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1. L’automatisme, les Rebelles et Rémi-Paul Forgues

p. 219-225


Texte intégral

« Tel père, tel fils »
(Dicton populaire)

1Pauvre Rémi-Paul ! Pauvre gourde sentimentale !

2On m’a dit que Rémi-Paul Forgues regrettait déjà son impulsive diatribe (publiée dans Le Canada du 13 avril).

3Je comprends. Aucun de mes amis n’est plus réputé que Rémi-Paul Forgues pour la facilité avec laquelle il devient dupe de mécanismes inconscients totalement subjectifs et intégralement incontrôlés.

4À son âge, pourtant, il semble que la répétition fréquente et tellement oiseuse de pareils phénomènes devrait le rendre méfiant sur la validité des impulsions en cause.

5Pourtant Rémi-Paul, innocemment, comme si les enseignements de l’expérience personnelle n’avaient aucune prise sur lui, continue de subir passivement ces courants ténébreux et il continue de projeter sur tous et chacun les malaises passagers de ses petits dépits subjectifs. Ensuite il regrette, bien sûr. Mais pourquoi ne pas regretter avant plutôt qu’après ? L’hérédité peut-être2...

6Donc, Rémi-Paul a lancé sa flèche empoisonnée : il s’est déchargé, par transfert, de quelque incommodité indéfinie... Et présentement je suis sûr qu’il se fabrique du sang de cochon et qu’il est à s’édifier quelque épouvantable complexe de culpabilité...

7Alors j’interviens. J’interviens pour sauver mon ami Forgues du sort pénible qui déjà l’étreint — j’interviens pour lui administrer la volée qu’il mérite, et lui éviter ainsi l’obligation effarante d’avoir à se punir lui-même indéfiniment...

8Pour que cette cure amicale soit efficace, il faut qu’elle ait lieu dans les règles... Je ferai donc comme si Rémi-Paul pensait réellement ce qu’il a écrit, comme s’il était convaincu réellement de toutes les inepties et de toutes les inexactitudes et de toutes les injustices qu’il a colportées et répandues le 13 avril, et, par le simple mécanisme naturel du rétablissement des faits, je lui administrerai quelques ecchymoses du fessier aptes à lui remémorer quelque temps les nécessités du contrôle de soi et de la lucidité introspective.

9Ainsi, Rémi-Paul Forgues a voulu faire l’imbécile. Parce que mon frère, Pierre Gauvreau, s’était mis dans la tète de fonder un clan des Saintes Nitouches, voilà que Forgues (tout guilleret) se trouve soudainement saisi d’une fièvre d’émulation... !

10Voilà que tout à coup Barbeau est un paresseux, Mousseau est un mauvais peintre, les automatistes sont une bande de crétins aveuglés ! Il leur faut la lumière, la voix des prophètes, le dévouement des nounous !

11Au fait, pourquoi dans la nomenclature ne trouve-t-on nulle part mon nom ? Car c’est bien contre mes convictions personnelles que le feu verbal était dirigé. N’est-ce pas ?

12Examinons posément les faits.

13La déclaration de mon frère Pierre, je ne pourrai pas m’y attarder aujourd’hui. L’analyse interne de son texte en a fait ressortir une tonne de contradictions et d’inexactitudes qui le privent de toute gravité. Qu’on me fournisse l’espace et je m’engage à réaliser par le détail la destruction flagrante et définitive de ce texte...

14D’ici là, je m’en tiendrai donc aux énoncés flamboyants du jeune Forgues.

15Le comportement de Rémi-Paul est d’autant plus stupéfiant et injustifiable que, depuis quelques mois, il m’a rendu (de son propre chef) plusieurs fois visite. En pleine amitié, je lui avais fait prendre connaissance de plusieurs textes théoriques nouveaux où mes conceptions esthétiques, philosophiques et sociales étaient largement énoncées. Il était donc en mesure d’apprécier combien ses flèches acrimonieuses visaient des cibles imaginaires et combien, en cas d’inexactitude, ces flèches boueuses comptaient porter atteinte à des cibles mûries et limpides.

16Lors des différends avec Pierre Gauvreau, le poète Forgues s’était proclamé totalement neutre.

17Il n’a fallu qu’une minime vexation d’amour-propre, d’ailleurs involontaire, pour lui faire découvrir en son âme une vocation de propagandiste de la passivité.

18Rémi-Paul fait le caméléon. Un caméléon pas toujours conséquent, d’ailleurs. Dans son ardeur à refléter ce que Pierre Gauvreau avait écrit, le jeune poète commet parfois des bévues et il lui arrive de mimétiser les mauvaises feuilles. Ainsi, l’une de ses envolées lyriques les plus florissantes aboutit en l’apothéose de l’idée du « sens critique » : or, le droit au sens critique était l’une des réclamations centrales de la proclamation des Rebelles. La déclaration de Pierre Gauvreau, elle, proclame (contradictoirement, il est vrai) que le « jugement objectif » est impossible.

19D’ailleurs, il est franchement comique d’entendre ce bon Rémi-Paul parler de sens critique et juger péremptoirement les travaux plastiques d’artistes adultes et basanés par les luttes. Qui donc ne sait pas que le jeune poète n’a toujours pu juger des œuvres qu’en se basant sur leur aspect le plus extérieur : est bon ce qui a l’air le plus « moderne », est mauvais ce qui a l’air le plus « ancien ». Voyons, Rémi-Paul, ne te souviens-tu pas des jugements capricieux que tu as portés récemment sur la production de Pat Ewen ?

20On nous3 reproche l’INTENTION RÉVOLUTIONNAIRE.

21Il est vrai que nous ne sommes pas de ceux résignés à subir. Nos réflexes sadiques d’êtres sains nous interdisent de nous lasser asphyxier par ce qui pourrait nous pourrir ou nous stigmatiser. Ce sont là des réflexes, ni plus, ni moins. Où trouve-t-on l’arbitraire dans l’obligation de répondre à des réflexes spontanés ?

22Où peut être l’arbitaire sinon dans l’INTENTION (l’intention étant le souci de posséder ou d’éviter une fin par des moyens volontaires) ?

23Quels sont ceux qui spéculent sur les conséquences" ? Sont-ce nous ou est-ce le clan infime des Saintes Nitouches de Pierre Gauvreau ?

24« Ne faites pas ceci, parce que votre acte pourrait profiter à une institution bourgeoise. » Qui se permet ces spéculations sur les conséquences ? Qui se permet ces préoccupations intentionnelles ?

25Qui nous reproche de ne pas refouler nos réflexes naturels par des spéculations intentionnelles ? Qui ?

26Nos préoccupations à nous n’ont toujours été que d’obéir le plus rigoureusement possible à tous nos besoins, sadiques ou autres. (Sens actuel de sadisme : besoin passionnel de transformer les objets extérieurs dont la configuration présente est une gêne et une distraction.)

27Exemple de comportement dynamique non intentionnel : le camouflage intéressé des peintres De Tonnancour et Cosgrove en artistes « modernes » nous révolte et paralyse nos mouvements — nous guillotinons ces bonzes ! Et advienne que pourra !

28L’organisation-éclair de l’Exposition des Rebelles n’aurait pas été possible dans un autre cycle que celui du dynamisme sadique.

29Fichtre ! On peut parler de « perte du dynamisme » au sein du « groupe automatiste » ! ! Où sont les vivants et où sont les moribonds ? Sont-ils chez ceux que mille piqûres de maringouins laissent passifs et qui ont tout juste l’énergie de dire « à quoi bon ? » — ou bien chez ceux que cette détérioration physique met hors d’eux-mêmes et qui éprouvent empiriquement le besoin irrésistible de changer d’état ?

30Notre position politique est connue, nous ne l’avons jamais cachée : tout acte intéressé et calculateur est mort-né ; un mieux-être collectif ne pourra venir que de nécessités sadiques spontanées.

31Cette conviction ne nous interdit pas l’effort de prendre conscience de ce qui a eu lieu et de ce qui a lieu. Cet effort est pour nous un besoin élémentaire et automatique de l’intelligence. Nous n’acceptons pour cet effort aucune censure — ni de Rémi-Paul Forgues ni de Pierre Gauvreau !

32Où sont les « mots d’ordre », où sont les décalogues prohibitifs, où sont les considérations d’intention : chez ceux qui disent : « Faites ce que vous voudrez — mais nous, par sens critique à base d’expérience, nous sommes obligés d’accorder de la valeur seulement aux actes généreux, et de considérer sans valeur tous les actes intéressés » ou bien chez ceux qui clament : « Il ne faut pas toucher à telle ou telle chose... Notre angélique pureté fragile est corruptible au moindre contact hétérogène... Le bon automatiste doit faire ceci ou cela... » ?

33Nous comptons bien échapper au complexe de Calvin — cette démangeaison qui pousse les puristes incorruptibles, des tonnelles ombrées de la passivité, à censurer constamment le comportement individuel de débonnaires chercheurs actifs.

34Forgues grattouille sa lyre et il s’extasie sur « les espoirs d’une générosité sans précédent »... Quelle générosité ? Celle de l’onanisme mental ? Celle du recroquevillement égocentrique ? Celle du « confort intellectuel » ?

35Autrefois, le poète Rémi-Paul aurait voulu être signataire de Refus global. A-t-il renié cette adhésion ? Si non, qu’il relise le texte du manifeste ! Il y verra une certaine incompatibilité avec son présent parti d’oubli, d’évasion, de résignation, de veule narcissisme...

36Ce que les automatistes appellent ÊTRE RÉVOLUTIONNAIRE, c’est éprouver la nécessité d’extérioriser l’expression (sociale et artistique) de tout son être, sans restriction mentale et sans considération sentimentale à l’égard des obstacles éventuels.

37Cet état psychique n’est pas l’intention révolutionnaire, il n’est aucune intention. Il n’est surtout pas l’INTENTION RÉACTIONNAIRE — intention que les réactionnaires eux-mêmes ne peuvent manquer de deviner d’instinct, et qu’ils s’empressent de vouloir récompenser par des offres de cadeaux. N’est-ce pas, messieurs les Saintes Nitouches ?

38Quant à nous, les manifestations d’hostilité instantanée qui accueillent chacun de nos gestes nous prouvent que nous ne sommes ni des inoffensifs ni des essouflés.

39Au revoir, donc. À la prochaine exposition collective surrationnelle (ce que n’était évidemment pas l’hétérogène et inoubliable Exposition des Rebelles) !

40Quant à toi, mon bon Rémi-Paul, je pense que tes remords et la présente mise au point t’ont suffisamment châtié. Permets-moi donc de te proposer une poignée de main... ?

41Pauvre Rémi-Paul ! Pauvre gourde sentimentale !

42En toute quiétude surrationnelle.

43Claude Gauvreau

4415 avril 1950

Notes de bas de page

1 Dactylographie, 6 feuillets, Musée d’art contemporain de Montréal, fonds Paul-Émile Borduas, T. 128. « Claude Gauvreau avait réagi violemment [...] dans un texte qu’il rédigea en réponse à une lettre de Rémi-Paul Forgues publiée dans Le Canada, le 13 avril 1950 [...] Il prépara donc une réplique, tellement ad hominem qu’elle n’était pas publiable dans sa forme originale. Il la communiqua tout de même à Borduas, qui la conserva dans ses papiers » (Chronique, p. 700-702).

2 « On mesurera la cruauté de cette remarque en se souvenant de ce que Claude Gauvreau disait du père de Rémi-Paul à son correspondant Jean-Claude Dussault [...] : “Son père est un ancien frère défroqué, scrupuleux, refoulé et maladivement timide [...]. Le père défendait à ses enfants déjouer. Tout cela dans l’atmosphère de jansénisme le plus sirupeux qu’on puisse imaginer” » (Chronique, p. 702, n. 115).

3 Note de l’auteur : « “Nous”. Comme d’habitude signifie ici : moi et tous ceux (connus, inconnus ou inconnaissables) qui pourraient partager ma manière de voir et désirer se sentir solidaires de mes paroles. Tous ceux qui (à ma connaissance ou non) vibrent à des convictions parentes sont pour moi d’intimes compagnons de route et ils sont autorisés à se considérer comme d’implicites signataires de cette lettre. Je préférerais me faire tailler une main plutôt que de paraître dédaigner une sympathie désintéressée. Je ne me sens l’étranger d’aucun fraternel compagnon inconnu. »

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