6. La cohorte, un outil privilégié
p. 57-60
Texte intégral
1Les démographes possèdent une boîte à outils extrêmement variée qu’il n’est pas possible de décrire complètement ici. Je m’en tiendrai à un des outils les plus importants, soit le regard longitudinal sur les phénomènes sociaux. Je dirais que c’est là une des contributions les plus spécifiques et significatives de la démographie par rapport aux autres sciences sociales. En effet, pour les démographes, les phénomènes sociaux sont inscrits dans l’expérience que vit un ensemble de personnes partageant un même ancrage temporel. La notion de cohorte permet de suivre cet ensemble de personnes et de voir comment s’est déroulée leur vie en société.
2La cohorte peut être définie de plusieurs façons. La définition la plus utilisée est celle relative à la génération, telle qu’elle est déterminée par la date de naissance. En démographie, on distingue ainsi l’effet de l’âge, qui exprime les diverses étapes de la vie (naissance, école, travail, retraite, décès), de l’effet de génération, qui exprime l’expérience historique que vit chaque génération. Ainsi, avoir 20 ans aujourd’hui n’a pas la même signification qu’avoir eu 20 ans dans les années 1960. De même, atteindre 65 ans aujourd’hui implique une autre façon de vivre qu’avoir eu 65 ans il y a 50 ans. Dit ainsi, cela paraît évident, mais cela n’empêche qu’une bonne partie des travaux en sciences sociales continuent à résonner en transversal, c’est-à-dire à présenter des analyses qui comparent les individus sans tenir compte de leurs antécédents générationnels.
3La notion de cohorte ne se résume pas uniquement à l’année de naissance. En fait, toute caractéristique temporelle peut se traduire en cohorte. Je donnerai un exemple d’approche longitudinale, emprunté à mes travaux sur l’intégration des immigrants, qui définit la cohorte par la date d’entrée au Canada. Le principe de base est de suivre pendant une période de temps une cohorte d’immigrants arrivés au pays au cours de la même année. Une des premières enquêtes de ce genre a été réalisée au Québec et a permis de suivre, pendant dix ans, une cohorte d’immigrants âgés de 18 ans et plus arrivés au Québec entre la mi-juin et novembre 1989 et qui résidaient dans la région de Montréal au moment de la première entrevue un an plus tard (soit en 1990). Ce type d’informations permet d’étudier de façon unique plusieurs types d’intégration : logement, famille, langue et travail. Pour ma part, je me suis particulièrement intéressé à l’intégration économique sur le marché du travail à Montréal, avec comme objectif principal d’expliquer les différences de revenus entre les divers groupes d’immigrants. En effet, lorsque l’on examine les écarts de revenus entre les immigrants provenant de différentes régions du monde, on constate que ces écarts sont importants et significatifs. Comment alors les expliquer ? La discrimination serait-elle à l’œuvre ?
4Évidemment, avant de conclure que certains groupes sont victimes de discrimination sur le marché du travail, il faut d’abord s’assurer que nous tenons compte des autres facteurs qui pourraient expliquer ces différences. Par exemple, si l’on sait que les immigrants d’origine africaine arrivent surtout comme réfugiés, ou que l’immigration en provenance de l’Amérique latine est à dominance féminine ou peu scolarisée, il faut tenir compte de ces trois facteurs (catégories d’immigration, sexe, scolarité), qui pourraient expliquer les écarts observés. On doit également tenir compte de l’âge, qui constitue un marqueur majeur sur le marché du travail. En fait, il y a plusieurs autres facteurs qui peuvent jouer. Certains sont reliés aux caractéristiques à l’arrivée : la langue parlée, l’origine sociale, l’expérience antérieure de travail, mais d’autres facteurs d’ordre structurel sont reliés à l’état du marché du travail à Montréal, à la politique d’immigration, à la politique linguistique, pour ne mentionner que les plus importants.
5C’est en regard de ce deuxième type d’information que l’enquête longitudinale trouve toute sa force : en suivant une cohorte précise, nous pouvons faire l’hypothèse que tout le monde a expérimenté sensiblement les mêmes conditions, tant au niveau économique que politique, pendant les dix années d’observation. L’autre grande force d’une telle enquête est de voir les changements qui s’opèrent à travers le temps. Ainsi, on a pu constater qu’une fois pris en compte l’ensemble des facteurs d’intégration sur le marché du travail, les écarts de revenus entre les différents groupes d’immigrants demeurent très importants après six mois de séjour à Montréal. Les écarts sont toujours significatifs après un an et demi. Par contre, après dix ans, ils s’estompent.
6On peut dès lors conclure que les débuts de l’établissement sont fortement marqués par des effets liés à l’origine nationale. Compte tenu de l’ensemble des facteurs considérés, on peut en déduire qu’il y a une certaine forme de discrimination sur le marché du travail. On parle alors de discrimination « résiduelle » : si, une fois pris en compte l’ensemble des facteurs clés, les écarts demeurent, le « résidu » non expliqué peut être attribué à la discrimination.
7Pour expliquer la résorption de l’influence déterminante de l’origine nationale sur le revenu des immigrants de certaines origines après un certain temps, on peut émettre trois hypothèses. On peut évoquer le développement de stratégies de contournement devant les difficultés à l’arrivée qui permettent de rejoindre, avec le temps, les autres groupes d’immigrants plus favorisés à l’arrivée. Ces stratégies sont fortement centrées sur le retour à l’école. Deuxième hypothèse : avec le temps, les groupes d’immigrants se familiarisent avec les us et coutumes du marché du travail, forment leur réseau ethnique et, pour certains, construisent leur « enclave ». Enfin, troisième hypothèse, la société d’accueil devient plus réceptive, elle s’habitue aux nouvelles sources d’immigrants. Étant donné que les données récentes montrent toujours des écarts de revenus importants entre les groupes d’immigrants, la troisième hypothèse semble moins plausible. Personnellement, je privilégierais les deux premières.
8La discrimination sur le marché du travail serait donc très présente, surtout au début du processus d’intégration. Il faut rappeler que nous comparons des groupes d’immigrants entre eux. Quant on les compare avec les natifs, les résultats récents, basés eux aussi sur des données longitudinales, montrent que les écarts de revenu sont importants (à l’avantage des natifs) et que, contrairement aux années passées (surtout aux années 1960-2000), il ne semble pas que les écarts soient sur le point de s’estomper. L’hypothèse de la discrimination semble encore très probante.
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Profession démographe
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