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3. Lettre à la rédaction du Haut-Parleur

p. 234-238


Texte intégral

1Saint-Hilaire, 6 août 1953

2M. Guy Gagnon,

3Rédacteur en chef

4Le Haut-Parleur

5Montréal, Qué.

6Mon cher Gagnon,

7Vous trouverez, ci-inclus, le texte qui avait été composé pour « La Revue des Arts et des Lettres ».

8Le texte a été rédigé durant mon expérience psychique ; à un moment, cependant, où la transe commençait à perdre de son acuité. Il serait peut-être bon de le mentionner.

9Le texte a été conçu en fonction de l’audition. Cela est important et devrait être indiqué.

10J’espère très profondément que Le Haut-Parleur pourra imprimer cet écrit qui n’est pas banal du tout et qui est unique dans ma production.

11« Les fous qui n’en sont pas » a été composé au mois de mai.

12Amicalement,

13Claude GAUVREAU

14« Les fous qui n’en sont pas»

15À mon humble avis de métaphysicien amateur, l’existence de la folie serait la preuve formelle de l’inexistence de Dieu.

16Manifestons cependant une souplesse moins discutable... Enfermons le mystère dans un dilemme allègrement sadique : ou bien les fous ne sont pas des fous, ou bien Dieu n’est pas infiniment puissant, ou bien Dieu n’est pas infiniment généreux, ou bien Dieu n’est qu’une création illusoire de l’organisme humain.

17De prime abord — et à la réflexion non moins — la réalité de l’idiot de naissance ne m’apparaît strictement pas compatible avec la réalité d’une bonté universelle et d’un déterminisme absolu.

18Pour ne vexer ou n’humilier personne, je préfère conséquemment me convaincre que les fous ne sont pas réellement des fous, et que la notion péjorative de la folie est une notion naïve.

19Ainsi, le croyant — qu’il soit catholique, ou chrétien, ou panthéiste, ou occultiste — est parfaitement libre de croire que Salvador Dali ou le Père Lacouture sont des manifestations choisies du spirituel, des signalisations extraordinaires de l’autre monde.

20L’incroyant, lui, peut émettre l’opinion, sans pour cela être lapidé, que les productions (inouïes et uniques) des prétendus fous sont des bienfaits, aussi valables que n’importe quels autres, de la complète relativité cosmique.

21À cet élargissement de la tolérance, tout le monde y gagne. Tout le monde, sauf les matérialistes vulgaires, qui se cristallisent dans la glorification terne des limites définies.

22Néanmoins, reconnaissons que le vocable « fou », depuis les époques innombrables où l’on s’en sert, a connu des usages qu’il serait déplorable de voir tous se perdre. Le qualificatif de « fou » a eu pour utilité, chez les Égyptiens comme chez les Albigeois, chez les Ottomans, comme chez les Boschimans, de terroriser, de stimuler, d’assagir.

23Un Boschiman qui n’a pas les fesses assez grasses est un fou ; un canadien-français qui est insuffisamment imberbe est un fou. Aucune différence : l’hypocrisie est la même.

24Je propose donc, pour le plus grand dépit d’Érostrate, que la notion de « folie » soit maintenue ; et puisque la banalité et la monotonie sont toutes deux les ennemies malicieuses de la joie humaine, je propose que le terme « folie » serve désormais à désigner le banal et le monotone.

25L’improductif, l’immovible dans la sclérose : voilà le mieux et l’horrible !

26Raspoutine est-il un fou ? Alfred Jarry est-il un fou ? André Breton est-il un fou ? Antonin Artaud est-il un fou ? Isadora Duncan est-elle un fou ? Sir William Crookes est-il un fou ? Henry Miller est-il un fou ? Guido Molinari est-il un fou ? Sigmund Freud est-il un fou ? Jean-Paul Sartre est-il une folle ?

27Si la résignation geignarde et l’humilité bestiale sont les ennemies du genre humain, tous ces hommes et cette femme sont des génies de révolte qui nous consolent de la sécheresse amoureuse...

28Au début du présent siècle, Alfred Jarry, l’inventeur d’Ubu et du Surmâle, écrivit une description de la montée du calvaire : cependant, la description avait de spécial que Jésus-Christ effectuait la pénible ascension en bicyclette.

29Halte ! Je vois d’ici une armée d’indignés qui se dressent, une armée de prétentieux défenseurs d’un Dieu tout-puissant !

30Du calme, je vous prie... Jarry n’a jamais voulu insulter le Christ, j’en suis sûr. Et d’ailleurs, la notion de blasphème, pour Jarry, était une notion certainement très périmée.

31Alors, pourquoi le poète a-t-il fait pédaler le Christ sur le mont Sinaï ?

32L’auditeur apprendra sans doute avec intérêt que Jarry lui-même — avant de mourir prématurément pour l’amour de ses convictions — s’enfermait fréquemment dans ses appartements et que, pendant des heures, généralement à l’abri des regards indiscrets, il pratiquait le cyclisme de course à travers les meubles.

33Jarry idolâtrait son vélo. En faisant enfourcher au Christ sa propre bicyclette, Jarry, nature timide et douloureuse, tentait de faire comprendre, aux plus incompréhensifs de ses compatriotes, que le papa d’Ubu était un peu lui-même un prophète... Le Sauveur du Monde n’est-il pas à la disposition de tous ceux qui ont besoin de lui ?

34Quelle différence vitale édifierait-on entre saint Jean de la Croix et saint Alfred Jarry ?

35En 1953, à Montréal, j’ai vu de mes propres yeux Guido Molinari, poète et peintre canadien, se rendre coupable du même héroïsme. Fréquemment, ce jeune Cyrano endosse une redingote fabuleuse et magnifiquement ridicule ; puis, ayant grimpé simiesquement sur une haute table, il y découvre une chaise naine ; enfin, assis sur la chaise, tout juste appropriée à la stature d’un enfant d’un an, Molinari lit, devant un auditoire inégal, des poèmes mélancoliques et tendres, qu’il a écrits.

36Que veut Molinari ? Molinari est-il un fou ?

37Non. Tout simplement : Guido (ou Guidon) est un prophète magnanime de la liberté.

38Il veut et désire — comme tous les artistes authentiques de notre pays — que la province de Québec ne soit plus une caricature de monastère Spartiate ! Il veut et désire que tous les cervaux inventifs, chez nous, puissent œuvrer dans un climat chaleureux et réceptif.

39Comme Raspoutine, mystique, espion de l’Allemagne, organisateur de partouzes, hypnotiste de grande classe et corrupteur du tzarisme ; comme Arthur Cravan, poète français et boxeur poids-lourd britannique ; comme Éluard, littérateur surréaliste et faux homme politique Molinari est un prophète de la liberté et de la fertilité mentale.

40Et moi-même, amnésique partiel et temporaire, est-ce que je suis un fou ? Je ne crois pas...

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