Les trois phases de la sinologie
p. 19-34
Texte intégral
1On peut distinguer trois étapes dans le développement de la sinologie en Occident : la sinologie imaginaire, la sinologie religieuse et la sinologie scientifique.
La sinologie imaginaire
2Cette phase est celle de l’époque du Vénitien Marco Polo (1254-1324), de son récit de voyage aller-retour et de son long séjour en Chine sous la dynastie mongole des Yuan (1279-1368). Accompagnant son père Niccolo et son oncle Matteo, Marco vécut en Chine de 1275 à 1292 et, en raison de sa connaissance de quatre langues (mongol, persan, turc et arabe), devint conseiller et interprète du Grand Khan Qubilai (r. 1260-1294) ; celui-ci l’envoya à deux reprises faire de vastes tours de reconnaissance dans toute la Chine, et même en Asie du Sud-Est, et il le nomma intendant de la grande ville commerçante de Yangzhou, près de Shanghai, de 1282 à 1284. Marco Polo mentionne avoir pris des notes pendant son long séjour dans l’empire mongol.
3Six ans après son retour à Venise, Marco participa en 1298 à une grande bataille navale entre Venise et Gênes sur la côte dalmatienne ; la flotte vénitienne fut décimée et Marco fait prisonnier et incarcéré à Gênes. Son compagnon de cellule, le Pisan Rusticello, était un romancier écrivant en vieux français. Marco lui dicta le récit de son voyage terrestre vers la Chine, de son séjour dans l’empire du Grand Khan et de son voyage de retour par mer jusqu’à Venise. L’ouvrage parut en 1307 sous le titre Le devisement du monde. Le livre des merveilles ; il est connu en italien sous le titre de Il Milione. Les renseignements détaillés qu’il donnait sur la Chine et les autres pays visités émerveillèrent l’Europe. C’était le premier ouvrage à offrir une image globale et détaillée de ce pays fabuleux, obscurément connu, à l’autre bout du monde. La présentation qu’en faisait Marco était principalement positive, même idyllique. Marco Polo, on l’a noté, vit la Chine à travers les yeux mongols et n’apprit pas le chinois. Mais cela ne diminua en rien l’intérêt de son récit. La vie qu’il décrit est celle des villes chinoises, qui étaient là bien avant la conquête mongole et qui étaient demeurées foncièrement chinoises.
4Les cent quarante-trois éditions en français, italien et latin que connut cet ouvrage aux xive et xve siècles témoignent de l’engouement extraordinaire qu’il suscita chez les lecteurs. Dans la mesure où la première impression est toujours durable, on peut supposer que le livre de Marco Polo joua le rôle de praeparatio poliana aux récits et aux traités missionnaires qui allaient pleuvoir sur l’Europe à partir du xvie siècle, notamment ceux de Juan Gonzales de Mendoza (1585), de Matteo Ricci (1615) et, plus tard, de Louis Lecomte (1696). De plus, l’ouvrage fut loin d’être indifférent aux développements remarquables de la sinologie du xviiie au xxe siècle. Marco Polo avait semé ; d’autres récoltèrent.
5On ne peut quitter Marco Polo, « le plus grand voyageur du monde », d’après Michael Yamashita, sans évoquer son ascendance sur Christophe Colomb (1451 ?-15o6). Celui-ci possédait son propre exemplaire de Il Milione, traduit en latin. On peut encore voir l’exemplaire, abondamment et soigneusement annoté de la main de Colomb, au Musée Columbiano de Séville. Le navigateur génois avait pris avec lui l’ouvrage de l’explorateur vénitien – juste retour des choses, diraient les tenants de la justice immanente – lors de sa première traversée de l’Atlantique en 1492. Jusqu’à sa mort, il croyait avoir atteint les Indes orientales, c’est-à-dire la Chine de Marco Polo, l’objet de son rêve. Il se pensait dans le plus ancien empire de l’histoire, alors qu’il foulait et créait un nouveau monde. Lorsqu’il appela les autochtones d’Amérique des Indiens, il voulait dire des Chinois.
La sinologie religieuse
6Du xvie à la fin du xviiie siècle, la sinologie fut essentiellement l’œuvre de missionnaires catholiques, notamment jésuites. Pour ces missionnaires, la connaissance de la Chine, de sa langue, de son écriture, de ses mœurs et de ses institutions, était un moyen de faciliter l’évangélisation et la conversion du peuple chinois, surtout de son élite. Plusieurs communautés religieuses rivalisèrent de zèle dans l’apostolat missionnaire et dans l’étude de la Chine : les Franciscains, les Dominicains, les Augustiniens, les Jésuites et les missions étrangères de Paris.
7Le jésuite Matteo Ricci (1552-1610) domine cette période par son rôle de pionnier et de chef de file dans les études sur la langue, l’écriture, la philosophie et l’histoire chinoises. À ce titre, on peut le considérer comme le père de la sinologie occidentale. Ayant reçu une formation très poussée dans les sciences humaines (langues, lettres, philosophie, théologie, droit) et dans les sciences exactes (mathématiques, astronomie, géographie, cartographie) à Macerata, sa ville natale, à Rome, à Coïmbre et à Goa, il était admirablement préparé pour ouvrir une nouvelle voie dans les rapports Occident-Chine. Il avait également maîtrisé les rudiments de la peinture et de la musique dans sa jeunesse. Doué d’une mémoire phénoménale, qu’il augmenta encore par sa méthode mnémotechnique du « palais de mémoire » peu de temps après son arrivée en Chine en 1583, il apprit par cœur les grands textes confucéens et traduisit en latin les Quatre livres, considérés comme l’essentiel de l’enseignement de Confucius (~551-~479) et de ses disciples, surtout Mencius (~380 ?-~289 ?). Il écrivit plusieurs ouvrages en chinois sur la théologie, la philosophie, la mémoire, l’amitié, ouvrages hautement appréciés des Chinois de son temps ; il traduisit en chinois des ouvrages scientifiques, dont Les éléments d’Euclide.
8Ricci se distingua également par son appréciation très positive de la culture chinoise, tout particulièrement sur le plan moral, philosophique et religieux. Il proposa l’adaptation de l’enseignement et des pratiques chrétiennes aux formes et aux valeurs chinoises. Il voulait, semble-t-il, reprendre pour la Chine le processus d’acculturation du message chrétien, d’origine palestinienne, au monde gréco-romain, à l’époque de l’Église primitive. En particulier, ses recherches l’avaient convaincu que les rites chinois du culte aux ancêtres étaient seulement une expression civile d’affection et de respect à l’endroit des défunts et ne comportaient aucun élément idolâtrique. Le culte à Confucius n’était pas l’adoration d’un dieu, mais la vénération d’un sage. Les Chinois, pensait-il, pouvaient embrasser la foi chrétienne sans répudier le culte aux ancêtres et à Confucius. De la même manière qu’on avait, aux premiers temps du christianisme, emprunté au culte païen des Romains le nom de Dieu (deus) pour désigner le père céleste de Jésus, créateur de l’univers, Ricci trouvait légitime d’emprunter à la Chine archaïque le nom de Shangdi (l’Être suprême) et surtout Tianzhu (le Maître du ciel) pour signifier le Dieu chrétien en chinois.
9Un autre aspect de son approche était la reconnaissance de la nature hiérarchique de la société chinoise. Pour lui, travailler à convertir les communautés rurales, qu’il avait bien connues lors de ses nombreuses années dans la région de Canton, c’était labourer la mer. Il fallait plutôt œuvrer au plus haut niveau possible dans la hiérarchie sociopolitique et laisser jouer le principe de l’effet multiplicateur. La conversion de l’empereur, qu’il n’excluait pas, dont il rêvait même, aurait entraîné la conversion de toute la Chine. Sa vaste culture scientifique, particulièrement en mathématiques, en astronomie, en cartographie et en comput calendaire, lui ouvrit les portes de la classe lettrée et des dignitaires d’État dans les nombreuses villes qu’il habita lors de sa progression très lente et par étapes de Macao (1582) à Pékin (1601), à l’image de son ascension vers la cour impériale. À Pékin, il travailla comme conseiller au bureau du calendrier dans l’important ministère des Rites et il contribua à la réforme du calendrier chinois, un champ d’étude où il avait eu pour maître, à Rome, le jésuite allemand Kristofer Clavius (1538-1612), disciple de Kepler et ami de Galilée ; Clavius fut l’un des plus importants mathématiciens et astronomes de son temps et l’un des instigateurs de la réforme du calendrier julien et de l’introduction du calendrier grégorien en 1582.
10En 1608, sentant sans doute sa fin approcher, Ricci commença à rédiger, en italien, son œuvre de synthèse, qu’il intitula Della entrata della compania di Gesù et christianita nella Cina. La première partie, la plus importante pour la sinologie, est un traité rigoureux sur la langue et l’écriture, l’histoire, la géographie, les mœurs, la culture, l’organisation sociale et politique, la philosophie et la religion, les sciences et les techniques de la Chine ancienne et traditionnelle, avec une insistance particulière sur la Chine de son temps, la dynastie des Ming (1368-1644) ; on peut encore aujourd’hui lire cette longue section avec profit. La seconde partie, plus volumineuse et détaillée, porte sur l’histoire de la mission catholique et jésuite en Chine. L’ouvrage fut laissé inachevé à la mort de Ricci en 1610. Le manuscrit italien, inédit, est conservé dans les archives des Jésuites au Vatican. Dès 1615 paraissait à Hambourg une traduction latine sous le titre De christiana expeditione apud Sinas (L’expédition chrétienne en Chine) ; le traducteur, le jésuite flamand Nicolas Trigault (1577-1628), disciple de Ricci, aurait retouché et « amélioré » le texte de Ricci.
11Ricci ne paraît pas avoir dévié du but premier qu’il visait en allant en Chine : convertir les Chinois à la foi chrétienne. Tout – ses amitiés avec de nombreux lettrés, ses études de la culture et de la société chinoises, ses recherches et traductions scientifiques et techniques, sa transmission du savoir scientifique de l’Occident à la Chine – devait concourir à cette fin. Il ne semble pas avoir perçu de contradiction entre la fin poursuivie et les moyens utilisés : ses amitiés étaient authentiques et les résultats de ses recherches et de son enseignement, dans la mesure où il pouvait en juger, véridiques.
12Après la mort de Ricci, l’organisation de la mission catholique de Chine fut modifiée. Depuis 1514, le pape avait accordé le padroado (patronage ou juridiction) de la mission de Chine aux Portugais. Tous les missionnaires européens se destinant à la mission de Chine tombaient sous la juridiction portugaise ; ils devaient faire un stage d’étude au Portugal, puis, souvent, à Goa. Arrivés en Chine, ils recevaient leur assignation de l’archevêque portugais de Macao. En 1623, le jésuite français Alexandre de Rhodes (1591-1680) obtint une dérogation au padroado, habilitant la mission française à installer des évêchés au Viêtnam et en Chine. À partir de ce moment, la mission jésuite française prit le relais des initiatives de Ricci et amplifia considérablement les travaux scientifiques et sinologiques entrepris par lui et ses collègues.
13Durant cette période, de 1650 à la suppression de la Compagnie de Jésus par le pape Clément XIV en 1773, la sinologie religieuse, sous l’impulsion des sinologues jésuites, atteignit son apogée. On compte durant cette période une cinquantaine de savants jésuites qui publièrent des monographies, des ouvrages collectifs, des mémoires, des lexiques chinois-latin, des lettres parfois longues comme des traités, et des traductions de classiques et d’autres ouvrages chinois.
14On devrait également faire état de l’immense correspondance de ces jésuites avec des savants européens dans les domaines les plus variés touchant à la Chine. On en trouve un cas d’espèce dans la correspondance soutenue de Joachim Bouvet (1655-1730), mathématicien, astronome et philosophe, avec Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) sur la langue, la philosophie, la religion et, surtout, les rapports entre les figures du Yijing (Classique des changements) et le système d’arithmétique binaire inventé par Leibniz.
15Dans la dernière période de la sinologie religieuse jésuite, plusieurs des spécialistes de la Chine œuvraient en France et non en Chine. Mais vu l’esprit de corps qui caractérisait l’ordre de saint Ignace et la communication intensive que les missionnaires en Chine entretenaient avec leurs collègues en France, il est bien difficile de déceler une différence qualitative dans la compétence sinologique des uns et des autres. On doit dire que les éditeurs parisiens, dont bon nombre avaient vécu des années en Chine, se sentaient très libres de modifier les rapports, les mémoires et même les lettres reçues de Chine, pour qu’ils correspondent étroitement à la philosophie missionnaire des Jésuites et à l’image de la Chine qu’ils voulaient projeter en Occident.
16Cette dernière période fut marquée par la querelle des rites, dont le foyer, à partir de la France, enflamma toute l’Europe. La question remontait à Ricci et à sa théorie de l’adaptation du christianisme aux mœurs et aux rites chinois. À plusieurs reprises, le litige à ce sujet entre les missionnaires avait été soumis au Saint-Siège, mais celui-ci avait toujours proposé des compromis, refusant de se prononcer officiellement. C’est, semble-t-il, la publication du livre de Louis Lecomte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine (1696), qui mit le feu aux poudres. Les trois questions sur lesquelles s’affrontaient les adversaires étaient les suivantes. Le culte rendu à Confucius est-il ou non idolâtrique ? Le culte rendu aux morts et aux ancêtres est-il ou non idolâtrique ? Les noms utilisés pour nommer Dieu en chinois sont-ils ou non hérétiques ?
17Aux trois questions, les Jésuites répondirent « non » ; leurs adversaires, « oui ». Et chacun a apporté des arguments théologiques et philosophiques pour justifier sa position. L’intelligentsia de l’époque s’engagea dans un débat passionné, parfois acrimonieux : Pascal, Bossuet, Malebranche, Fénelon, Arnauld, Bayle, La Mothe Le Vayer et bien d’autres y participèrent. Au plus fort du débat, le Saint-Siège trancha en faveur des adversaires des Jésuites et condamna les rites chinois dans deux bulles successives, Ex illa die (1715) et Ex quo singulari (1742). Ce fut le début de la fin de la sinologie religieuse jésuite. En 1742 – l’année de la seconde bulle –, la Compagnie de Jésus fut interdite en France et, en 1773, supprimée par Rome dans le monde entier, excepté en Russie tsariste. C’est le chaînon russe qui lui permettra d’être réhabilitée et de renaître, par un nouveau décret papal, en 1842. Elle reprendra alors ses travaux sinologiques aussi bien en Chine qu’en Europe et en Amérique, mais sans retrouver le lustre d’antan.
18On peut mentionner, pour compléter le tableau, trois sinologues jésuites de la fin du xixe siècle dont les travaux font encore autorité. Séraphin Couvreur (1835-1919) publia le premier véritable dictionnaire du chinois classique vers une langue européenne, soit le Dictionnaire classique de la langue chinoise (1890), qui reste utilisé par des sinologues de toutes nationalités. Ce dictionnaire était basé sur la traduction (chinois–latin/français) par Couvreur de pratiquement tous les classiques de l’Antiquité chinoise, traduction toujours d’actualité. Léon Wieger (1856-1933) fut un bourreau de travail, dont l’œuvre compte une trentaine de volumes. Il fut l’un des premiers sinologues à travailler sur la grande collection des écrits taoïstes, appelé le Daozang (Trésor taoïste), comptant quelque 5318 fascicules, dont il fit un catalogue sommaire ; il traduisit les « Pères du système taoïste », Lao zi, Zhuang zi et Lie zi. Il fit une adaptation du célèbre dictionnaire étymologique chinois Shuowen jiezi (Explication des caractères simples et analyse des caractères complexes) par Xu Shen (+27-120), sous le titre de Caractères chinois (1890) ; cet ouvrage est irremplaçable. Il publia nombre d’autres ouvrages en plusieurs volumes sur les principaux textes bouddhistes et confucianistes (traductions et commentaires) et une immense collection de textes traduits du chinois sur la Chine moderne (1921-1932). Henri Havret (1848-1901), enfin, lança en 1892 une collection de monographies sur la Chine intitulée Variétés sinologiques, à la nouvelle université Aurore (Fudan), située à Zikawei dans la banlieue de Shanghai. Au moment du départ des Jésuites de la Chine en 1951, la collection, un instrument de travail et de recherche très précieux, comptait 70 volumes ; elle continue à Taiwan depuis les années 1970.
19Sans doute l’œuvre sinologique la plus importante des Jésuites au cours des deux derniers siècles fut la compilation du Grand Dictionnaire Ricci de la langue chinoise (2001), en sept forts volumes, comptant 13 390 caractères singuliers et quelque 300 000 caractères binomiaux. Œuvre collective de plus d’un demi-siècle, elle fut éditée dans sa forme finale par Yves Raguin et Claude Larre. C’est de beaucoup le meilleur dictionnaire chinois en langue occidentale disponible aujourd’hui, un instrument de travail indispensable au sinologue du xxie siècle.
20On ne saurait surestimer la contribution des Jésuites de « l’ancienne mission de Chine » au développement de la sinologie. Pendant plus de deux siècles (1570-1773), ils portèrent presque seuls le fardeau et le flambeau de recherches épuisantes et interminables, avec des instruments de travail quasi inexistants. Il leur manquait tout : dictionnaires, grammaires, encyclopédies, concordances, tableaux chronologiques, atlas géographiques, ouvrages de synthèse... À l’époque où la Compagnie de Jésus fut interdite, Voltaire (1694-1778) pouvait dire de la Chine qu’on la connaissait « mieux que nos propres pays ». Ce résultat improbable était redevable en grande partie au flot continu de connaissances transmis en France et en Europe par les Jésuites de Chine.
21Que si peu de savants fissent autant en si peu de temps et avec si peu de moyens a de quoi nous étonner. Mais ce monopole eut aussi son envers : il retarda la prise en charge des études chinoises par les institutions de haut savoir et par les laïcs en Europe, particulièrement en France.
Naissance de La sinologie scientifique
22Au début du xviiie siècle, la sinologie prit racine dans plusieurs pays d’Europe, dans le cadre non plus d’ordres religieux, mais d’institutions d’études supérieures dirigées par des laïcs. La Hollande fut un chef de file. De grands orientalistes se succédèrent à l’Université de Leyde : Scaliger (1484-1558), Salmasius (1588-1654), Jacopus Golius (1596-1667), A. Reland (actif de 1701 à 1718), Philippe Masson (xviiie siècle), qui, tous, s’intéressèrent à la sinologie, lancèrent des recherches et proposèrent des enseignements. Leyde est d’ailleurs demeuré l’un des plus importants centres de sinologie en Europe jusqu’à ce jour.
23Matteo Ripa créa à Naples, en 1732, le Collège des Chinois, qui devint par la suite l’Institut d’Extrême-Orient, toujours actif aujourd’hui. Du côté anglais, on se concentra sur la formation d’interprètes très compétents afin de favoriser le commerce. Un prodige en langues, George Staunton, apprit le chinois en moins d’un an et devint l’interprète le plus compétent de son groupe à l’âge de douze ans ! Il fut l’interprète officiel de la célèbre mission diplomatique de Lord MacCartney à Pékin en 1793. Plus tard, il sera l’un des premiers Européens à poursuivre des recherches sur le droit chinois. Il faudra cependant attendre les xixe et xxe siècles pour voir les grandes villes et universités d’Europe et d’Amérique se doter de programmes complets d’études chinoises.
24Jusqu’au xixe siècle, la sinologie européenne, si l’on fait exception des Jésuites, était dispersée, irrégulière, sans méthode et sans continuité. Il s’agissait souvent d’efforts individuels louables, compte tenu des conditions lamentables du travail de recherche, mais qui ne permettaient pas au champ d’études de se constituer en science. En ce sens, 1814 marque peut être la date de naissance de la sinologie scientifique, avec la création de la première chaire d’études chinoises en Occident, au Collège de France. Le premier titulaire en fut Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), âgé de seulement vingt-huit ans ; doué d’une facilité hors pair pour les langues (il en connaissait une dizaine, parmi les plus difficiles), il avait acquis une formation approfondie en chinois, qui lui donnait accès à un immense corpus. Mais les instruments de travail adéquats faisaient encore cruellement défaut. Malgré tout, Abel-Rémusat ouvrit de nouvelles voies de recherche en philologie des textes chinois anciens, en grammaire du chinois classique, en médecine chinoise, sur le bouddhisme des royaumes indo-grecs de l’ancien Kouchan, etc. Dans son enseignement, il privilégiait l’analyse des textes, une tradition demeurée bien vivante dans la Chaire d’études chinoises au Collège. Abel-Rémusat fut emporté par une épidémie de choléra à quarante-quatre ans, au moment où il atteignait sa maturité comme sinologue. L’estime que le grand linguiste allemand Wilhelm von Humboldt (1767-1835) avait pour sa science et le niveau théorique de leur correspondance sont sans doute les meilleurs témoignages de sa contribution à la sinologie et des hautes exigences intellectuelles qu’il proposa à ses successeurs. On notera aussi qu’il est peut-être le premier grand sinologue européen à n’avoir pas foulé le sol chinois.
25Les titulaires de la Chaire des études chinoises au Collège de France mériteraient chacun une présentation substantielle, plutôt que les quelques lignes qui leur sont consacrées ici, en raison de la contribution exceptionnelle que chacun fit à l’avancement de la sinologie comme science dans son domaine de recherche propre : Stanislas Julien (1802-1873), pour ses études approfondies de la grammaire du chinois classique et du bouddhisme chinois ; Hervey de Saint-Denys (1823-1892), pour ses études et ses traductions de la poésie classique de la dynastie Tang (618-907) ; Édouard Chavannes (1865-1918), pour sa traduction admirablement annotée du Shiji (Mémoires historiques) de Sima Qian (~145-~86), encore considérée comme un chef-d’œuvre ; Henri Maspero (1883-1945), pour avoir ouvert la voie en proposant une méthode pour étudier le taoïsme, l’une des deux grandes traditions philosophico-religieuses de la Chine ancienne et traditionnelle ; Paul Demiéville (1894-1979), pour avoir proposé de nouvelles approches dans l’étude du bouddhisme chinois et de la poésie chinoise ancienne ; Jacques Gernet (né en 1921), pour son approche novatrice de la vie intellectuelle dans la société de la dynastie Ming (1368-1644) et de ses rapports avec l’Occident ; Pierre Etienne Will (né en 1944), le titulaire actuel de la Chaire, pour ses études du développement socioéconomique et des institutions de bienfaisance sous la dynastie Qing (1644-1911).
26On ne peut clore cette liste sans mentionner deux autres sinologues dont la contribution fut insigne. D’abord Paul Pelliot (1878-1945), titulaire de la chaire d’archéologie d’Asie centrale au Collège de France, dont les travaux historiques et philologiques établirent de nouvelles normes de rigueur en sinologie ; son expédition mémorable à Dunhuang en 1908 enrichit la sinologie occidentale d’un corpus très considérable de documents authentiques, surtout bouddhistes, écrits ou transcrits du ve au xie siècle. Puis Marcel Granet (1884-1940), élève d’Édouard Chavannes et de Marcel Mauss, qui, combinant d’une manière très originale les principes de la sinologie et de la sociologie, proposa une interprétation novatrice de la structure profonde de la société chinoise, de ses pratiques religieuses et de ses mythes anciens.
27Il y eut plusieurs autres institutions françaises qui contribuèrent puissamment à l’avancement des études chinoises : l’École nationale des langues orientales vivantes (1795) ; l’École pratique des hautes études (1870) ; le Congrès des orientalistes (1873) ; le Musée Guimet (Lyon 1879 ; Paris 1885) ; l’École française d’Extrême-Orient (1898) ; les cours sinologiques à la Sorbonne (1920) ; l’Institut des hautes études chinoises (1920) ; la Maison franco-japonaise de Tokyo pour l’étude de l’Extrême-Orient (1922) ; le Centre franco-chinois des études sinologiques de Pékin (1945). Ces institutions d’envergure nationale et internationale soulignent la continuité de l’engagement de la France à promouvoir la connaissance la plus large possible de la Chine ; cela explique pourquoi la sinologie française fut en avance sur les autres pays jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
28Cela dit, on ne saurait passer sous silence l’un des tout premiers sinologues du xixe siècle, le missionnaire britannique James Legge (1814-1895), traducteur et commentateur chevronné des plus importants classiques chinois, dont les Quatre livres. Un autre Britannique, scientifique éminent, venu tardivement à la sinologie, Joseph Needham (1900-1995), fut peut-être le plus grand sinologue occidental du xxe siècle. Ayant conçu dans un éclair en 1951 le plan d’une œuvre aux dimensions encyclopédiques sur l’histoire des sciences et des techniques de la Chine et de leur transmission vers l’Occident, il passa le reste de sa vie à réaliser, avec la collaboration de plusieurs spécialistes, cet immense projet, sans dévier du plan initial. Au moment de sa mort, il avait publié chez Cambridge University Press, sous le titre de Science and Civilisation in China, dix-sept des trente volumes prévus ; le projet continue sous la direction du sinologue Christopher Cullen. Une partie de cette œuvre a été traduite en plusieurs langues, dont le chinois. On doit également mentionner Michael Loewe, aussi de Cambridge, un spécialiste de l’histoire des mentalités et des institutions de la dynastie Han (~206-+220), qui, en plus de ses monographies, a publié plusieurs ouvrages de référence fort utiles comme instruments de travail.
29Du côté allemand, la figure de Richard Wilhelm (1873-1930) s’impose. Longtemps missionnaire en Chine, il y traduisit de nombreux ouvrages en philosophie confucianiste et taoïste. Mais il est surtout connu pour sa traduction du Yijing (Classique des changements), dont l’importance philosophique n’a d’égale que la difficulté. La valeur de cette traduction allemande se laisse voir à ce que les traductions de référence du Yijing en anglais (1950) et en français (1968) ont été faites à partir de la traduction de Wilhelm, plutôt que du seul texte chinois.
30Le linguiste suédois Bernhard Karlgren (1889-1978), en plus d’établir à l’Université de Stockholm un département d’études chinoises et de lancer une revue sinologique importante, fut l’un des grands maîtres de la langue chinoise ancienne. Il ouvrit la voie à la reconstruction de la phonétique des mots chinois anciens et proposa une nouvelle méthode pour le faire. Jusqu’aux années 1980, ses ouvrages étaient la référence obligée dans le domaine. Aujourd’hui, de nouvelles théories proposées, entre autres, par le linguiste canadien Edwin G. Pulleyblank, de l’Université de la Colombie-Britannique, ont remplacé ou modifié les conceptions pionnières de Karlgren.
31À partir de 1945, en raison des intérêts stratégiques des États-Unis dans le Pacifique et l’Asie de l’Est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il se produisit une véritable explosion des études sinologiques dans ce pays. Pratiquement toutes les universités établirent un Department of Oriental Studies ou un Department of East Asian Languages and Literatures. Les plus connues sont Berkeley, Chicago, Columbia, Harvard, Princeton, Stanford, Yale et Pennsylvania (où j’ai eu le bonheur d’étudier sous la direction du grand sinologue et philosophe Derk Bodde). La plupart de ces institutions avaient d’ailleurs créé des programmes d’études de premier et de deuxième cycle dès le début du xxe siècle, certaines au xixe siècle. On trouve dans plusieurs universités, en plus du département d’études chinoises, un institut de recherche sur la Chine, par exemple le Harvard Yenching Institute. Certaines universités, comme Johns Hopkins, ont établi des jumelages avec des universités chinoises pour permettre à leurs étudiants de faire des stages prolongés d’étude et de recherche en Chine. Le nombre d’ouvrages et d’articles publiés annuellement par les centaines de sinologues américains dépasse ce qui se fait dans tout autre pays, excepté peut-être le Japon. Un nombre appréciable de sinologues américains sont des Chinois venus de Taiwan et, plus récemment, de la Chine continentale. La force de la sinologie américaine est qu’elle compte d’éminents sinologues dans à peu près tous les champs des études chinoises, aussi bien anciennes et traditionnelles que modernes et contemporaines.
32Au Canada, l’Université de Toronto fut la première, dans les années 1930 à offrir un programme d’études chinoises, sur le modèle américain. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Université de la Colombie-Britannique établit un département et un centre de recherche qui devaient prendre par la suite une grande ampleur. Au Québec, l’Université McGill établit un département d’études est-asiatiques dans les années 1960 ; en 1976, l’Université de Montréal créait un Centre d’études de l’Asie de l’Est (c’est là où s’est déroulé l’essentiel de ma carrière).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.