7. Les démographes engagés
p. 61-65
Texte intégral
1En démographie, la question des droits de la personne est capitale, dans la mesure où l’objectif fondamental de la production d’indicateurs statistiques est, en amont, de suggérer des pistes d’intervention qui tiennent compte des tendances et, en aval, de faire le suivi et l’évaluation des politiques et des programmes d’action. De façon concrète, ce que mesurent les démographes, ce sont les écarts qui existent entre certains groupes de la population selon diverses dimensions sociales (la santé, la famille, le mariage et l’immigration). Par groupes de la population, on peut par exemple identifier les hommes et les femmes, les groupes ethniques, les groupes de revenus, les statuts socioéconomiques. Dans tous les cas, le postulat de base est que tous les groupes de la société devraient avoir le même accès aux ressources, que ce soit pour une bonne santé, des revenus équitables, des chances d’accès aux emplois sans discrimination, etc. Cela revient en fait à dire que les indicateurs sont essentiellement là pour mesurer les inégalités de tout genre. Dès lors, l’intérêt de mesurer la discrimination, comme je l’ai suggéré plus haut, dépasse largement le simple cadre scientifique et vise surtout à montrer qu’il existe des écarts significatifs et que ces écarts persistent malgré les politiques visant à les éliminer.
2Il s’agit là, à mon point de vue, d’une spécificité de la profession de démographe. En effet, la recherche fondamentale visant à repérer les causes des phénomènes (recherche causale) n’est pas propre à la démographie. Quel que soit le phénomène démographique étudié, l’explication passe nécessairement par des modèles explicatifs développés entre autres par la sociologie, l’anthropologie et l’économie. Les techniques utilisées dans la recherche causale sont également l’apanage des autres sciences sociales, que ce soit l’approche statistique quantitative ou même l’approche qualitative, de plus en plus utilisée en démographie. Par contre, ce qui fait l’originalité de la contribution du démographe, c’est véritablement la préoccupation, certains diraient l’obsession, de bien mesurer les écarts et les inégalités.
3Dans cette optique, on peut faire un pas de plus et faire appel à la notion des droits de la personne. D’emblée, il est clair que les droits de la personne se situent dans le champ normatif, c’est-à-dire que la définition et la reconnaissance des droits relèvent de choix moraux et politiques au sens large du terme. Définir les droits humains fondamentaux ne relève pas du domaine scientifique. Ces droits ne sont pas définis dans l’abstrait, mais sont le résultat de longues luttes sociales et politiques. En ce sens, les Chartes des droits et libertés au Canada et au Québec enchâssent des droits reconnus aujourd’hui comme fondamentaux : c’est en quelque sorte la reconnaissance politique que tous les êtres humains devraient avoir les mêmes droits.
4Sur ce point, la démographie n’a rien à dire. Par contre, le point de rencontre des deux, à savoir la démographie et les droits de la personne, se fait autour du principe de l’accès réel aux droits et c’est ce à quoi servent les indicateurs. Voici quelques exemples.
5D’une part, pour reprendre un exemple déjà abordé, des indicateurs ont servi à montrer que les chances d’accès de certains groupes d’immigrants à des emplois comparables à ceux des natifs sont inégales. Ces indicateurs permettent par la suite de mesurer si les programmes d’égalité en emploi atteignent leurs objectifs.
6D’autre part, les inégalités sociales devant la mort sont encore aujourd’hui criantes, que ce soit entre pays riches et pays pauvres ou entre groupes socio-économiques dans une même société. Ces inégalités devant la mort traduisent un accès différentiel aux soins de santé, ce qui va à l’encontre du droit à la santé reconnu mondialement et promu en particulier par l’Organisation mondiale de la santé.
7On peut enfin citer les droits reproductifs dont j’ai parlé au début de ce livre. En effet, le programme d’action de la Conférence internationale sur la population tenue au Caire en 1994 a consacré les droits reproductifs, entre autres le droit des couples à avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent, le droit à la contraception et au planning familial, le droit à l’avortement, le droit au mariage libre, etc. Ce programme a surtout insisté sur l’égalité entre les femmes et les hommes et sur la nécessité de permettre aux femmes d’avoir un accès égal aux ressources de la société. En matière de contraception, les démographes ont d’ailleurs développé le concept des « besoins non satisfaits », un concept fort important sur le plan des politiques de population : il fait référence au fait que plusieurs femmes veulent soit espacer leurs naissances, soit mettre fin à leur fécondité alors qu’elles n’ont pas accès à la contraception.
8Comme je l’ai mentionné à plusieurs reprises, la démographie est avant tout une science sociale et à ce titre la recherche causale demeure centrale. Mais, le point sur lequel j’insiste est que la force de la démographie est aussi dans sa capacité à développer des indicateurs d’inégalités d’accès aux droits fondamentaux. La démographie, de par son association étroite avec la statistique officielle, a souvent été taxée d’être une science de contrôle de la population. Certes, les pouvoirs publics sont au centre de la production de données officielles et il faut toujours être vigilant devant des visées politiques de restriction, voire de suppression d’informations. Mais les démographes ne sont pas au service des programmes politiques. Au contraire, plusieurs indicateurs gênent ces mêmes pouvoirs publics, d’autant plus qu’ils sont très utilisés par la société civile (organismes non gouvernementaux [ONG], groupes de pression, etc.) pour revendiquer l’accès égal aux droits sociaux fondamentaux.
9Sur un plan plus personnel, depuis quelques années, j’ai tenté de marier recherche fondamentale, formation et implication politique. Je me suis particulièrement intéressé aux droits des migrants dans le contexte global, en me concentrant sur les travailleurs migrants temporaires. On constate qu’actuellement, devant les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs qualifiés autant que non qualifiés, les gouvernements préfèrent avoir recours à des travailleurs temporaires. C’est notamment le cas du Canada, où le nombre de travailleurs temporaires ne fait qu’augmenter d’année en année. Le gouvernement canadien développe actuellement des programmes de recrutement de travailleurs migrants temporaires sans leur garantir la possibilité de résidence permanente. De plus, les travailleurs moins qualifiés peuvent difficilement exercer leurs droits et sont souvent victimes d’abus de la part des employeurs.
10Une autre de mes préoccupations porte actuellement sur les effets des politiques migratoires des pays riches sur la vie de nombreux migrants, en particulier les plus vulnérables, à savoir les réfugiés, les demandeurs d’asile, les sans-papiers et les travailleurs migrants temporaires. Pour ces populations, la migration est devenue une véritable course à obstacles consistant par exemple à échapper au trafic humain lors du recours à des passeurs, à éviter l’interception avant l’arrivée à destination, à franchir les murs qui se construisent de plus en plus dans de nombreux pays, à survivre aux contrôles frontaliers de plus en plus répressifs, à éviter l’expulsion, à faire face à l’impunité des agences privées, à survivre à la peur d’être pourchassé, à éviter la détention et enfin à risquer la mort. Sur ce dernier point, le titre de l’article de Claude Lévesque dans Le Devoir du 11 juillet 2013 est très révélateur : il parle du « Cimetière marin », faisant ainsi référence aux nombreux migrants qui trouvent la mort en essayant de traverser la Méditerranée, souvent au vu et au su des militaires qui ne répondent pas à leurs cris de détresse. On pourrait également parler du « Cimetière désertique » dans le cas des nombreux Mexicains qui trouvent la mort chaque année en tentant de se rendre aux États-Unis. C’est par l’analyse critique des politiques et l’utilisation d’indicateurs (comme le nombre de morts en migration, le nombre de centres de détention, l’accès réel aux droits, etc.) que les démographes, en collaboration avec les autres scientifiques et les ONG, peuvent contribuer au développement de politiques respectueuses des droits fondamentaux.
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