5. Les statistiques ne sont pas neutres
p. 53-56
Texte intégral
« Abandonnés à eux-mêmes, les chiffres sont muets, les chiffres sont de petits morceaux de mort. Sans cesse il faut les éclairer par des mots. Sinon ils vous entraînent dans leur silence. »
Érik Orsenna, Madame Bâ
1La perception des démographes selon laquelle leur métier exige de la rigueur ne doit pas donner l’impression que la production de statistiques et d’indicateurs est neutre. En effet, la production de données ne se fait pas de façon aléatoire, mais se situe toujours dans un contexte historique, politique et social. Les statistiques répondent à une demande sociale et politique et cela explique pourquoi le type de données produites et leur interprétation font souvent l’objet de débats. Cela est vrai au Québec, mais aussi ailleurs dans le monde. Prenons l’exemple des catégories ethniques et raciales, car elles sont particulièrement sensibles et sujettes à controverse.
2Les débats tournent autour de trois questions : doit-on compter ; si oui, comment ; pourquoi. « Compter » renvoie à la pratique des recensements et des grandes enquêtes sociales qui servent entre autres à classifier les populations selon certaines catégories sociales, culturelles et économiques.
3L’essentiel du débat porte sur le dilemme suivant : est-ce que distinguer et caractériser les populations selon leur origine ethnique et raciale constitue un risque de stigmatisation ou, au contraire, de telles distinctions permettent-elles de mesurer et d’expliquer, s’il y a lieu, la discrimination et faire la promotion de politiques davantage inclusives ? Certes, le contexte historique a beaucoup évolué sur cette question. Pendant longtemps, les pouvoirs en place tenaient à compter afin de catégoriser les personnes en groupes désirables et indésirables : c’était l’époque du « compter pour dominer ». Aujourd’hui, personne ne justifie l’utilité, voire la nécessité, de compter et de catégoriser pour des raisons de « contrôle » et de domination. Au contraire, on insiste actuellement sur la nécessité d’avoir accès à des données fiables afin de documenter les conditions de vie des divers groupes de la société, l’objectif étant de voir s’il y a discrimination ou non. Il s’agit alors de « compter pour égaliser ». Devant la montée des diversités ethniques, raciales et religieuses, tous les pays du monde sont actuellement aux prises avec des pressions pour « compter ».
4Les réactions politiques à ces pressions ne font pas consensus et cela est reflété dans la diversité des pratiques en matière de catégorisation ethnique et raciale. Sur ce plan, deux pratiques dominent actuellement dans le monde. D’abord, il y a des pays qui refusent d’inclure de telles catégories dans la production de données officielles. Leur argumentaire est basé sur la prémisse que catégoriser ainsi les populations peut inciter au repli identitaire. La France est le pays qui représente le mieux cette pratique et c’est dans ce pays d’ailleurs que les débats sont les plus virulents.
5Le Canada est souvent cité comme étant à l’opposé de l’approche française : les catégories ethniques et raciales y font partie du décor national depuis belle lurette. Certes, pendant longtemps, ces catégories servaient davantage à des fins d’exclusion, comme en font foi les critères d’admission de la politique d’immigration basée sur les préférences ethniques et raciales. Mais, depuis les années 1960, ces critères ont changé, et avec l’adoption des chartes des droits et libertés canadienne et québécoise, les données ethniques et raciales sont maintenant justifiées par la nécessité de faire le suivi des actions visant à éliminer les discriminations envers certains groupes. En l’absence de telles données, il serait difficile, voire impossible, de savoir si les politiques et programmes pour lutter contre les discriminations sont réellement efficaces.
6Pour certains groupes qui constituent des minorités nationales, comme le groupe francophone du Québec, compter devient encore plus crucial. Il faut rappeler que le mouvement nationaliste a pris son essor dans les années 1960 à la suite de la révélation des données de recensement montrant que les Canadiens français du Québec se retrouvaient en bas de l’échelle économique, juste au-dessus des populations autochtones. On se rappelle du livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, qui a mobilisé une bonne partie des jeunes afin de mettre fin à cette domination économique. Aujourd’hui, on peut dire que la situation s’est redressée, de sorte que les différences de revenus entre les francophones et les anglophones se sont estompées au Québec.
7Par contre, c’est maintenant la langue qui préoccupe le groupe francophone et encore une fois ce sont les données de recensements qui permettent de documenter l’état de la langue française. Ce qui est intéressant dans le cas du Québec, ce sont les débats sur les « bons » indicateurs linguistiques. Pour plusieurs personnes, la langue la plus souvent parlée à la maison constitue un indicateur important pour suivre l’évolution du français. Pour d’autres, cet indicateur relève davantage d’une conception assimilatrice, conception qui ne fait pas partie actuellement de la politique linguistique et d’intégration du Québec, qui vise plutôt la sphère publique. Ce qui compte dans cette perspective, c’est par exemple l’utilisation du français à l’école, sur le marché du travail et dans les commerces.
8Quoi qu’il en soit, ces débats sont importants et montrent que les catégories officielles sont loin d’être neutres. Au contraire, elles résultent de processus historiques de négociation entre les autorités publiques et les forces sociales et politiques en jeu. En l’absence de données fiables, les débats tomberaient facilement dans la démagogie, les demi-vérités, voire les faussetés.
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