Introduction
p. 7-46
Texte intégral
Il faut poser des actes d’une si complète audace, que même ceux qui les réprimeront devront admettre qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tous.
Claude Gauvreau,
La Charge de l’orignal épormyable
Vos lettres m’aident à vivre, elles me servent en quelque sorte d’oxygène.
Claude Gauvreau à Paul-Émile Borduas
1Les lettres de Claude Gauvreau à Paul-Émile Borduas, échangées entre 1948 et 1960, couvrent l’une des périodes les plus fécondes, mais aussi l’une des plus tourmentées de la vie du poète. S’il écrit beaucoup, Gauvreau n’a alors encore presque rien publié1. C’est durant ces années décisives qu’il composera Beauté baroque, Étal mixte, le livret de l’opéra Le Vampire et la nymphomane, sa « tragédie moderne » L’Asile de la pureté, La Charge de l’orignal épormyable, Le Rose Enfer des animaux, la première version de sa pièce Les Oranges sont vertes ainsi que nombre d’œuvres qui ne seront révélées que de façon posthume, à l’occasion de la publication des Œuvres créatrices complètes1.
2Claude Gauvreau vit alors dans un état permanent de précarité matérielle et d’impécuniosité. Il mène ses activités d’écriture grâce au soutien financier de sa mère et à l’apport de modestes revenus que lui procurent des collaborations irrégulières comme critique de spectacle au journal Le Haut-Parleur et quelques textes dramatiques écrits pour la radio. « Militant inconditionnel dans la grande bataille automatiste en peinture » (« Autobiographie », OCC, p. 12), il défend avec intransigeance l’égrégore automatiste contre les effets d’une lente dissolution. Ni ses démêlés avec le milieu théâtral, ni ses conflits avec la direction du Haut-Parleur et celle du Service des dramatiques de Radio-Canada, ni la publication sans cesse différée de l’ensemble de ses œuvres créatrices ne parviennent toutefois à ébranler ses convictions. Le poète, comme le reconnaîtra plus tard Jacques Ferron, s’est voué entièrement à son œuvre :
Son assurance m’impressionnait parce que je ne pouvais le moindrement me comparer à lui. Certes, j’ai fait carrière dans les lettres, mais sans jouer le grand jeu. Mes livres m’importent moins que mes enfants. Je ne suis qu’un amateur, écrivant parce que je l’ai appris comme tout le monde et sachant qu’avec un peu d’obstination et de solitude n’importe qui peut faire des livres. Si je cherche à me voir avec les yeux de Claude, je ne suis qu’un profanateur. Lui, il faisait partie d’une caste sacerdotale et peut-être n’avait-il pas le droit de gagner sa vie ? (Du fond de mon arrière-cuisine, p. 220-221)
3Cette exigence de Gauvreau à l’endroit de son travail créateur, dont le sort reste étroitement lié à la fortune de l’automatisme montréalais, donne un tour singulier à sa correspondance avec Borduas. L’absence de travaux biographiques sur Claude Gauvreau2 et la dispersion de nombreux manuscrits ont cependant laissé dans l’ombre de larges pans susceptibles d’éclairer cette relation complexe.
4En raison du rôle clé joué par l’un et l’autre au sein de l’automatisme, en raison aussi des observations précises et nuancées de Gauvreau sur l’évolution de la vie artistique montréalaise des années cinquante, cette correspondance se présente à l’évidence comme un document essentiel sur le mouvement lui-même, sur son histoire et sur ses enjeux esthétiques et idéologiques. Pour Jacques Marchand, l’intérêt des échanges épistolaires entre Gauvreau et Borduas tient aussi à la nature unique du témoignage de Gauvreau sur sa propre souffrance — son isolement moral, on le découvre à la lecture de ses lettres, est immense :
Cette correspondance Gauvreau-Borduas est très dense et j’y vois pour ma part une œuvre importante. Les lettres de Borduas à Gauvreau sont assez connues, mais on ne s’est pas encore rendu compte que celles de Gauvreau à Borduas constituent peut-être le témoignage le plus direct, le moins alambiqué, sur ses fantasmes et sur sa souffrance (Claude Gauvreau, poète et mythocrate, p. 34).
5Il est significatif que les premières lettres surviennent au cours des semaines qui suivent immédiatement la publication de Refus global. Les faits sont aujourd’hui bien attestés. Claude Gauvreau, comme plusieurs signataires du manifeste, participe alors à la défense de Borduas, suspendu de ses fonctions à l’École du meuble par le sous-ministre du Bien-être social et de la jeunesse, Gustave Poisson. Le 21 octobre 1948, Borduas est officiellement destitué de son poste, sa conduite et ses écrits étant jugés « incompatibles avec la fonction d’un professeur dans une institution d’enseignement de la province de Québec3 ».
6À l’instar des autres automatistes, Gauvreau dénonce vigoureusement, par l’entremise des journaux, l’ingérence du gouvernement de Maurice Duplessis. Il signe une lettre de protestation personnelle (« Le renvoi de M. Borduas », Le Devoir, 28 septembre 1948, p. 5) qu’il adresse à André Laurendeau, alors rédacteur en chef adjoint du journal Le Devoir ; il rassemble les témoignages d’une douzaine de diplômés de l’École du meuble qui attestent de la qualité de l’enseignement dispensé par leur ancien professeur4.
7Alors que les appuis escomptés par Borduas tardent à se manifester, les initiatives personnelles de Claude Gauvreau et des automatistes n’arrivent guère à mobiliser l’opinion publique, dont l’hostilité à l’endroit de Refus global est soutenue par la presse et le clergé. Dans l’impossibilité d’obtenir justice auprès du ministère et de la Commission du service civil, Borduas, sans ressources financières immédiates, s’isole de longs mois à Saint-Hilaire, où il se plonge dans la rédaction d’un nouveau texte provocant, qu’il intitule Projections libérantes. Ce repli volontaire de Borduas à la fin de 1948 et au début de 1949, préfigurant les années sombres qui suivent la condamnation du manifeste collectif, est le premier indice réel de la coupure profonde qui survient dans les rapports entre lui et son groupe. Au temps du généreux appel à la « responsabilité entière » que propose Refus global succède une période de durcissement idéologique, mais aussi de repli sur soi, de désillusion amère, de désarroi.
8Claude Gauvreau a décrit la réaction suscitée par la publication du manifeste automatiste, qui remet en question le pouvoir hégémonique de la science et la menace nucléaire qu’elle fait peser sur tous :
Dujour au lendemain, par la propagation du manifeste d’abord lente mais bientôt incroyablement scandaleuse en cette ère opaque du fascisme clérical duplessiste, nous, les signataires, avions cessé d’être de « sympathiques artistes un peu fous qui promettent » pour devenir les terribles automatistes. La plume est impuissante à fournir une description un tant soit peu convenable de la réprobation généralisée qui nous accueillit et fut déversée sur nous dès lors (« L’épopée automatiste vue par un cyclope », dans Écrits sur l’art, p. 59).
9Pour Borduas, en quête d’une reconnaissance qu’il n’arrive plus à trouver chez lui, les conséquences directes du « geste posé » mènent inéluctablement à la séparation des siens et au départ incertain vers New York et Paris, où il parviendra difficilement à refaire sa vie. Pour Claude Gauvreau, resté sur place5 et qui cherche à contrer l’éclatement de plus en plus prévisible du « petit noyau », ces années sont douloureusement marquées par le suicide de son amie la comédienne Muriel Guilbault et par une confrontation prolongée avec la maladie mentale.
10À la même époque, alors que le prestige de l’École de Paris commence à pâlir devant les spectaculaires réalisations de l’École de New York, de nombreux artistes montréalais expérimentent à leur tour l’art non figuratif, soutenus cette fois par un public jeune et curieux. Au cours de cette période de transition, où la réception du public vis-à-vis des nouvelles tendances artistiques qui se font jour au sein de l’avant-garde se transforme progressivement, Claude Gauvreau déploie des efforts considérables pour maintenir vivante à Montréal la flamme surrationnelle. Sa contribution comme animateur au sein du groupe à partir des « Rebelles », en 1950, pendant l’absence de Borduas (laquelle incite Jacques Ferron à reconnaître en Gauvreau l’âme véritable du mouvement6), culmine avec l’organisation en 1954, de l’exposition « La matière chante » à la galerie Antoine. Cette exposition, qui représente, comme l’écrira plus tard Gauvreau, l’ « apothéose de la vie collective » du groupe et qui consacre le « triomphe social » de l’automatisme, mène effectivement à son terme le mouvement de renouveau engagé depuis de début des années quarante par Borduas.
11Au cours de cette exposition survient toutefois entre les deux correspondants une première divergence d’opinion, à propos du rôle de la critique en art. Inquiet, en effet, de voir Borduas délaisser progressivement les préceptes de l’automatisme au profit d’une peinture en « espace » dont il adopte les principaux postulats, Gauvreau donne à leurs échanges, à partir de ce jour, un tour plus critique, engageant désormais le peintre à débattre avec lui de questions complexes dont certaines excèdent le champ de l’art. C’est d’ailleurs l’obstination inquiète de Gauvreau et l’imposition d’un rythme d’échanges que Borduas peut difficilement soutenir — sans quoi, précise-t-il, « j’y passerais ma vie » (lettre du 16 septembre 1954, Écrits II, p. 638) —, qui méritent ultimement au poète, après des périodes de silence et de réclusion liées à sa maladie, les réponses longuement mûries du peintre qui retrace son évolution depuis son départ de Saint-Hilaire, et dont la réflexion sur les notions d’identité et de nationalisme marquera l’histoire des idées au Québec.
La représentation épistolaire
12Avant de nous intéresser au rapport de Gauvreau à la lettre7, il convient de dire un mot de la relation privilégiée que Borduas entretient avec le texte épistolaire, activité qui ressortit au registre de ce qu’on appelle « la littérature de l’intime ». Depuis la publication de Écrits II, on sait que très tôt Borduas investit la lettre d’un prestige considérable — car son destin de peintre, faut-il le rappeler, se jouera précisément à « coups de lettres ». L’écriture épistolaire, qu’il perçoit comme une activité essentielle engageant la totalité du sujet, ne saurait être maniée avec désinvolture. Séduit par la « modernité » de la lettre — un genre littéraire, pour reprendre la formule proposée par Béatrice Didier, caractérisé par « le morcellement, le discontinu, l’absence d’élaboration et de composition8 » —, Borduas transforme progressivement ses lettres en une authentique expérience d’écriture de soi. Pour le peintre automatiste, les valeurs de sincérité et d’authenticité de l’expression représentent des traits essentiels de l’acte créateur. Usant du pouvoir d’autore-présentation qu’offre la lettre, il donne forme à son destin particulier, associant dès lors ses nombreux correspondants (qui souvent lui tiennent lieu de regard sur lui-même) à l’évolution de sa pensée, à l’établissement de son « être artiste ». On mesure ici la portée de l’expérience épistolaire pour ce peintre qui, confronté au difficile exercice des mots, a confié à la postérité le soin de rassembler les morceaux épars de son existence.
13Pour Gauvreau, qui est, lui aussi, très tôt sensible à la force du dispositif épistolaire, la lettre obéit en revanche à de tout autres impératifs. Inspiré sans doute par l’exemple de Kafka qui, dans un passage célèbre d’une lettre à sa fiancée Felice, compare l’épistolaire à un « commerce avec les fantômes9 », Gauvreau conçoit avec audace (à l’insu de son correspondant, mis ici en position de « revenant ») une « œuvre fantôme » pleinement achevée. Fait à noter, cette première expérience épistolaire, au statut littéraire ambigu, reste encore aujourd’hui en marge de ses Œuvres créatrices complètes. Cette singulière relation, à laquelle Gauvreau donne successivement les titres Dix-Sept Lettres à un fantôme et Lettres à Jean-Isidore Cleuffeu, 954 rue Haulau, Meusard, travaille moins, comme dans l’exemple cité de Borduas, à la « récapitulation de soi10 » qu’à ménager, en marge de l’élaboration de ses œuvres créatrices, un espace de discussion avec l’autre, où le poète pourra se mesurer à ses propres idées et faire le point11. Mais le destinataire, étonnamment, reste le grand absent de cette relation. Malgré l’adresse directe à son correspondant et un engagement qui offre toutes les garanties d’un pacte épistolaire, Gauvreau se présente en effet comme un correspondant qui n’a pas besoin d’un regard extérieur sur ce qu’il écrit, pour qui suffit l’exercice de son propre jugement. Ses textes poétiques ou dramatiques portent déjà la trace de cette constante adresse à soi. Lors de la publication des Œuvres créatrices complètes12, Pierre Nepveu soulignera avec justesse l’absence de compromission de cette œuvre qui opère une sortie de la langue commune et refuse d’engager le dialogue avec son lecteur :
L’œuvre de Claude Gauvreau a quelque chose de proprement monstrueux et c’est cela sans doute qui la rend si fascinante. Cette monstruosité, rendue plus évidente par la publication des Œuvres créatrices complètes, tient avant tout au fait que le langage de Gauvreau ne nous parle pas, qu’il ignore presque systématiquement les lois de la communication, de l’empathie et du lyrisme. [...] D’entrée de jeu, nous lecteurs sommes exclus, indésirables ; ce texte ne nous aime pas, sinon comme voyeurs. Et ce que nous voyons ressemble étrangement à un immense et déraisonné plaisir solitaire. [...] Ce langage ne s’adresse à personne ; il jouit de lui-même, il prolifère à l’infini, incapable de régulariser sa production, incapable de fonctionner autrement qu’à plein régime13.
14En se tournant vers l’épistolaire, Claude Gauvreau cherche-t-il une façon de rétablir la communication avec l’autre14 ? De fait, il semble bien que la lettre aménage pour lui, qui écrit dans « la langue de nuit15 », un espace intime qui lui permet de briser l’isolement, de ne plus demeurer seul en face de ce qu’il écrit. Il s’affranchit en quelque sorte du jeu littéraire qui hante l’horizon de la lettre, et qu’il souhaite désacraliser : « Vous n’êtes pas en correspondance avec François Mauriac, ne l’oubliez pas » (Correspondance, p. 59), rappelle-t-il à son « fantôme », marquant ainsi son rejet, sous la figure du romancier catholique qui doit sa renommée à sa pratique de l’introspection « coupable », d’un certain modèle dominant d’écriture à la première personne, faite de pure convention et d’artifice.
Claude Gauvreau épistolier
15À la suite de la polémique qui, en décembre 1949, oppose Claude Gauvreau au musicien Pierre Mercure16, un jeune étudiant de l’École normale Jacques-Cartier, Jean-Claude Dussault, manifeste le désir de connaître l’auteur controversé du livret de l’opéra Le Vampire et la nymphomane. Répondant avec enthousiasme à cette sollicitation imprévue, Gauvreau se prend au jeu et rédige en moins de six mois une œuvre volumineuse, qu’il coiffe du titre suggestif Dix-Sept Lettres à un fantôme. Conscient d’y avoir formulé, au gré de ses interrogations sur l’automatisme, son « art poétique », il place aussitôt cet ensemble de lettres parmi ses œuvres qu’il se propose alors d’éditer17. Publiées tardivement avec les lettres de Jean-Claude Dussault, en 1993, sous le titre Correspondance 1949-1950, ces lettres offrent un contrepoint intéressant du rapport maître-disciple.
16De son propre aveu, Jean-Claude Dussault a pris contact avec Gauvreau dans l’intention « de se découvrir soi-même à travers l’art et de vivre poétiquement », et de s’engager « sur la voie d’une libération aussi bien morale qu’artistique18 ». À l’occasion de ces échanges empreints d’une grande liberté de ton et de passion, le poète, qui appartient, avec Jean-Paul Mousseau et Marcel Barbeau, au groupe dit des « jeunes » au sein de la collectivité automatiste, adopte immédiatement envers son « fantôme » le comportement ferme, parfois arrogant, du « maître ». Menant le jeu à sa guise face à un correspondant inexpérimenté, Gauvreau, qui en profite pour discourir d’abondance ou étaler son érudition, en arrive parfois à donner libre cours, sous couvert de libéralité, à des mouvements d’humeur mal maîtrisés19. Non seulement jouit-il pleinement de sa nouvelle position d’autorité, mais il s’arroge le privilège d’adresser à son protégé de sévères mises en garde, exigeant de lui une entière disponibilité d’esprit, exempte de toute forme de paresse intellectuelle ou de complaisance. L’intrusion envahissante de cette figure de « maître » — de cinq ans à peine son aîné — dans l’univers ordonné du jeune homme n’est pas sans révolutionner l’univers de Jean-Claude Dussault, ainsi qu’il l’expliquera lui-même plus tard :
Les lettres de Gauvreau exerçaient sur moi une sorte de fascination. Écrites à l’encre verte, d’une main alerte et ferme qui déployait sur de grandes feuilles format légal une belle écriture ronde, au rythme d’une pensée rapide, fervente et précise, elles dépassaient parfois la vingtaine de pages qui, une fois repliées, gonflaient généreusement l’enveloppe qui les contenait, ce qui inquiétait quelque peu ma mère qui n’aurait pas cru qu’une lettre, surtout hebdomadaire, puisse être si volumineuse. [...] On peut parler de cet échange de lettres comme d’une véritable initiation, avec toutes les exaltations et tous les tourments que cela laisse supposer. Gauvreau fut alors pour moi un maître, un maître exigeant, intransigeant même. Il m’introduisit à un monde nouveau, m’y poussant parfois de force avec une certaine violence (Correspondance, p. 10-11).
17Si dans les Lettres au fantôme le rapport maître-disciple paraît sous un jour souvent proche de l’imitation et de la caricature, il se fait en revanche beaucoup plus complexe dans la correspondance Gauvreau-Borduas, alors que s’opère un renversement dans la conduite des échanges. Claude Gauvreau se confie (et se mesure aussi) en privé à celui qui incarne pour lui tout à la fois un ami, un père, un maître. Ici encore, les demandes qu’il adresse à son correspondant s’avèrent excessives. Déjà il admet difficilement que Borduas choisisse de s’isoler du groupe, en se retirant temporairement à Saint-Hilaire.
18Amer devant la réception que l’intelligentsia montréalaise a réservée à Refus global et atteint directement par les retombées immédiates qui en suivent la publication, Borduas montre à cette époque les premiers signes de découragement qui laissent présager son éloignement prochain de l’automatisme. Une lecture attentive des lettres permet de constater que le rapport épistolaire entre Borduas et Claude Gauvreau se noue alors que des exigences contradictoires ont commencé à guider les deux hommes. Tandis que la voix du salut pour Borduas passe dorénavant par l’extérieur — il ira chercher fortune et reconnaissance aux États-Unis et en France —, pour Gauvreau, il faut de toute nécessité, par fidélité aux espoirs du début, continuer à défendre sur place la cause automatiste jusqu’en ses derniers retranchements. De profonds désaccords trouvent leur origine dans ce malentendu initial. En évoquant les débats esthétiques où seront discutés la fonction de la critique en art, le rôle du surréalisme dans le développement de l’art occidental et l’apport décisif de l’École de New York, on saisira quelques-uns des motifs sous-jacents qui alimentent ces tensions. Mais avant d’aborder ces questions liées à la place du mouvement automatiste dans l’histoire du développement de la peinture non figurative, il faut commenter un événement qui modifiera radicalement la relation des deux correspondants et entraînera leurs échanges dans une direction imprévue.
Le halo lyrique de la maladie
19Au printemps de 1952, la correspondance prend soudain un tour inquiétant avec l’apparition, chez Gauvreau, de la première manifestation des troubles psychiques20 qui nécessiteront, aux cours des ans, de nombreux séjours en institution. Le suicide, quelques mois auparavant, de sa « muse », la comédienne Muriel Guilbault, n’est pas étranger à la brusque détérioration de la santé du poète. Ce drame intime ouvre une blessure profonde dans la vie de Gauvreau, qui se sent dès lors « irréparablement déchiré », comme il en fera plus tard la confidence21. Une telle épreuve n’est pas sans modifier aussitôt la nature et le rythme des échanges entre Borduas et lui : les considérations intellectuelles et esthétiques sont temporairement délaissées, alors que se pose dorénavant de façon insistante la question de l’équilibre psychique du poète.
20Dès l’apparition des premiers symptômes s’amorce pour Gauvreau un long combat avec la maladie mentale, éprouvante expérience d’une crise psychique et spirituelle de la subjectivité, qui deviendra l’un des ressorts importants de son écriture, notamment au chapitre de ses œuvres dramatiques, comme en témoigneront La Charge de l’orignal épormyable et Les Oranges sont vertes22. Dans un texte de mai 1953 à l’intention de La Revue des arts et des lettres, recueilli alors que les effets de la récente « transe amnésique » ne se sont pas encore entièrement dissipés, et qu’il intitule « Les fous qui n’en sont pas23 », Claude Gauvreau, prenant conscience de sa propre fragilité psychique et anticipant les événements à venir, plaide pour l’« élargissement de la tolérance » vis-à-vis de la folie. « La notion péjorative de la folie est une notion naïve », explique-t-il, soutenant avec conviction que « [...] les productions (inouïes et uniques) des prétendus fous sont des bienfaits, aussi valables que n’importe quels autres, de la complète relativité cosmique ». Et Gauvreau de citer dans un certain désordre, lui-même révélateur, les contributions exemplaires d’Alfred Jarry, de Dali, de Breton, d’Artaud24, d’Isadora Duncan, de Freud, de Sartre, de Raspoutine, de sir William Crookes et de Guido Molinari... Dans le Québec des années cinquante, qui ne tolère qu’avec peine la singularité individuelle ou toute voix discordante25, un tel appel ne peut être facilement entendu : Gauvreau, pas plus que Nelligan avant lui (interné en raison de son état qualifié de « dégénérescence mentale »), n’échappera à l’ostracisme qui frappe les écrivains atteints de maladie mentale.
21Certains contemporains de Claude Gauvreau ont remarqué avec perspicacité que l’écrivain, habituellement si disert, faisait preuve d’une retenue inhabituelle lorsqu’il s’agissait d’éclaircir les circonstances de ses nombreux séjours en maison de santé. Jacques Ferron, par exemple, s’est étonné de sa réserve à propos des épisodes parfois dramatiques de sa maladie : « Sur ses internements, Claude est resté singulièrement discret, les éludant comme s’il s’était agi d’un vice qu’on tient à cacher et non à étaler glorieusement comme je l’aurais voulu » (op. cit., p. 210). L’attitude de Gauvreau à cet égard souligne en retour l’intérêt de ses lettres à Paul-Émile Borduas, dans lesquelles il lève partiellement le voile, de façon privilégiée, sur les circonstances de son « épopée psychologique ». Écrites la plupart du temps de l’intérieur même de la « forteresse Saint-Jean-de-Dieu », dans des conditions de souffrance souvent intolérables, ces lettres font découvrir sous un jour particulièrement noir les périodes d’internement et d’amnésie du « concentrationnaire », néologisme par lequel Gauvreau exprime son ressentiment vis-à-vis des conditions de réclusion qui furent les siennes.
Lettres d’un autre revenant : Antonin Artaud
22Des indices discrets permettent de reconnaître en partie l’influence de la pensée d’Artaud sur Claude Gauvreau26. Figurant parmi « les grands écrivains prophétiques de la lignée surréaliste27 », le nom d’Artaud brille en effet au panthéon personnel de Gauvreau28, aux côtés de ceux de Lautréamont, d’Alfred Jarry, de Jacques Vaché, d’André Breton, d’Arthur Cravan, d’Aimé Césaire et de plusieurs autres. Il reste cependant difficile de mesurer avec précision l’influence d’Artaud sur Gauvreau : lecteur boulimique, soucieux d’établir sa singularité au sein de la République des lettres, Gauvreau s’est bien gardé, sauf exception, d’identifier ceux dont l’ascendant s’est exercé sur son œuvre. Or, un examen rapide de la vie de Gauvreau suffit à montrer que son destin personnel recoupe en de multiples points celui d’Antonin Artaud29.
23Le rayonnement considérable d’Artaud comme homme de théâtre et comme poète30, son dévouement entier à la cause surréaliste jusqu’à sa rupture avec Breton, sa carrière prolifique au cinéma et sa fascination pour une jeune comédienne31, auprès de qui il cultive la passion de « l’amour fou », ne manquent pas d’embraser l’esprit de Gauvreau, qui aspire à semblable félicité, mais redoute tout autant le destin tragique d’Artaud. Si la critique a su établir des recoupements convaincants entre leur approche respective du texte poétique, elle n’a pas encore reconnu le rôle que chacun de ces écrivains de la rupture, qui ont formé le projet de porter atteinte à la « bonne littérature », confère à ce genre marginal, inclassable, que représente la lettre32. Tout lecteur a, bien sûr, présent à l’esprit l’entrée remarquée d’Artaud en littérature, suite à la publication de la Correspondance avec Jacques Rivière à la NRF. Mais le fait essentiel, pour Gauvreau, réside précisément dans la publication, en 1946, des Lettres de Rodez33 qui ont permis à Artaud, au lendemain de la guerre, d’échapper définitivement à l’internement et de recouvrer sa liberté, sous la pression exercée par le milieu culturel parisien. L’exemple d’Artaud, libéré grâce aux efforts de l’éditeur Henri Parisot et de l’écrivain Arthur Adamov (dont les noms sont évoqués avec chaleur par Gauvreau dans ses échanges avec Borduas), représente peut-être l’un des enjeux voilés de la correspondance Gauvreau-Borduas. C’est sans doute dans cette perspective qu’il faut entendre les reproches que Gauvreau adresse rétrospectivement à Borduas concernant la publication de ses textes et surtout, de n’avoir rien tenté pour son élargissement hors de l’asile34.
24Comme Antonin Artaud avant lui, durant ses longs séjours en institution, Claude Gauvreau est soumis aux traitements de la psychiatrie moderne. Parmi les thérapeutiques qui lui sont alors administrées, on distingue l’insulinothérapie35 et l’électrochoc (connu plus tard, en raison de la controverse qu’il provoque, sous les noms de « sismothérapie » et « électro-convulsivothérapie36 »). Si la cure à l’insulinothérapie, au premier abord, peut paraître moins éprouvante que les traitements par électrochocs ou par intraveineuse au cardiozol — ce dernier emplit le regard du malade, a expliqué l’infirmier André Roumieux, qui a longtemps travaillé à Rodez37, d’une « insoutenable angoisse de mort imminente » —, elle demeure un traitement qui agit de façon brutale sur l’organisme. La description qui suit illustre la prescription suivie par les infirmiers lors de l’injection de cette médication :
Il y avait aussi les cures de Sakel, ou traitement insulinique. J’y ai participé pendant une longue période et je m’y suis senti nettement plus à l’aise. C’était pour nous les infirmiers de la haute technicité médicale, tout devait être effectué sans la moindre erreur, sans la moindre négligence. On prenait température, pouls, tension artérielle avant d’administrer à chaque malade (une dizaine en même temps) une dose d’insuline par voie injectable sous cutanée. Au bout d’un moment, lorsque le malade présentait les signes précomateux, nous lui passions une camisole de force, car souvent il allait s’agiter au cours du coma hypoglycémique, un coma qui durait dix à vingt minutes. Puis nous administrions au malade du sirop de sucre par sonde œsophagienne, et très vite, généralement, il sortait du coma. Comme il avait énormément transpiré, on lui enlevait alors camisole et chemise, l’envoyait se doucher et prendre son petit déjeuner (André Roumieux, Artaud et l’asile, p. 127-128).
25Rien dans les commentaires de Claude Gauvreau relatifs aux nombreux traitements à l’insulinothérapie qu’il a reçus à l’Institut Saint-Jean-de-Dieu ne permet de croire qu’on y ait dérogé à la procédure décrite plus haut, bien au contraire. Dans sa longue lettre du 20 septembre 1956 à Borduas, il dénonce avec force les effets délétères de l’insulinothérapie, qu’il associe directement à la sismothérapie, les qualifiant d’« insulino-choc ». Son récit, où se mêle au sentiment d’impuissance le témoignage d’une douleur intense, permet de mesurer le degré de souffrance induit par cette cure, que Gauvreau pour sa part n’hésite pas à comparer à un supplice chinois ou médiéval :
Stendhal ou Céline ne parviendraient pas à décrire adéquatement le niveau de souffrance que l’on atteint par ce procédé moderne (soit dit en passant, considéré comme désuet par les médecins progressifs des U.S.A.). Je dus traverser, lié à mon lit par des courroies incassables, une quarantaine de comas à l’insulino-choc. Au bas mot, c’était comme si on m’arrachait avec des pinces à épiler, séparément et simultanément, tous les nerfs de la tête. Je suis devenu tout boursouflé — et c’est alors que j’ai connu l’abrutissement graduel, le ralentissement effarant. Bientôt, je ne pouvais penser qu’avec grande difficulté ; j’avais de la misère à marcher, je titubais ; je pouvais à peine parler, à peine respirer (infra, p. 175).
26Outre la cure à l’insulinothérapie, Claude Gauvreau a subi des traitements à l’électrochoc, qu’il n’a cessé de redouter plus que tout autre traitement durant ses nombreux internements38. Ici encore, Gauvreau reste hanté par le témoignage d’Artaud, qui a reproché à plusieurs reprises aux autorités médicales françaises d’avoir encouragé en institution la pratique de cette technique expérimentale pour contrôler les malades réputés agités :
J’ai passé 9 ans dans un asile d’aliénés. On m’y a fait une médecine qui n’a cessé de me révolter. Cette médecine s’appelle électro-choc, elle consiste à mettre le patient dans un bain d’électricité, à le foudroyer, on le dépiaute nu, et on expose son corps aussi bien externe qu’interne au passage d’un courant venu du lieu, où on n’est pas et où on devrait être pour être là (Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XII, p. 212).
27Introduite en mai 1940, aux États-Unis, la technique de l’électrochoc devient une thérapeutique utilisée sur une grande échelle dans plusieurs hôpitaux39, jusqu’au jour où l’on constate les signes d’altération du cerveau induits par ce traitement. Cette technique, dont le procédé a peu varié au cours des ans, consiste à déclencher artificiellement à l’aide de deux coussinets munis d’électrodes une crise convulsive cérébrale. Elle est toujours utilisée aujourd’hui pour soigner la dépression40. Depuis un demi-siècle, cependant, des voix se sont élevées pour alerter les autorités sur les risques engendrés par l’administration répétée de l’électrochoc. Alors que certains médecins cherchent à entretenir le plus longtemps possible « le mythe de l’innocuité de l’électrochoc » — c’est d’ailleurs ce que continuera de soutenir jusqu’à la fin le docteur Ferdière, qui a traité Artaud à Rodez41 —, d’autres témoins mettent en doute le caractère indolore de cette thérapeutique controversée, qui n’est pas censée laisser de souvenir chez le malade. Jacques Ferron, qui a pratiqué la médecine à Saint-Jean-de-Dieu lors des deux ou trois derniers séjours de Gauvreau (et qui sera lui-même interné à deux occasions à la section psychiatrique du Montreal General Hospital), a porté ce jugement sévère sur les traitements infligés à Gauvreau durant ses séjours dans cette institution :
Il était schizophrène, maniaco-dépressif, je ne sais trop quoi encore. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Le diagnostic des psychiatres tient de la fantaisie. Les raisons de la folie [sont] d’abord sociale[s] : on sélectionne un certain nombre de sujets, on les déclare irresponsables et on se sert d’eux comme repoussoirs pour que la grande majorité des gens se tiennent responsables de tout ce qu’ils font, ce qui facilite grandement leur gouvernement. [...] Claude avait un aplomb extraordinaire : il disait, jugeait, classait, et tout était dit pour lui ; il s’en tenait à ça, ne se dédisait jamais. Au sortir de ses premiers internements, il semblait brisé, fuyant, craintif, mais on se rendait bientôt compte qu’il n’avait cédé sur rien ; il reprenait sa hauteur, une hauteur qui ne nuisait à personne car il n’avait pas le langage qui fait le commun des gens ; il ne tardait pas à inquiéter et de nouveau on le renfermait (op. cit., p. 221-222).
28Sans donner à l’évaluation rétrospective une étendue exagérée, il est permis de s’interroger sur la qualité des soins prodigués à Claude Gauvreau durant ses premiers séjours à Saint-Jean-de-Dieu. Il a soulevé à plusieurs reprises dans ses lettres à Borduas la troublante question de la capacité réelle de « l’impitoyable psychiatre » (lettre du 20 septembre 1956) de le sortir de la maladie. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il envisage, à cette époque, la pratique de l’auto-guérison, ayant foi davantage dans la vertu de la libre association préconisée par Freud que dans la thérapie comportementale à laquelle a recours son psychiatre, d’abord préoccupé par l’étude des processus mentaux. À vrai dire, des interrogations légitimes subsistent quant au bien-fondé des méthodes thérapeutiques (dont certaines particulièrement violentes) utilisées par le psychiatre Roger R. Lemieux42. On ne peut éviter de soulever la question de sa compétence, d’autant que l’on sait que des écarts de conduite majeurs allaient conduire à sa radiation définitive.
29Ces interrogations pour le moins troublantes nous amènent à considérer la question de la folie depuis un angle différent, soit à partir du poète lui-même :
L’attitude de Gauvreau, écrit Jacques Marchand, face à sa « folie », ou plutôt face à l’image qu’il voulait en donner, est fort complexe et instable. Il ne cherchait pas à nier ses internements et, surtout vers la fin de sa vie, il y faisait volontiers allusion (toujours rapidement cependant) : la folie était devenue une composante essentielle de son personnage43.
30S’il a abordé à quelques reprises dans sa correspondance le thème de la « folie », c’est dans ses œuvres de création, où se trouve transposée sa propre expérience de l’enfermement psychiatrique, que Gauvreau en parle de façon plus explicite. Comme tant d’autres écrivains, fut-il fasciné par l’imagerie romantique qui n’a cessé de célébrer la figure du poète fou44 ? Si ses héros épousent les rêves de gloire éternelle de l’artiste maudit — les exemples sont légion dans son œuvre —, ils en éprouvent surtout les souffrances et les humiliations : l’incapacité du corps social à comprendre l’artiste de génie en fait une victime de sa propre folie. Dans La Charge de l’orignal épormyable, par exemple, où Gauvreau puise abondamment à sa propre expérience en maison d’enfermement, l’aliénation du sujet, comme l’a démontré excellemment Bernard Lecherbonnier, prend la forme d’une véritable tragédie :
Il y met en scène la tragédie de l’aliénation, démontre comment la société réussit à acculer à la folie suicidaire l’être qui méprise ses bassesses, en créant de toutes pièces de nouvelles barrières mentales contre lesquelles il courra se fracasser, massacrer ses rêves, ses illusions45.
31Quel rôle auront tenu, dans le développement de sa maladie, les expériences automatistes du poète, qui pousse à son extrême limite, l’éclatement de la matière verbale ? La pratique excessive de l’automatisme n’est certes pas sans dangers : dans son « Autobiographie », Gauvreau avoue que l’effort de rédaction de Beauté baroque « annihila ce qui [lui] restait de forces nerveuses » (OCC, p. 13). À ce propos, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les aliénistes d’autrefois ont eu recours à la notion d’automatisme pour classifier les écrits des malades et qu’ils l’ont utilisée comme grille de lecture pour interpréter diverses pathologies, les déviations, excentricités ou perversions du malade se révélant sur le papier par « automatisme », à travers les ellipses, les associations d’idées par assonance, les calembours et autres « stéréotypies ». On est encore fort loin de l’esthétique de la spontanéité créatrice préconisée par le surréalisme : pour les aliénistes de cette époque, rappelle Frédéric Gros, « l’automatisme, c’est la folie comme délivrance morbide d’un jeu élémentaire des facultés, la désagrégation lente des fonctions supérieures de l’esprit, l’étalement non finalisé d’activités psychiques incoordonnées » (Création et folie, p. 49-50). Les anciennes classifications subsistent-elles encore à l’intérieur des murs de l’asile Saint-Jean-de-Dieu quand Claude Gauvreau y est interné pour la première fois ? Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, on en est réduit aux conjectures.
32La folie est une brisure indéfinie dont les morceaux épars représentent une mosaïque pour ainsi dire impossible à assembler. Parmi les hypothèses de lecture les moins aléatoires, on peut penser que Claude Gauvreau a fait de son écriture et de la reconnaissance de son statut d’écrivain (même méconnu et incompris) un dispositif de défense contre la folie. Épousant vers la fin de sa vie la conclusion de l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault — « Là où il y a œuvre, il n’y a pas folie » —, Claude Gauvreau en a tiré la conviction qu’au moment où il a écrit La Charge de l’orignal épormyable, il n’était pas fou. Il a surtout dégagé cette autre leçon, pour lui d’une vaste portée, à savoir que « tous ceux qui produisent ne sont pas fous ». C’est là le point essentiel : « Désormais et par la médiation de la folie, écrit encore Foucault, c’est le monde qui devient coupable (pour la première fois dans le monde occidental) à l’égard de l’œuvre » (op. cit., p. 556).
33Alors que les catégories du dedans et du dehors qui régissent le discours durant les périodes d’enfermement de longue durée ont tendance à se brouiller, les échanges épistolaires offrent à Gauvreau une voie de salut. Toutefois, abordant la question de l’écriture sous un angle différent, on peut se demander si l’institution psychiatrique, qui y trouve un moyen d’investigation particulièrement raffiné46, n’a pas été tentée de faire servir l’écriture de Gauvreau à ses propres fins. « L’écrit est un piège où la folie se précipite », rappelle Frédéric Gros (op. cit., p. 20), à propos de l’usage particulier auquel l’institution psychiatrique tend à soumettre les écrits des malades. Dans ce cas-ci, une telle hypothèse ne peut être totalement écartée, étant donné la présence de quelques textes et lettres de Gauvreau dans son dossier médical (voir infra, p. 239-267). Mais, pour nous, l’essentiel est ailleurs.
34Au chapitre des usages et règlements qui régissent la vie de l’institution, on constate que le principe de libre communication semble avoir été respecté. Gauvreau, selon toute apparence, lorsque son état de santé le permet, peut écrire tous les jours à toute personne de son choix, correspondre avec les membres de sa famille et ses relations, recevoir des lettres sans restriction quant au nombre ou quant à la longueur. Mais la réalité n’est-elle pas tout autre ? Si les autorités de Saint-Jean-de-Dieu n’ont pas découragé ses efforts pour maintenir, à travers ses échanges menés presque exclusivement avec Borduas, la communication avec le dehors47, elles ne l’ont pas toujours soutenu dans sa décision de poursuivre son œuvre créatrice intra muros. Gauvreau, contre sa volonté, est soumis comme les autres malades au régime de « l’occupation thérapeutique », un travail mal payé qu’il juge débilitant. Il dénoncera même en une occasion (mais peut-on le croire ?) le climat d’interdit qui prévaut à l’intérieur de l’établissement : « Ce n’est pas sans contrainte que j’ai écrit cette lettre, étant donné l’omniprésence de la censure postale ici » (infra, p. 201).
35Par ailleurs, qu’en est-il du rapport de Borduas à la « folie » de son jeune ami ? De toute évidence, la proximité de la maladie mentale incite Borduas à la prudence48. Une lecture un tant soit peu attentive des lettres montre en effet que Borduas répugne à aborder directement ce sujet : le terme « folie » n’apparaît jamais nommément sous sa plume. À partir des échanges trop rapides et des tours souvent abrupts de son écriture — c’est là un autre indice qui corrobore la présence d’un malaise réel chez lui —, on peut difficilement évaluer l’ampleur véritable de la maladie de Gauvreau. Exposé sans préparation au prisme déformant d’une écriture que la passion entraîne, Borduas donne souvent l’impression de ne pas trop savoir comment composer avec les confidences que lui adresse Gauvreau. L’exigence de transparence et de dépouillement, la « fraîcheur de contact », que promeut Borduas auprès de ses correspondants et qui fonde son rapport à la chose écrite atteint cette fois sa limite. Soumis aux extravagances et aux délires d’interprétation d’une imagination débridée de la part de son correspondant, Borduas cherche visiblement à le maintenir à distance, alors que Gauvreau, qui donne en revanche l’impression de ne vouloir épargner à Borduas aucun détail de son aventure en la « citadelle St-Jean-de-Dieu », multiplie les confidences, l’entraînant de fait avec lui dans les méandres de son « expérience psychique ».
36La sourde résistance dont la maladie mentale fait l’objet dans ces lettres soulève inévitablement la question de la responsabilité de Borduas quant aux risques encourus par son correspondant, qui, pour déjouer l’auto-censure et retrouver « l’authenticité première », fut incité à faire sauter les barrières de l’inconscient49. En soutenant privément les expériences « psychiques » du poète, Borduas n’est-il pas socialement responsable (au moins en partie) de ses égarements ? Surgit alors une autre interrogation, non moins sérieuse sur le plan de l’obligation morale contractée par le maître50 à l’endroit de ses anciens élèves et amis. En quittant le pays et en livrant les automatistes à eux-mêmes, Borduas n’a-t-il pas trahi la confiance que les jeunes du mouvement avaient placée en lui ?
37Borduas écarte soigneusement toute entrave qui le relie trop étroitement au passé : le passé « ne saurait être sacré. Nous sommes toujours quittes envers lui », a-t-il expliqué dans Refus global (Écrits I, p. 343), réfutant ainsi à l’avance tout grief qui pourrait lui être éventuellement adressé en ce sens51. Si son aîné, d’emblée, ne se reconnaît aucune « dette », Gauvreau, en revanche, en mal de légitimation auprès de ses pairs et des instances littéraires, n’est pas sans exprimer de façon détournée certaines doléances, comme le laissent entendre les remarques amères formulées à l’endroit du rayonnement « international », d’ailleurs exagéré, qu’il prête à Borduas. On ne peut manquer d’admirer la constance de Borduas qui, même durant les heures sombres que traverse son correspondant, ne lui ménage pas ses encouragements, non seulement en soutenant les prétentions de consécration littéraire (fût-elle posthume) dont rêve continûment Claude Gauvreau, mais surtout en continuant à répondre systématiquement à ses lettres52 et à le traiter comme un égal, « avec une rectitude sans ménagement » (Écrits sur l’art, p. 311).
Les enjeux privés de la lettre
38Préoccupés de défendre sur la place publique une communauté de pensée obtenue au prix d’exclusions et de compromis nombreux, les automatistes ont longtemps tu d’importantes dissidences. Bien que Gauvreau ait « toujours refusé opiniâtrement d’abdiquer [son] sens critique, devant quelque proposition que ce fût » (Correspondance, p. 54) et qu’il ait entretenu maintes polémiques par la voie de lettres ouvertes aux journaux, il s’est bien gardé, contrairement à certains automatistes, tels Pierre Gauvreau et Jean-Paul Riopelle par exemple, de contester par écrit l’autorité du maître. Cependant, dès lors que se concrétisent l’éclatement de l’égrégore automatiste et la dispersion de ses membres, des divergences de vues, jusque-là contenues, trouveront soudain à s’exposer dans ses lettres à Borduas53. L’exposition « La matière chante » n’a pas touché son terme que déjà surgit un premier différend significatif, à propos de la fonction de la critique en art.
39Rappelons d’abord certains des a priori sur lesquels Claude Gauvreau fonde sa méthode, formée dans une large mesure à partir d’une observation attentive du travail critique de Borduas. À l’origine, le désir de l’artiste est mis en mouvement par un intérêt de connaissance, appelé « discipline intellectuelle », qui, correspondant à ses préoccupations rationnelles, reste lié aux problèmes qu’il cherche à résoudre : l’artiste y reconnaît des satisfactions immédiates d’un ordre inférieur, inspirées par les poncifs d’un mauvais enseignement, le culte de l’effet, la corruption de la volonté, etc. Parce que l’évolution de la connaissance résulte du « percement continu de couches successives d’inconnu » (Correspondance, p. 39), il faut détourner impérativement la raison de son emprise étouffante. C’est en empruntant cette voie qui rompt avec les habitudes visuelles que l’activité artistique pourra ainsi mener à « la parfaite extériorisation des nécessités sensibles » (ibid., p. 23). Le « progrès » artistique qui en découle (un concept que Gauvreau manie ici avec prudence54) ne peut provenir que du développement du « sens critique », lequel prend appui, non pas sur des critères théoriques, mais sur une certitude sensible. Pour Gauvreau, le plus grand ennemi de l’authenticité de l’œuvre reste l’arbitraire : selon lui, c’est la préparation issue d’une longue fréquentation de la peinture et de la littérature, et l’intérêt constant qu’il manifeste envers les arts de la scène qui lui ont permis d’atteindre à ce qu’il nomme l’« objectivité de jugement55 » :
Le critique qui juge, ce n’est pas l’artiste qui produit. Je suis parvenu à pouvoir envisager toute réalité ou tout objet — y compris moi-même — comme si ma personne véritablement n’existait pas, comme si j’étais l’observateur bénévole d’une autre planète.
Quand je regarde un objet, de quelque pays ou de quelque époque, ce ne sont pas des affinités avec ma propre production que je recherche (ni que je fuis, la question ne se pose pas). Je suis exclusivement à l’affût de l’authentique justifiable.
Quiconque n’aura pas soupçonné ce dédoublement radical en moi ne pourra jamais comprendre rien de mon activité (ibid., p. 386).
40La discussion s’anime lorsque Borduas, déjà prévenu de l’ascendant qu’il exerce sur Gauvreau56, semble vouloir l’amener, à l’occasion de « La matière chante », sinon à réviser complètement, du moins à restreindre considérablement la quasi-infaillibilité que son correspondant prête spontanément à son jugement critique57 :
La critique, en art, mon cher Claude, n’a pas de valeur scientifique. Elle n’a qu’une valeur d’intérêt émotionnel, poétique. Elle ne communique, d’abord, qu’à un petit groupe d’êtres hautement apparentés. Et, elle sera d’autant plus valable qu’elle sera plus passionnée : plus valable parce que plus communicative — Sadisme révolutionnaire où un brin de douceur est requis (Écrits II, p. 580).
41Mais Claude Gauvreau ne renonce pas facilement à l’action pleinement influente d’un critère « objectif » sur lequel prendrait appui la faculté de critiquer et de juger une œuvre d’art, critère qu’il en viendra à identifier comme « l’authenticité des rapports plastiques ». Il perçoit en effet dans l’unité de la lumière, dans la sensibilité de la matière et dans la singularité de l’invention des réalités objectives qui permettent d’établir, entre les artistes au talent inégalement partagé, des distinctions de nature qualitative.
42Déjà, l’évolution personnelle de Borduas, la distance prise vis-à-vis de l’automatisme montréalais et le jeu des nouvelles alliances américaines ont modifié ses conceptions antérieures. Son attitude lors de « La matière chante » est en soi révélatrice d’un changement de perspective qui déroute Gauvreau, mal informé de la situation actuelle de la peinture américaine, dont les enjeux se sont déplacés vers les propositions de l’École de New York (Jackson Pollock, Mark Rothko, Robert Motherwell, entre autres). Claude Gauvreau, qui oppose cette fois littérature et peinture58, remodelant sous la forme d’un conflit générique la lutte que se livrent Paris et New York, renouvelle son allégeance à André Breton, dont la pensée « profondément prophétique » lui paraît toujours d’une ampleur de vues inégalable. Dans un article éclairé qui paraît quelques mois après « La matière chante », Pierre Gauvreau attribue le manque de sensibilité à l’endroit de l’expressionnisme abstrait à la fermeture du milieu de l’art montréalais, privé depuis trop longtemps du contact nécessaire avec des expositions américaines représentatives :
Montréal, malgré la vitalité de sa vie artistique, n’en est pas moins isolée. Les expositions de peinture actuelle venant de l’étranger sont inexistantes. Les contacts avec les recherches des autres peintres travaillant dans la même direction ont toujours été faits indirectement par des reproductions ou par le témoignage de ceux qui ont voyagé. Le récit de ce qui se fait à l’étranger ne peut en aucun temps remplacer le contact direct avec des œuvres.
Nous ignorons tout de la peinture d’avant-garde américaine. Malgré la proximité de la métropole américaine, aucune exposition valable n’est venue de New York. [...] Je ne peux que me désoler de ne pas connaître cette peinture américaine qui a eu sur Borduas une si grande influence ; influence au sens de choc, car les moyens d’expression de Borduas lui restent personnels59.
43À l’automne 1954, Claude Gauvreau poursuit la discussion engagée sur le nouveau rôle de l’École de New York dans le champ de l’art contemporain. Selon lui, toute l’avant-garde new-yorkaise, qui méconnaît le surréalisme, subit l’attrait de l’esthétique d’un Mondrian (une étape qu’il estime assimilée et dépassée par le surréalisme). Il en vient ainsi à interroger directement les nouvelles allégeances de Borduas :
Êtes-vous bien sûr que le milieu new-yorkais ne soit pas en deçà du Surréalisme ? [...] Si le milieu new-yorkais n’applique sa conscience qu’aux données esthétiques, il n’a pas rompu avec Mondrian ; il n’a fait que le continuer. Il est alors en deçà du Surréalisme.
Ceci n’est qu’une interrogation en passant... (lettre du 11 septembre 1954, infra, p. 141).
44Il ne faut pas s’y tromper. La question soulevée par Gauvreau va au plus vif du sujet. C’est d’ailleurs non sans effort que Borduas s’emploie par la suite à justifier le « besoin de conscience » qui a succédé à l’automatisme mécanique. Pour Borduas, il ne saurait toutefois être question de régression : « Pollock, Kline et dix autres jeunes peintres sont au-delà du surréalisme. Bien entendu dans le sens historique le plus rigoureux. Rien à voir avec Mondrian, bien sûr ! » (lettre du 25 septembre 1954, dans Ecrits II, p. 651-652). Pour Gauvreau, Mondrian reste en deçà du surréalisme, parce que son œuvre ressortit à ce que les automatistes ont défini, dans leurs « Commentaires sur des mots courants », comme relevant de « l’abstraction plastique », appellation sous laquelle ils regroupent « des objets volontairements constructifs dans une forme régularisée » (Écrits I, p. 299). Pour lui, on le sait, la qualité du tableau repose, non sur l’intention, mais sur une série « d’accidents humains », toujours singuliers, prenant la forme de relations matérielles qui échappent au contrôle de la volonté. Il n’est nullement convaincu par l’argument de Borduas, qui a cru discerner chez Mondrian la « sensation d’une profondeur infinie parce qu’inévaluable60 ». Pour Gauvreau, la révélation surrationnelle, réalisée dans un climat de lucidité collective, fidèle à toutes les sollicitations de la vie, demeure « la seule réalité vraiment exigeante et compromettante que les arts du Canada aient connue » (Écrits sur l’art, p. 300).
En 1933 encore, Mondrian lui-même parlait de « représentation figurative plus abstraite ». Il est évident que l’art dit abstrait, héritier immédiat du cubisme, est la dernière étape « figurative » pensable. A partir du surréalisme, l’accent est définitivement placé sur l’exploration du monde intérieur de l’homme. Le déplacement d’accent est capital : le surréalisme va strictement au-delà du figuratif, même s’il conserve une imagerie d’ordre onirique. L’automatisme est de caractère transfiguratif concret ; il se situe au-delà du surréalisme (ibid., p. 307).
45Parce que sa visée, en fusionnant les préoccupations poétiques et politiques, embrasse la totalité de l’expérience humaine et ne saurait se limiter au plan esthétique du conscient, parce qu’il a ouvert la voie à l’exploration du continent intérieur, le surréalisme, qui, avec ses retombées imprévisibles, entraînera l’éclosion du mouvement « tachiste » et de « l’art informel », ou mieux encore, l’automatisme montréalais, représente pour Claude Gauvreau la voie « la moins contestable » entre toutes. Il reconnaît d’ailleurs « l’intransigeance automatiste » (infra, p. 142) comme le seul principe valable de libération au pays. Il ne peut, en d’autres termes, s’en tenir aux seules considérations esthétiques que défend l’abstraction géométrisante d’un Mondrian, issue en droite ligne du cubisme analytique. Gauvreau y associe encore l’évolution de l’expressionnisme abstrait américain et, par ricochet, celle, toute récente, de Borduas. Fidèle à la révolution surréaliste, seul mouvement à poser les fondements d’une nouvelle sensibilité collective61, c’est en son nom qu’il conteste ce changement de cap subit, qui semble indiquer une remise en cause de sa foi surrationnelle, voire une renonciation aux valeurs jusqu’alors défendues par Borduas.
Vous-même, cher Borduas, avez parfois tendance (il me semble) à rejeter violemment ce que vous ne pouvez assimiler dans l’immédiat. Exemple : votre rejet d’Arcane 17 à une époque où les contraintes familiales vous interdisaient de songer personnellement à l’amour fou... aujourd’hui, seriez-vous aussi violent dans votre rejet ? [...]
Quand je dis : Surréalisme, je ne parle évidemment pas de la peinture de Tanguy ou de Dali ou de Max Ernst (malgré la force imaginative prodigieuse et splendide de ce dernier) ; Surréalisme veut dire, pour moi, la pensée de Breton (infra, p. 141).
46Dans sa réponse non moins vive, Borduas réplique aux objections de Gauvreau en soulignant que le surréalisme qui, à l’origine, se veut en mouvance perpétuelle, une aventure de l’esprit par définition inclassable (« Le surréalisme est ce qui sera », énonce encore Breton en 1947, au moment d’apposer sa signature au bas de Rupture inaugurale), est un mouvement historiquement daté, « assimilé » par lui. En clair, il ne peut légitimement continuer à revendiquer le surréalisme sans enfreindre lui-même la convention automatiste par excellence, qui condamne « l’exploitation intéressée », argument abondamment utilisé par Gauvreau pour dénoncer tous les académismes. Borduas cherche ainsi à secouer la fixation du poète à l’égard de l’automatisme, que ce dernier perçoit toujours comme « une révolution morale indéracinable » (infra, p. 142). Dans ce débat, le peintre insiste sur la nature universelle de la révolution qui se prépare :
Vous avez des frères partout au monde et s’il ne s’agit pas de les rejoindre j’ignore de quoi il s’agit. La révolution au pays est faite pour moi ; est faite pour vous. Favorisez qu’elle se fasse aussi pour d’autres groupes. Cette révolution ne peut être que morale et spirituelle. C’est déjà beaucoup. Pour être morale et spirituelle elle doit être universelle et elle l’est. Vous seriez étonné de retrouver de vos frères ici. Et, j’en suis sûr, il en existe aussi à Paris !
C’est sur le plan le plus grossier que nous sommes d’abord montréalais et canadiens. Premier palier qu’il faut parfaitement épouser pour que la certitude « Univers » ait toute sa chaleur, toute sa verdeur ! Il faut être profondément enraciné quelque part : les êtres et les esprits flottants sont d’un pauvre intérêt. Mais les esprits enracinés par-dessus la tête risquent l’étouffement : pour le moins !... [...]
Votre conception de New York est trop générale. Il suffit, pour moi, qu’il y ait dix hommes ici qui flambent en pleine actualité — c’est-à-dire après le Surréalisme devenu un acquis aussi permanent que tous les acquis de l’homme, pour que cette ville soit vivante et émouvante comme il suffit de vous savoir à Saint-Hilaire pour que Saint-Hilaire brûle encore en mon cœur (lettre du 16 septembre 1954, dans Écrits II, p. 640-641).
47La pensée de Borduas sur la question fort complexe du nationalisme canadien, question sur laquelle il s’exprimera avec beaucoup de clairvoyance, sera reprise et approfondie peu avant sa mort, dans une série de lettres à Claude Gauvreau qui compteront parmi les plus substantielles qu’il ait écrites. L’isolement relatif de Montréal vis-à-vis des courants actuels en art et la méconnaissance des transformations qui ont cours ailleurs n’expliquent pas complètement, au début des années soixante, la fidélité de Gauvreau à la cause automatiste. Celui-ci reconnaît en effet dans l’automatisme l’expressionnisme abstrait et le tachisme trois courants de pensée analogues, nés simultanément en trois centres distincts. Il alléguera avec force qu’en 1946 deux disciples de Borduas, Riopelle et Barbeau, se sont risqués à une forme d’expression plus libre et plus vigoureuse que celle développée à la même époque à Paris par Nicolas de Staël, soutenant même que ces peintres ont précédé dans leur propre voie Jackson Pollock et Willem de Kooning. Mais il reviendra à Borduas, qui assimile rapidement la leçon américaine et se débarrasse, dira Gauvreau, de ses préjugés, de dépasser ses disciples et les Américains, pour redevenir pour un temps à ses yeux « le plus grand peintre du monde » :
Ces analogies eurent lieu indépendamment et sans influences réciproques ; elles s’expliquent par la logique de l’évolution qui entendait comme inéluctable cette phase après l’abstraction et le surréalisme. Ce n’est qu’à New York, grâce au choc du contact de Pollock et de Kooning et Kline, que Borduas lui-même put rejoindre ces gens-là pour ensuite les dépasser ; mais, ce qu’il prit à New York, il aurait pu le recevoir quelques années plus tôt de certains de ses propres disciples, il lui était cependant difficile d’accueillir les innovations provenant de ceux qu’il considérait comme ses « enfants » (Écrits sur l’art, p. 305).
L’équivoque rupture
48Plusieurs points de friction importants demeurent irrésolus entre les deux hommes, en tête desquels revient sans cesse la question, obsédante pour Gauvreau, de la publication problématique de ses œuvres. Sans qu’on puisse clairement élucider les motifs qui guident sa conduite, Gauvreau semble tenir Borduas responsable des aléas qui affectent son œuvre et qui en diffèrent la publication. Son correspondant, en retour, n’arrive pas toujours à réprimer son irritation d’être ainsi pris à partie par Gauvreau : « Je vois mal, dit-il, comment j’aurais pu davantage vous inciter à publier à moins d’être un éditeur » (Écrits II, p. 889). Ce litige non liquidé n’est pas étranger aux circonstances qui devaient conduire les deux hommes, à la suite d’un échange particulièrement acrimonieux survenu en février 1959, à mettre fin à leur correspondance. Ce qui plongera Gauvreau, comme il en fera l’aveu dans son « Autobiographie », « dans une profonde dépression » (OCC, p. 14). Pour Jacques Marchand, à qui n’ont pas échappé les conditions troubles dans lesquelles survient cette rupture, la responsabilité de la faute incombe directement à Claude Gauvreau :
Ouvrons une parenthèse pour dire que des réserves de Borduas sur la gloire qu’espérait Gauvreau furent le prétexte de l’étrange querelle qui mit fin à leur correspondance. Les quelques phrases du peintre qui provoquèrent la colère criarde (et d’autant plus révélatrice) de Gauvreau paraissent fort peu vexantes (op. cit., p. 105-106).
49Après la mort de Borduas, Gauvreau récusera le terme de « rupture », préférant parler d’une « sorte de mésentente62 » pour expliquer les circonstances qui avaient entraîné chacun des deux correspondants à prendre ses distances en février 1959, donnant ainsi créance à l’hypothèse d’une perturbation momentanée, voire d’une perte de contrôle de sa part. Un mois plus tôt, l’amitié que Gauvreau portait à Borduas était toujours au beau fixe :
Votre dernière lettre ne mérite pas les appréhensions que vous y avez exprimées. C’est une lettre d’une sensibilité étonnante et qui m’a frappé d’émerveillement. Vous êtes irremplaçable. On chercherait longtemps (et probablement en vain) avant de trouver une comparable chaleur humaine, une égale spéculation grave (lettre du 10 janvier 1959, infra, p. 206).
50Quelles raisons ont pu motiver ce brusque retournement de situation, brouiller la relation maître-disciple nourrie d’échanges serrés et qui avait, jusque-là, survécu aux dissensions internes ?
51Cette tension subite pourrait avoir pour origine les réponses opposées que les deux correspondants adressent à la revue Situations, laquelle cherche à cerner, à l’occasion du dixième anniversaire de Refus global, l’influence et la fortune critique du manifeste surrationnel. A la question « Refus global eut-il une influence universelle ? », Borduas, installé à Paris depuis quelques années déjà, répond par la négative, minimisant à l’extrême la portée du manifeste, qu’il décrit même comme étant « nulle, en dépit d’échos français, anglais, japonais et américains » (Situations, vol. 1, n° 2, février 1959, p. 33). Répondant à la même question, Gauvreau soutiendra au contraire, non sans emphase, que la « part prophétique du manifeste est tellement large que son rayonnement outrepasse de beaucoup les événements du présent » (ibid., p. 42). Ses réponses exaltées au questionnaire ne feront qu’amplifier par la suite cette perception initiale. La pensée contemporaine ne pouvant se mesurer à une exigence plus haute que celle du manifeste, Gauvreau ira jusqu’à affirmer que « rien de ce qui se place en deçà de la prise de conscience de Refus global n’existe vraiment » (ibid., p. 45).
52Ces énoncés laissent déjà deviner la déception vive, voire le sentiment de trahison éprouvé par Gauvreau lorsqu’il prend connaissance de l’évolution de la pensée du maître vis-à-vis d’un mouvement dont il entretient la flamme à Montréal, depuis le départ de Borduas, avec un acharnement quasi désespéré. Jouant du paradoxe et détournant à son profit la réponse attendue, non seulement Borduas banalise-t-il la portée de l’automatisme montréalais, qu’il présente comme un courant artistique moderne dont l’originalité, comme d’autres, aura consisté simplement à marquer ses distances à l’endroit du surréalisme, mais il attribue de surcroît à l’École de New York le mérite d’avoir donné au nouvel ordre de représentation qui prévaut dans le champ esthétique une légitimité universelle. Poursuivant sur sa lancée critique, Borduas s’emploie à réduire la portée de son « refus », évoquant avec une légèreté surprenante, sinon une pointe de cynisme, les motifs personnels qui l’ont conduit à publier le manifeste :
Les raisons débordant, j’ai écrit — et signé — dans le temps Refus global sans trop savoir pourquoi. Peut-être uniquement parce qu’il était nécessaire à mon équilibre intérieur, dans sa relation avec l’univers, exigeant une correction aux formes inacceptables d’un monde imposé arbitrairement. Aujourd’hui, sans répudier aucune valeur essentielle, toujours valable de ce texte, je le situerais dans une tout autre atmosphère : plus impersonnelle, moins naïve, et je le crains, plus cruelle encore à respirer (ibid., p. 34).
53Par extraordinaire, dans la lettre qu’il adresse le 5 février 1959 à Borduas, Gauvreau ne formule aucun grief, ne lui sert aucune remontrance. Ce silence de sa part est éloquent. Gauvreau n’ignore pas qu’une confrontation directe avec Borduas ne peut désormais avoir d’autre issue que de donner à leur désaccord un tour officiel et rendre la rupture inévitable63. Par de brèves allusions au texte de Fernande Saint-Martin (« Le manifeste de l’automatisme », Situations, vol. 1, n° 2, février 1959, p. 10-19) et à la publication d’un manifeste plasticien, annoncé dans ce même numéro, il informe discrètement Borduas qu’il a pris connaissance de ses propos. Réprimant son indignation et ménageant momentanément son interlocuteur, Gauvreau choisit de différer cette discussion capitale, s’accordant la possibilité de soigner sa réplique.
54Pratiquant de son côté l’argument d’autorité, Borduas, affaibli par des maux physiques persistants, épargne de moins en moins Gauvreau dans ses lettres, l’accusant à mots couverts de pratiquer le masochisme. Dans le cadre de ces échanges où l’amour-propre de chacun est pris à partie, une allusion apparemment inoffensive de Borduas à sa propre « générosité secrète » (qu’il oppose à la « justice tapageuse » de Gauvreau, c’est-à-dire le succès d’écrivain bruyamment réclamé par lui) déclenche en retour chez ce dernier une irrépressible fureur. Cette attaque directe poussera alors Borduas à rompre aussitôt avec Gauvreau. C’est donc sur ces mots accusateurs de Gauvreau qu’achoppe cette amitié peu banale : « Il n’est guère difficile de parler de “générosité secrète64” alors que ses propres œuvres rayonnent largement dans le monde. Avec justice, d’ailleurs. Je vous envie d’avoir l’aise qu’il faut pour pouvoir user de persiflage. Je demeure sans aucune sorte de rancune » (lettre du 20 février 1959, infra, p. 216).
« En toute fraternité filiale »
55Claude Gauvreau a multiplié, après la mort de Borduas, les témoignages de vénération pour celui qu’il dépeint tour à tour comme « un magicien du sensible », un « technicien étincelant », un « peintre vertigineusement grand » (Écrits sur l’art, p. 315). Dans une description plus grande que nature de « L’épopée automatiste vue par un cyclope », il rappelle comment, dès leur première rencontre, l’empreinte des traits du peintre de Saint-Hilaire devait se fixer à jamais dans son esprit :
Ce premier contact fut bref, mais Borduas me causa une impression indélébile. Je n’avais jamais rencontré un faciès d’une sensibilité aussi tangiblement vibrante et d’une curiosité aussi spontanée à l’égard de chaque réalité singulière (à vrai dire, je ne devais plus jamais en rencontrer). Borduas était doux, délicat, attentif, et, malgré tout, sans complaisance. [...] Borduas permettait toute espèce d’authenticité, 0 n’en interdisait aucune. Quand j’eus à lui montrer mes propres textes, je fis l’expérience pour moi-même de cette disponibilité inégalable ; car, bien qu’il ne fut pas poète en mots, il demeure mon lecteur le plus compréhensif. Je dois dire tout de suite que Borduas est le seul homme indiscutablement supérieur que j’aie rencontré dans ma vie65.
56L’estime apparemment sans limites de Gauvreau à l’endroit de celui qui devait incarner pour lui un maître et un père66 constitue certes l’un des traits marquants de ces représentations idéalisées, qui demandent précisément à être examinées. Car cette quasi-vénération, dans son envers, agissant à la manière d’un miroir déformant, et qui devait conduire Gauvreau à élaborer autour de la figure de Borduas une forme de mythification, n’est pas restée sans effet sur notre appréciation de l’automatisme, dont le récit sera donné à lire par Gauvreau comme une « épopée ». Sauf exception, les portraits du maître qu’esquisse Gauvreau ont quelque chose d’outré, qui tend à l’exagération et à la démesure. C’est qu’ils cherchent à souligner le caractère d’exception, la singularité absolue de celui qui incarne à ses yeux un être d’élection. Cette unicité exceptionnelle peut se reconnaître, à un degré autre, chez Muriel Guilbault, la contrepartie féminine de Borduas, dont les qualités hors du commun, l’irrégularité baroque des traits renforcent en retour l’autorité morale du maître : « Il [Borduas], écrit en effet Gauvreau, fut l’être le plus extraordinaire que j’aie connu, avec cette petite Muriel Guilbault sublimement adorable. Il fut pour moi, au spirituel, ce dont la légère Muriel fut la lourde incarnation » (Écrits sur l’art, p. 315).
57Ce statut d’exception conféré à Borduas ne restera pas sans effet sur l’image que Gauvreau se fait de lui-même. En revanche, l’entreprise de mythification, qui ne va pas sans calcul ni arrière-pensée, devait provoquer, chez le poète exploréen, des sentiments contraires. Si Borduas parvient à s’émanciper du groupe et à partir pour l’étranger, avec la conviction douloureuse d’avoir définitivement rompu les amarres avec son pays d’origine, la situation se révèle plus difficile encore pour Claude Gauvreau. Immobilisé sur place, il multiplie à son insu les preuves d’un état de dépendance affective à l’égard du chef de file de l’automatisme. On pourrait reprendre ici la formulation proposée par Jean Fisette, pour qui « Gauvreau est impensable en dehors de sa relation à Borduas et à l’effet d’entraînement que le peintre provoqua autour de lui67 ». En position d’autorité, figure tutélaire, père spirituel68 de vingt ans son aîné, Borduas, même de l’extérieur du pays, continue d’en imposer à Gauvreau. Son départ pour l’étranger, loin de conduire à l’affranchissement du poète, renforce au contraire le prestige dont s’auréole son nom. Malgré le succès d’estime que connaît la peinture de Borduas en Europe et à New York, sa présence outre-frontière nourrit continûment la rêverie de Gauvreau sur le plan de l’imaginaire, lui ouvrant des horizons nouveaux. La publication des lettres de Borduas, en février 1960, va fournir à Gauvreau l’occasion de poursuivre, dans ce qui peut s’entendre comme un « dialogue des morts », la communication interrompue avec le peintre.
Un legs posthume
58Faut-il s’étonner que Claude Gauvreau ait été le premier signataire de Refus global à publier une lettre personnelle de Borduas69 ? Rompant le pacte de confidentialité qui lie implicitement tout épistolier à son correspondant, il dévoile à cette occasion l’idylle naissante de Borduas et d’une jeune Montréalaise et s’attire, sous forme de questions, la sourde réprobation de Borduas. Aussi est-ce avec prudence que Gauvreau autorise, un an après la mort du peintre, la publication d’une seconde lettre, celle du 25 septembre 1954, que Borduas lui adressa de New York ; elle fut publiée sous le titre « Lettre à Claude Gauvreau », dans la revue Liberté (n° 13, janvier-février 1961, p. 430).
59Il est intéressant de noter que la décision de Gauvreau est alors motivée par la nature du texte épistolaire, susceptible, estime-t-il, de restituer la présence familière du peintre, de favoriser l’accès à son intimité secrète :
Au moment du premier anniversaire de sa mort, on m’a demandé de fournir une lettre de Borduas à publier ; j’y consens avec grande joie et en pesant attentivement l’importance de l’acte.
Il peut y avoir de l’indiscrétion à livrer ainsi publiquement une partie de la pensée privée de Borduas ; un tel texte a le mérite de nous rendre toute la chaleur humaine du grand peintre dont la présence est sans équivalent et cet avantage balance l’inconvénient (Écrits sur l’art, p. 311-312).
60Gauvreau, dont la fortune littéraire demeure à cette époque quasi inexistante et l’œuvre presque totalement inédite, ressent douloureusement l’incertitude de sa renommée future comme homme de lettres. On est cependant frappé par sa détermination, dans ce bref liminaire, à poursuivre, « outre-tombe » pour ainsi dire, la discussion avec Borduas. Louant la franchise et les propos « exemplairement directs » du peintre qui sut toujours s’exprimer à son endroit avec une « rectitude sans ménagement », Gauvreau met fortement en valeur le rôle de correspondant privilégié qui fut le sien auprès de Borduas, orientant l’attention du lecteur vers la fermeté de leurs échanges. « Est-il besoin de préciser, écrit-il, que cette correspondance n’était pas unilatérale et que les opinions du grand peintre étaient discutées avec leur auteur parfois longuement ? » (ibid., p. 311). Puis, ayant signalé avec quelque ressentiment la publication prochaine dans La Revue socialiste, après une attente de plus de sept ans, de son texte « Aragonie et surrationnel », il ne peut achever sa présentation sans évoquer à nouveau son difficile destin d’écrivain, objet de si nombreuses explications avec Borduas :
On lira dans la lettre de New York que Borduas voyait pour moi l’avenir beau ; plus d’un événement par la suite a semblé lui donner tort, mais tous les jeux ne sont pas faits. Un futur, moins éloigné qu’on aurait envie de le croire, confirmera peut-être bientôt qu’il voyait juste (ibid., p. 312).
61Un an plus tard, à l’occasion de la première rétrospective de Borduas au Canada, présentée en 1962 au Musée des beaux-arts de Montréal, puis à la Galerie nationale du Canada et à la Art Gallery of Toronto, Claude Gauvreau donne à la revue Liberté un ensemble de vingt-deux lettres de Borduas (« Lettres à Claude Gauvreau », Liberté, n° 22, avril 1962, p. 230-231). Dans le texte d’introduction (ibid., p. 225-229), Claude Gauvreau, dont la pensée s’est considérablement modifiée depuis un an, reconnaît implicitement qu’une partie de l’évolution picturale récente de Borduas lui a échappé. Mais surtout, son témoignage fournit une indication claire du nouvel état d’esprit qui l’anime, Gauvreau ayant définitivement renoncé, en dépit de profonds désaccords demeurés irrésolus, à demander des comptes au maître trop tôt disparu :
Un être est un mystère ; connu profondément de lui seul. Nous ne saurons jamais que partiellement ce qu’est Borduas ; mais nous ne pouvons pas l’accepter pour moindre que ce qu’il est. Il me semble que c’est trahir Borduas que de chercher à le rendre acceptable selon les normes conventionnelles (Ecrits sur l’art, p. 314).
62Lestée pour ainsi dire des résistances passées, l’évolution récente de Gauvreau lui permet dorénavant de relier le « premier automatisme » de Borduas à « l’intensité frénétique, [...] le sentiment d’altière grandeur de la phase parisienne » (ibid.). Par esprit de probité intellectuelle, il évoque cette fois le texte de Borduas paru dans la revue Situations en février 1959, qui a soulevé son ressentiment :
Au sujet du manifeste de 1948, l’auteur de Refus global et de Projections libérantes pouvait écrire lui-même, de Paris encore, en novembre 1958 : « Aujourd’hui, sans répudier aucune valeur, toujours valable, de ce texte, je le situerais dans une tout autre atmosphère : plus impersonnelle, moins naïve, et je le crains plus cruelle encore à respirer. » (Situations, vol. 1, n° 2, février 1959). Il faut avoir le courage d’admettre Borduas dans toute sa réalité hardie (ibid.).
63Vis-à-vis de Borduas, Claude Gauvreau en est venu à formuler une règle de conduite d’une simplicité extrême, qu’il énonce ainsi : « Le respecter, être honnête aussi, c’est l’accepter tel qu’il est » (ibid., p. 315). À ce propos, on observe que ce sont l’« unicité intransigeante », la « capacité de dégagement », en somme la tournure radicale d’esprit qui permet à tout moment à Borduas d’envisager comme solution immédiate la rupture — trait que Gauvreau interprète paradoxalement chez lui comme un signe de continuité — qui lui méritent le respect du poète. Sur le plan de l’exigence épistolaire se reconnaît par ailleurs le rôle significatif que Gauvreau impartit à la lettre : aux multiples procédés de défiguration mis en œuvre par les détracteurs de Borduas, occupés à « édulcorer sa frémissante densité », Gauvreau oppose « l’éloquence immanente » de la lettre, c’est-à-dire la prédisposition du texte épistolaire à exprimer la « vérité70 ». Rempart contre la « censure, le silence imposé », la lettre, estime-t-il, ne peut facilement être exploitée par les adversaires du peintre :
Le partiel de ces lettres personnelles, qui sont mises ici à la disposition des lecteurs, élargit du moins le champ de notre connaissance, restreint la tentation de partialité, de conclusion restrictive. Ces lettres le [Borduas] font voir aussi dans des moments de confiante détente. Il était cela, et beaucoup plus que cela.
[...] Aucune censure n’a été exercée par moi. Ces lettres sont toutes celles des miennes que j’ai pu retrouver. Il en existe un petit nombre d’autres ; et leur publication intégrale est autorisée si elles sont retrouvées (Écrits sur l’art, p. 315).
64Dans cet ultime témoignage relatif aux lettres de Borduas, Gauvreau, cette fois encore, ne peut s’interdire de faire allusion au rayonnement limité de son œuvre, déplorant de ne pouvoir jouir, à l’encontre du peintre, de la notoriété que confère la présence d’un public étendu :
Quant à moi, mon œuvre créatrice (presque totalement inédite et certes totalement inconnue dans le rythme de son développement) demeure, avec quelques phrases théoriques récupérables ici et là, mon seul défenseur efficace. Si ce qui est ignoré est finalement muselé, à l’aide de la flicaille et d’autres menues abjectes censures, j’aurai existé mais cela demeurera non su (ibid., p. 37).
65C’est par la reconnaissance de la valeur « prophétique » de l’automatisme et de son plus célèbre représentant que Claude Gauvreau espère atteindre ce triomphe « fatal », imprévisible, qui devait, selon Borduas, infailliblement un jour se produire71. Dès lors que s’effondrent, à l’aube des années soixante, les discours dominants d’allégeance conservatrice, la renommée lui est acquise. La voix « inimitable » de Gauvreau, comme l’avait anticipé Borduas, s’impose avec la modernité, pour hisser le poète et dramaturge parmi les figures marquantes de notre littérature.
66Un aspect essentiel de la personnalité de Gauvreau s’exprime dans ses lettres à Paul-Émile Borduas. Prolongement imprévu de l’immense projet d’édition jadis appelé de ses vœux, ces lettres nous invitent à suivre le trajet intellectuel singulier d’un homme qui souhaitait d’abord être reconnu comme un « poète créateur ». En ce sens, elles convient le lecteur d’aujourd’hui à devenir son contemporain.
Notes de bas de page
1 Ne furent publiés du vivant de Claude Gauvreau qu’une dizaine de textes de Entrailles et de Brochuges et quelques poèmes du recueil Étal mixte, qui ne fut jamais mis en vente. Voir OCC, p. 9-10.
2 Ce qu’a déploré l’essayiste Jacques Marchand qui, pour sa part, s’est bien défendu d’avoir écrit une telle « biographie » : « Les recherches biographiques sur Gauvreau sont encore extrêmement sommaires. Les seuls documents de travail dont nous disposions à l’heure actuelle sont les textes autobiographiques qu’il a laissés » (Claude Gauvreau, poète et mythocrate, p. 259). Patricia Smart, dans le chapitre des Femmes du Refus global consacré à Muriel Guilbault, a donné récemment à cette question les aperçus les plus neufs (voir Les Femmes du Refus global, p. 133-177).
3 Lettre de Gustave Poisson à Jean-Marie Gauvreau, directeur de l’École du meuble, publiée dans François-Marc Gagnon, « Situation de Projections libérantes », Études françaises, vol. 8, n° 3, août 1972, p. 239.
4 Document qu’il fait paraître le 15 octobre 1948 en page 5 du Clairon de Montréal sous le titre « Borduas jugé par ses élèves ».
5 Dans sa lettre du 21 septembre 1954, Claude Gauvreau met indirectement en question le bien-fondé du départ de Borduas pour l’étranger, puisqu’il envisage l’éventualité de son propre éloignement de Montréal comme une forme de désertion à laquelle il ne saurait se résoudre : « Ce n’est pas uniquement par délectation que je reste dans les parages de Montréal — temporairement. J’y reste parce que je ne peux pas encore me détourner de mes frères d’ici qui gisent dans le noir ; j’y reste, parce que je suis le seul, pour le moment, qui puisse leur indiquer une voie qui ne soit pas entrecoupée de détours superflus et coûteux. [...] Mes frères d’ici ont absolument besoin de moi (qu’ils le sachent ou non, qu’ils le reconnaissent ou non). Je veux changer de milieu le plus vite possible ; mais je ne veux pas en changer par la désertion » (supra, p. 148-149).
6 « Il [Claude Gauvreau] n’était pas toutefois sans savoir que Borduas, le plus souvent retenu à Saint-Hilaire, n’avait guère l’occasion de présider aux cérémonies automatistes, dont les participants étaient d’une autre génération et qui se tenaient à Montréal. Alors toute sa déférence et sa soumission recevaient leur juste récompense : toute l’autorité du Maître se trouvait reportée sur Claude Gauvreau et je me suis souvent demandé si l’âme de l’Automatisme, bien plus que celle de Borduas, n’avait pas été la sienne » (Jacques Ferron, Du fond de mon arrière-cuisine, p. 211).
7 Nous avons déjà eu l’occasion d’analyser de façon détaillée la pratique épistolaire de Gauvreau. Sur ses rapports avec la lettre et l’œuvre littéraire, voirie chapitre intitulé « Borduas – Gauvreau : une singulière relation », dans Gilles Lapointe, L’Envol des signes, p. 183-242.
8 Cité par Charles Porter, « Foreword », Yale French Studies, « Men/Women of letters », n° 71, 1986, p. 4.
9 « Kafka l’aura suggéré également dans cette célèbre et presque ultime lettre à Milena où l’épistolaire est comparé à un commerce avec les fantômes (le sien, celui du destinataire, et celui qui intercepte) : “les baisers écrits ne parviennent pas à destination. Les fantômes les boivent en route” » (Vincent Kaufmann, « Relations épistolaires de Flaubert à Artaud », Poétique, n° 68, novembre 1986, p. 390).
10 Jean-Bertrand Pontalis, Perdre de vue, p. 269.
11 Claude Gauvreau dissocie clairement la création, qui représente la « liberté complète », de ses autres travaux : « Le critique, le théoricien, le polémiste, le correspondant, l’agent social, ce n’est même plus l’artiste. Mes travaux théoriques ne sont que des déductions ; elles ne se mêlent ni de près ni de loin à ma production. Je n’ai jamais produit à partir de déductions » (Correspondance, p. 386).
12 Signalons ici l’existence, entre les mois de septembre 1968 et de novembre 1970, d’une correspondance inédite entre Claude Gauvreau et son « agent littéraire » Michel Lortie au sujet de la publication des Œuvres créatrices complètes. Ces trente-deux lettres sont conservées à la Bibliothèque nationale du Québec, dans le fonds Claude Gauvreau, sous la cote 466/001/ 003.
13 Pierre Nepveu, « Note provisoire sur les Œuvres créatrices complètes », Lettres québécoises, n° 7, août-septembre 1977, p. 17-18.
14 « L’écriture est la conséquence d’un geste pour rétablir une communication interrompue. Elle est toujours l’expression d’un désir adressé. C’est une voix qui n’a pas d’autres moyens pour se faire entendre de l’Autre absent. L’Écriture se pratique dans l’isolement et la séparation qu’elle a pour objectif de gommer ou même de nier » (Mireille Bossis, « Conscience de soi et enfermement dans la correspondance de Marie Cappelle », dans André Magnan (dir.), Expériences limites de l’épistolaire, p. 316).
15 Cette expression de Gauvreau est citée dans André Beaudet, Littérature. L’imposture, p. 56.
16 Voir André-G. Bourassa, Surréalisme et littérature québécoise, p. 367-368, 370-372.
17 « Je vais tâcher, d’ici l’automne, de faire imprimer les écrits suivants qui sont de moi : Les Entrailles (une œuvre de jeunesse), Dix-Sept Lettres à un fantôme (correspondance Dussault-Gauvreau), Le Vampire et la nymphomane (opéra sans musique), Étal mixte (une quarantaine de poèmes très automatistes écrits en 1950-51). » Ce projet aura d’ailleurs été mené jusqu’à la préparation, par Dyne Mousseau, d’une dactylographie : « Dyn[e] dactylographie actuellement la correspondance Dussault-Gauvreau. Elle la lit en même temps, naturellement. Cela la met tout à l’envers. Pour le mieux, of course. // Le jeune Dussault a refusé catégoriquement son autorisation à la publication. [...] Mais rira bien qui rira le dernier » (Claude Gauvreau à Paul-Émile Borduas, lettre du 16 juin 1953, supra, p. 112). Les lettres autographes de Claude Gauvreau à Jean-Claude Dussault ont été déposées en décembre 1988 au Service des archives de l’Université du Québec à Montréal.
18 Jean-Claude Dussault, Correspondance, p. 9. « Pour lui, ces lettres — je l’ignorais alors — représentaient une première tentative pour mettre par écrit le fruit de sa pensée et de ses expériences littéraires. [...] La distanciation créée par cette correspondance avec un inconnu (qu’il qualifia à quelques reprises de correspondance avec un fantôme) lui offrait la possibilité d’exprimer longuement et avec toutes les nuances qu’il voulait y apporter une pensée à la recherche de sa formulation. La confrontation lui permettait de plus d’y faire passer toute sa fougue naturelle. Les conversations avec les amis qui l’entouraient ne lui offraient pas ce genre de possibilité, comme j’allais m’en rendre compte par la suite » (ibid., p. 11).
19 Le projet de cette correspondance, qui se présente à l’origine pour Gauvreau comme un « délice » et une « joie nécessaire » (ibid., p. 26) ne saurait entraver, de son propre aveu, « sa brusquerie un peu bougonne » (ibid., p. 32) le poète n’ayant pas, dit-il, « la vocation d’un pédagogue masochiste ». Tout du long, Gauvreau aura ainsi conscience de contraindre son correspondant : « et même si parfois je vous rabrouais un peu rudement » (ibid., p. 46) ; « ce n’est pas par plaisir que je vous bouscule » (ibid., p. 114) ; « Mon cher Jean-Claude, je vous ai quelque peu malmené au cours de cette lettre. Avec raison, je crois » (ibid., p. 330) ; « Voilà bien cinq fois que je vous secoue violemment » (ibid., p. 337). Dans sa dernière lettre, datée du 26 avril 1950, Gauvreau avoue à Jean-Claude Dussault qu’il a dû dans ses lettres endosser à contrecœur le rôle de professeur, prenant d’ailleurs soin de préciser que sa supériorité sur son disciple aurait dû lui valoir ipso facto « un certain respect et peut-être une certaine admiration » (ibid., p. 342). Dans cette même lettre, sous la forme d’un énoncé sentencieux qui dut frapper d’étonnement son correspondant, Gauvreau expose le dessein qui fut le sien à travers sa relation épistolaire : « Ce que j’essaie de vous communiquer — croyez-le ou non — est la résultante des méditations les plus précieuses de l’humanité contemporaine. Mes découvertes personnelles les plus récentes, permises par l’assimilation empirique de tout le passé vivant, constituent la fine pointe de l’actuelle conscience intellectuelle. Je le dis parce que c’est la vérité — et que je ne suis pas, moi non plus, un partisan de la modestie à crochets » (ibid., p. 337).
20 « De retour à Montréal, j’étais à finir de dactylographier le roman [Beauté baroque] lorsque se produisit un complet collapsus de mon conscient. Je pus quand même terminer la dactylographie du roman sans faute. Alors commença une longue agonie mentale aux innombrables fluctuations » (Claude Gauvreau, « Notes biographiques », dans Étal mixte et autres poèmes 1948-1970, p. 215).
21 Dans son « Autobiographie », Claude Gauvreau révèle que le suicide de Muriel Guilbault fut pour lui « la tragédie de [sa] vie » (OCC, p. 13). Contrairement à ce qu’il affirme, la crise d’amnésie survint toutefois durant les premiers mois, et non à la fin de l’année 1952.
22 Sur les liens entre folie et représentation théâtrale, on lira Jean Fisette, « La représentation de la folie comme thérapie. A propos de Claude Gauvreau », Voix et images, « Littérature, folie, altérité », printemps 1993, n° 54, p. 468-482.
23 Ce texte, qui a jusqu’ici échappé à l’attention de la critique, a paru dans Le Haut-Parleur, précédé d’une lettre à Guy Gagnon, rédacteur en chef de ce journal. Nous le donnons en appendice (p. 235-238).
24 On songe inévitablement ici à la célèbre injonction d’Artaud (« Non, Van Gogh n’était pas fou ») dans Van Gogh le suicidé de la société qu’Artaud écrivit à la demande de Pierre Loeb et qu’il fit paraître chez K éditeur à Paris en 1947. Artaud y fustige la médecine et la psychiatrie en particulier : « [...] ça va mal, affirme-t-il, parce que la conscience malade a un intérêt capital à cette heure à ne pas sortir de sa maladie. C’est ainsi qu’une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient » (Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001, p. 26). L’aliéné authentique pour Artaud est celui qui, par choix, a préféré devenir fou plutôt que « de forfaire à une certaine idée supérieure de l’être humain » (ibid., p. 31). De même, la société « se défend contre les fous ou s’en débarrasse dans les asiles, parce qu’elle ne veut pas les entendre ou veut les empêcher d’émettre d’insupportables vérités » (ibid.).
25 Cette image stéréotypée des années cinquante a fait l’objet d’un réexamen critique. Ainsi, Rodrigue Villeneuve déplore les limites de certaines mises en scène qui accordent un crédit exagéré au contexte oppressant des années cinquante (voir Rodrigue Villeneuve, « La Charge de l’orignal épormyable », Jeu, n° 54, mars 1990, p. 182).
26 Son recueil Brochuges, par exemple, paraît en 1956 aux Éditions de Feu Antonin, une maison d’édition créée pour la circonstance. Pour Michel van Schendel, « le sens de la médiation distingue historiquement l’art de Gauvreau de celui d’Artaud », des « contiguïtés apparaissent entre les deux écritures, mais aussi de considérables différences à l’orient de l’inquiétude » (Rebonds critiques I, p. 255 et 249). Van Schendel note aussi « qu’il ne serait pas vain de confier à une autre étude le soin d’examiner le mode de lecture de Gauvreau et les motifs repérables de sa préférence ».
27 Voir la lettre à Jean-Claude Dussault du 30 décembre 1949, (Correspondance, p. 25). Dans la lettre du 26 janvier 1950, le nom d’Artaud apparaît à l’intérieur d’une longue série (Cyrano, Sade, Novalis, Corbière, Pétrus Borel, Lautréamont, Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Dostoïevski, Kafka, Apollinaire, Vaché, Jarry, Cravan, Freud, Breton, Tzara, Gisèle Prassinos, Mabille, Crevel, Éluard, Césaire, Henri Pichette, Péret, et autres « penseurs prophétiques » qui laisseront une trace (ibid., p. 71). Artaud y est classé avec Apollinaire et Breton parmi les « modèles positifs [...] qui nous empêchent de nous résigner à la décadence générale » (ibid., p. 76). On pourrait multiplier les exemples, mais chez Gauvreau, le nom d’Artaud figure presque toujours dans une « série », ce qui a pour effet de le neutraliser. Ce recours à la série qui noie le nom dans une énumération révèle, peut-être inconsciemment, la dette et la filiation de Gauvreau envers Artaud.
28 D’après André-G. Bourassa, Gauvreau a découvert la poésie d’Antonin Artaud en 1949 (op. cit., p. 244). Selon Thérèse Renaud, cette découverte se situerait plutôt en 1946-1947 (infra, p. 281, n. 33).
29 « Il est impossible de préciser jusqu’à quel point Gauvreau a taillé sa vie sur le modèle de celle d’Artaud, mais on ne peut nier que les points de convergence soient nombreux » (J. Marchand, op. cit., p. 363). On note aussi, selon la formule lapidaire d’André Beaudet, que « Gauvreau c’est Artaud visité par Kafka » (op. cit., p. 51).
30 On remarque, par exemple, que dans sa « Réponse au questionnaire Marcel Proust », en 1970, Gauvreau place Artaud après Lautréamont, Corbière, Cravan et Tzara, dans la liste de ses poètes préférés. Voir Écrits sur l’art, p. 359. On a retrouvé l’exemplaire des Œuvres complètes de Lautréamont qui appartenait à Claude Gauvreau. Il s’agit de Œuvres complètes d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont, Paris, GLM, 1938, 414 p. « Édition contenant Les Chants de Maldoror. Les Poésies. Les Lettres. Une introduction par André Breton. Des illustrations par Victor Brauner, Oscar Dominguez, Max Ernst, René Magritte, André Masson, Matta Échaurren, Joan Miro, Paalen, Man Ray, Seligmann, Tanguy. »
31 À l’automne 1921, Artaud a rencontré à l’Atelier dirigé par Dullin la comédienne Génica Athanasiou, née à Bucarest en 1897, à qui il se confiera quotidiennement jusqu’en 1927 (Lettres à Génica Athanasiou, Paris, Gallimard, 1969). « Artaud pour sa part a déjà vécu l’amour fou avec Génica Athanasiou : “Nous serons toujours deux âmes qui s’aiment malgré tout. Plus haut que la vie, plus haut que les circonstances, plus haut que les choses qui arrivent” » (ibid., p. 135, 136 ; cité dans Gérard Durozoi, Artaud, p. 22).
32 Michel van Schendel note au plan du style, parmi les parentés d’attitude qui unissent Gauvreau et Artaud, « le penchant pour la polémique, la propension au manifeste, la singularisation de son style, son intégration à l’acte poétique chez Artaud comme chez Gauvreau, la poétisation délibérée du défi par l’injure zoomorphisante dans les deux cas — bien que cet usage lexical soit moins systématique chez Artaud » (op. cit., p. 256).
33 Claude Gauvreau a reçu un exemplaire des Lettres de Rodez de Thérèse Renaud, qu’elle s’était chargée de lui faire parvenir à son arrivée à Paris en 1946 (conversation de Thérèse Renaud avec Gilles Lapointe, 15 septembre 2001).
34 A l’occasion de son premier internement à Saint-Jean-de-Dieu, Claude Gauvreau aurait cherché le secours de Borduas pour quitter cette institution : « Le sens exact de mon billet d’autrefois était le suivant : SOS. [...] J’espérais qu’on pût tenter en ma faveur quelque chose ayant l’envergure et la force morale de ce que Breton tenta en faveur de Freud sous la menace nazie (cf. Trajectoires du rêve). // Je m’adressai à un homme d’action, par le moyen d’un code perceptible par la finesse psychologique » (lettre du 11 avril 1958 ; supra, p. 200). Répondant qu’on lui a « toujours prêté des pouvoirs qui n’étaient que souhaités pour [s]es amis », Borduas réfute les arguments de Gauvreau, affirmant n’avoir rien reçu de lui durant son premier internement à Saint-Jean-de-Dieu (lettre du 18 mai 1958, Écrits II, p. 986-987). L’identification avec la figure d’Artaud permet peut-être d’expliquer ce reproche récurrent de Gauvreau. « Je me demande parfois pourquoi vous ne m’avez pas aidé davantage à publier. C’est vrai qu’il y a eu Refus global. » Et la réponse de Borduas : « Je vois mal comment j’aurais pu davantage vous inciter à publier à moins d’être un éditeur » (lettre du 22 décembre 1956, Écrits II, p. 889).
35 « La cure de Sakel (du nom de son inventeur le médecin viennois Manfred Sakel) repose sur les effets prolongés de l’hypoglycémie insulinique intense. C’est en 1922 que fut isolée une hormone pancréatique, l’insuline. Celle-ci a eu pour effet d’abaisser le taux de sucre sanguin dans l’organisme. Sakel utilisa d’abord l’insuline pour le traitement des toxicomanies. C’est seulement par la suite qu’il étendit le traitement à la schizophrénie, traitant une de ses malades en lui injectant une forte dose d’insuline, la plongeant ainsi dans un coma hypoglycémique. L’amélioration de l’état de la malade le poussa à réitérer l’opération. L’insuline peut être utilisée à faibles doses, soit à des doses provoquant des états comateux. Lorsque l’insulinothérapie est poussée jusqu’au coma, elle ébranle et perturbe profondément toutes les fonctions et l’équilibre vitaux : le pouls s’accélère et devient irrégulier, les sueurs, les larmes, la salivation sont profuses ; la température descend en dessous de 35 degrés ; la tension artérielle maxima s’élève et la tension minima s’abaisse de plusieurs degrés, ou même disparaît ; le taux du sucre et les propriétés physico-chimiques du sang varient ; les réflexes disparaissent ; la pupille se dilate et se rétrécit ; le nystagmus secoue les globes oculaires ; les convulsions remuent tous les muscles ou tous les faisceaux de muscles. C’est une cure de Schock, dit-on. Lorsque l’on estime que le coma a suffisamment duré, on ramène le patient à la conscience en lui injectant un soluté glucose. À son réveil, qui peut être très pénible, le malade n’a aucun souvenir de ce qui a suivi la perte de conscience » (Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, p. 22-23).
36 André Roumieux, Artaud et l’asile 1, p. 127.
37 André Roumieux a travaillé trente-six ans à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, où Artaud fut interné en février 1939 avant d’être transféré à Rodez (il a cependant commencé à y travailler en 1953 et n’a pas fait la rencontre d’Artaud, même s’il a bien connu son psychiatre, Gaston Ferdière).
38 Jacques Ferron nous apprend notamment que Claude Gauvreau, qui avait une « peur panique » des électrochocs (op. cit., p. 220), fut traité par sismothérapie sur la recommandation du psychiatre Lorenzo Morin : « C’est alors que son médecin m’apprit qu’à bout de ressources il avait eu recours à quelques électrochocs. Il me le dit avec gentillesse, plutôt tristement, sachant la répulsion que me cause cette thérapie barbare, en homme modeste qui n’a aucun préjugé de doctrine et ne peine qu’à soigner de son mieux. Le docteur Morin savait peut-être aussi que dans le cas de Claude, les convulsions artificielles dont on l’avait si souvent secoué, étaient devenues par conditionnement, malgré la peur qu’il en avait, une façon de guérir » (ibid., p. 222).
39 Selon l’analyse des statistiques recueillies par Peter R. Breggin, près de 100 000 personnes aux États-Unis y auraient été soumises en 1975 (Peter R. Breggin, L’Électrochoc, ses effets invalidants sur le cerveau, ouvrage traduit de l’américain, Paris, Payot, 1983).
40 « De nos jours, bien sûr, il est encore utilisé dans un certain nombre de cas et en particulier dans les cas dépressifs, où il se trouve que malgré les idées reçues, pratiquer une série d’électrochocs sur un malade dépressif, est finalement moins iatrogène pour lui que l’utilisation des médicaments antidépresseurs. L’électrochoc est, lui, toujours entouré d’un halo d’agressivité, de dangerosité, faux scientifiquement parlant. Certains antidépresseurs nécessitent un contrôle beaucoup plus rigoureux et sont quelquefois dotés d’effets pathogènes. On l’utilise donc essentiellement maintenant dans la dépression et pour certaines phases aiguës de psychoses. C’est donc un traitement encore utilisé, j’allais dire dans tous les hôpitaux, mais ce n’est pas exact » (« Artaud, l’électrochoc et la toxicomanie : le point de vue actuel des psychiatres. Docteur Jean Ayme. Entretien avec Jean-Claude Fosse », dans Artaud et l’asile 2, p. 312).
41 « Je me garderai [...] d’entrer ici dans une discussion relative à la valeur de la sismothérapie et au rôle que quelques séances d’électrochoc ont pu jouer dans le cas Artaud. Je suis cependant obligé d’enfoncer un clou jamais assez enfoncé : l’application de l’électrochoc est rigoureusement indolore — contrairement aux affirmations de journalistes et de romanciers en mal de copie » (« Gaston Ferdière, J’ai soigné Antonin Artaud », cité par F. de Mèredieu, op. cit., p. 121). Florence de Mèredieu se montre critique vis-à-vis du docteur Ferdière : « On peut encore s’interroger sur les effets de la procédure même de l’électrochoc qui ne fut assurément pas ressenti par Artaud comme une marque de considération des psychiatres à son égard ! La conscience que les médecins ont de la propre conscience des malades est parfois bien étrange » (ibid., p. 123).
42 Plus tard, l’état de Gauvreau semblera s’améliorer grâce aux neuroleptiques (ou antipsychotiques) qu’on lui administre à Saint-Jean-de-Dieu : « A date, le stémétil m’aide admirablement et la possibilité de travailler librement me fait merveille. J’ai écrit environ trois heures de dialogues devant servir à une pièce en quatre actes en plus de quarante-trois demi-heures radiophoniques (ceci représente quelque $ 6,500 de textes) » (lettre à un médecin non identifié, non datée, dossier Claude Gauvreau, Saint-Jean-de-Dieu ; supra, p. 250).
43 J. Marchand, op. cit., p. 318. Gauvreau aurait craint, en exposant sa folie, que son œuvre soit considérée comme le produit d’un esprit délirant ; Jacques Marchand signale par exemple que lors de son entretien avec l’éditeur Robert Myre à propos de La Charge de l’orignal épormyable, Claude Gauvreau prend bien soin de préciser que cette pièce est « très à part dans [sa] production. Très très à part » (entretien avec Robert Myre, 12 avril 1970, dossier Claude Gauvreau, Centre d’études québécoises, Université de Montréal, p. 1).
44 « On se glorifie alors d’être des détraqués, on se fascine d’une sensibilité hypertrophiée, d’émois esthétiques paralysants. Mais les provocations décadentes vont à contre-courant des synthèses psychiatriques. Ce que les modernes retiennent de la névrose, c’est la noblesse d’une fin de race imprimant aux sens de sublimes faiblesses ou la possibilité recherchée d’un corps incroyable, ouvert à des plaisirs inouïs » (Frédéric Gros, Création et folie, p. 162).
45 Voir Bernard Lecherbonnier, La Chair du verbe, p. 158-159.
46 « À parcourir la littérature psychiatrique de l’époque, on en vient à se représenter les hôpitaux comme de grands salons d’écriture, tant les médecins se déclarent eux-mêmes stupéfaits du volume de la production asilaire, les malades accumulant pages sur pages, et bientôt des livres entiers. [...] Le fait est là : les aliénistes présentent les fous comme de grands productifs, des écrivains chroniques » (F. Gros, op. cit., p. 28-29).
47 Les lettres de Gauvreau à Borduas échappent au régime de circulation fermée qui a pour objet de contenir à l’intérieur de l’asile les effets des débordements : « Les lettres sont encore plus directement en rapport avec le délire, lorsqu’elles expriment des sentiments érotiques, le dédain, le désespoir, des idées de culpabilité, de ruine, ou surtout contiennent des accusations imaginaires. Dans ce dernier cas, les malades doivent être soumis à une surveillance rigoureuse, nécessaire pour empêcher leurs lettres calomnieuses de se répandre dans le domaine public » (J. Séglas, Les Troubles du langage chez les aliénés, Bibliothèque Charcot-Debove, 1892 ; cité par F. Gros, op. cit., p. 17, n. 1).
48 On sait que Janine, la fille aînée de Borduas, sera elle aussi internée à Saint-Jean-de-Dieu en 1959 (voir Écrits II, p. 1057-1058).
49 On se souvient de ce conseil prodigué à Jean-Claude Dussault : « Pour aller creux dans l’inconscient, pour dynamiter certaines barrières apparemment infranchissables, il faut toute la commotion du volcan émotif » (Correspondance, p. 302).
50 Cette forte présence d’un véritable maître distinguerait radicalement Claude Gauvreau, au sein de la modernité québécoise, des écrivains Jacques Ferron, Réjean Ducharme et Saint-Denys Garneau, dont les « œuvres s’inscrivent dans un monde où les maîtres sont ou bien absents, ou bien dépourvus d’autorité réelle » (Michel Biron, L’Absence du maître, p. 310).
51 Borduas formule à Gauvreau cet autre avertissement : « Sur une voie dangereuse personne n’est conseillé de me suivre » (lettre du 6 octobre 1954, Écrits II, p. 664).
52 « Cependant je n’ignorais rien de votre “chapelle” ayant reçu ici — à Paris longtemps après mes visites à Montréal — la longue relation de vos séjours à l’hôpital où vous m’en parliez en termes les plus clairs. J’ai accusé réception de cette lettre dans le temps, comme je n’ai jamais manqué de vous répondre » (lettre du 18 mai 1958, Écrits II, p. 987-988).
53 Rappelons que leur amitié aurait pris naissance, selon le témoignage de Claude Gauvreau rapporté par Jean Éthier-Blais, dans des conditions de confrontation : « Ainsi, au cours d’une discussion à Saint-Hilaire, Borduas veut que la musique ne soit qu’art d’accompagnement. Claude Gauvreau n’est pas de cet avis et lui tient tête. Borduas lui avouera que de cette soirée date son amitié pour lui » (Jean Éthier-Blais, Autour de Borduas, p. 29). Dans une lettre à Robert Cliche, Jacques Ferron relate, sur le mode caustique qu’on lui connaît, une dispute survenue en 1949 à la librairie Tranquille entre Borduas et Gauvreau lors du pré-vernissage de l’exposition de Marcelle Ferron. On y décèle déjà les effets paradoxaux de la tension élevée que la relation maître-disciple fait peser sur les deux hommes : « À un moment donné, la chicane éclata entre Borduas et Gauvreau, au sujet du Père Régis. Gauvreau avait attaqué celui-ci, il n’aurait pas dû... bla, bla, bla, et tout ça avec la phraséologie obscure et un peu primaire qu’affectionnent les automatistes. Madame Gauvreau, bien qu’elle soit une mondaine ayant salon littéraire, se mit à chuchoter que son Claude n’avait pas besoin de demander la permission de Borduas pour parler peinture, qu’il n’était plus un enfant... etc. Je m’avançai et dit aux disputeurs : “Messieurs, ce qui arrive est fatal : un maître et un disciple, qui a du caractère, doivent nécessairement, par la force des choses et la volonté de Dieu, devenir un jour ou l’autre des ennemis”. Le mot “ennemi” les a réconciliés aussitôt » (BNQ, fonds Jacques Ferron, MSS 424). Le pré-vernissage de l’exposition Marcelle Ferron (sa première en solo) eut lieu à la Librairie Tranquille, du 15 au 30 janvier 1949 (voir Chronique, p. 590).
54 Contestant, semble-t-il, l’application dans le champ de l’art des notions d’évolution darwinienne et de progrès dans la perception du beau, Gauvreau entoure ce mot de guillemets. Sur la remise en cause de la notion de progrès esthétique dans les sciences humaines et en art tout particulièrement, on se reportera à l’étude d’Olga Hazan, Le Mythe du progrès artistique.
55 « Je fréquentai le grand peintre Borduas, qui lui, avait atteint en peinture la constance objective du jugement. Simplement en silence à le regarder faire la critique sensible des tableaux de plusieurs jeunes peintres (parmi lesquels était mon frère Pierre), j’appris à découvrir en peinture la forme tridimensionnelle objective, laquelle est toujours de même nature quels que soient les aspects multiples et les disciplines diverses des œuvres » (Correspondance, p. 53).
56 Jacques Marchand fait remarquer à cet égard que c’est tout autant par son jugement critique en art que par ses réalisations de peintre que l’autorité de Borduas s’impose alors à Claude Gauvreau : « En effet, c’est le regard critique très particulier, novateur, qu’il portait sur les œuvres du passé et du présent, qui acquit à Borduas son ascendant sur Gauvreau. En lisant tout ce que Gauvreau a écrit sur le peintre, on se rend compte que son admiration et sa confiance tenaient davantage à ce regard qu’à l’œuvre picturale elle-même — dont il ne parle, à vrai dire, jamais de façon détaillée. Gauvreau considérait la démarche critique de Borduas comme sa contribution principale à l’évolution de l’art, et son propre travail de théoricien, de critique et de polémiste avait surtout pour but, à ses yeux, de divulguer et de pousser plus loin cette démarche » (op. cit., p. 95).
57 On sait qu’il se montrera critique de la volonté, chez Gauvreau, de monter un spectacle autour de la sélection des œuvres : « Vous faites un “show” de cette sélection : “show” où je serai le clown », lui écrit Borduas, qui insistera sur le fait que « la sélection de travaux inconnus, pour une exposition collective, se fait habituellement privément » (lettre du 31 mars 1954, Écrits II, p. 580).
58 « Ce n’est, d’ailleurs, que récemment, écrit à ce propos Claude Gauvreau dans “L’épopée automatiste vue par un cyclope”, que j’ai compris que, le cubisme et l’abstractivisme ayant été conçus par des peintres et le surréalisme ayant été conçu par des poètes, il était tout à fait normal pour des peintres de se sentir plus volontiers à l’aise dans la filiation cubiste ou abstractiviste que dans la filiation surréaliste » (Écrits sur l’art, p. 39).
59 Pierre Gauvreau, « Borduas et le déracinement des peintres canadiens », Le Journal musical canadien, novembre 1954, p. 6.
60 Paul-Émile Borduas, « Objectivation ultime et délirante », dans Ecrits I, p. 523. C’est en des termes similaires que Borduas présente à son ami Noël Lajoie ce nouveau symbole de l’homme : « Car, au fond, qu’est-ce que c’est que cet “Espace” découvert dans Mondrian, si ce n’est pas un nouveau et pur symbole de l’infini ?... Toute idée de perspective est enfantine à côté de ça ! Et, qu’est-ce que c’est que la réalité — sans illusion possible — de “l’Accident” chez Pollock, si ce n’est pas un nouveau et troublant symbole de la matérialité de l’univers tout entier ?... » (lettre du 3 mars 1955, Écrits II, p. 733).
61 « Ce que le surréalisme apporte — et qu’il est seul à apporter — ce sont les fondements d’une nouvelle sensibilité collective », écrit Gauvreau à Jean-Claude Dussault (Correspondance, p. 137), faisant directement écho à Rupture inaugurale : « Après vingt-cinq années d’irradiation ininterrompue, le Surréalisme ne se flatte pas d’avoir franchi plus qu’une étape liminaire, apporté davantage que le besoin d’une nouvelle sensibilité collective » (Rupture inaugurale, p. 11).
62 Dans les « Notes biographiques » qu’il fait paraître en juillet 1967 dans le Journal des poètes, Claude Gauvreau écrit : « Toutefois il survint des difficultés radiophoniques et une légère mésentente avec Borduas... je sombrai dans une opaque dépression » (Étal mixte et autres poèmes 1948-1970, p. 216).
63 On sait que Gauvreau recevra le carton d’invitation de l’exposition de Borduas à la galerie Saint-Germain en 1959 : « La dernière communication que je reçus de Borduas fut la carte d’invitation de cette exposition parisienne, qu’il m’adressa de sa propre main. Malheureusement, j’étais alors trop malade (trop douloureux) pour lui répondre » (Écrits sur l’art, p. 317).
64 Nous avons formulé ailleurs l’hypothèse qu’un engagement secret contracté auprès de Muriel Guilbault aura peut-être non seulement forcé Gauvreau à renoncer à toute forme d’écriture trop ouvertement autobiographique, mais l’aura aussi contraint de limiter la diffusion de son œuvre à un cercle d’initiés (voir Gilles Lapointe, « La Lettre sous le regard du cyclope. La loi du secret dans la correspondance entre Claude Gauvreau et Paul-Émile Borduas », Globe, « L’intime et le privé au Québec », vol. 3, n° 1,2000, p. 39-63).
65 Ecrits sur l’art, p. 38-39.11 conclut : « Borduas, reposez enfin contenté dans la paix qui n’est qu’apparente où vous enrobe le sol maternel de la France, le concret est activé jusqu’à la mort du soleil par la vibration que vous lui avez imprimée, l’étincelle de votre énergie prend possession d’incalculables atomes auxquels pousseront les ailes de l’altitude immortelle » (ibid., p. 74-75). Dans sa « Réponse au questionnaire Marcel Proust », après avoir énoncé que Borduas restait son peintre favori, il écrit : « Il [Borduas] ne bénéficie évidemment pas du renom international qu’il mérite et qu’il acquerra inéluctablement. Sa peinture est la plus authentique du xxe siècle et demeure la plus prophétique » (ibid., p. 356).
66 La signature de Gauvreau, par exemple, dans sa lettre du 6 août 1954, est précédée de la clausule « en toute fraternité filiale ».
67 Jean Fisette, « La représentation de la folie comme thérapie. A propos de Claude Gauvreau », Voix et images, « Littérature, folie, altérité », n° 54, printemps 1993, p. 472.
68 En contrepartie, Lucien Gauvreau, militaire de carrière, apparaît à une seule occasion dans l’œuvre de son fils : « Sans cet officier convaincu des vertus militaires, à fortes tendances fascistes, le Québec aurait eu un poète de moins (le plus compromettant pour la fierté nationale, je le concède) » (Claude Gauvreau, « Réponse au questionnaire Marcel Proust », dans Ecrits sur l’art, p. 361).
69 Cette lettre, datée du 15 mai 1954, paraît en première page du journal L’Autorité du peuple du 22 mai 1954, coiffée d’une manchette au titre ironique : « La guerre cosmique : Borduas et Gauvreau » (voir Écrits II, p. 601-603).
70 Cette perception du texte épistolaire cache un leurre, comme le rappelle Dolorès Djidzek-Lyotard : « Car il y a, on le sait, ce mirage avec lequel il faut compter, cette croyance liminaire qui fait l’attraction de toute correspondance : tentation de croire que la lettre est le régime authentique du biographique, le vrai régime de l’écriture de vie. Du biographique pur, en somme, parce qu’épuré de l’intention esthétique, non apprêté ou troublé par l’intéressement formel de la littérature » (Dolorès Djidzek-Lyotard, « La consigne de proscription. Sur la correspondance d’exil de Jules Vallès », dans Expériences limites de l’épistolaire, p. 39-40).
71 Écrits II, p. 1049. De son vivant, Claude Gauvreau fit paraître vingt-quatre des trente-deux lettres qu’il reçut de Borduas. Ces lettres furent publiées en 1997 dans Écrits II. La première est datée du 22 mai 1954 dans L’Autorité. La seconde, du 25 septembre 1954, parut dans Liberté (janvier-février 1961, p. 430) à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Borduas. Elle fut rééditée l’année suivante avec la série des vingt-deux lettres dans Liberté. La troisième est celle intitulée par Borduas “Petite Pierre angulaire posée dans la tourbe de mes vieux préjugés” ; elle est publiée dans la revue Situations, vol. 3. n° 2, mars-avril 1961 (lettre rééditée l’année suivante avec la série des vingt-deux lettres dans Liberté). Enfin, la lettre datée du 20 octobre 1954 sera publiée dans La Barre du jour en janvier-août 1969.
Notes de fin
1 Les références, abrégées ici et dans les notes (p. 275-430), figurent au long dans la bibliographie (p. 431-452).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mœurs, coutumes et religion des sauvages de l’Amérique septentrionale
Nicolas Perrot Pierre Berthiaume (éd.)
2004