Introduction
p. 11-18
Texte intégral
The East is East and the West is West And never the twain shall meet.
(L’Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest Et jamais les deux ne se rencontreront.)
Rudyard Kipling
Orient und Occident Sind nicht mehr zu trennen
(L’Orient et l’Occident Ne sauraient désormais être tenus séparés)
Johann Wolfgang von Goethe
L’écart Chine-Occident
1La Chine est souvent perçue comme l’autre de l’Occident et du monde indo-européen. Sur des thèmes fondateurs de la société et de la culture, elle semble offrir un modèle diamétralement opposé à celui qui nous est familier et qui nous apparaît naturel et normal. Pratiquer une langue sans flexions, une écriture sans alphabet ? Adhérer à trois religions plutôt qu’à une seule ? Préférer les rites plutôt que les lois afin de régler les rapports sociaux ? Manger avec des baguettes plutôt qu’avec un couteau et une fourchette ? Faire du blanc plutôt que du noir la couleur du deuil ? Concevoir le changement comme fondement du réel plutôt que l’être, la substance et l’essence ? Expliquer le changement par la résonance plutôt que par la causalité ? Utiliser l’image et l’expérience et non l’idée générale comme nerf de la logique ? Penser en termes de simultanéité et de correspondance plutôt que de déduction linéaire ? On pourrait allonger indéfiniment la liste des exemples de contrastes, d’oppositions et même de contradictions dans les domaines de l’imaginaire, de la pensée, des pratiques sociales et des techniques. L’autre fascine et attire, oui, mais, en même temps, il désempare et il menace. La Chine, ayant formé une grande civilisation dans l’isolement presque total du monde indoeuropéen, a servi tantôt de repoussoir et de groupe témoin « en creux », tantôt de norme et de modèle de substitution, pour rehausser ou pour critiquer l’Occident. Même au xxe siècle, la Chine fut adulée comme le pays révolutionnaire de l’homme nouveau ou vilipendée comme un goulag totalitaire monstrueux. Elle laisse rarement indifférent, inclinant les uns à la sinophilie, les autres à la sinophobie. « Selon le versant où penche ton cœur... » disait Pascal.
L’objet de la sinologie
2La sinologie n’est pourtant pas aussi mystérieuse qu’on pourrait le penser de prime abord. Le mot est plutôt récent, datant du xixe siècle : « sino » vient de Sina, le nom latin de la Chine, modifié pour former des mots composés (sinologie, sinophilie, sinophobie, sinocentrisme, sino-japonais, etc.) ; « logie » vient du grec logos, « discours », « théorie », employé comme suffixe pour désigner plusieurs sciences et disciplines. Le mot sinologie signifie donc « discours théorique ou scientifique sur la Chine », comme le mot anthropologie signifie « discours théorique ou scientifique sur l’être humain ».
3La sinologie fut une invention de l’Occident. L’approche des savants chinois sur leur culture et leur civilisation est très différente, car elle ne comporte pas de dimension comparative inhérente. Or l’étude de la Chine par les Occidentaux est toujours, au moins implicitement, comparative. Le point de départ du sinologue est toujours, consciemment ou inconsciemment, comparatif : un regard occidental posé sur une réalité chinoise. Ce regard n’est pas nécessairement subjectif ou biaisé ; il peut même révéler des aspects de l’expérience sociale, religieuse et intellectuelle que les Chinois n’ont jamais aperçus. Il peut tout autant mettre en lumière, par rétroaction, des côtés de l’expérience passés inaperçus chez les penseurs qui ont formulé et codifié la vision du monde et le système de valeurs du monde occidental. Si la Chine est pour nous l’Extrême-Orient, nous sommes, pour les Chinois, l’Extrême-Occident.
4La sinologie ambitionne de relever deux défis : comprendre la Chine en elle-même et faire comprendre la Chine en Occident. Ce sont là deux démarches distinctes mais inséparables. On peut les rapprocher des concepts complémentaires émique/étique formulés par Kenneth Pike, Ward Goodenough et Robert Feleppa pour rendre compte de l’épistémologie anthropologique. L’anthropologue doit s’insérer profondément dans le groupe de ceux qu’il étudie, apprenant à comprendre et à justifier leur culture vivante dans le cadre de leur propre système de référence (approche émique). Dans un deuxième temps, il doit « traduire » la connaissance émique acquise dans un langage théorique compréhensible aux gens de sa propre culture ou profession, afin qu’elle serve à l’avancement de la science (approche étique).
5Il y a bien chez le sinologue quelque chose de l’anthropologue. Il cherche à comprendre un groupe humain qui a créé, dans une durée très longue et un espace très étendu, une culture et une civilisation à nulle autre pareille. L’expérience de la société chinoise, basée sur la connaissance d’individus de cette société, semble être un préalable à une connaissance authentique de cette culture et de cette civilisation, même si de grands sinologues n’ont jamais foulé le sol chinois : l’exception confirme la règle. Le sinologue Yves Raguin a ainsi écrit : « Il faut, pour comprendre la Chine, savoir communier à l’âme secrète de ceux qui l’habitent. »
6Pour saisir la Chine dans son devenir historique et dans son processus civilisateur, on doit se tourner vers et se concentrer sur l’immense littérature qu’elle a produite et accumulée sur une durée non pas de siècles mais de millénaires. C’est dans ce langage poétique, littéraire, philosophique, ritualiste et historique qu’on trouve exprimés de manière réflexive et structurée les idéaux, les valeurs, les concepts qui sous-tendent la vision du monde des Chinois et, tout aussi bien, leur imagination, leur sensibilité, leur sens du beau, leur goût artistique et esthétique. Comprendre la Chine, c’est comprendre les textes où elle a cristallisé dans un prisme aux multiples facettes la quintessence de son expérience créatrice.
7Née dans le climat optimiste du Siècle des lumières, dont elle fut d’ailleurs un protagoniste important mais souvent méconnu, la sinologie prend pour postulat de base que, malgré l’abîme linguistique et cosmologique séparant la Chine et l’Occident, il est possible pour les deux extrémités du continent eurasien de communiquer et de se comprendre dans le plein respect de la spécificité de chacun. Les mots « Chine », « comprendre » et « faire comprendre » cachent, il est vrai, tout un programme – mieux, un engagement à très long terme, un métier qu’on n’a jamais fini d’acquérir, une profession qui nous interpelle vers un idéal jamais atteint. On entre en sinologie comme on entre en religion.
8Cette discipline reflète en même temps les grands enjeux de l’époque où elle se constituait comme science, soit les xviiie et xixe siècles. Elle critique implicitement certains des aspects les plus négatifs du colonialisme et des missions chrétiennes, et leur oppose une autre façon de faire et de penser. Ces deux entreprises supposaient, chacune à sa façon, que l’Occident était supérieur aux autres parties du monde et qu’il avait pour destin providentiel de convertir les autres peuples à la foi chrétienne et de transformer, par la conquête, si nécessaire, leurs institutions sociales, politiques et économiques sur le modèle ou, du moins, sous la gouverne des puissances occidentales. Les premiers sinologues pensaient, sans doute naïvement, qu’ils pouvaient établir une science objective et désintéressée de la Chine basée sur la valeur intrinsèque de la civilisation et de la culture chinoises et sur l’égalité des Chinois avec les autres peuples, notamment avec les Occidentaux. Il est déjà si difficile de traiter comme égaux ceux qui nous sont tout proches, comment peut-on espérer le faire pour ceux qui sont si éloignés ?
Sinologie et écriture
9« La mémoire la plus vive est plus faible que l’encre la plus pâle. » Ce proverbe chinois pourrait être affiché à la porte de tout sinologue. Car, depuis les débuts de la sinologie, l’écriture a été la grande porte d’entrée, la seule à bien des égards, pour connaître et comprendre la Chine. Quel que soit le champ de son étude – l’histoire, la philosophie, la littérature, la religion, ou des sujets plus techniques comme la politique, l’économie, l’art, les sciences appliquées, etc. –, l’accès aux sources primaires en chinois est toujours le premier passage obligé pour un sinologue. Travailler à partir d’ouvrages secondaires en traduction est un pis-aller dont se garde tout sinologue digne de ce titre. Si la philosophie est l’amour de la sagesse, la sinologie est l’amour des sources écrites.
10Un ancien mythe raconte que, « lorsque Cang Jie inventa les caractères au temps de l’empereur Jaune [~2697-~2599], les dieux pleurèrent toute la nuit », car la connaissance et la puissance ainsi acquises par l’homme l’étaient au prix de son innocence et de sa candeur. La tradition taoïste, si attentive à la pureté des origines, au silence et au non-agir, a repris ce thème en critiquant toute innovation technologique ; mais elle s’est trouvée dans la situation inconfortable et même paradoxale de devoir utiliser l’écriture pour démolir l’écriture. Les confucéens, pour leur part, valorisèrent l’écriture comme leur science et leur art de prédilection pour représenter et propager la Voie. L’écriture est recréation du monde : elle révèle sa vérité et sa valeur à l’être humain.
11Les sinologues campèrent allègrement à l’enseigne de la tradition confucéenne, faisant de l’écriture le premier objet de leur science et la porte vers tous les autres savoirs sur la Chine. Cette orientation, que certains pourraient appeler « livresque », repose cependant sur un fait avéré : la Chine est la seule civilisation à avoir perpétué sans interruption la même écriture des débuts de son histoire écrite au ~xiiie siècle jusqu’à aujourd’hui. En outre, elle a préservé d’une manière incomparable, de siècle en siècle, son immense patrimoine littéraire, malgré des catastrophes qui auraient pu lui porter un coup fatal : l’incendie des livres par le Premier empereur en ~213 ; le sac de la capitale de Hangzhou par les Mongols en 1276 ; la destruction du Palais d’été et de la bibliothèque impériale par les Européens en 1900.
12Comment a-t-on pu éviter cette perte ? L’une des tâches principales de chaque nouvelle dynastie était d’écrire une histoire complète de la dynastie précédente sur la base des archives et des monographies régionales qu’elle avait laissées. Des centaines de lettrés éminents participaient à ce projet impérial. Ainsi, 25 histoires dynastiques, couvrant l’ensemble de l’ère impériale, ont été publiées et sont disponibles pour les chercheurs. L’an 1409 vit la publication à Pékin du Yongle dadian (Dictionnaire universel de l’ère impériale Yongle, 1403-1425) en 22 877 fascicules, imprimé à partir de planches. En 1729 était publiée à Pékin la plus grande encyclopédie connue, le Gujin tushu jicheng (Encyclopédie illustrée de l’Antiquité et des Temps modernes), en 1000 volumes, imprimée en caractères mobiles. Or moins de 10 % des 25 histoires dynastiques et des encyclopédies ont été traduits en langues occidentales.
13Les caractères utilisés dans ces collections immenses, citant des œuvres de l’histoire chinoise remontant jusqu’au ~xe siècle, sont ceux que nous utilisons encore. On doit cependant noter deux changements récents. Le premier est la simplification d’un certain nombre de caractères d’usage courant ; cette réforme se fit en deux temps, en 1956 et en 1964. En tout, 2238 caractères complexes furent simplifiés, mais, à quelques exceptions près, gardèrent la même structure qu’ils avaient à l’origine. On visait par là à faciliter la lecture des médias et des ouvrages populaires et l’apprentissage des caractères, surtout dans les milieux ruraux. En revanche, les travaux de recherche dans le domaine des humanités continuèrent à utiliser les caractères complexes traditionnels. La seconde réforme, datant de 1956, portait sur la transcription phonétique de la langue parlée et des caractères. Depuis le xviiie siècle, pratiquement chaque pays occidental avait son propre système de transcription phonétique du chinois, souvent incompatible avec les autres. Les Chinois créèrent un nouveau système, basé en partie sur l’alphabet international. Le gouvernement chinois demanda à la presse internationale et à tous les pays d’utiliser seulement ce système, appelé pinyin (prononciation correcte), ce qui se fit graduellement. Cette réforme ne touchait en rien aux caractères, mais seulement à leur transcription phonétique à l’usage des étrangers. Très peu de Chinois connaissent ou utilisent ce système de transcription. C’est celui que nous utilisons dans cet ouvrage.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.