Chapitre 2. La puissance chinoise dans la longue durée
p. 33-53
Texte intégral
1Depuis le début des années 2000, chercheurs et praticiens de la politique internationale s’étonnent des progrès fulgurants réalisés par la Chine dans tous les domaines, notamment économique et militaire. Si l’on s’en tient au court terme, on peut considérer que tout a commencé à la fin des années 1970 avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping qui, rompant avec la politique idéologique de Mao, fit prendre au pays la voie pragmatique des réformes.
2À partir de 1978, il mit en œuvre la doctrine des « quatre modernisations » présentée dès 1975 par son mentor, le premier ministre Zhou Enlai, mais restée jusqu’alors lettre morte. Il s’agissait de faire de l’industrie, de l’agriculture, des sciences et technologies et de la défense nationale les piliers de la modernisation de la Chine. Quel ques décennies plus tard, la prophétie prêtée à Napoléon selon laquelle « quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera » prend tout son sens.
3Quel que soit le critère que l’on choisit, la Chine se qualifie comme puissance : elle est en passe de devenir la seconde économie du monde derrière les États-Unis ; elle est le pays qui modernise le plus rapidement et massivement son arsenal militaire après les États-Unis ; elle dispose de l’arme nucléaire et vient d’entrer dans le club select des puissances spatiales. En Occident notamment, on s’émeut de ces transformations rapides et profondes qui altèrent l’ordre mondial contemporain, car l’histoire des États nous apprend que les puissances émergentes sont habituellement révisionnistes et leur ascension, généralement belligène.
4Avant de s’étonner de cette montée en puissance et de tirer des conclusions sur son impact sur l’ordre mondial, notamment en ce qui a trait à la relation avec les États-Unis, il est nécessaire de faire un détour par l’histoire1. Loin d’être un pays qui s’éveille à sa puissance, la Chine renoue avec elle. Cette réalité historique nous aide à mieux comprendre son comportement contemporain.
Une puissance historique
5Pour mieux appréhender l’émergence de la Chine, il faut placer l’analyse dans une perspective de long terme. L’idée d’une Chine qui s’éveille laisse imaginer un pays endormi alors que, comme le rappelle Warren Cohen, ce qui s’y passe en ce XXIe siècle doit être vu comme une forme de résurrection et non comme un phénomène inédit dans son histoire. Même si les trente dernières années ont été déterminantes, la montée en puissance actuelle est en réalité le produit d’un long processus d’expansion2. Ce processus a connu des périodes d’interruption, mais il n’a rien d’une nouveauté et ce, que la dimension prise en compte soit économique, industrielle, militaire ou culturelle.
6Les historiens s’accordent pour reconnaître que pendant longtemps et jusqu’au XVIIIe siècle, la Chine était en avance sur le reste du monde, y compris l’Occident, dans la plupart des domaines. Dans le domaine des techniques, John Fairbank rappelle ainsi :
Il ne fait guerre de doute que la civilisation chinoise, telle qu’elle se présente à l’époque des dynasties T’ang et Sung, du VIIe au XIIe siècle, était supérieure à celle de l’Europe. On en trouve la preuve non seulement dans les peintures de paysage Sung et dans la philosophie néo-confucéenne de Chu Hsi et d’autres, mais aussi dans la longue série d’inventions technologiques chinoises. Comme a pu le remarquer Francis Bacon voilà bien longtemps, les trois prouesses techniques qui ont façonné l’histoire européenne moderne sont l’invention de l’imprimerie, le compas de navigation et la poudre à canon. Tous trois apparurent d’abord en Chine3.
7À ces trois prouesses, il faut aussi ajouter des inventions capitales sans lesquelles la modernité n’aurait pas été concevable telles que le papier et l’acier et, dans une moindre mesure, les feux d’artifice, la soie, ou encore les allumettes… Sur le plan technologique et sur bien d’autres, la Chine ancienne a donc été un moteur essentiel des jalons qui ont fondé le monde contemporain.
8Les innovations ont transformé très tôt le domaine de la guerre, en particulier à travers l’utilisation des explosifs et des canons. Joseph Needham, l’un des plus grands spécialistes des innovations technologiques dans la Chine ancienne, estime qu’en cherchant à produire du sulfate de potassium, un savant chinois a mené dès le VIIe siècle, sans s’en rendre compte, la première expérience de préparation d’un mélange produisant une déflagration ; expérience inédite dans l’histoire des civilisations humaines.
9La référence explicite à la poudre à canon apparaît dans un ouvrage du IXe siècle dans lequel l’auteur, tentant de mettre en garde contre des mixtures dangereuses, évoque ce mélange dont la déflagration a brûlé les visages et les mains des alchimistes et même incendié leurs maisons. On assistera, dès le Xe siècle, aux premières utilisations militaires de cette invention dans des lance-flammes, des bombes et des grenades4. Il faut attendre la fin du xiiie siècle environ – l’époque de la dynastie des Yuan – pour que cette technologie soit transmise aux pays européens et arabes.
10Les innovations mentionnées plus haut, notamment l’invention de la boussole, vont aussi révolutionner la maîtrise des mers. L’expertise des Chinois dans le domaine de la navigation remonte à avant l’ère chrétienne. Au Ier siècle av. J.-C., ils avaient développé de vastes connaissances, notamment le gouvernail placé dans l’axe de la quille, la boussole et les cartes maritimes. Les progrès dans ce dernier domaine et l’utilisation de la boussole, aussi tôt qu’au début du VIIIe siècle, permirent à la Chine, sous la dynastie des Tang (618-908) déjà, d’envoyer des expéditions lointaines, notamment à des fins diplomatiques avec l’Afrique du Nord5.
11L’utilisation de la boussole se généralisa sous les Song (960-1276) mais, nous rappelle Philip Snow, c’est vraiment dans la seconde partie du règne de cette dynastie connue comme la période des Song du Sud (1127-1279) que la Chine devint une puissance. Cela s’explique par la perte de la moitié nord de son territoire aux mains des Tartares qui obligea les Song du Sud à se tourner vers le commerce maritime. C’est l’époque d’apparition d’immenses bateaux comportant jusqu’à six mats et capables de transporter des centaines de personnes sur de longues distances6.
12Cependant, le moment phare de la marine chinoise se situe à l’époque des Ming (1368-1644) et reste symbolisée par les sept expéditions maritimes de l’amiral Zeng He entre 1405 et 1423 à l’instigation de l’empereur Yong’le. Naviguant trois quarts de siècle avant Christophe Colomb, il est présenté tantôt comme son équivalent, mais souvent comme lui étant bien supérieur. Un auteur britannique, Gavin Menzies, le présente même comme le vrai découvreur de l’Amérique dès 14217.
13Si cette thèse est contestée, tous les protagonistes s’accordent pour reconnaître que le seul pays qui avait à l’époque la technologie et l’expérience pour faire des expéditions de la taille de celle de l’amiral Zheng He était la Chine. Son navire amiral était quatre à cinq fois plus grand que celui de Colomb. La Chine était la première puissance navale au monde avant que, à la suite de la mort de l’empereur Yong’le, son successeur ne mette fin à des expéditions jugées trop coûteuses.
14Cette position dominante de la Chine était aussi perceptible dans le domaine industriel et économique. Citant Paul Bairoch, Philip Golub rappelle que « en 1750, la part relative de la production manufacturière chinoise était de 32,8 %, alors que celle de l’Europe était de 23,2 % – leurs populations respectives étant estimées à 207 millions et 130 millions de personnes. Prises ensemble, les parts de l’Inde et de la Chine atteignaient 57,3 % de la production manufacturière globale […]. Le produit intérieur brut par habitant en Chine s’élevait à 228 dollars (valeur de 1960), contre 150 à 200 dollars selon les pays en Europe8 ».
15Le domaine du textile, aujourd’hui au cœur de débats sur « l’inondation » des autres pays par les produits manufacturés chinois, était déjà dominé par la Chine dans l’Antiquité à travers notamment la route de la soie. À cela, s’ajoute le commerce des épices. Pour John Fairbank,
sur le plan des relations économiques mondiales, l’expansion européenne qui ouvre l’époque moderne est le produit d’une réaction non seulement au commerce des épices avec l’archipel des Indes orientales, mais également au thé et à la soie, à la céramique et aux autres objets d’art ou denrées de luxe, tous produits du commerce extérieur de la Chine. Que les européens aient ouvert les premiers le commerce avec les Indes, puis la Chine et le Japon, ne prouve qu’une chose, c’est que les européens étaient des peuples démunis9.
16Comme le rappelle Philip S. Golub, sur le plan de la production manufacturière globale, « Si l’on ajoute à l’Inde et à la Chine les parts des pays d’Asie du Sud-Est, de Perse et de l’Empire ottoman, la part de l’Asie au sens large (à l’exclusion du Japon) avoisinait les 70 %10 ».
17On estime ainsi que depuis le début de l’ère chrétienne, la Chine a occupé une position dominante dans le monde pendant la majeure partie du temps. Selon Joseph Needham, « les Chinois […] furent, entre le ier et le xve, généralement bien en avance sur l’Europe, et il fallut attendre la révolution scientifique de la fin de la Renais sance pour que l’Europe prenne soudain la tête11 ».
18Pour prendre la mesure de cette position dominante à l’échelle du temps, il suffit de penser que les États-Unis ne le sont que depuis 60 ans à peine puisqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient seulement la 5e puissance militaire derrière la Grande-Bretagne, l’Allemagne le Japon et la France. On ne comprend pas la stratégie actuelle d’affirmation de puissance de la Chine si on ne revient pas sur cette position dominante longtemps détenue dans l’histoire, les conditions dans lesquelles elle a été perdue et le désir ardent de renouer avec le passé. Nous y reviendrons au dernier point de ce chapitre.
État, pouvoir et puissance dans la Chine ancienne
19Une fois la domination historique de la Chine dite, et dans la perspective d’une compréhension de ce que certains auteurs ont appelé sa grande stratégie d’affirmation de puissance12, il est utile de s’interroger sur la manière dont elle s’est comportée lorsqu’elle était en position de force. Il ne s’agit pas d’extrapoler à partir de l’histoire et de tirer des conclusions sur le comportement à venir de la Chine bien que cette tendance est celle qui guide de nombreuses études en relations internationales, notamment les réalistes depuis Thucydide et sa chronique de la guerre du Péloponnèse. Il s’agit plus simplement d’exposer des faits et de revenir sur différentes interprétations qui ont pu être proposées par les auteurs pour montrer la banalité de la Chine qui obéirait, comme tout pays, aux règles de la recherche de puissance, mais surtout pour insister sur des traits distinctifs.
20En revenant sur les péripéties ayant marqué l’empire d’une dynastie à l’autre d’une part, et, accessoirement, sur celles de la Chine depuis l’instauration de la République d’autre part, nous nous interrogerons sur son comportement dans ses relations internationales en espérant dégager quelques pistes permettant d’éclairer les processus contemporains découlant de la remontée en puissance de ce pays.
21À l’instar de la plupart des empires comme la Macédoine ou Rome, l’ancienne Chine s’est construite essentiellement par la force. Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire de la formation de la Chine, mais d’insister sur quelques moments clés susceptibles d’éclairer la question de la puissance dans la Chine contemporaine. W. Cohen montre comment le processus de construction de « l’État » commence trois millénaires av. J.-C.13. Au début, vers 2100, à l’époque de l’âge de bronze chinois, il y avait la dynastie des Xia, petite entité dans le Nord-Est de la Chine actuelle.
22À la suite de la défaite des Xia, les vainqueurs, les Shang, entreprennent d’asseoir leur domination sur un espace plus vaste, comprenant « l’ensemble du monde civilisé » et délimité par les zones habitées par les « barbares ». Le territoire s’agrandit et le pouvoir se stabilise relativement puisque les Shang et leurs successeurs, les Zhou, règnent près de deux millénaires durant jusqu’à l’arrivée de la dynastie des Qin en 221 av. J.-C., puis des Han seulement quinze ans après. Plusieurs autres dynasties vont se succéder jusqu’à la dernière, la dynastie Mandchoue, mais quelques-unes sont particulièrement importantes pour notre propos14.
23Il y a d’abord la dynastie des Qin, connue pour avoir initié la construction de la grande muraille de Chine. Bien qu’elle ne dure qu’une quinzaine d’années, elle est cruciale à trois niveaux. En premier lieu, sous la houlette de Qin Shi Huangdi qui en est le fondateur (resté dans l’histoire avec l’armée en terre cuite de Xi’an), elle met fin à près d’un demi-millénaire de conflits et de divisions symbolisés notamment par la période dite « des printemps et des automnes » et celle des « royaumes combattants ».
24En second lieu, elle unifie la Chine (qui tire son nom du royaume du premier empereur Qin, victorieux des autres royaumes combattants) et marque le début de l’empire. En troisième lieu, les troubles qui précèdent la victoire du royaume de Qin marquent un tournant aussi bien dans l’art de la guerre que dans le développement de la pensée philosophique chinoise puisque les principales écoles comme le confucianisme et le taoïsme en particulier, apparaissent à ce moment-là en réaction au chaos ambiant. Comme nous le verrons plus bas, ces deux aspects resteront cruciaux tout au long de l’histoire qui suivra, y compris dans la Chine contemporaine.
25Il y a ensuite la dynastie des Han, qui dura quatre siècles et qui fut celle de la route de la soie, de plusieurs des inventions mentionnées plus haut et aussi de l’adoption du confucianisme. Selon W. Cohen, les Han régnèrent sur un espace centralisé, au moyen d’une force militaire effective constituant avec Rome, l’Inde et Parthes, une des puissances de l’Antiquité. La Chine devint alors l’empire que l’on combat ou dont on recherche l’amitié et la protection, y compris en lui payant tribut15. D’un point de vue territorial, l’empire est presque à son apogée, n’étant dépassé en taille que par l’empire des Yuan (les Mongols) et celui des Qing (les Mandchous).
26Il convient de mentionner également la dynastie des Ming (1368-1644), dont les vestiges sont encore clairement visibles dans la périphérie de Pékin où un immense espace abrite les tombeaux de treize des seize empereurs qui se sont succédé. La Chine est alors à l’apogée de sa puissance. On estime que son armée compte en ce temps plus d’un million d’hommes. C’est l’époque des grandes explorations maritimes décrites plus haut et d’une supériorité sur les pays européens dans presque tous les domaines.
27Cette position dominante sera encore conservée deux siècles après l’arrivée au pouvoir de la dynastie Mandchoue des Qing qui furent militairement très entreprenants, portant les limites de l’empire à leur maximum en étendant leur domination au Xinjiang musulman, au Tibet, à la Mongolie et à Taiwan. Sous l’empereur Qianlong (1736-1795) la Chine est à l’apogée de la puissance comme le démontrent les statistiques exposées plus haut.
28La question qui se pose ici est de savoir comment la Chine s’est comportée dans ces moments différents par rapports à ses voisins. Pour certains auteurs, elle s’est toujours comportée suivant les diktats du réalisme. Y.-K. Wang estime ainsi que le comportement de la Chine ancienne illustre parfaitement les propositions des réalistes qui, suivant Thucydide, estiment que les États veulent maximiser leur puissance et tendent à se comporter de manière agressive lorsqu’ils sont puissants. Selon lui, la Chine adoptait une posture plus offensive lorsque sa puissance augmentait et prenait une posture plus défensive quand sa puissance déclinait. Les décideurs n’hésitaient jamais à utiliser la force lorsque leurs adversaires étaient faibles et qu’ils étaient capables d’en tirer parti. Mais, flexibles, ils évaluaient toujours la faisabilité de leur action et s’abstenaient lorsque le rapport de forces n’était pas à leur avantage.
29Par ailleurs, historiquement, ce pays se serait toujours préparé pour parvenir à une position dominante en Asie de l’Est. Quand elle parvenait à cette position dominante, elle tendait à adopter une politique expansionniste et contraignante16. Ce qui est plus intéressant encore, c’est que selon Wang, les dirigeants de la Chine impériale semblaient accommoder leurs adversaires lorsqu’ils étaient en position de faiblesse. Ils se donnaient ainsi le temps de procéder aux réformes politiques et économiques internes permettant de consolider l’économie et renforcer l’armée17. Fait intéressant, cette analyse est faite par plusieurs auteurs en ce qui concerne la stratégie accommodante adoptée par la Chine contemporaine…
30À cet égard, les différentes dynasties chinoises se sont illustrées dans l’utilisation de la force pour agrandir leur royaume ou empire au détriment des voisins. W. Cohen rappelle que dans ce processus de construction de l’État, les Chinois n’étaient ni moins arrogants, ni moins rudes que leurs homologues européens, japonais ou américains18. Les exemples qu’il fournit sont nombreux. Ainsi, le cinquième empereur de la dynastie des Han, Han Wudi, est présenté comme un des plus grands impérialistes de tous les temps, lui qui a construit un empire plus vaste que Rome à son apogée. Durant son règne, la conquête chinoise s’est étendue à la Corée, la Mongolie, le Vietnam et une bonne partie de l’Asie centrale.
31Kubilai Khan, le premier empereur de la dynastie mongole des Yuan, ne tolérait pas de remise en cause de son pouvoir qu’il voulait universel, attaquant le Japon à deux reprises, mais aussi la Corée et plusieurs parties de l’Asie du Sud-Est incluant Java et Sumatra.
32Quant aux Qing, la dernière des dynasties, elle mena la plus grande entreprise d’expansion depuis les Mongols, dominant une bonne partie de l’Asie centrale, mais aussi les Birmans, les Mongols, les Vietnamiens, les Coréens19… Tout cela conduit l’auteur à tirer la conclusion qu’il n’y a aucune raison, culturelle ou génétique, de penser qu’une Chine puissante se comporterait autrement.
33Les choses ne sont sans doute pas aussi simples et déter ministes pour deux raisons au moins. D’une part, historiquement, la Chine n’a pas misé que sur la force dans ses rapports internationaux et d’autre part, le contexte dans lequel la Chine agit aujourd’hui est bien différent, exigeant une diversification et une adaptation selon des méthodes que nous exposerons aux chapitres suivants et qui n’obéissent pas à la seule logique militaire classique.
34Dans une perspective historique d’abord, la position dominante chinoise reposait aussi déjà sur ce que Joseph Nye a conceptualisé sous le nom de soft power, et Cohen lui-même le souligne. Il montre que si la Chine était crainte, elle était aussi admirée par des peuples qui étaient en dehors de sa zone d’influence et qui, pourtant, adoptaient ses pratiques politiques et culturelles. Mais il y a mieux encore. Nous avons vu plus haut que durant l’époque dite « des royaumes combattants », le confucianisme se développa pour apporter une réponse au chaos et fut adopté sous les Han comme idéologie d’État. J. Needham attire notre attention sur l’importance de cet esprit confucéen dans la conduite des affaires en Chine, en particulier lorsqu’il s’agit de l’utilisation de la force.
35Il existerait une « croyance chinoise suivant laquelle l’épée ne peut que conquérir ce que le logos seul peut garder ». Et de citer cette adresse d’un philosophe de la cour à un des empereurs Han : « Vous avez conquis l’empire à cheval, mais du haut de votre cheval, vous ne réussirez pas à le gouverner ». Autrement dit, la force ne peut pas être une fin en soi, et ce serait « pour cette raison que les confucéens insistèrent tant sur la persuasion […] C’est ce qui explique qu’on rencontre souvent ce qu’on pourrait appeler de la « propagande » (pas nécessairement dans un sens péjoratif) dans les textes classiques chinois et dans les textes d’histoire ». En définitive, conclut Needham, « la force fut toujours considérée comme une mauvaise voie pour accomplir les choses : ce qui revient à dire que la persuasion civile, beaucoup plus que la persuasion militaire, était la bonne voie pour accomplir quoi que ce soit20 ».
36Le discours officiel chinois contemporain épouse beaucoup cette position pacifiste, inventant le concept « d’émergence pacifique » (peaceful rise), puis, le mot « rise » faisant peur, de « développement pacifique ». Il insiste aussi sur le fait, souligné par des auteurs indépendants, que la Chine a peu profité de sa position dominante, dans le domaine naval en particulier, pour coloniser d’autres peuples. À propos des relations entretenues par la flotte de l’amiral Zheng He avec les populations africaines, P. Snow remarque qu’elles étaient bien différentes de celles des Européens qui arriveront soixante-dix ans plus tard.
37À l’inverse des Portugais, note-t-il, les Chinois n’ont ni détruit, ni conquis aucune ville. En conséquence, ils étaient acceptés sur les côtes de Mogadiscio car ils traitaient avec courtoisie et retenue des peuples pourtant plus faibles21. Selon un analyste contemporain, la Chine fait preuve, de nos jours, de beaucoup de respect à l’égard des nations les plus petites : le dirigeant d’un minuscule pays comme Saint Kitts and Nevis, en visite à Pékin, a droit à des égards dont il ne pourrait que rêver à Washington22. Nous y reviendrons au chapitre 6 pour montrer comment en Afrique et en Amérique latine, cette façon de faire vaut bien des amitiés à la Chine.
38Bien entendu, cela n’implique nullement un pacifisme à tout prix, que ce soit dans la gestion des affaires intérieures ou externes. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler le processus exposé plus haut de formation de l’empire d’une dynastie à l’autre, qui s’est fait, comme partout ailleurs, au détriment des voisins ; la guerre civile entre nationalistes et communistes ayant abouti à l’instauration de la République populaire en 1949 ou encore la violente répression des manifestants de la place Tiananmen en 1989.
39Dans une perspective plus contemporaine ensuite, le comportement actuel de la Chine intrigue. Contrairement à ce qui est dit de la Chine impériale qui était agressive quand elle était puissante et accommodante quand elle était faible, la Chine populaire semble suivre le chemin inverse. La République populaire a mené des guerres parfois sanglantes contre ses voisins à l’instar du Vietnam ou de la Corée du Sud, en a intimidé d’autres comme les Philippines et a soutenu des mouvements rebelles partout en Asie du Sud-Est jusqu’aux années 1980. Mais depuis qu’elle monte en puissance, elle tend à devenir une « puissance responsable ». Sans doute, cela est calculé.
40D’une part, la Chine craint que sa fulgurante progression inquiète ses voisins et les incite à se liguer avec les États-Unis pour la contenir23. D’autre part, elle est consciente que pour accéder au statut de grande puissance, elle a besoin d’alliés, que ce soit pour s’approvisionner en matières premières stratégiques ou pour avoir des votes favorables dans les instances internationales. Il n’en demeure pas moins qu’elle est devenue incroyablement accommodante pour un pays de son rang. Signe des temps, en dépit de la rhétorique qui fait de l’intégrité du territoire national un principe quasi sacré, la Chine se montre disposée dans le cas de contentieux territoriaux à accepter des compromis qui lui sont manifestement défavorables si cela contribue à rassurer ses voisins24.
41Comme on le sait, dans le passé comme dans le présent, le comportement de l’État n’est pas déterminé seulement par les professions de foi des leaders ou par une pratique séculaire, notamment parce qu’il dépend de celui des autres États et des perceptions réciproques. Or cellesci peuvent changer selon les circonstances. Dans le cas de la Chine, il n’est pas possible de comprendre sa stratégie actuelle d’affirmation de puissance si on ne revient pas sur cette position dominante longtemps détenue dans l’histoire, les conditions dans lesquelles elle a été perdue et le désir ardent de renouer avec le passé, mais de manière durable cette fois…
Le syndrome de l’humiliation
42Pour comprendre la stratégie actuelle d’affirmation de puissance de la Chine, il faut revenir sur ce que l’on pourrait appeler le syndrome de l’« humiliation » subie par un pays tombé un moment de son piédestal et les défis auxquels il fait face.
43L’humiliation, comme on le répète dans le discours officiel car le répéter est rassembleur, renvoit en premier lieu à l’occupation de larges pans du territoire de la Chine pendant la période de semi-colonisation et à l’appauvrissement qui s’en est suivi. Il y a aussi, au-delà de l’occupation elle-même, les conditions qui l’ont rendue possible, notamment l’affaiblissement du pouvoir central au début du XIXe siècle, faiblesse que le pouvoir actuel veut dorénavant conjurer.
44Il est étonnant en effet qu’après avoir dominé le monde de l’Antiquité à la fin de la Renaissance, la Chine en soit arrivée à être dominée par l’Occident qui doit beaucoup de ses technologies à ses innovations. J. Fairbank pense que la Chine s’est laissée distancer par l’Occident au moment du tournant industriel en raison d’une « répugnance compréhensible à changer ses valeurs sociales, sa culture et ses institutions25 ». L’interdiction des expéditions maritimes après la mort de l’empereur Yong’le en 1424 qui a mis fin à la suprématie chinoise sur les mers en serait un exemple. À cela s’ajoutent les agitations politiques et les efforts de guerre qu’elles ont nécessité, qui ont contribué à affaiblir la dynastie des Qing.
45C’est dans ces conditions que la Chine connut en 1840 une défaite dans la guerre de l’opium contre l’Angleterre. Ce n’était là que la première d’une série de déconvenues des armées chinoises, face à la France et au Japon en particulier dans la dernière moitié du XIXe siècle. Cela résulta en la cession aux Occidentaux de concessions territoriales sur la côte Est et, en 1931, l’invasion de la Mandchourie par le Japon qui réinstaura la monarchie abolie depuis la proclamation de la République en 191126.
46Les conséquences de cette semi-colonisation du pays furent désastreuses, car elles conduisirent à sa désindustrialisation. Celle-ci, nous dit Philip Golub, s’explique par l’avance industrielle de l’Europe, qui rendait les produits chinois moins compétitifs, mais aussi par le libre-échange à sens unique imposé aux Chinois, obligés d’ouvrir leur marché aux produits occidentaux sans contrepartie. Le résultat est que la Chine s’est rapidement appauvrie : « alors que la Chine et l’Inde représentaient 53 % de la production manufacturière mondiale en 1800, elles ne comptaient plus que pour 7,9 % en 1900. Et si, au début du XIXe siècle, le PNB par habitant en Europe et en Asie était à peu près équivalent […] dès 1860, ce ratio est passé de 2 à 1, et même de 3 à 1 dans le cas de la Grande-Bretagne27. » Pour un pays qui a occupé une position dominante pendant dix-huit siècles, la dégringolade est aussi inédite que terrible, d’autant que la population chinoise est sortie appauvrie en termes absolus de ce processus.
47L’humiliation telle qu’elle est ressentie dans un pays au nationalisme à fleur de peau, c’est aussi le défi, pour le moment insurmontable, de récupérer l’île rebelle de Taiwan. Cette île a régulièrement entretenu des relations difficiles avec le continent depuis la chute de la dynastie des Ming quand les partisans de l’empereur déchu voulurent l’utiliser comme base arrière en vue de reconquérir le pouvoir. Mais l’invasion menée par la nouvelle dynastie Qing en 1683 ramena l’île dans le giron continental. À la suite de la première guerre sino-japonaise, la Chine « cède » l’île au Japon qui la contrôlera jusqu’à sa défaite à la Seconde Guerre mondiale.
48Mais le retour de Taiwan comme province administrée effectivement par le gouvernement central ne durera que jusqu’en 194928. La prise du pouvoir par les communistes provoqua le repli sur l’île du gouvernement nationaliste de Chiang Kai Chek. Au début, il n’était pas question d’indépendance puisque, avec l’appui notamment des États-Unis, le gouvernement en place à Taiwan continua de représenter la Chine dans les instances internationales comme l’ONU jusqu’en 1971.
49La Chine envisage même une action militaire pour récupérer l’île dès le début des années 1950. Mais la dégradation des relations sino-américaines notamment à la suite de la guerre de Corée rend cette entreprise impossible militairement au regard du rapport des forces largement défavorable à la Chine. Comme nous le rappelle Susan Shirk, actuellement, les dépenses militaires américaines sont plus importantes que celles de l’ensemble des autres pays du monde et celles de la Chine, que l’on dit cependant sous-estimées, n’en représentent qu’un sixième environ29.
50Les Chinois vivent cette quasi-indépendance et la présence de la 7 e flotte américaine jusque dans les eaux stratégiques taiwanaises (donc chinoises) comme un affront. Échaudés entre autres par la vive tension de 1996 consécutive à la vente d’armes américaines à Taiwan, ils pensent que si leur pays se dote des moyens appropriés, il leur sera possible de récupérer Taiwan de gré ou de force car ils voient mal les États-Unis, qui se sont toujours opposés à l’indépendance de l’île, risquer une guerre pour la défendre si le rapport des forces actuel était significativement altéré.
51À ces défis, il faut également ajouter la rivalité séculaire avec le Japon et la crainte qu’inspire ce pays high-tech qui revient de nouveau sur la scène militaire internationale et questionne désormais ouvertement les clauses antimilitaristes inscrites dans sa Constitution à l’instigation des Américains au sortir de la deuxième Guerre mondiale.
52Enfin, le contrôle des mers et des voies d’approvisionnement maritimes par les différentes flottes américaines est vécu comme un carcan pouvant étouffer le développement de la Chine. Bien qu’elle soit devenue la troisième du monde en tonnage et qu’elle commence à s’engager sur des mers lointaines (comme les côtes somaliennes en appui aux actions anti-piraterie), elle reste loin derrière celle des Américains. Cette situation aussi explique grandement la recherche de voies nouvelles de modernisation militaire engagée par la Chine sur laquelle nous reviendrons.
53Il est impossible de comprendre la stratégie de puissance de la Chine que nous avons assimilée au réalisme offensif sans intégrer ces facteurs tissés par l’histoire. Dans le même temps, c’est un réalisme renouvelé. Par exemple, si les débuts de la République populaire ont été souvent conflictuels – pensons à la guerre de Corée, aux conflits avec l’Inde et le Vietnam –, le leitmotiv est aujourd’hui au « développement pacifique » et à l’offensive de charme. Ces facteurs, qui renvoient aussi à l’histoire de la Chine ancienne, transparaissent dans la pensée des dirigeants récents. Deng Xiaoping conseillait ainsi à ses successeurs d’adopter un profil bas et de cacher les capacités du pays ; et son successeur Jiang Zemin estimait qu’il faut « séduire et non intimider30 ».
54Le contexte et les défis ont aujourd’hui changé. Ils expliquent pourquoi la Chine, tout en obéissant globalement au réalisme offensif dans un environnement qu’elle n’a pas choisi et qui le lui impose en un sens, conduit une stratégie diversifiée et, sur bien des plans, originale. Elle tente de se doter des outils nécessaires à l’exercice du hard power (la puissance militaire), mais elle ne le fait pas de manière purement conventionnelle. À cela, s’ajoute un investissement important dans la mise en place d’un soft power (diplomatie, culture, commerce et aides) qui est vu, à la manière confucéenne, comme encore plus efficace, seul ou en combinaison avec le hard power redéfini.
Notes de bas de page
1 Pour une discussion sur ce sujet mais qui soutient la thèse contraire, voir John Cranmer-Byng, « The Chinese view of their place in the world : An historical perspective », China Quarterly, no 50, 1973, p. 67-79.
2 Warren I. Cohen, « China’s rise in historical perspective », Journal of Strategic Studies, vol. 30, nos 4-5, 2007, p. 683.
3 John King Fairbank, La grande révolution chinoise : 1800-1989, Paris, Flammarion, 1989, p. 23.
4 Joseph Needham, Science in Traditional China: A Comparative Perspective, Harvard Universty Press, 1981, p. 30-31.
5 Yuan Wu, La Chine et l’Afrique, Beijing, China Continental Press, 2006, p. 20-21.
6 Philip Snow, The Star Raft. China’s Encounter with Africa, Ithaca, Cornell University Press, 1988, p. 8.
7 Gavin Menzies, 1421, l’année où la Chine a découvert l’Amérique, Paris, Éditions Intervalles, 2007.
8 Philip S. Golub, « Quand la Chine et l’Inde dominaient le monde », Manière de voir, no 9, 2006, p. 9.
9 John King Fairbank, op. cit., p. 25.
10 Philip S. Golub, op. cit., p. 9.
11 Joseph Needham, La science chinoise et l’Occident, Paris, Seuil, 1973, p. 9.
12 Voir David M. Lampton, The Three Faces of Chinese Power: Might, Money and Minds, Berkeley, University of California Press, 2008, p. 25-32.
13 Warren I. Cohen, op. cit.
14 Voir Catherine Coulomb, Chine : le nouveau centre du monde ?, Éditions de l’Aube, p. 49-117 ; Danielle Élisseeff, Histoire de la Chine, Paris, Éditions du Rocher, 1997.
15 Warren I. Cohen, op. cit., p. 685.
16 Yuan-Kang Wang, « Offensive realism and the rise of China », Issues and Studies, vol. 40, no 1, 2004, p. 189.
17 Ibid., p. 189-190.
18 Warren I. Cohen, op. cit., p. 683.
19 Ibid., p. 685-687.
20 Joseph Needham, op. cit., p. 128-129.
21 Philip Snow, The Star Raft, p. 29.
22 Joshua Kurlantzick, Charm Offensive: How China’s Soft Power is Transforming the World, New Haven et Londres, Yale University Press, 2007, p. 58.
23 Susan L. Shirk, China: Fragile Superpower, Oxford University Press, 2007, p. 111.
24 Ibid., p. 112.
25 John King Fairbank, op. cit., p. 19.
26 Jian Bozan et al., Histoire générale de la Chine, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1985, p. 105-162.
27 Philip S. Golub, op. cit., p. 10.
28 Jian Bozan et al., op. cit., p. 132.
29 Susan L. Shirk, op. cit., p. 10.
30 Joshua Kurlantzick, op. cit., p. 38.
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