10. Lettre à Erle Stanley Gardner1
p. 243-249
Texte intégral
1Hôpital St-Jean-de-Dieu
1er juillet 1956.
2Mr. Erle Stanley Gardner,
c/o Original Pocket Book Edition,
New York City,
U.S.A.
3Très cher Erle Stanley Gardner,
4Je suis un surréaliste automatiste de Montréal, et je suis détenu politique dans un hôpital placé sous la juridiction du Torquemada bleuâtre (i.e. Sir Maurice Lenoblet Duplessis). J’ai abdiqué depuis longtemps les espoirs capitalistes et ne chercherai donc jamais à les imiter. J’ai trente ans et suis demeuré célibataire. Je ne suis pas homosexuel, ne l’ai jamais été et ne désire certainement pas l’être. Je n’ai aucun goût particulier pour l’ascétisme, quoique je ne me sois pas masturbé une seule fois depuis que je suis forcé de vivre en captivité.
5Pour moi, l’homme le plus lucide du 20e siècle n’est pas Winston Churchill ou Dwight Eisenhower, il est André Breton.
6Durant quelques années, j’ai été un attentif lecteur de vos livres. C’est pourquoi je me tourne vers vous aujourd’hui.
7J’ai toujours admiré les méthodes franches de Perry Mason, et je crois avoir dans mon jeu présentement à l’extérieur une couple de Della Street. Je ne vois cependant aucun réel Jackson, aucun réel Paul Drake. J’ai eu à subir les tortures de maints Traggs et Holcombes.
8Voici un schème de quelques événements qui ont précédé ma venue ici il y a un mois :
- Je suis devenu réellement amnésique en 1953, et ceci est le résultat médiat du suicide de ma première maîtresse (une magnifique actrice aux cheveux roux, Muriel Guilbault) et de l’effort titanesque que je me suis imposé pour venger sa mémoire bafouée (j’ai rédigé en 1952 un livre à sa gloire, Beauté baroque).
- Dans le noir horrible de l’amnésie, je fus secouru principalement par deux copains (Georges Ouvrard et Gaston Lapointe). Cependant, comme je voulais vivre pleinement cette expérience (pourtant atroce) d’amnésie, je n’enquêtai pas à fond sur les causes de cette tragédie personnelle et décidai plutôt de prendre quelques notes et de recourir à ma propre puissance de déduction.
- L’expérience d’amnésie fut épouvantablement pénible. Je finis par sortir graduellement du brouillard et rédigeai (de peine et de misère et sans pouvoir réussir à le compléter définitivement) un livre intitulé Ni ho ni bât. Je croyais que Muriel Guilbault était encore en vie. (Avant le début de cette expérience psychique j’avais lu Michel Carrouges et Gabriel Delanne.)
- Après une sorte de « révélation » grandiose où me fut expliqué que le monde avait été créé par fissiparité et la souffrance découverte par accident, je fus mené à la Prison de Bordeaux puis à l’hôpital St-Jean-de-Dieu.
- Je restai ici cinq mois. Je choisis de recourir au silence car j’avais des amis subversifs. Je fus battu, on m’imposa le supplice de l’insulinothérapie. Et puis, je fus relâché à la suite d’une brève évasion. Mon médecin fut congédié de l’hôpital.
- Je restai six mois dans l’hébétude et dans la stupidité psychothérapeutique. Finalement, j’entrepris de traduire et d’adapter pour la radio treize contes de Ray Bradbury. Après quelques tergiversations explicables, le marché fut bâclé avec CBF. Je conserve toute ma gratitude à Bradbury.
- Alors j’avais donc un salaire hebdomadaire de $ 125. Cependant j’éprouvai beaucoup de difficulté à me faire payer (à cause surtout d’un Académicien empaillé) et ceci me poussa à l’action.
- Un de mes amis (le peintre Goguen) me contraignit presque à louer son atelier. Je le louai, et m’en portai bien. Cependant j’eus l’opportunité de sous-louer un excellent appartement rue Burnside et je profitai de cette chance.
- Comme je voulais remettre mon « atelier Goguen » à un jeune couple de mes amis (le couple Huet-Ouvrard), et comme j’avais besoin d’échapper à la surveillance de ma mère et de ma tante, je décidai d’aller prendre un repas à la Hutte Suisse (ceci se passait en mai 1956). Or, là, j’eus à faire face à plusieurs filles de table (waitresses). Je n’avais pas bu une goutte d’alcool, j’étais convenablement vêtu, je me présentai poliment, et pourtant on refusa de me servir à manger. Je protestai, demandai à voir le gérant... rien n’y fit : une serveuse (qui s’identifia par la suite comme Carmen Bégin) m’avertit que je ne serais pas servi en ce lieu. Pourquoi ? C’est alors que je me souvins de Perry Mason. J’essayai de téléphoner pour obtenir des témoins impartiaux ; peine perdue. Je sortis donc de la Hutte Suisse... mais pour aller chercher un représentant de la loi. Un agent de la circulation, que je connaissais de vue depuis assez longtemps, était justement sur le trottoir devant le restaurant (bière & vin) ; je lui demandai de pénétrer à l’intérieur du restaurant avec moi. Devant lui, la présumée Carmen Bégin finit par dire : « Je ne suis pas obligée de le servir, il est fou » (en parlant de moi, va sans dire)... Après avoir constaté que l’agent ne bronchait pas devant l’injure injuste qui m’était faite, et à la suite d’un avertissement suffisant de ma part, je giflai la fille de table.
- Tout ceci se passait devant une très belle femme aux yeux bleus (bleu Waterman). L’agent de la circulation se rua sur moi et me donna quelques coups, à ma grande stupéfaction. Je pivotai sur mes talons de souliers et me dirigeai en gambadant assez vivement vers une porte (la troisième entrée de la Hutte Suisse, celle du milieu) que je savais fermée à clé en permanence. D’un léger coup d’épaule je m’assurai qu’il n’y avait pas moyen d’en sortir et je fis face encore à l’agent sus-mentionné qui me donna quelques autres coups (tous assez légers). Je rendis une couple de légers coups à l’agent et lui dis : « Vous voyez que je suis parfaitement calme et raisonnable. Cessez de me frapper, sans quoi je vais être obligé de me défendre à ma force. » Alors l’agent fit un geste d’apaisement et siffla (sans doute pour faire venir de l’aide). Je retournai m’asseoir exactement à l’endroit où j’avais essuyé le premier refus et demandai de nouveau à être servi (je me trouvais assis dans un compartiment voisin de la femme aux yeux bleu Waterman et face à elle). Bientôt trois autres policiers firent irruption dans le restaurant et m’entourèrent agressivement. On me fit monter seul dans la voiture policière tandis que (je le suppose) l’on récoltait les témoignages à l’intérieur du restaurant. Une plainte fut certainement déposée contre moi, car je fus détenu quelques heures au gros poste de police de la rue Gosford. Dans la soirée je fus relâché sous cautionnement (grâce à Claude Lavery et à ma mère).
- Le transfert de l’atelier Goguen échoua, que je sache, à cause de mon arrestation. Les deux jeunes gens m’y attendirent inutilement, et je dus moi-même les attendre ensuite aussi inutilement.
- Ont suivi divers événements cocasses ou mystérieux pour moi : j’obtins la collaboration d’un avocat bien connu de Montréal, Salluste Lavery (j’ai maintenant en réserve un deuxième avocat, Théodore Lespérance). Je plaidai non-coupable moi-même à la barre. J’expulsai de chez ma mère mon psychothérapeute. Je fis une ultime tentative, extravagante, pour être payé. J’assistai aux répétitions (inquiétantes) de mes scripts Bradbury. J’expérimentai « follement » avec des miroirs et du verre. Je prouvai mon hétérosexualité une fois de plus (qui fut peut-être une fois de trop pour quelques-uns). Je défiai Sid Caesar par téléphone. Mon frère Pierre vint me relancer chez moi et me frappa d’un coup de pied (alors que j’étais nu-bas). Et puis, alors que je mangeais chez ma mère et qu’elle était en face de moi et alors que ma tante était derrière moi, d’épouvantables impulsions cruelles (semblant venir à la fois du dehors et du dedans de moi) agirent dans ma cervelle ; je résistai de toutes mes forces, puis dus y céder partiellement : d’un seul coup bref j’arrachai une poignée de cheveux à ma mère.
- On me laissa seul chez ma mère (où je possède toujours ma chambre). Je m’y barricadai sommairement, et arrachai toutes les tentures et tous les rideaux de la maison (de telle sorte qu’on pût voir facilement de l’extérieur que je n’allais pas tenter de me suicider). Je lançai du troisième étage quatre pots de fleurs sur une terrasse dépeuplée ; ceci pourtant, après avoir crié un avertissement adéquat. Des policiers vinrent m’arrêter à mon domicile — arbitrairement, il me semble. J’eus cependant ma « sortie Jean Gabin » (cf. Le Jour se lève). On me mena à la Prison de Bordeaux où, cette fois, j’entrai la pissette à l’air et la camisole de force autour des bras. J’avais été torturé toute la nuit précédente. Mon second séjour à la Prison fut beaucoup plus doux que le premier. Enfin, ce fut l’Hôpital St-Jean-de-Dieu à nouveau ; je m’y suis fait inscrire comme « moniste » et comme « polygame libertaire ».
- Vive la Liberté !
- Indices :
9Clytemnestre — Égisthe — Oreste — Polynice — Créon Robert Daguerre. Claude Raymond. Bruno Cormier. Léo-Paul Ferron. Rodolphe de Repentigny. Gaillard Borduas. Paul Vinette. Ruby Mallen. Martin Gauvreau. Rémi-Paul Forgues.
10What can you do for me?
11Yours truly,
12Claude Gauvreau
13635 Burnside St.,
14apt. 5,
15Montreal
16Canada.
Notes de bas de page
1 Dactylographie, 4 f, avec la mention «copie», mais portant la signature de Claude Gauvreau, Saint-Jean-de-Dieu, dossier Claude Gauvreau.
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Mœurs, coutumes et religion des sauvages de l’Amérique septentrionale
Nicolas Perrot Pierre Berthiaume (éd.)
2004