Introduction
p. 9-15
Texte intégral
L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation.
Il n’est que ce qu’elle le fait.
Emmanuel Kant
Traité de pédagogie (posthume, 1803)
1J’ai passé les vingt dernières années de ma vie dans une grande école de gestion nord-américaine, en cultivant une triple identité professionnelle centrée sur l’enseignement, la recherche et la gestion pédagogique1. J’y ai rencontré nombre de collègues pour qui enseigner et faire apprendre étaient des activités qui méritaient toute leur attention et leur créativité. À leur contact, j’ai appris à mieux décoder la gestion, à mieux accompagner les étudiants de nos écoles et à tenir compte des différentes conceptions de la formation en gestion. C’est donc avec toute ma reconnaissance et en pensant à eux, que j’ai concocté ce livre, histoire d’apporter ma pierre à l’édifice de ce domaine passionnant qu’est la formation en gestion.
2Tout observateur de la scène pédagogique en gestion peut aisément reconnaître plusieurs indices qui témoignent d’une plus grande préoccupation pour la chose pédagogique. Primo, j’ai l’impression que les écoles de gestion ont relevé leur prestation pédagogique d’un cran. Aujourd’hui, de nombreux gestionnaires mettent en avant les innovations pédagogiques de leur institution comme autant d’avantages concurrentiels. Si auparavant, l’initiative pédagogique demeurait exclusivement dans la sphère de la classe, ces expérimentations de plus ou moins grande ampleur sont maintenant valorisées et poussées sur le plan stratégique de l’institution. Bien que l’enseignement ne soit pas toujours un critère important pour la promotion des enseignants-chercheurs, il est quand même courant de retracer l’attribution de prix d’innovations pédagogiques ou d’excellence en enseignement dans les établissements de gestion. La Conférence internationale des dirigeants des institutions d’enseignement et de recherche de gestion d’expression française (CIDEGEF) est un bel exemple de lieu de diffusion et de reconnaissance des innovations dans les domaines de la gestion.
3Secundo, après avoir démontré plus d’une fois la qualité de leur enseignement, et ce, depuis les débuts de la fondation des écoles de gestion, plusieurs enseignants-chercheurs se risquent maintenant à produire de la recherche pédagogique de qualité dans un nombre sans cesse grandissant de revues situées aux frontières de l’éducation et de la gestion. Le mouvement du Scholarship of Teaching and Learning (SoTL)2, expertise qui exige de ses membres qu’ils réfléchissent, innovent, mesurent et diffusent les résultats de la recherche pédagogique, rejoint maintenant de nombreux spécialistes en sciences de gestion. En ce sens, la création de l’Academy of Management Learning and Education en 2003 fut certainement un pas dans la bonne direction. Tertio, il est clair que les agences d’accréditation en gestion et les organismes professionnels jouent ont un rôle très structurant auprès de leurs membres et des autres écoles de gestion qui cherchent à les imiter. Depuis quelques années déjà, ces organisations prônent l’instauration d’un processus d’assurance de l’apprentissage pour chacun des programmes de formation initiale ou continue en gestion. Cela oblige nécessairement à penser au-delà de la pédagogie des classes et à construire l’offre de formation dans un double souci de pertinence et de cohérence.
4Sur les plans personnel et professionnel, plusieurs raisons expliquent cette recherche. Tout d’abord, mes études doctorales et postdoctorales témoignaient déjà de cette double préoccupation pour les sciences de l’éducation et les sciences de la gestion. Puis, au fil des ans, la recherche pédagogique en gestion est devenue mon terrain de prédilection et le lieu d’expression des idées qui me tiennent le plus à cœur. Enfin, l’enseignement du séminaire doctoral « Pédagogie en gestion » du programme conjoint en administration de HEC Montréal, de l’Université McGill, de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université Concordia, est toujours demeuré un lieu privilégié de partages d’idées et de pratiques pédagogiques inspirantes avec les futurs enseignants-chercheurs en gestion. Ces brèves lignes biographiques justifient en elles-mêmes l’idée patiemment mijotée d’un livre sur la formation en gestion comme l’aboutissement logique d’un long cheminement intellectuel.
5C’est donc dans un tel contexte institutionnel et professionnel que j’ai écrit ce livre destiné aux enseignants-chercheurs en gestion, doctorants, maîtres d’enseignement, chargés de cours et vacataires, conseillers pédagogiques, directeurs de départements et de programmes et enfin, aux gestionnaires pédagogiques au sommet de nos écoles de gestion. Il serait légitime de se demander si les retombées de cet ouvrage pourront être d’une quelconque utilité pour les écoles de gestion de la francophonie. Comment ces institutions en France, au Québec et dans le reste du Canada français, en Belgique, en Suisse, en Afrique du Nord et subsaharienne, et ailleurs dans le monde francophile, peuvent-elles y trouver leurs marques à l’aune des discours anglo-saxons sur le curriculum ? Dans l’espace francophone, qui est reconnu pour sa diversité institutionnelle, les résultats de ce livre pourront assurément nourrir la réflexion et éclairer plusieurs chantiers de transformations actuelles et futures des formations en gestion. C’est à tout le moins le pari que nous faisons.
6Le titre de cet ouvrage, Penser la formation en gestion. Repères pour l’enseignement supérieur, inscrit mon propos à la fois dans la continuité et dans le changement de pratiques pédagogiques. Dans la continuité, car tous y retrouveront leurs marques et pourront se situer les uns par rapport aux autres. Dans le changement, car la formation en gestion n’est pas toujours optimale pour nos étudiants. Ce livre synthétise, à mon humble avis, les grandes lignes de ce qui a eu cours et de ce qui reste à développer pour améliorer durablement les apprentissages des étudiants en gestion, autant dans les formations initiales que continues.
Quelle est la démarche proposée ?
7D’entrée de jeu, précisons que ce livre ne propose pas de méthodes ou de moyens pédagogiques pour rendre les enseignements plus vivants, voire plus efficaces. On n’est pas dans le registre technique. Ce livre n’est pas non plus un essai personnel sur ma vision de l’enseignement en gestion. Pas de gourou en vue et pas de secte à fonder. Mon ambition est plutôt de tracer le portrait le plus juste possible de la formation en gestion, une sorte de vue aérienne du territoire des vingt-cinq dernières années. Cela débouchera sur un ensemble de propositions visant à mieux comprendre et à anticiper les changements dans les contenus d’enseignement, les dispositifs pédagogiques, les programmes d’études et les valeurs éducatives. La démarche est rigoureuse, transparente, donc inévitablement discutable. C’est le but ultime de l’exercice que de provoquer des rencontres pour débattre, par la suite, de l’avenir des enseignements.
8En analysant les innovations pédagogiques décrites dans la littérature sur la formation en gestion et en observant plus en détail les grandes transformations de mon institution et des autres écoles, j’ai ressenti le besoin de faire le point, de rassembler toutes ces connaissances éparses. Pouvoir me faire ma propre idée sur les caractéristiques de la formation en gestion et sur leur évolution, telle a été la motivation à la base de cette recherche. Mais, fidèle à mon parcours professionnel, je voulais comprendre le phénomène dans sa totalité, non par une compréhension fine de la gestion, tel que le suggère la critique, mais plutôt par la construction d’une nouvelle perspective issue des sciences de l’éducation. Chacun des huit chapitres qui composent ce livre contribue à élaborer ce nouveau regard sur la formation en gestion.
9Tout au long du premier chapitre, nous prenons acte, d’une part, du succès énorme des écoles de gestion dans le paysage mondial de l’enseignement supérieur et, d’autre part, du foisonnement des critiques sur leurs enseignements. En effet, plusieurs auteurs s’interrogent sur le statut ambigu de l’expertise universitaire et sur la désuétude de plusieurs modèles pédagogiques, quand ce n’est pas sur la dérive dans les missions des écoles de gestion et sur la nécessaire reconsidération des valeurs éducatives. Ensuite, le chapitre s’engage dans la construction d’une problématique de recherche et débouche sur l’identification de notre démarche d’investigation.
10Le chapitre 2 est entièrement consacré aux choix méthodologiques. On y aborde tour à tour les raisons de mobiliser l’approche de la synthèse interprétative critique comme façon d’agréger des données à la fois qualitatives et quantitatives. Puis nous expliquons comment nous avons construit une base de données composée de 306 articles évalués par les pairs, répondant à la problématique de la formation en gestion. Enfin, nous procédons à un premier découpage des contenus des articles selon la période où l’article est paru et selon leur thématique dominante.
11Quelles questions émergent lorsqu’on s’intéresse aux enseignements dans les curricula en gestion ? Dans le chapitre 3, nous identifions une amorce de réflexion pédagogique pour quelques disciplines de base, une effervescence de plusieurs champs de la gestion et une présence timide de plusieurs autres expertises. Nous constatons aussi un raffinement des habiletés de gestion et une interrogation des compétences, véritable combinatoire des connaissances et des habiletés en contexte réel de gestion. La critique de cette section s’oriente vers les stratégies des différents domaines de gestion qui tantôt protègent leur territoire, mettent en valeur leurs nouvelles connaissances, mesurent le chemin parcouru par des contenus déjà implantés, et tantôt partagent leurs meilleures pratiques d’enseignement. Le chapitre se termine par un éclairage des grandes lignes qui traversent les études sur le curriculum en gestion sous l’angle des contenus d’enseignement.
12Le chapitre 4 s’intéresse aux étudiants et aux apprentissages qu’ils font tout au long de leur formation initiale ou continue dans les écoles de gestion. Les études sur le curriculum en gestion font état de plusieurs comptes rendus de pratique qui témoignent d’une diversité de dispositifs pédagogiques, déployés dans une seule classe, dans plusieurs classes ou bien dans l’ensemble d’un programme. Ces innovations, qu’elles soient petites ou de plus grande envergure, charrient avec elles une forte critique du curriculum construit en silos, un souci grandissant de complexification des dispositifs d’intégration des apprentissages et un penchant pour la collégialité dans l’espace pédagogique. Ces nouveautés ne sont pas sans provoquer chez certains chercheurs une vive réaction à cette logique centrée sur une approche plus globale. Nous fermons ce chapitre en dessinant les grandes lignes de ces études sur le curriculum en gestion sous l’angle des dispositifs pédagogiques.
13Tout au long du chapitre 5, il est question de la pertinence et de la cohérence des cursus de formation en gestion, principalement aux 1er et 2e cycles. On constate tout d’abord une forte expansion des recherches sur les programmes, un souci de rendre compte de la complexité des transformations, le tout agrémenté de quelques essais critiques comme toile de fond. L’analyse des études sur le curriculum en gestion révèle avant tout une obsession de la pertinence des programmes et une variabilité disciplinaire des curricula. On remarque que la démarche de professionnalisation de la formation est à tout le moins ambiguë et que, depuis peu, émerge une préoccupation en faveur de l’alignement des programmes de formation. Cet exercice mène à l’identification des grandes lignes des études sur le curriculum en gestion sous l’angle des programmes d’études.
14Au chapitre 6, nous réfléchissons aux valeurs éducatives que nous transmettons aux étudiants dans nos classes et hors des classes. Ce qui ressort des travaux est que l’éthique de gestion est une valeur individuelle qu’il faut enseigner, mais que ce n’est pas la seule. On assiste à une montée en puissance des valeurs sociétales en gestion et à une exploration des valeurs davantage centrées sur l’organisation. Les études sur le curriculum en gestion rendent clairement compte de la prépondérance d’une éducation morale de l’individu pour assurer progressivement le changement social. Cependant, à côté de cette tendance lourde, on peut déceler des propositions de recadrage des concepts de développement durable et de responsabilité sociale des entreprises, ce qui nécessite le déploiement d’une pédagogie émancipatrice. Mais le leadership institutionnel semble anémique en la matière, coincé entre un discours favorable aux nouvelles valeurs éducatives et des actions contraires. Tout cela débouche sur l’identification des grandes lignes des études sur le curriculum en gestion sous l’angle des valeurs éducatives.
15Le chapitre 7 présente une synthèse des chapitres 3 à 6 en cartographiant les études sur le curriculum en gestion des 23 dernières années. Pour ce faire, nous proposons le concept d’idéologie éducative comme construit synthèse des catégories centrées sur les contenus d’enseignement (idéologie de l’expertise), les dispositifs pédagogiques (idéologie de l’apprenant), les programmes d’études (idéologie de l’efficacité sociale) et les valeurs éducatives (idéologie de la reconstruction sociale). S’ensuit une série de six propositions de recherche cherchant à qualifier l’ensemble des études sur le curriculum en gestion. Le chapitre se termine par une réflexion sur les retombées de cette recherche tant pour la pratique enseignante que pour la recherche.
16Enfin, le chapitre 8 conduit une réflexion prospective à partir de l’examen attentif des 63 articles parus de 2013 à 2014. En effet, nous retraçons dans ces études des indices qui dessinent le contour d’une nouvelle période centrée sur la redéfinition du curriculum en gestion. Sur le plan de chacune des idéologies éducatives, de nouveaux questionnements émergent. À côté d’un curriculum en gestion dit classique et toujours dominant dans les écoles de gestion, nous voyons poindre de nouvelles réflexions sur les contenus d’enseignement, sur la finalité éducative des dispositifs pédagogiques, sur l’évaluation des programmes d’études et finalement, sur de nouvelles valeurs éducatives à transmettre. Le chapitre se termine par une mise en perspective des principales limites de notre investigation.
17Selon les intentions de lecture, trois chemins différents peuvent être empruntés. Si on attaque ce livre comme un novice de la recherche pédagogique, les chapitres 1, 3, 4, 5 et 6 sont les plus abordables et les plus proches des pratiques. Au contraire, si la recherche pédagogique est une préoccupation, alors les chapitres 2, 7 et 8 revêtiront un plus grand intérêt. Finalement, on peut aussi butiner autour d’une problématique : alors, les chapitres spécifiques sur les contenus d’enseignement, les dispositifs pédagogiques, les programmes d’études ou sur les valeurs éducatives enflammeront les esprits et seront utiles pour se diriger rapidement vers les articles à la base des chapitres. À chacun de choisir ses chemins de traverse !
Notes de bas de page
1 Par l’expression « écoles de gestion », nous entendons autant les grandes écoles de gestion à l’européenne, les instituts d’administration des entreprises, les écoles de commerce, les facultés universitaires qui ont des départements de gestion, que les business schools à l’américaine.
2 L’annexe 1 fournit la liste de tous les acronymes utilisés dans ce livre.
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