Chapitre 8. Le bénévolat et la résilience socioscolaire
p. 139-158
Texte intégral
1Le texte que nous présentons s’inspire d’une recherche menée en 2010 par les auteures sur les retombées de l’intervention d’un organisme communautaire montréalais, J’apprends avec mon enfant (JAME)1. Plus précisément, l’étude s’est intéressée à des activités de lecture à domicile animées par des bénévoles, au profit d’élèves recommandés par leur école parce qu’ils éprouvaient quelques difficultés en français. Dans un premier temps, nous décrivons de manière synthétique les enjeux et objectifs de l’intervention des organismes communautaires, avant de présenter le contexte de l’étude que nous avons menée. Par la suite, nous décrivons le format original de cette intervention qui s’est faite sous forme de visites à domicile. Finalement, nous analysons les retombées de ces activités de lecture pour l’enfant et pour sa famille.
L’intervention communautaire
2Les organismes communautaires jouent un rôle essentiel de soutien aux populations dans tous les secteurs de la société québécoise. Il est reconnu que leur autonomie est importante à préserver. Parmi les nombreuses problématiques sociales qui mobilisent ces organismes communautaires, il y en a deux qui sont prégnantes en milieu urbain : la défavorisation socioéconomique et les défis relatifs à l’établissement de familles récemment immigrées. Selon Lamoureux et Lavoie (2008), les mandats des organismes communautaires sont structurés autour de cinq valeurs fortes : justice, solidarité, démocratie, autonomie et respect. Nous avons parcouru quelques sites d’organismes communautaires à Montréal et une analyse de leurs objectifs révèle des mots-clés qui en disent long sur leur positionnement : entraide, communication, médiation, réseau, représentation, reconnaissance, mobilisation, partenariat, pouvoir, justice sociale, démocratie, etc. Nous pouvons dire que le parti pris du communautaire est clair : soutenir la résilience des citoyens et développer leur « capacité d’agir », surtout en contexte de cumuls de vulnérabilité sociale.
3La défavorisation renvoie certes aux diverses formes de privation matérielle subie par des individus et des groupes, mais également aux conséquences de celles-ci en matière d’inégalités sociales, de distribution déséquilibrée des ressources collectives et d’asymétrie de pouvoir (Kanouté, 2007). L’action communautaire s’adresse autant aux parents qu’aux enfants, jeunes et élèves. Pris souvent en étau entre les effets de conditions sociales marquées par la précarité et une culture scolaire moins en résonance avec leur spécificité familiale, les élèves de milieux défavorisés sont en général plus exposés à certains risques : difficultés d’apprentissage et de construction du projet scolaire, niveau d’anxiété plus élevé, problèmes de santé mentale ou physique, etc. Pour ce qui est de l’engagement des parents de milieux défavorisés dans l’accompagnement scolaire de leurs enfants, plusieurs recherches ont révélé leurs limites objectives dans le suivi attendu par les enseignants (Kanouté, 2007). Pour ces élèves, l’action communautaire, dans ses différentes déclinaisons, peut constituer un espace de « réparation de l’expérience scolaire » (Glasman, 2001), de « reconquête d’une scolarité vécue comme moins malheureuse » (Vieille-Grosjean, 2009).
4Pour l’élève immigrant et sa famille, l’acculturation à la nouvelle société en général, à une nouvelle école en particulier, présente certains défis, dont celui d’apprendre dans une langue scolaire différente de sa langue d’origine. Selon le Comité de gestion de la taxe scolaire de Montréal, plus l’immigration est récente, plus les élèves sont susceptibles de résider dans une zone défavorisée. N’arrivant pas à monnayer à sa juste valeur la qualification professionnelle acquise au pays d’origine, plusieurs parents immigrants se tournent vers les organismes communautaires de leur quartier pour mieux se familiariser avec la culture de la société d’accueil, repérer les occasions d’emploi et s’y préparer, profiter des ressources de francisation, comprendre les mécanismes d’exclusion sociale, etc. Ces organismes offrent aussi de l’aide ciblant la socialisation des enfants et le décodage de la culture scolaire. Ainsi, pour ces familles récemment immigrées, le communautaire est une ressource pour apprivoiser l’expérience migratoire, actualiser et bonifier son capital humain, grâce à de l’information pertinente et à des activités d’intégration sociale et culturelle (Kanouté et Vatz Laaroussi, 2008).
5Cependant, si la pertinence sociale des organismes communautaires, comme JAME, n’est plus à démontrer, le maintien, la consolidation et l’extension de leur intervention soulèvent plusieurs défis que nous avons constatés dans notre longue collaboration avec des organismes québécois. Le premier de ces défis est lié à l’obtention d’un financement récurrent qui permette de rendre accessibles les services et de stabiliser les bénéfices pour les communautés. Un autre défi réside dans la négociation des frontières entre l’organisme communautaire et divers paliers de gouvernance (arrondissement, municipalité, ministère) et institutions. Aussi, on peut s’interroger sur une institutionnalisation du communautaire qui le transformerait en un prolongement de l’école ; ce qui serait étouffant pour certains enfants et parents.
6Nous pensons donc que l’action des organismes communautaires telle que plusieurs recherches la décrivent peut être considérée comme un soutien à la résilience. Cette dernière est une notion appliquée à une multitude d’expériences humaines, traumatisantes à des degrés divers, auxquelles des individus arrivent à survivre (Cyrulnik, 2007). De plus en plus, les conditions de l’effectivité de la résilience sont analysées en tant que facteurs de protection, ou tuteurs de résilience, pouvant être reliés à des contextes ou des acteurs significatifs pour un individu. C’est ainsi que des enseignants sont perçus comme des tuteurs de résilience (Kanouté et Vatz Laaroussi, 2008). L’action bénévole est devenue centrale dans le dispositif d’intervention de plusieurs organismes communautaires. Les bénévoles sont également des tuteurs de résilience. Selon Lesemann (2002), le bénévolat s’est extirpé de l’espace familial et privé auquel il a été longtemps confiné, pour devenir producteur de citoyenneté en se vouant à l’« intérêt général ».
7Plusieurs réflexions ont été faites sur l’évaluation de divers dispositifs en dehors des écoles, visant l’accompagnement scolaire ou socio-identitaire (Glasman, 2001 ; Vieille-Grosjean, 2009). La question des retombées concrètes de ces dispositifs sur les résultats scolaires des jeunes est toujours posée et tous s’entendent pour dire qu’il n’est pas évident de contrôler avec finesse toutes les variables et apporter une réponse claire à la question. Cependant, il est important de ne pas sous-estimer des gains qui ont le potentiel de jouer à plus ou moins long terme sur la qualité du vécu scolaire de l’enfant : « la reprise de confiance en soi et la restauration d’une image de soi » (Glasman, 2001). C’est donc dans cette visée que nous avons accepté d’analyser les retombées des activités de lecture animées par JAME.
Le contexte de la recherche
8JAME est un organisme communautaire, à but non lucratif, dont l’offre de service couvre plusieurs quartiers de l’île de Montréal, dont Verdun, Saint-Laurent et LaSalle. Les principaux objectifs de l’organisme sont : promouvoir le plaisir de la lecture auprès des enfants et de leur famille ; prévenir l’analphabétisme et le décrochage scolaire en favorisant la réussite scolaire des enfants ; doter le milieu de services de bénévoles compétents ; travailler en collaboration avec les organismes et les établissements du milieu. Pour rendre effectifs ces objectifs, JAME déploie son action sous différentes formes. En voici quelques-unes :
- La lecture à domicile : une personne bénévole jumelée à un enfant de 5 à 9 ans se rend une ou deux fois par semaine chez l’enfant, en présence d’un parent, pour lire des livres avec lui.
- Les cercles et minicercles de lecture : une personne bénévole anime un atelier de lecture dans une école après les cours avec un groupe d’élèves pendant 45 minutes.
- Un livre en cadeau : JAME offre à la fin de l’année scolaire un livre à chaque enfant qui participe à une de ses activités de lecture.
- La lecture à la bibliothèque : une personne bénévole se rend une ou deux fois par semaine à la bibliothèque pour rencontrer un enfant, en présence de son parent, pour lire avec lui des livres en français.
9L’étude que nous avons faite a porté uniquement sur les retombées d’une intervention de JAME : l’activité de lecture. Prenant appui sur notre expérience en recherche qualitative dans les milieux montréalais pluriethniques et/ou défavorisés, nous avons opté pour une démarche compréhensive, cherchant donc à « rapporter une activité sociale d’après le sens visé subjectivement par les acteurs » (Bourque, 1996). L’activité sociale en question se déroule dans le contexte d’une visite au domicile d’un enfant à qui une personne bénévole lit une histoire. Les acteurs qui ont été sollicités par l’étude sont des bénévoles, des parents et des acteurs scolaires (directeurs, enseignants). Bien qu’ils soient au cœur de cette activité sociale, l’équipe n’a pas prévu de rencontrer les enfants à cause de leur jeune âge et pour éviter de leur imposer le stress d’un entretien sachant qu’ils ont été retenus en raison de certaines difficultés relatives aux apprentissages et/ou à leur maîtrise du français. L’équipe a fait le choix d’un usage mixte de méthodes consistant en l’envoi d’un questionnaire en ligne et la conduite d’un entretien semi-dirigé dont la grille approfondit certaines dimensions du questionnaire.
10Sur les 120 bénévoles contactés, 67 ont accepté de remplir le questionnaire (18 en version papier et 49 en ligne). Ils sont en moyenne dans la cinquantaine et ce sont en majorité des femmes (83 %). Ce groupe est encore actif au travail (16 % de retraités), possède plutôt le français comme langue maternelle (88 %), parle ou comprend l’anglais dans une grande proportion (69 %) et détient majoritairement une qualification universitaire (63 % un diplôme universitaire ; 19 % un équivalent collégial). Les deux principaux domaines de formation de ces bénévoles sont l’administration-gestion (34 %) et l’éducation (27 %). Pour ce qui est des antécédents en matière de bénévolat, 67 % en ont déjà fait (dont 26 % en soutien scolaire). Parmi les bénévoles qui ont répondu au questionnaire, 17 ont accepté de participer à un entretien semi-dirigé avec un membre de l’équipe de recherche.
11Il a été difficile de joindre les familles, à cause, entre autres, de certaines caractéristiques dont l’allophonie ou le fait de vivre en contexte de défavorisation (Kanouté, 2007 ; Kanouté et Vatz Laaroussi, 2008). Néanmoins, une relance intensive a permis de joindre 19 familles venant de différents pays : Canada (2), Chine (2), Venezuela, Somalie, Mexique, Brésil, Togo, Costa Rica, Bangladesh, Philippines, Inde, Trinité-et-Tobago, Maroc, Bulgarie, Sénégal, Colombie, Irak. Ces parents résident dans huit quartiers desservis par l’organisme communautaire JAME. Un questionnaire en ligne a été rempli par 7 parents (5 mères et 2 pères) qui ont choisi la version en français. Ils possèdent une instruction de niveau collégial ou universitaire. Par la suite, 2 pères, 2 couples et 10 mères (dont 2 ayant rempli le questionnaire en ligne) ont participé à un entretien semi-dirigé.
12Un questionnaire en ligne a été envoyé à 26 directions d’école (directeurs et directeurs adjoints) et nous avons reçu 11 réponses, dont 10 de femmes. Cinq de ces répondants ont accepté de participer à un entretien semi-dirigé. Malgré une relance intensive et la collaboration des directions d’écoles, il n’a pas été possible de joindre un nombre satisfaisant d’enseignants. Il faut noter que cette étape de la recherche a coïncidé avec une période de mobilisation et de négociation syndicales chez les enseignants. Néanmoins, l’équipe a pu organiser une « séance de réflexion » avec deux enseignantes d’une même école ; ces dernières ont une vingtaine d’années d’expérience et dirigent depuis longtemps des élèves vers les activités de JAME.
La lecture à domicile : une grande visite
13Les enfants qui bénéficient des services de l’organisme sont recommandés par leur école. Par conséquent, il nous a semblé pertinent de capter le profil socioculturel du contexte de vie des familles par le regard des écoles. Le cumul de vulnérabilités sociales, dont la défavorisation de certaines familles, est souligné. Ce cumul rend difficile l’exercice de la parentalité et particulièrement le suivi scolaire par les parents. Autour de certaines écoles, l’environnement humain se caractérise par une mixité socioculturelle grandissante. Cette mixité est en partie due à la présence de familles immigrantes allophones ou anglophones, récemment arrivées au pays ou venant d’autres quartiers de Montréal, dont les enfants ont besoin de passer par les classes d’accueil pour apprendre le français ou en consolider la maîtrise. Ces familles présentent un profil diversifié relativement à la durée de résidence au Québec, au degré de maîtrise ou de connaissance du français, au niveau d’instruction, aux expériences sociales d’intégration, etc. Les chercheurs ont souvent mentionné qu’il n’était pas aisé d’utiliser les indicateurs classiques pour catégoriser socialement les familles récemment immigrées. Il arrive ainsi que certains parents très instruits, mais avec peu de moyens à cause de la déqualification professionnelle vécue à l’arrivée, s’installent dans des quartiers dits défavorisés ou fassent des sacrifices pour s’installer dans des quartiers possédant des écoles qui ont la réputation d’être performantes.
Ici, c’est en très grande majorité des Québécois, mais à la dernière rencontre de portes ouvertes de la maternelle, j’ai dû parler en anglais pour faire l’introduction. Il y avait beaucoup d’arabophones, d’hispanophones et de gens asiatiques (direction).
C’est un milieu qui est quand même très aisé. Par contre, j’ai trois classes d’accueil. C’est un peu mélangé. J’ai des Asiatiques et j’en ai beaucoup du Moyen-Orient, de l’Algérie, du Maroc, du Liban. J’en ai aussi un peu d’Afrique : Congo, Rwanda. Beaucoup de l’Amérique centrale aussi : des hispanophones du Mexique, de l’Argentine, de la Colombie (direction).
Sur le plan socioéconomique, c’est moyen. Il y a quelques familles dans le besoin et quelques familles très aisées, mais c’est vraiment une belle classe moyenne. Moi, j’ai 50 % de mes élèves qui sont allophones (direction).
14Au-delà de la description du profil social des élèves, sont abordées les difficultés dans les relations école-familles. Dans un article de Kanouté (2007) sur les parents de milieux défavorisés et l’accompagnement scolaire, l’auteure souligne cette distance instinctive ou stratégique qu’ont des parents en contexte de précarité sociale envers l’école (et d’autres institutions). Les raisons de cette distance, du côté des parents, sont variées : volonté de protéger leur intimité, peur d’être jugés, réminiscences d’une expérience scolaire difficile, appréhension de découvrir à l’école un problème qui s’ajoute à une liste déjà longue de difficultés familiales, manque de familiarité avec les codes symboliques de l’espace scolaire, etc. Dans l’article en question, une mère disait qu’elle était « stressée jusqu’au pied » en allant à l’école. Évidemment, plusieurs recherches ont largement documenté la part de l’école dans cette distance, notamment lorsque le milieu scolaire ne cherche pas à déconstruire la barrière qui le rend moins convivial. Dans un livre rendant compte d’une étude ethnographique de la socialisation familiale d’enfants de 9 et 10 ans, de classe moyenne et défavorisée, Lareau (2003) dresse clairement le portrait de ces familles qui se tiennent loin de l’école ou que la culture scolaire (par ses normes et pratiques) maintient à distance. Dans le cadre de l’évaluation de l’activité de lecture animée par les bénévoles de JAME, un directeur d’école témoigne des défis à relever pour se rapprocher des familles.
La méfiance, on la voit dans les yeux et dans le comportement, dans l’attitude de certains parents : quand ils ne répondent pas à nos appels, quand ils ne viennent pas aux rendez-vous sans nous avertir […] Ils font beaucoup de rétention d’informations et, tout à coup durant une rencontre, ils nous disent tout bonnement quelque chose de très important qu’on aurait dû savoir depuis le début de la rencontre. En même temps, quand on leur offre de l’aide, sur le plan social surtout et même pédagogique, les parents n’acceptent pas les services, mais en même temps nous demandent d’aider. Il y a une méfiance par rapport aux services de l’école. Moi, ce que je présume, c’est qu’ils ont probablement eu, eux-mêmes, de mauvaises expériences avec l’école étant jeunes.
15Les propos des chefs d’établissement montrent que la photo qu’ils présentent de l’environnement humain de leur école est objectivement marquée par la diversité ethnoculturelle et linguistique. Ainsi, il n’est pas surprenant que plusieurs enfants recommandés à JAME soient allophones, notamment ceux qui bénéficient des activités de lecture à domicile. Cette visite demande aux bénévoles l’apprivoisement d’une intimité familiale différente de la leur et invite les parents à accueillir une personne souvent jusque-là inconnue. Lors des entretiens, nous avons demandé aux bénévoles de décrire de manière quasi ethnographique leur routine de visite et d’en partager des souvenirs marquants. Les témoignages montrent que, dans la plupart des cas, la visite devient vite une routine confortable.
Alors j’arrive, je sonne à l’interphone et j’attends qu’on ouvre. Je dis bonjour en espagnol, je monte l’escalier et je tape à la porte. Généralement, c’est la maman qui vient m’ouvrir et je parle un peu avec la maman. L’enfant n’est pas toujours là : soit qu’il est dans sa chambre ou qu’il est en train d’arriver. Une fois qu’il est arrivé, je le salue directement. On a un petit salut qu’on se fait entre nous : on se frappe la main avec un poing. À ce moment, je lui pose des questions sur son week-end, sur l’école… « Est-ce que ça s’est bien passé ? Est-ce que ça va bien à l’école ? » (bénévole).
Un petit garçon de troisième année et un petit de première année… avec lequel j’étais jumelée. Celui de troisième année disait à son petit frère : « Il ne faut surtout pas que tu apprennes à lire parce que ça donne mal à la tête. » Donc, le petit était fermement décidé à résister […] Mon premier devoir était de neutraliser celui de troisième année, de l’accrocher si possible, et puis surtout d’accrocher le petit […] Je savais avec quels genres de livres j’allais pouvoir les accrocher. J’ai sagement lu la première histoire et je suis partie. Je suis arrivée la deuxième fois et le grand frère a dit : « Ah, c’est encore toi ! » J’ai lu et, quand j’ai senti que les deux écoutaient vraiment très bien, j’ai dit : « Ah, je crois que je commence à avoir mal à la tête. » Le grand frère a dit : « C’est pas possible. » Et j’ai dit : « Je crois que je devrais partir. » Quand je suis revenue, avec le cœur un peu battant la fois d’après, la mère m’a dit : « Pendant tout le temps que tu n’étais pas là, ils m’ont demandé comment l’histoire allait se terminer. » Donc là, je savais que je les avais… Ça a été un jumelage assez extraordinaire (bénévole).
16Une question se pose d’emblée : que fait le parent lors de la visite ? Certains parents se retirent dans une pièce autre que celle où se déroule l’activité de lecture animée par la personne bénévole. Ce retrait est souvent un compromis explicite ou implicite. Un parent dit qu’il se retire après avoir proposé biscuits et thé, tout en écoutant à distance les interactions durant la séance de lecture. Un autre souligne que la personne bénévole lui a signifié que sa présence n’était pas obligatoire, qu’il a senti que son retrait rendait cette personne plus à l’aise ; il ajoute que de toute façon il ne pensait pas que c’était une bonne idée de rester pendant la lecture, car le bébé pouvait distraire l’enfant qui lisait. D’autres parents qui restent durant l’activité de lecture interviennent parfois pour que l’enfant garde constant son engagement dans l’activité, ou pour partager avec la personne bénévole le décodage de certains signaux émanant de l’enfant, comme un manque de compréhension des consignes ou la difficulté à suivre un rythme trop rapide de lecture.
Elle écoute quand je suis là et elle pose des questions. Elle lit les livres que j’apporte. C’est une femme très intelligente et qui s’occupe très bien de ses enfants (bénévole).
La mère est très gentille et elle vaque à ses occupations, mais le père s’assoit à son ordinateur qui est juste à côté d’où je suis. Il écoute tout et il se mêle de tout, et c’est très difficile de transiger avec lui, malgré qu’il m’adore (bénévole).
C’est très rare que je la voie, c’est-à-dire que la mère est là, mais elle ne me parle pas. C’est ce qui est décevant parce que je ne sais pas si c’est parce qu’elle se retire… C’est comme si elle me donnait les rênes et me disait « Fais ce que tu veux ou ce que tu peux ; j’ai absolument confiance en toi » parce que je ne la vois jamais (bénévole).
Ce que j’ai toujours aimé c’est que, premièrement quand t’arrives, tu salues l’enfant et que le parent a le sourire (bénévole).
17Les bénévoles s’adaptent à des contraintes contextuelles et aux besoins de l’enfant afin que l’activité de lecture ait pour lui des retombées maximales. L’expression qui revient le plus souvent pour illustrer cet ajustement est « faculté d’adaptation ». Il faut notamment s’adapter au rythme de l’enfant et à ses préférences concernant les histoires à lire.
Moi, ce que je dirais c’est « faculté d’adaptation à l’enfant ». À son rythme parce que, parfois, quand il n’a pas envie de lire, on arrête. Même quand je lui apporte un livre que j’aurais aimé lui faire lire et que lui, il veut en lire un autre, on s’adapte (bénévole).
Si tu fais des activités qu’ils n’aiment pas, ils ne feront pas d’efforts et ne seront pas portés à vouloir continuer. Donc, moi je regarde ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Au début, j’essaie toute sorte d’affaires et j’essaie de me concentrer sur ce qu’il aime beaucoup (bénévole).
Toujours, j’essaie de lui amener de la nouveauté : « Voici les nouveaux livres que j’ai apportés. Fais-toi plaisir et choisis pendant que je vais me laver les mains. Assieds-toi, relaxe-toi. Où est-ce que tu veux t’asseoir ? » Je lui « donne » cette autonomie-là parce que c’est ce qui est conseillé et c’est ce que, moi-même, j’aimerais recevoir (bénévole).
18Quel sens cette visite a-t-elle pour les bénévoles eux-mêmes ? Les mots qui reviennent souvent dans les réponses révèlent l’épanouissement des bénévoles grâce aux activités de lecture auprès des enfants : valorisant, enrichissant, instructif, gratifiant, nourrissant, etc. Pourquoi avoir choisi comme format de bénévolat une intervention qui consiste à lire des histoires aux enfants ? Les réponses sont nombreuses : transmettre une passion de la lecture reçue en héritage ; faire lire un enfant pour réparer une expérience scolaire difficile que l’on a connue soi-même ; faire découvrir la magie des livres et d’une bibliothèque, magie vécue avec ses propres enfants, etc.
On avait des livres dans chaque pièce, chez nous, et dans le salon, qui était surtout utilisé les dimanches quand on avait de la visite, on avait des bibliothèques pleines de livres : des livres d’art, des livres du dimanche. C’était une occasion spéciale de rester assise là (bénévole).
J’avais vécu une belle expérience avec mon fils, de fréquenter la bibliothèque très jeune… il ne marchait même pas encore. Une bibliothèque, c’est immense ! Ça ouvre des portes aux rêves ; ça ouvre des portes à l’espoir d’un avenir coloré pour les enfants. Oui, vraiment ! Chacun de ces livres-là est une porte ouverte sur un autre univers. On peut y trouver une vocation… C’est archi important ! (bénévole).
Si je me fonde sur mon expérience d’enfant, la lecture m’a amené beaucoup de choses : la liberté, la capacité de créer un monde personnel (bénévole).
Si je pense à ma propre expérience, si j’avais eu quelqu’un qui m’avait dit : « C’est le fun lire un livre, tu vas voir. » J’avais des livres de Tintin, mais je n’avais pas de romans et tout ça. Il y avait quelque chose qui bloquait, mais je pense que c’est tout l’environnement scolaire qui m’écœurait (bénévole).
19Ces visites à domicile ont aussi sans aucun doute une dimension interculturelle pour les bénévoles, dans le sens de la découverte d’une altérité sociale, culturelle et ethnique.
Dans cette relation, je gagne beaucoup. Je gagne à jouer à la grand-mère à un âge où je devrais l’être, normalement. Comme j’ai aussi pris ma retraite de façon un peu prématurée, ça me donne le plaisir d’arriver à l’heure et de préparer une séance. La relation est tellement riche et ça va au-delà de la relation avec les petits enfants. Il y a la relation avec les parents aussi. On a aussi un partage interreligieux, c’est vraiment incroyable ! (bénévole).
Je commence à apprendre certains mots et c’est une bonne expérience parce que ça m’a donné envie d’apprendre l’espagnol. Ça m’a ouvert beaucoup d’espace parce qu’ils viennent de me faire comprendre d’apprendre une troisième langue. Cette expérience m’apprend aussi que, où qu’on soit dans le monde, on a beaucoup plus de ressemblances que de différences. Alors, tout ça fait qu’on partage quelque chose et ça me permet une ouverture d’esprit (bénévole).
Je m’épanouis et je me rends compte que je grandis à travers ça. Je me découvre moi-même. Des fois, je suis confrontée à des situations, avec l’enfant avec qui je suis, ça me déstabilise […] Ça m’aide à un peu lâcher prise et à voir comment je suis et me modérer un peu pour être moins stricte. Alors, dans ce sens-là, je pense que ça m’apporte beaucoup (bénévole).
Les retombées pour l’élève recommandé par son école
20Interrogés sur leur degré de satisfaction par rapport à l’activité de lecture à la maison, les bénévoles se disent très satisfaits (61 %) ou satisfaits (39 %). Le questionnaire leur offrait également la possibilité d’indiquer ce qui les a motivés à s’engager dans ce bénévolat en choisissant tous les énoncés pertinents dans une liste. Voici les principales réponses : désir de soutenir les élèves en difficulté scolaire (80 %) ; passion pour la lecture et désir de la transmettre (68 %) ; intérêt pour la mission de l’organisme (52 %) ; intérêt pour le bénévolat de manière générale (48 %) ; proximité de l’organisme par rapport à mon lieu de résidence (28 %). Ainsi, comme l’indique le poids de la première réponse, une très grande partie de la motivation des bénévoles est liée aux retombées anticipées pour les enfants accompagnés.
21Quant à la perception des retombées de leur intervention pour les enfants, voici les principales réponses des bénévoles : goût pour la lecture (81 %) ; apprentissage de la lecture (70 %) ; estime de soi (64 %) ; intégration sociale (45 %) ; apprentissage de l’écriture (17 %). Il est intéressant de noter l’aspect systémique des retombées perçues par les bénévoles. Le goût de la lecture est suivi de près par l’apprentissage de la lecture (apprentissage qui rend pérenne ce goût) et suivi par l’estime de soi (gain important pour l’équilibre psychologique de l’enfant et qui soutient l’apprentissage) et par l’intégration sociale (qui consolide l’ancrage de l’enfant dans les différents espaces de vie et lui offre différents modèles et soutiens pour grandir). Pour témoigner des bénéfices perçus, les bénévoles disent s’être appuyés sur les indicateurs suivants : observation auprès de l’enfant (90 %) ; témoignage de l’enfant (49 %) ; témoignage de la famille (48 %).
22Quant aux parents, ils disent n’avoir pas la capacité d’évaluer l’intervention des bénévoles avec précision. Ce qui est normal, car tous n’observent pas le déroulement de l’activité de lecture et ne souhaitent pas le faire. La communication parent-bénévole à propos de l’intervention est limitée dans certains cas à cause de la non-maîtrise du français ou de l’anglais par les parents, ou par le fait que ces derniers ne se sentent pas outillés pour interagir de manière experte à propos de lecture. Cependant, les parents sont presque unanimes à témoigner des bénéfices que leur enfant a tirés de cette intervention et semblent faire un retour avec lui sur l’activité de lecture : au-delà de la lecture, l’activité donne « confiance », rend « fier » et « moins timide ». Ces appréciations font écho à des conclusions issues d’autres recherches (Glasman, 2001 ; Kanouté, 2007 ; Vieille-Grosjean, 2009).
Elle est plus attentive, plus curieuse, s’intéresse beaucoup plus à la lecture, lit tout ce qu’elle voit et lit parfaitement bien maintenant (parent).
Il apprécie plus les livres, il a amélioré sa prononciation et la lecture (parent).
It’s about the reading. I think it’s improving because they’re reading a little bit faster now, faster than before (parent).
She’s able to read what she wants, and that’s the thing, by her coming every week, it creates a habit (parent).
But from my point of view his French is good (parent).
Elle est moins timide, aborde plus les gens, a confiance en elle et fait ses devoirs maintenant (parent).
Il est content quand elle arrive. Il est fier ; il commence à s’exprimer mieux (parent).
23Quatre parents ont soulevé des éléments d’insatisfaction liés au fait d’avoir perdu leur bénévole sans recevoir d’explications claires sur les raisons concernant l’assiduité de l’enfant et sa compétence en lecture. Cependant, tous les quatre désirent avoir le plus vite possible un autre bénévole pour continuer l’activité de lecture. Même le parent qui a été le plus critique reconnaît que le lien affectif entre le bénévole et son enfant était « génial », car il était en dehors d’un rapport centré sur les difficultés d’apprentissage et de santé de son enfant.
24Certains parents tentent de manière détournée d’inscrire les enjeux scolaires dans la visite de la personne bénévole. Par exemple, le besoin qu’ils ressentent dans l’encadrement des devoirs les pousse à solliciter les bénévoles dans ce sens, explicitement ou non, tout en se disant que cette demande outrepasse l’objet de la visite. Nous pensons que cette sollicitation déguisée n’a rien d’anormal, car, pour les parents, les besoins de l’enfant rejoignent ceux de l’élève, d’autant plus que ce dernier a été recommandé à l’organisme à la suite d’une évaluation faite par l’école.
Dès le début, la personne bénévole nous a avertis qu’elle ne venait pas pour faire de l’aide aux devoirs. Mais nous avions parfois des questions et elle acceptait volontiers d’y répondre (parent).
I don’t talk to her about problems in the school because she’s not related to the school, but when we’re talking, if it comes into the conversation, then we do talk but it’s not like I want to talk about an issue I have (parent).
Sometimes, when the volunteer comes, we ask what we can do to help, can you give us advice. We talk 1 minute, 2 minutes what we have to do, do you have any idea about that (parent).
25Comment les bénévoles transigent-ils avec les demandes relatives à l’aide aux devoirs ? Ils s’adaptent généralement aux besoins de l’enfant sans perdre de vue l’objectif principal de leur visite : la lecture. On dirait qu’ils ne sont pas trop surpris par ces demandes ; c’est comme s’ils se disaient que ces demandes planeront toujours sur la visite, même si l’organisme clarifie assez bien sa visée auprès des parents.
Moi, je m’en tiens vraiment au programme : je vais lire et après ça, je fais des jeux (bénévole).
C’est surtout cette année que ça s’est imposé, je commence toujours par les devoirs. J’ai commencé un peu, l’an dernier, à faire un peu de devoirs avec lui. Cette année, c’est systématique : je commence avec les devoirs et, s’il reste du temps, on fait de la lecture (bénévole).
« Ah, j’ai des mots de vocabulaire qui sont durs. Est-ce que tu peux les regarder avec moi ? » Normalement, même si je ne suis pas supposée, je regarde et j’essaie de l’aider quand même (bénévole).
Sincèrement, cette année, je ne fais même pas de la lecture, je fais de l’aide aux devoirs… parce qu’il y avait un besoin. Mon autre famille, c’était des enfants qui vont très bien à l’école. Chez eux autres, j’ai fait strictement de la lecture et des jeux ; ils n’avaient pas besoin d’autre chose (bénévole).
Je sais qu’on n’est pas censé faire des devoirs, mais je l’aide quand même parce que je me dis que si elle ne comprend pas son devoir, éventuellement, ça n’ira pas mieux pour elle. Je sais que, des fois, c’est la maman qui va lui dire dans sa langue « demande-lui telle chose » et elle va me le demander. Mais, pour les devoirs, c’est elle qui me demande : « Je ne comprends pas tel devoir, est-ce que tu peux m’aider ? » (bénévole).
À la fin, avant de partir, il y a toujours quelques minutes où je discute avec le papa et la maman et dans ces deux ou trois minutes, c’est là qu’ils vont me dire : « Il a mal fait son devoir ou il a eu une excellente note ». Ça dépend, mais c’est dans ces petites deux ou trois minutes qu’on parle de ce que vous m’avez dit (bénévole).
26Ce n’est pas surprenant que le lien avec le scolaire soit en filigrane dans l’action des bénévoles. Cependant, même si certains bénévoles se plient de bonne grâce à des demandes relatives aux devoirs, ils insistent sur le fait que les parents ne doivent pas les voir comme des spécialistes des difficultés d’apprentissage. Par exemple, l’un d’eux souligne qu’il a clairement dit aux parents qu’il ne se sentait pas à l’aise d’aborder des concepts mathématiques. Dans l’ensemble, les bénévoles semblent bien gérer l’irruption du scolaire dans l’activité de lecture.
27Une autre question complexe se pose : l’occasion d’un canal de communication entre l’expérience de lecture à domicile et le vécu de l’enfant à l’école. De part et d’autre, on exprime le désir d’une certaine concertation pour le bien de l’enfant.
Moi, je trouverais ça intéressant de parler à son enseignante, de voir comment elle pense. Peut-être qu’elle aurait des stratégies vu qu’elle connaît bien Justine. Mais par l’intermédiaire de JAME, ça serait bien aussi, d’une façon ou d’une autre (bénévole).
Moi, je pense que ça pourrait tout simplement être un échange de courriel entre le professeur et le bénévole ; ou par lettre, je ne sais pas. Je ne veux pas alourdir la tâche du professeur (bénévole).
Dix minutes, juste un téléphone. Moi, j’aurais aimé ça demander au professeur : « Qu’est-ce que vous aimeriez que je travaille et que je fasse avec ? » Pas un suivi, mais avoir au moins une rencontre, une fois par année (bénévole).
28Les directions d’école s’attendent à ce que l’activité de lecture serve à étayer les comportements parentaux de stimulation des apprentissages de l’enfant. L’école compte sur la concertation pour savoir comment « ça se passe à la maison », dans le but d’intervenir auprès des parents s’il y a des difficultés reliées à la visite de la personne bénévole. Cependant, autant les bénévoles que les acteurs scolaires veulent absolument éviter toute lourdeur dans une éventuelle concertation organisée.
Quand je demande « pouvez-vous me donner des noms d’enfants à qui vous pensez pour la lecture », ils font la démarche très gentiment, sans s’énerver. Mais la journée où je leur demande de remplir des papiers ou de me donner des signes sur quels effets ça a eu, oups !, là je viens de perdre quelques profs. Et pourtant, c’est un milieu très ouvert et les gens y croient à tout ça, mais les profs peuvent être assez frileux sur l’ajout de tâches. Il faut faire très attention parce que ça peut être perçu comme ça très facilement (direction).
Mais bon, c’est sûr qu’il ne faut pas que ce soit quelque chose de lourd pour les enseignants parce qu’on a déjà une tâche lourde (enseignante).
29Pour terminer, il est intéressant de souligner une préoccupation retrouvée dans les propos de certains bénévoles et dans ceux des parents : tous les protagonistes de la socialisation de l’enfant peuvent se concerter, mais il faut éviter de transformer l’activité de lecture à la maison en un autre moment scolaire, potentiellement stressant pour des enfants qui connaissent pour la plupart, à des degrés divers, des difficultés d’apprentissage. En ce qui concerne les parents, nous avons perçu une certaine inquiétude quant à la possibilité que la consultation débouche sur une sorte de surveillance de leur exercice de la parentalité. Plus tôt dans ce chapitre, nous avons cité les propos d’un directeur d’école sur la méfiance des familles en difficulté envers les institutions. Les recherches sur l’action communautaire mettent en garde contre l’institutionnalisation du communautaire.
Les retombées pour la famille
30Certains bénévoles aident des familles à découvrir leur quartier et ses ressources. Et cette aide, même si elle n’est pas centrale dans le mandat des bénévoles, participe d’une certaine façon au « développement d’une capacité d’agir » (Ninacs, 2008). Plusieurs théoriciens du capital social ont clairement montré que celui-ci n’est fonctionnel qu’à travers le réseautage et une connaissance fine des ressources qu’offrent les divers espaces de vie (quartier, ville, région, etc.). Cette aide à la découverte de la communauté est cruciale pour les familles, notamment celles qui vivent un certain isolement.
Combien de fois je leur ai conseillé, recommandé des choses comme des organismes ! Surtout cette famille-là, des fois, je trouve qu’ils sont un peu dépourvus. Ça fait 14 ans qu’ils sont ici et ils connaissent juste leur petit quartier. Ils ne connaissent pas autre chose, ils ne sortent pas beaucoup. J’ai même amené le petit dans des sorties. Ça leur ouvre un peu les horizons (bénévole).
J’avais entre-temps trouvé un cours pour la mère qui était deux fois deux heures de français, mais c’était aussi une manière de sortir et de voir d’autres gens (bénévole).
Parfois, je les ai inscrits à des activités culturelles à la bibliothèque et j’y suis allée avec eux. On est allés, dimanche dernier, à une vente que font toutes les bibliothèques de Montréal. On est allés tous les trois, avec moi, en voiture. Ils avaient un budget de leur maman et ils ont choisi des livres (bénévole).
31La découverte de la communauté revêt un intérêt particulier pour les enfants, car ils ont la possibilité de côtoyer des adultes différents des membres de la famille. Les bénévoles rentrent dans cette catégorie d’adultes. Lareau (2003) souligne que les enfants de la classe moyenne sont souvent inscrits à diverses activités (ludiques, sportives) qui leur font vivre des interactions sociales diversifiées avec d’autres adultes « significatifs ». Selon cette auteure, ces interactions permettent à ces enfants de se familiariser avec les codes sociaux « qui comptent » pour se faire une place dans la société.
32Les témoignages des parents montrent que l’activité de lecture a commencé à structurer des pratiques sociales familiales autour du livre et de la lecture. De telles pratiques influencent positivement les habiletés en écriture (Beer-Toker et Gaudreau, 2006), sans compter leur effet de consolidation des liens parent-enfant. Un fait intéressant à souligner : des enfants deviennent proactifs et demandent à leur parent d’aller chercher des livres et de leur lire des histoires.
Elle va à la bibliothèque souvent pour chercher des livres et m’oblige à lire avec elle (parent).
On the weekends, I give her books and I read with them, they get 2 books a week from the school library so I make her read that and I give her extra work so I think that all these things working together have helped her improve her reading (parent).
Oui. Il y a l’effet de modélisation. Quand la personne va à la maison, je pense qu’elle est un beau modèle d’attitude ouverte face à l’apprentissage (directeur).
33Des frères et sœurs de l’enfant jumelé au bénévole bénéficient aussi de sa présence. La demande de l’élargissement de la participation à l’activité de lecture est parfois faite explicitement par les parents ; à d’autres moments, la dynamique relationnelle autour de l’activité y mène naturellement. Certains parents, surtout allophones, tirent profit de la présence du bénévole pour améliorer leur maîtrise du français.
La deuxième expérience, c’était dans une famille où il y avait six enfants ; j’étais jumelée avec la cinquième […] Donc, on a commencé à lire et la mère, à la première ou la deuxième séance, m’a dit qu’elle aimerait beaucoup que tous les enfants assistent. Je me suis dit : « Comment on va faire ? » Finalement, c’était assez extraordinaire. Le petit de deux ans était d’abord sur mes genoux, puis sur la table et il tenait le livre contre ses petits pieds (bénévole).
J’ai eu une famille et la maman venait s’asseoir au bout de la table pour écouter ce qu’on lisait ensemble parce qu’elle avait de la difficulté en français. Donc, pour elle, lire avec son enfant et moi, ça lui faisait pratiquer son français. C’était bénéfique pour elle (bénévole).
Pour la mère, pendant cinq ou six rencontres, je restais une demi-heure de plus. Elle prenait son livre d’infirmière, puis elle lisait et je corrigeais sa prononciation. Je lui disais : « Si tu veux aller au bloc opératoire, c’est important que tu prononces les choses de la bonne manière parce que, si tu le prononces comme tu viens de le faire, le message n’est vraiment pas le même » (bénévole).
34Nous ne pouvons passer sous silence d’autres retombées positives générées par la présence des bénévoles : les occasions pour les parents d’échanger sur l’exercice de la parentalité, surtout dans le cas des mères monoparentales.
Quand la mère a besoin de se confier, quand l’enfant te raccompagne et qu’on s’assoit dans les escaliers un petit peu… Tu es autre chose qu’une lectrice, moi, je le vois comme ça (bénévole).
The volunteer has become a little bit part of the family because the communication is great. We know they do this voluntarily, they don’t get paid, and she comes sometimes by bus (parent).
Moi ce que je fais, c’est de l’accompagnement à domicile. Sauf que, l’année passée, la mère des garçons que j’accompagnais était malade […] alors j’ai demandé la permission si, au lieu d’aller à domicile, je pouvais amener les enfants chez moi pour permettre à la mère de se reposer (bénévole).
***
35Cette étude a voulu croiser différents regards sur l’activité sociale qu’est la lecture à domicile : le regard des bénévoles, des parents et du milieu scolaire qui dirige les enfants vers JAME. L’activité étudiée a été jugée pertinente par toutes les catégories d’acteurs interrogés. À partir de notre étude, on peut inférer que l’action cumulée des bénévoles depuis la fondation de l’organisme communautaire a contribué à l’atteinte de son objectif : « Promouvoir le plaisir de la lecture auprès des enfants et de leur famille ». Il est certain que l’engagement et l’épanouissement des bénévoles sont essentiels à la réussite d’une telle activité. Ils témoignent d’un degré de satisfaction élevé par rapport à leur expérience de bénévolat ; ils se sentent presque unanimement outillés pour s’acquitter de la tâche qui leur est confiée.
36Les enfants jumelés sont les premiers bénéficiaires de l’activité de lecture : plaisir de lire, interactions sociales positives avec un adulte significatif non membre de la famille, occasion de mieux découvrir la communauté grâce à la médiation de la personne bénévole, etc. Nous n’avons pas pu « mesurer » l’effet de tels bénéfices acquis par l’enfant sur la situation de l’élève. Cependant, comme chercheuses en éducation, il nous paraît évident qu’une telle expérience sociale influence positivement la situation scolaire à court et moyen terme.
37Avoir un impact sur l’exercice de la parentalité, en relation avec la scolarisation des enfants, est une ambition qui présente plusieurs défis lorsque les parents sont à une distance maximale de la culture scolaire. Cependant, il paraît évident que les parents et la fratrie de l’enfant ont bénéficié des retombées de l’activité de lecture. Ainsi, certains parents profitent d’une occasion que l’on pourrait qualifier presque de « francisation », d’autres mettent sur pied des pratiques sociales familiales autour du livre et de la lecture.
38De manière générale, les organismes communautaires jouent un rôle incontournable dans l’intégration des familles récemment immigrées à la société d’accueil. La recherche sur les dynamiques de la migration révèle que le projet migratoire des familles se structure autour de la recherche de conditions sociales plus favorables pour la réussite scolaire des enfants. En collaborant avec les écoles des quartiers qu’ils desservent, les organismes communautaires comme JAME sont de véritables tuteurs de résilience socioscolaire. Ils méritent un financement à la hauteur de leurs objectifs et la reconnaissance des acteurs de l’école.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.7202/014412ar :Beer-Toker, Mia et Andrée Gaudreau, « Représentations, attitudes et pratiques de littératie chez des élèves allophones : construction d’un outil de dépistage des difficultés en matière de littératie », Revue des sciences de l’éducation, vol. 32, no 2, 2006, p. 345-376.
Bourque, Gilles, « Approche compréhensive des trois dimensions d’analyse : organisationnelle, institutionnelle et socio-culturelle », Cahiers du CRISES, no ET9603, 1996, p. 1-35.
10.3917/dunod.smith.2021.02.0000b :Cyrulnik, Boris, « Préface », dans Boris Cyrulnik et Jean-Pierre Pourtois (dir.), École et Résilience, Odile Jacob, 2007.
Glasman, Dominique, L’accompagnement scolaire. Sociologie d’une marge de l’école, Presses universitaires de France, Éducation et formation, 2001.
Kanouté, Fasal, « Les parents et leur rapport à l’école : une recherche en milieu défavorisé, dans Claudie Solar et Fasal Kanouté (dir.), Équité en éducation et formation, Éditions Nouvelles, 2007, p. 25-45.
Kanouté, Fasal et al., « Familles immigrantes et réussite scolaire au secondaire », Revue des sciences de l’éducation, vol. 34, no 2, 2008, p. 265-289.
Lamoureux, Henri, Jocelyne Lavoie, Robert Mayer et Jean Panet-Raymond (dir.), La pratique de l’action communautaire, 2e éd., Presses de l’Université du Québec, 2008.
Lareau, Annette, Unequal Childhoods: Class, Race, and Family Life, University of California Press, 2003.
10.7202/008912ar :Lesemann, Fréderic, « Le bénévolat : de la production « domestique » de services à la production de « citoyenneté » », Nouvelles pratiques sociales, vol. 15, no 2, 2002, p. 25-41.
Ninacs, William, Empowerment et intervention : Développement de la capacité d’agir et de la solidarité, Presse de l’Université Laval, 2008.
Vieille-Grosjean, Henri, Le soutien scolaire. Enjeux et inégalité, Éditions Jets D’encre, 2009.
Notes de bas de page
1 L’organisme est nommé, car le rapport est public et possède un numéro ISBN.
Auteurs
Psychopédagogue, professeure titulaire à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Ses recherches, productions et activités scientifiques portent sur la situation socioscolaire des élèves immigrants, sur la relation école-famille immigrante, sur les différentes perspectives de prise en compte de la diversité ethnoculturelle (interculturel, antiracisme, citoyenneté en milieu scolaire) et sur le chevauchement entre immigration et défavorisation. Elle est chercheuse régulière au Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM).
Étudiante au doctorat au département de psychopédagogie de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche sont principalement orientés vers des questions de l’inclusion et de la résilience scolaire des élèves allophones et immigrants, de la pédagogie et du leadership interculturels, ainsi que des partenariats école-famille immigrante-communauté en milieux scolaires défavorisés et pluriethniques.
Candidate au doctorat en psychopédagogie à l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur le cheminement socioscolaire des élèves issus de l’immigration récente, sur la collaboration école-famille immigrante, sur les transitions scolaires et l’élève résilient. La pédagogie collégiale ainsi que l’internationalisation du curriculum universitaire sont également des thématiques abordées dans des projets de recherche antérieure.
Chercheure postdoctorale (Fonds québécois de recherches sur la société et la culture-actions concertées persévérance-réussite scolaire-2012-2014) à l’Université du Québec à Montréal, à la Faculté des sciences de l’éducation. Elle s’intéresse à la problématique de l’intégration socioscolaire en milieux pluriethniques défavorisés, au rapport au savoir et à l’école des élèves, à leur construction identitaire et à l’éducation interculturelle. Elle est également rattachée au Groupe de recherche immigration, équité et scolarisation (GRIES) du Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM).
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