2. Lettre à André Goulet1
p. 225-234
Texte intégral
1Cambridge, 26 juillet 1950
2Mon cher André
3C’est de Boston (ou presque) que ma voix écrite te parvient actuellement.
4Je suis à Cambridge (banlieue de Boston, séparée de cette ville par la Rivière Charles qui n’est pas large) depuis jeudi dernier.
5C’est mon ami Denis Noiseux qui m’a transporté ici. J’habite chez Denis, et je suis parfaitement à mon aise.
6Sincèrement, je n’ai pas hâte que cette visite s’achève.
7J’ai farfouillé dans tous les coins de Boston et de Cambridge. Déjà, je connais mieux la place que Denis (qui travaille au M.I.T. constamment, toute la journée).
8Je fourre mon nez partout.
9Aucun point d’intérêt (de quelque domaine2 que ce soit) ne me laisse indifférent.
10Actuellement, mon intérêt est surtout centré autour de deux axes : le Museum of Fine Arts de Boston (qui, de plus en plus, semble inépuisable de merveilles) et la discothèque du M.I.T. (où le choix est vaste et, les appareils excellents).
11La discothécaire du M.I.T. est une charmante jeune femme, qui commence à m’entrer dans la peau mordicus.
12Goddam ! Je donnerais cher (en moelle3 épinière4) pour me rouler avec elle dans quelque lieu dodu.
13Hélas ! Le temps est court ! — et mon portefeuille, peu vaste !
14A Cambridge même, il y a plusieurs excellents musées : entr’autres, le Fogg Museum (où il faudra que je retourne, et où jusqu’ici j’ai pu délirer devant de nombreux chefs-d’œuvre du 13e siècle, devant les débris du 12e siècle de Moutier-Saint-Jean5, devant un fort Tintoret, devant Botticelli et Tiepolo et Fra Angelico6 et Martini et Canaletto et Courbet, sans compter un Cézanne et un Lautrec).
15Au Museum of Fine Arts de Boston, le choix est inépuisable. Des milliers d’objets particuliers, précieux, uniques représentent presque toutes les phases de la pensée humaine.
16J’y suis retourné plusieurs jours, mais mon enquête approfondie n’est encore que partielle.
17Il me faudra retourner pour soupeser minutieusement les Égyptiens (qui y ont de très nombreux objets qui m’impressionnent déjà fortement), et les Chinois, et les Japonais, etc., etc. (sans compter de très nombreux produits d’autres courant orientaux).
18Pour ne m’en tenir qu’à la peinture (qui n’est qu’une fraction du Musée, je puis te dire que, jusqu’ici, j’ai pu passablement approfondir ce qui suit :
19Les fresques tirées d’Audignicourt (12e siècle), qui sont certainement les objets les plus stupéfiants, les plus singuliers et les plus émouvants qu’on puisse voir dans ce Musée — (incomparable7 ! !)
20Les fresques italiennes religieuses des 15e et 16e siècles (cinq de Paolo Leppo, mais surtout une d’un disciple de Pietro Perugino, une de Matteo da Gualdo et une de Fiorenzo di Lorenzo).
21Dix tapisseries flamandes du 16e siècle (ce n’est pas de la merde, mais pas de la même trempe quand même — art ostentateur, luxueux, chargé, habile, art de cour).
22Plusieurs sculptures (sur pierre, sur bois) tirées des églises de France du moyen-âge8 (le Gothique français est merveilleux — je me rappelle en ce moment d’un buste inouï de Sainte Barbara. Etc.)
23Deux panneaux extraordinaires de l’École de Florence (xve siècle) — anonymes.
24Un « Saint Pierre » et un « Saint Paul » attribués à Andrea Vanni.
25Peintures de toutes les origines, de tous les styles, de toutes les familles spirituelles (Allemagne, Aragon, Venise, Valence, Florence, Espagne, Byzance, Cologne, Franconie, etc., etc.).
26Objets de toutes sortes, de toutes dimensions.
27Multitudes de primitifs universels.
28Plus près de nous : 41 eaux-fortes (prodigieuses, renversantes) de Rembrandt.
29Des lithographies de Goya, Delacroix, Daumier, Géricault.
30Groupés ensemble : 37 solides et âpres gravures de Daumier — Une salle pleine de Millet (30 dessins, etc.).
31Ailleurs, autre salle : 26 huiles de Millet. (Millet est un très bon peintre.)
32Des huiles (des études) de Géricault absolument splendides !
33Un tout petit Goya, un des plus beaux tableaux que j’aie vu de ma vie. (Plus loin, de grands Goya, conventionnels, moches, sans passion.)
34Un petit Bruegel9 (un vrai).
3520 gravures italiennes de bonne tenue à côté d’un magnifique sketch10 à l’huile de Delacroix, quelques travaux honnêtes de Daubigny (il n’est pas si mal le père). Fantin-Latour, Diaz, Couture (même lui, par moments), T. Rousseau.
36Les travaux américains contemporains ont été choisis suprêmement merdeux (à une exception près : un splendide Florine11 Stettheimer).
37Les travaux américains contemporains plus anciens ne sont pas beaucoup plus forts (sauf d’honnêtes objets de Mary Cassatt, Whistler, Louis E[i]lshem[i]us, qui ne sont quand même pas renversants.)
38Dans une salle d’exécrables Anglais, une lumière : un Turner prodigieux (un peu plus loin, un autre Turner, moins formidable, plus ancien, mais bon).
39À proximité : 10 très beaux Corot (sur 13), six Constable qui se tiennent, deux Bonnington agréables.
40Par là : deux formidables Monticelli (ce Monticelli, si peu connu, est certes un des plus grands artistes de tous les temps).
41Et — déjà — deux forts pastels de Degas.
42Quelques Boudin, sobres et solides, comme d’habitude.
43Un autre très bon sketch à l’huile de Delacroix.
44Enfin, dans de grandes salles : un très grand Véronèse. Moche. Un plus petit Véronèse — plus sympathique. Un Titien très grand — pas émouvant.
45Un Ribera (détaillé non sans puissance ; à première vue, il m’a laissé indifférent).
46Quelques El Greco qui me laissent perplexes (je réserve mon jugement. Il y a un petit quelque chose qui ne va pas dans ses peintures. Elles n’ont pas la force, la franchise et l’abondance que j’ai constatées dans des photographies de tableaux d’El Greco).
47Un tableau sorti des ateliers de Velasquez, assez joli (il y a d’autres tableaux attribués à Velasquez lui-même, fort douteux ; l’un d’eux n’est pas mauvais, mais je doute qu’il soit de Velasquez).
48De plusieurs Rubens, un est incontestablement faux (je n’ai jamais vu pareil frigidaire), quelques-uns sont moyens, un paysage est tout à fait formidable et deux esquisses sont très fortes.
49Là-bas, une esquisse de Tiepolo très forte (ce Tiepolo est un maître).
50Dans une autre salle, un tout petit Rembrandt, très beau. Dans cette salle-ci, le Rembrandt. (L’un est de lui : très beau. Les autres, je ne sais pas... Un n’est pas méchant, mais il est terriblement abîmé par le vernis).
51De deux Franz12 Hals, l’un est très beau.
52Guardi et Canale présentent des travaux propres.
53Dans la salle du 18e français : 2 splendides natures mortes13 de Chardin.
54Et puis, l’un des travaux qui m’ont le plus frappé de toute la bâtisse ; un merveilleux Watteau, inouï de finesse, de précision, d’audace et d’agilité.
55Plus loin, à côté de notre excellent Géricault, voici 3 formidables Daumier, absolument éberluants — des huiles, cette fois.
56Et puis, deux tableaux plus grands, de Delacroix. Très bon.
57Poussin assez décevant.
58De l’ouvrage propre de Claude Lorrain et Louis Le Nain.
59Il y a Courbet représenté là par trois œuvres bonnes.
60Mais la salle en question est dominée par un maître fantastique : Edouard Manet (oui, Manet, que je n’aurais jamais cru si fort !).
61Un bon self-portrait de Millet figure là aussi.
62Ainsi que deux honnêtes Daubigny.
63Nous arrivons finalement à quatre maîtres entre lesquels il y a peu à choisir au point de vue supériorité.
64De ces maîtres, trois (et surtout deux) m’ont infiniment surpris.
65Nous connaissons tous Cézanne. Il est prodigieux, il est phénoménal !
66Quatre tableaux sublimes le représentent (Rien ne surpasse — et bien peu approche sa « Madame Cézanne », composition belle à brailler —).
67Mais il y a aussi : dix-sept Renoir ; je n’ai jamais vu pareille lumière. Donnez tout aux autres — mais, pour la lumière crispante, aiguë, chatoyante, Renoir est roi !
68Je suis catégorique, maintenant : aucun peintre n’est plus grand que Renoir !
69Et Manet !
70Quelle force ! Quelle force ! Il m’a renversé !
71Et Edgar Degas n’est pas moins prodigieux. — Enfin je prends contact avec ce peintre célèbre !
72Je ne le connaissais pas jusqu’à ce jour !
73Dans ces alentours-là (sans compter les autres précités14) il y a 12 Degas dont une sculpture).
74Chapeau bas ! Degas est un très grand maître.
75A côté de Degas, Cézanne, Renoir, Manet, quelques impressionnistes, Claude Monet, Sisley, Camille Pissarro, apparaissent plutôt vagues — Pourtant ce ne sont pas des merdeux.
76Il y a aussi deux Matisse — des bons ! et un Bonnard, très fort. Deux Lautrec donnent une impression de grande solidité plastique.
77Peintures très sensibles.
78Trois Van Gogh très connus (« Maison à Auvers15 », « La berceuse », « Le facteur Rollin16 ») sont là aussi (l’encadrement gêne un peu les Van Gogh toutefois).
79Dans cet entourage, Gauguin (4 tableaux) apparaît relativement plus faible (un au moins est très beau : une nature morte).
80À proximité : des « fruits » de Courbet ; voilà enfin une œuvre qui lui fait totalement honneur. Un chef-d’œuvre !
81Il y a aussi, très charmant, un petit « Lac de Genève » du douanier17 Rousseau.
82Pour compléter le décor : un splendide pastel de Redon.
83Une nature morte de Derain, bonne.
84Et tout cela n’est qu’une partie — même dans la section de la peinture !
85Combien de vieux noms ai-je escamotés !
86C’est à s’en rouler par terre : Manet — Cézanne — Degas — Renoir — Watteau — Turner — Goya — Daumier — Monticelli — Audignicourt — ouille ! !
87Les jours prochains je reluquerai à fond les extraordinaires Égyptiens (que j’ai peu18 vus jusqu’ici).
88Sans oublier la tonne d’objets chinois et les tapisseries japonaises.
89Et tout, et tout.
90Car c’est loin d’être tout.
91Il y a jusqu’à des auberges et des chapelles et des salons de reconstitués dans ce Musée.
92Et il me reste le Musée Fogg, plein lui aussi de merveilles.
93Bien sûr, la merde a aussi sa part (fort secondaire, toutefois, disons-le bien vite).
94Puvis de Chavannes (ou Pubis de Chamelle, comme tu voudras), c’est de la belle couillonnerie ! Et Sargent19 donc !—
95Mais surtout, mon cher André, ne va pas t’imaginer que je passe ma vie dans les endroits respectables ! Surtout pas.
96Mon humour noir a besoin de diverses nourritures.
97Il y a des bars — qui ont tous la télévision.
98Il y a le burlesque (ici : le Casino Burlesk, dans le Central Boston).
99Il n’y a pas de cinéma (ou burlesque) ce n’est que de la comédie avec des strip-teases.
100Cette semaine, j’y ai vu Louise Lamarr (« the fastest thing in burlesk » et c’est vrai) se brasser sauvagement la pelote à l’air (je dis bien : à l’air) devant un auditoire réceptif.
101Elle est formidable !
102Elle n’arrête pas !
103Elle a les cheveux roux (teints — car en d’autres endroits ( ?) — elle n’est certainement pas rousse).
104Le show au complet comprend huit strip-teases (par cinq danseuses différentes).
105J’ai bien rigolé.
106Une des choses les plus rigolotes cependant et les plus stupéfiantes est le numéro d’un fantastique bonimenteur qui vient (avant le spectacle et durant l’intermission) essayer de vendre de la camelote insignifiante.
107Ce bonimenteur, qui improvise sans faille et sans nuance d’hésitation, est jeune, posé, il a une belle voix riche, il parle un anglais impeccable, il a un sang-froid et une aisance et une persuasion réelle impossibles à démonter.
108Sa camelote minable et insignifiante, il la vend (partiellement) par un des mensonges les plus éhontés et les plus effrontés et les plus habiles et les plus aisés qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie.
109Il persuade l’auditoire (un peu blasé maintenant, forcément) que ce qu’il vend, contient de la pornographie la plus osée qu’on puisse imaginer — ce qui est totalement faux, évidemment.
110À l’entendre parler (et il parle clairement), ce ne serait que partouzes et fornications en images. Et il n’en est rien — moins que rien.
111Il parle de scènes de copulation (au radium) devant apparaître à la noirceur, sur la photographie — et c’est totalement faux.
112(J’en ai personnellement fait l’expérience — non sans un certain scepticisme, car peu de gens achetaient la chose, ce qui était bien suspect en regard de telles promesses).
113Il prétend aussi que ses paquets de bonbons contiennent des cadeaux formidables (offerts gratuitement par Pepsi-cola20, etc.) et tout cela avec une maîtrise, un sang-froid, une vraisemblance tout à fait fantastiques.
114C’est un psychologue et un fin orateur extraordinaire.
115J’en suis encore tout ébahi.
116Voilà le vrai bonimenteur classique, légendaire — dont la présence dans l’existence m’apparaissait impossible.
117Salutations à André.
118Je suis ici jusqu’au 10 août, environ.
119Claude
120Mon adresse :
121Claude Gauvreau
122c/o Denis Noiseux
12365 Dana St apt. 4
124Cambridge
125Mass. U.S.A.
Notes de bas de page
1 « Deux lettres de Claude Gauvreau », Hobo-Québec, mai-août 1976, p. 36-38. Les deux lettres sont précédées du liminaire suivant : « De son vivant, Claude Gauvreau a écrit un nombre considérable de lettres. Je crois que leur publication éventuelle aidera à mieux situer le personnage un peu mythique qu'il est devenu. Nous publions deux de ces lettres adressées à André Goulet à une époque où Claude Gauvreau n'avait pas encore été secoué par les nombreuses crises que nous savons. » Nous donnons ici la première de ces deux lettres. Les mêmes lettres, avec une troisième non datée, ont paru sous le titre Trois Lettres (Éditions d'Orphée, 1991, p. 3-24). Le texte de Hobo-Québec diffère de celui de Trois Lettres. Nous signalons les écarts.
2 Hobo-Québec : « semaine ».
3 Trois Lettres : « moëlle ».
4 Hobo-Québec : « épiniaire ».
5 Hobo-Québec et Trois Lettres : « Montier-Saint-Jean ».
6 Hobo-Québec : « Fra Angelies ».
7 Trois Lettres : « (Incomparable ! !) »
8 Trois Lettres : « Moyen-Age ».
9 Trois Lettres : « Brueghel ».
10 Trois Lettres : « dessin ».
11 Trois Lettres : « Floride ».
12 Trois Lettres : « Frans ».
13 Trois Lettres : « 3 splendides natures mortes ».
14 Hobo-Québec : « précipités ».
15 Trots Lettres : « la Maison à Auvers ».
16 Hobo-Québec : « Roullin ».
17 Trois Lettres : « Douanier Rousseau ».
18 Trois Lettres : « un peu vus ».
19 Trois Lettres : « Sargant ».
20 Trois Lettres : « Pepsi-Cola ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mœurs, coutumes et religion des sauvages de l’Amérique septentrionale
Nicolas Perrot Pierre Berthiaume (éd.)
2004