité de projection et d’altération de la donne politique à l’échelle régionale. L’Angola est déjà intervenue aux côtés de Denis Sassou Ngesso à la fin des années 1990 pour précipiter la fin du régime en place et l’aider à prendre le pouvoir au Congo-Brazzaville. Elle l’a fait aussi en RDC en 1998 pour empêcher l’effondrement du régime de Laurent Désiré Kabila après l’éclatement de la seconde guerre du Congo et pour contrer l’appui de l’Ouganda et du Rwanda aux rebelles. Ces interventions lui ont permis d’avoir des régimes alliés dans ces deux pays. Le retour à la paix dans ce pays pourrait avoir des répercussions pacificatrices dans la région.
31Le troisième cas est le Sud-Soudan, un des conflits les plus longs d’Afrique, qui est en passe de résolution depuis le lancement des négociations entre le gouvernement islamiste et la rébellion sudiste de John Garang. Les discussions ont longtemps achoppé sur le problème de la séparation de la religion et de l’État, la décentralisation et le partage du pouvoir et des richesses pétrolières. La signature en juillet 2002 du protocole de Machakos entre le gouvernement et les rebelles a constitué une première lueur d’espoir pour le processus de paix au Soudan. D’après cet accord, entériné par l’accord de paix de Nairobi signé le 9 janvier 2005, la guerre civile entre le Sud et le Nord est terminée. Les revenus du pétrole devraient être partagés à parts égales entre Khartoum et les régions autonomes du Sud pendant une période transitoire de six ans. La fin de cette période devrait être couronnée par l’organisation d’un référendum d’autodétermination de ces régions en 2010. Pour ce qui est du partage du pouvoir, après le refus du régime soudanais d’accepter le principe de présidence tournante, le SPLA a obtenu un poste de vice-président et surtout une autonomie totale en ce qui concerne la gestion du Sud. Avec la disparition accidentelle de John Garang en juillet 2005, c’est le commandant en second du mouvement, Salva Kir, qui occupe le poste de vice-président du Soudan et de président du Sud-Soudan. Le SPLA a obtenu aussi des concessions en ce qui a trait au droit de nommer les gouvernements régionaux dans les provinces du Sud, et à la répartition des postes ministériels et administratifs, notamment à la défense, aux finances, à l’intérieur, aux affaires étrangères et à l’énergie41.
Des tentatives de sortie de crise plus difficiles
32À côté des cas plutôt réussis ci-dessus, des évolutions ont été observées entre 2005 et 2009 dans deux des conflits majeurs du continent, le troisième (Soudan-Darfour-Tchad) restant encore très préoccupant.
33Il y a d’abord la Côte d’Ivoire, qui a été, jusqu’en 2007, l’archétype même de l’impuissance des élites locales, des institutions régionales, des gouvernements africains et des Nations Unies à faire face au conflit. À l’éclatement de la crise, ce sont d’abord les pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui, après avoir obtenu un accord de cessez-le-feu, ont tenté sans succès de parvenir à un accord de paix. C’est finalement en France que seront signés les accords de Linas-Marcoussis le 24 janvier 2003. Ces accords prévoyaient notamment la formation d’un gouvernement de réconciliation comprenant toutes les forces militaires et politiques. Le programme du gouvernement consistait notamment à réformer le code de la nationalité, à travailler à un nouveau régime électoral, à statuer sur les conditions d’éligibilité du président de la République, à réformer le régime foncier et à désarmer les combattants42. Trois ans après la signature des accords, le pays se trouve dans une impasse totale après le limogeage en mai 2004 par le président Gbagbo de plusieurs ministres, dont Guillaume Soro, le chef politique du principal mouvement rebelle, le MPCI. Ce dernier a récusé leur destitution tout en demandant aux ministres de sa formation de rejoindre leur fief de Bouaké et en exigeant le départ de Laurent Gbagbo. Cet épisode a été précipité par le rapport accablant de l’ONU sur la sanglante répression de la marche organisée par l’opposition en mars 2004. Ce n’est là qu’un épisode dans la liste des crises successives et des ratés qui ont émaillé une transition qui aurait dû se terminer en octobre 2005 par la tenue d’élections générales. En juin 2006, aucun des objectifs fondamentaux assignés à la transition n’a encore été atteint. Les rebelles refusaient de désarmer, craignant d’être à la merci d’un président, il est vrai, imprévisible. Les ethnonationalistes de leur côté ne semblaient pas pressés de résoudre les deux questions de l’ivoirité et de l’éligibilité qui sont à la base du conflit, même si, à la suite d’une médiation du président sud-africain Thabo Mbeki, le principe de l’éligibilité d’Alassane Ouattara a finalement été accepté. La Côte d’Ivoire n’était pas à l’abri d’une reprise de la guerre comme en témoigne l’attaque rebelle sur la localité de Gohitafla, suivie de représailles aériennes de l’armée régulière, qui ont causé la mort d’une vingtaine de soldats des deux camps43. La situation restait extrêmement incertaine en dépit de la mise en place d’un comité de suivi des accords de Marcoussis44, du déploiement de la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire (MINUCI) à la suite de la résolution 1479 du 13 mai 200345, remplacée par l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) aux termes de la résolution 1528 du 27 février 2004. Cette opération est placée depuis le mois d’avril 2006 sous la supervision du général béninois Fernand Marcel Amoussou46. Les élections prévues au plus tard en octobre 2006 ont été à nouveau reportées et, manifestement, aucune sortie de crise n’était en vue.
34Face à l’échec des accords précédents, les parties ivoiriennes recoururent à la médiation d’un « facilitateur », le président ivoirien Blaise Compaoré, et signent en mars 2007 les Accords de Ouagadougou impliquant les parties en conflit, notamment les rebelles des Forces nouvelles, le gouvernement et les partis politiques. Ces accords prévoyaient la constitution d’un gouvernement d’union dirigé par le chef rebelle Laurent Guillaume Soro, la disparition de la zone de démarcation entre le Nord et le Sud en vue de l’unification du pays, la création d’un centre de commandement intégré réunissant les forces des deux camps et le recensement de la population en vue des élections. Depuis, trois autres accords ont été conclus, mais la Côte d’Ivoire est maintenant un pays réunifié. Les élections sont prévues finalement en février 2010 et constitueront un test crucial pour la paix.
35Il y a ensuite la République démocratique du Congo. Le processus de paix relancé depuis la prise de pouvoir de Joseph Kabila en janvier 2001 a fait d’importants progrès, mais reste précaire en raison de la complexité de la situation et de l’ampleur des défis assignés à la transition. Ce processus a débuté en avril 1999 avec plusieurs initiatives successives, notamment la nomination par le Secrétaire général de l’ONU de l’ancien premier ministre sénégalais Moustapha Niasse à titre d’envoyé spécial pour la RDC, la signature d’un premier accord de cessez-le-feu, sans le Rwanda et ses alliés, à Syrte en Libye et la tenue d’un dialogue national à Rome sous les auspices de la communauté de Sant’Egidio en Italie. Une étape importante est franchie au mois de juillet 1999 quand les chefs d’État de la RDC, de la Namibie, du Zimbabwe et le ministre de la Défense de l’Angola, d’une part, et les chefs d’État du Rwanda et de l’Ouganda, d’autre part, signent l’accord de cessez-le-feu de Lusaka. Bien que les représentants des rebelles du RCD, du RCD-ML et du MLC n’aient pas été signataires de cet accord, celui-ci s’est avéré un tournant dans la suite du conflit. En effet, malgré plusieurs violations, des affrontements entre rebelles, et même des combats entre les forces rwandaises et ougandaises à Kisangani au mois d’août 1999, l’accord de Lusaka est resté le cadre dans lequel les différentes factions se sont intégrées. Parallèlement à ces initiatives, le Conseil de Sécurité de l’ONU a adopté, le 30 novembre 1999, la résolution 1279 en vertu de laquelle le personnel déployé conformément aux résolutions 1258 et 1273 prend le titre de Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo (MONUC) pour un mandat dont le terme a été initialement fixé au 1er mars 2000. La MONUC a été sans cesse renforcée et compte plus de 18 000 hommes en 2009.
36La situation est cependant restée bloquée jusqu’à l’assassinat de Laurent Désiré Kabila en janvier 2001 et son remplacement par son fils Joseph Kabila. Il a fallu attendre une année pour que le dialogue intercongolais soit lancé à Sun City en Afrique du Sud en février 2002. C’est le point de départ de la signature d’une série d’accords séparés entre la RDC et ses voisins ainsi qu’entre les factions congolaises et le gouvernement de la RDC. L’accord de Pretoria du 30 juillet 2002, conclu entre la RDC et le Rwanda, prévoit le calendrier de retrait des troupes rwandaises et demande au gouvernement congolais de neutraliser les ex-Forces armées rwandaises et les milices interahamwe qui attaquent le Rwanda. L’accord de Luanda, signé le 6 septembre 2002 entre la RDC et l’Ouganda, annonce le retrait des troupes ougandaises et la pacification de l’Ituri, en proie à des violences intercommunautaires et névralgiques pour la sécurité de l’Ouganda. Avec la signature de ces accords par les principaux chefs de la rébellion, la voie était ouverte pour des accords intercongolais. Le 17 décembre 2002, les principaux acteurs du conflit congolais signent à Pretoria « l’accord global et inclusif sur la transition ». Un « mémorandum additionnel sur l’armée et la sécurité » est signé le 6 mars 2003. Le 1er avril 2003, les différentes parties adoptent la Constitution de la période de transition fixée à 24 mois et, le 2 avril, ils signent à Sun City (Afrique du Sud) l’acte final du dialogue intercongolais. La Constitution est promulguée le 4 avril et, dès le 30 juin 2003, le gouvernement de transition est formé47 pour une période d’environ deux ans.
37La transition repose sur trois grandes formules48. D’abord, la mise en place d’une direction politique collégiale (présidence, gouvernement, Assemblée nationale et Sénat), animée par les partisans de Kabila, ceux de l’opposition non armée et les rebelles du MLC, du RCD et des Maï Maï. En vertu de cette collégialité, « l’espace présidentiel » est occupé par le président Kabila secondé par quatre vice-présidents issus du MLC, du RCD, de l’opposition et de la mouvance présidentielle. Chaque viceprésident dirige une commission regroupant des départements ministériels relevant de sa compétence. La transition repose ensuite sur la création de plusieurs institutions d’appui à la transition dont le rôle est d’agir en toute indépendance dans des domaines considérés comme cruciaux à la réussite de la transition et de la réconciliation49. La transition repose enfin sur la résolution de la question de la sécurité, notamment la formation d’une armée, d’une administration et d’une police nationales réunifiées, composées de toutes les parties.
38Au regard de ces objectifs et compte tenu de la complexité de la situation congolaise, on mesure les risques qui pèsent sur une transition dans laquelle la dimension politique et le besoin de consensus mènent à l’impunité des acteurs et donc à l’irresponsabilité, chaque acteur individuel ne répondant qu’à sa structure d’appartenance et les structures peinant à contrôler leurs membres. C’est ce que démontre la dissidence de soldats banyamulenge qui ont brièvement pris la ville de Bukavu aux forces gouvernementales à la fin de mai 2004 tout en disant reconnaître les institutions de la transition50. C’est ce que démontrent aussi la tentative de coup d’État pro-mobutiste de mars 2004 et celle de juin 2004 menée par un officier de la garde présidentielle51.
39Les élections prévues pour la fin 2005 ont été reportées en juillet 2006. La mise en œuvre du programme de la transition a accusé un retard considérable52, mais les élections ont fini par se tenir en juillet 2006. La victoire de Joseph Kabila a été violemment contestée sans mener à une remise en cause de la paix dans l’immédiat. Mais en 2008, des combats en plein cœur de la capitale entre les forces gouvernementales et les partisans de l’ancien chef rebelle Jean-Pierre Bemba qui refusaient d’être désarmés risquèrent de faire retomber le pays dans la guerre. Les risques étaient d’autant plus grands que dans l’est du pays, la rébellion fomentée par le général Laurent Nkunda, un Tutsi congolais, gagnait en intensité. Les rebelles parvenaient même à prendre le contrôle de territoires importants tandis que la situation humanitaire se dégradait sous l’effet de leurs exactions ainsi que de celles des troupes gouvernementales et de nombreuses milices.
40Toutefois, en 2009, la situation du Congo n’a jamais été aussi calme depuis la première guerre de 1996. Deux évènements ont contribué de manière décisive à cette accalmie : l’arrestation en mai 2008 de Jean-Pierre Bemba par la Cour pénale internationale, qui le poursuit pour les crimes commis par ses hommes en République centrafricaine en 2002-2003 ; et l’arrestation en janvier 2009 du général Laurent Nkunda suivi du démantèlement de son Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) par le Rwanda qui le soutenait jusqu’alors. Cette dernière action est particulièrement importante et marque le début d’un réchauffement salutaire des relations entre le Rwanda et la RDC. Les deux pays ont même mené une opération militaire conjointe pour déloger les anciens génocidaires rwandais regroupés au sein des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda. Ces rebelles qualifiés de « forces négatives » sont, depuis 1994, une des principales sources de problèmes entre les deux pays. Pour la première fois par ailleurs, les présidents Paul Kagamé et Joseph Kabila se sont rencontrés pour un sommet bilatéral en août 2009 à Goma dans l’est de la RDC.
41Dans l’Afrique contemporaine, les conflits armés constituent un des enjeux politiques majeurs parce que, combinés aux autres défis de la gouvernance, ils menacent la stabilité et empêchent le développement. Ils sont devenus, loin devant les conflits interétatiques, des conflits politiques autour du contrôle du pouvoir et des ressources qui lui sont attachées. Ils sont essentiellement les reflets de plusieurs facteurs que subsume la notion de néopatrimonialisme, notamment les crises de gouvernance politique ou de légitimité et les crises de gouvernance économique.
42Dans ces conditions, deux types de politiques complémentaires constituent actuellement des voies vers la reconstruction du continent. D’une part, afin que l’accès au pouvoir et aux ressources étatiques soit possible sans recours à la guerre, les politiques de démocratisation visant l’institutionnalisation de formules légitimes de conquête et d’exercice du pouvoir sont devenues centrales depuis le début des années 1990. D’autre part, pour éviter que les fragmentations identitaires, les nationalismes transétatiques et les rivalités entre États ne débouchent sur des conflits et afin de poser les bases du développement, des politiques d’intégration sont mises en œuvre depuis le début du nouveau millénaire. C’est à ces politiques de reconstruction que nous nous intéressons dans la troisième partie de ce livre.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend partiellement, avec l’autorisation de l’éditeur, le texte de Patrice Émery Bakong et Mamoudou Gazibo, « Les nouveaux conflits d’Afrique subsaharienne », dans Jocelyn Coulon (dir.), Le guide du maintien de la paix 2005, Montréal, Athéna Éditions, 2004, p. 99-124.
2 Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
3 Notamment ceux de l’ancien président Georges Bush père qui utilisait ce vieux concept des relations internationales au sens premier pour marquer l’arrivée d’une nouvelle ère mondiale de paix et de stabilité.
4 DFID, FCOL, MOD, The Causes of Conflict in Sub-Saharan Africa, document de travail, octobre 2001.
5 Zaki Laïdi, L’ordre mondial relâché : sens et puissance après la guerre froide, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1992.
6 Human Security Centre, Human Security Report 2005, New York/Oxford, Oxford University Press, p. 8.
7 Le Centre sur la sécurité humaine parle d’anocratie pour caractériser ces situations de transition qui sont floues et qui sont plus conflictuelles. Voir Human Security Report 2005, New York/Oxford, Oxford University Press, p. 151.
8 Steven David, « Internal War: Causes and Cures », World Politics, vol. 49, no 4, 1997, p. 552-576.
9 Victor-Yves Ghebaly, « Les guerres civiles de la post-bipolarité : nouveaux acteurs et nouveaux objectifs », Relations internationales, no 105, printemps 2001.
10 Human Security Centre, Human Security Report 2005, p. 32.
11 Tom Porteus, « L’évolution des conflits en Afrique subsaharienne », Politique étrangère, 2/2003, printemps 2003.
12 Roland Marchal, « Liberia, Sierra Leone, Guinée : une guerre sans frontières ? », Introduction au thème « Liberia, Sierra Leone, Guinée : la régionalisation de la guerre », Politique africaine, no 88, décembre 2002, p. 6.
13 Peter Wallensteen et Margareta Sollenberg, « Armed Conflict, 1989-2000 », Journal of Peace Research, no 38, septembre 2001, p. 632.
14 Mamoudou Gazibo et Béatrice Kankindi font le point, chaque année, des conflits en Afrique. Voir Gérard Hervouet et Michel Fortmann (dir.), Conflits dans le monde.
15 Extrait du « Joint Evaluation on Emergency Assistance to Rwanda : la crise rwandaise de 1990 à 1994 », rapport de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat de Belgique sur les événements du Rwanda, tiré du site www. reseauvoltaire.net/article8194.html, page consultée le 14 mai 2004.
16 Mobutu a toujours brandi le spectre de l’affrontement ethnique et de l’éclatement de l’État chaque fois que son pouvoir était menacé. Voir Géraldine Faes, « Zaïre. L’implosion », Jeune Afrique, no 1700, 5-11 août 1993, p. 21-22.
17 Edgar O’Ballance, The Congo-Zaïre Experience, 1960-98, Londres, Macmillan Press, 2000, p. 145-146.
18 Frédéric Fritscher, « M. Kabila bannit toute activité politique en République démocratique du Congo », Le Monde, 28 mai 1997, p. 4.
19 G. De Villers et J. -C. Willame, République démocratique du Congo. Chronique politique d’un entre-deux-guerres. Octobre 1996-juillet 1998, Cahiers africains, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 73.
20 Frédéric Fritscher, « Une partie de l’opposition rejette le gouvernement formé par M. Kabila », Le Monde, 26 mai 1997, p. 2.
21 Vincent Foucher et Jean-Hervé Jézéquel, « Conflits d’Afrique subsaharienne. La reconnexion ? », dans Albert Legault, Michel Fortmann et Gérard Hervouet (dir.), Les conflits dans le monde 2003. Rapport annuel sur les conflits internationaux, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 125.
22 Jean-Pierre Dozon, « La Côte d’Ivoire au péril de l’“ivoirité” », Afrique contemporaine, no 193, janvier-mars 2000, p. 20.
23 Thomas J. Bassett, « Dangerous Poursuits : Hunter Associations (Donzo Ton) and National Politics in Côte d’Ivoire », Africa, vol. 73, no 1, p. 20.
24 Alban Alexandre Coulibaly, Le système politique ivoirien. De la colonie à la IIe République, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 107.
25 François Gaulme, « Côte d’Ivoire : la logique des urnes et celle de la violence », Afrique contemporaine, no 196, 2001, p. 103.
26 Ibid., p. 108.
27 Ibid.
28 Voir « La tentation ethnonationaliste », dossier spécial de Politique africaine, no78, juin 2000.
29 Interview parue dans Le Courrier international, no 637, 16-22 janvier 2003, p. 37.
30 Richard Banégas et Bruno Losch, « La Côte d’Ivoire au bord de l’implosion », Politique africaine, no 87, octobre 2002, p. 144.
31 Ibid.
32 Pour comprendre l’impact de la fin de la Guerre froide sur l’instabilité dans cette région, lire Roland Marchal, « Conflits et recomposition régionale dans la Corne de l’Afrique », Études internationales, 22 juin 1991, p. 307-321.
33 Pour les différents rounds de négociation n’incluant pas l’accord final de 2005, lire Axel de Waal, « Une perspective de paix pour le Soudan en 2002 ? », Politique africaine, no 85, mars 2002, p. 93-107.
34 www.rfi.fr/actufr/articles/053/article_27963.asp, page consultée le 20 mai 2004.
35 Le Monde, samedi 10 avril 2004, p. 32.
36 wwwrfi.fr/actufr/articles/053/article_27963.asp, page consultée le 20 mai 2004.
37 Mamoudou Gazibo et Béatrice Kankindi, « L’Afrique subsaharienne : des dynamiques encourageantes malgré les crises », dans Michel Fortmann et Gérard Hervouet (dir.), Conflits dans le monde 2008, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 205-210.
38 Jean-Louis Peninou, « Guerre absurde entre l’Éthiopie et l’Érythrée », Le Monde diplomatique, juillet 1998, p. 15.
39 Frédéric Fitscher, « L’Éthiopie et l’Érythrée sont proches de la guerre », Le Monde, 5 juin 1998, p. 4.
40 Monique Mas, « Éthiopie : Guerre froide », www.rfi.fr/actufr/articles/045/article_25830.asp, page consultée le 20 mai 2004.
41 Gérard Prunier, « Paix introuvable au Soudan », Le Monde diplomatique, décembre 2002.
42 www.rfi. fr/actufr/articles/037/article_19551.asp, page consultée le 20 mai 2004.
43 www.rfi. fr/actufr/articles/054/article_28607.asp, page consultée le 11 juin 2004.
44 Établi à Abidjan, le comité comprend le représentant de l’Union européenne, le représentant de la Commission de l’Union africaine, le représentant du secrétariat exécutif de la CEDEAO, le représentant spécial du Secrétaire général qui coordonnera les organismes des Nations Unies, le représentant de l’Organisation internationale de la Francophonie, les représentants du FMI et de la Banque mondiale, un représentant des pays du G8 et le représentant de la France. Voir www.rfi.fr/actufr/articles/037/article_19551.asp, page consultée le 20 mai 2004.
45 Voir le site de la MINUCI sur www.un.org/french/peace/peace/cu_mission/minuci/facts.html, page consultée le 20 mai 2004.
46 Voir le site de l’ONUCI sur www.un.org/french/peace/peace/cu_mission/onuci/facts.html, page consultée le 12 mai 2006.
47 Pour un point de vue complet de l’ensemble des documents adoptés durant le dialogue intercongolais, voir www.geocities. com/bureaupolitiquefsd/pretoria. Html, page consultée le 21 mai 2004.
48 Voir le texte de l’Accord global et inclusif et l’annexe 1 sur la répartition des responsabilités, www.geocities. com/bureaupolitiquefsd/signature. Html, page consultée le 21 mai 2004.
49 Il s’agit de la Commission électorale indépendante, de la Commission vérité et réconciliation, de la Commission de l’éthique et de la lutte contre la corruption, de la Haute Autorité des médias, de l’Observatoire national des droits de l’homme. Voir le chapitre 2 de la Constitution de la transition du 4 avril 2003, www. geocities.com/bureau-politiquefsd/projet_constitution_6_3_03.html, page consultée le 21 mai 2004.
50 www.rfi.fr/actufr/articles/054/article_28466.asp, page consultée le 11 juin 2004.
51 www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-368398,0.html, page consultée le 11 juin 2004.
52 C’est ce qui ressort des rapports des différents ateliers consacrés aux institutions d’appui à la démocratie à l’issue du Séminaire international sur la gestion de la transition en RDC organisé par l’Agence internationale de la francophonie du 26 au 28 avril 2004 à Kinshasa.
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