Chapitre 7. Culture et conflit, 1949-1997
p. 279-321
Texte intégral
La nation chinoise s’est levée. Jamais plus la Chine ne sera insultée1.
Mao Zedong, 1949
1Après la victoire communiste, la stabilité et la viabilité du nouveau régime demeurèrent incertaines. À l’intérieur, il s’agissait non seulement de réorganiser le pays suivant des principes révolutionnaires, mais de le reconstruire en profondeur après plus d’une décennie de guerre civile et d’agressions extérieures. La Chine devait donc faire appel aux membres de la « classe bourgeoise » – scientifiques, chefs d’entreprise, enseignants ou techniciens – qui avaient étudié à l’étranger tout en sachant qu’ils n’offraient pas toutes les garanties politiques souhaitables et qu’il y avait un risque qu’ils aient été contaminés par les impérialistes.
2Sur le plan international, le désir d’autonomie des Chinois se heurtait maintenant à l’opposition active d’une Amérique de plus en plus anticommuniste qui laissait planer la menace d’une attaque nucléaire. La suprématie technologique des États-Unis ne faisait plus de doute depuis le lancement des bombes atomiques sur le Japon en 1945. Même si l’explosion d’une première bombe soviétique en septembre 1949 donnait l’espoir que se mette en place une forme de dissuasion mutuelle par l’équilibre de la terreur, les Américains pouvaient être tentés à tout moment de recourir à l’arme nucléaire contre la Chine. Cette dernière, non sans raison, observait avec appréhension l’évolution de la situation dans le monde en général, et des intentions américaines en particulier.
3La guerre froide engendra une polarisation entre deux blocs dominés par deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique. Au regard de l’hostilité des premiers, la Chine n’avait guère d’autre choix que de se rapprocher de la seconde, qui pourtant, au cours des 30 dernières années, avait fait la preuve de sa versatilité. En échange de son soutien, Staline exigea de pouvoir maintenir une forte influence dans le nord-est du pays (en Mandchourie) et au Xinjiang, espérant par cette stratégie protéger son pays d’un encerclement américain. Cette demande servit notamment à rappeler à Pékin que les liens idéologiques, tout comme l’intégrité territoriale de la Chine, comptaient moins pour Moscou que sa propre sécurité.
4L’ennemi était tout proche. Le monde continuait de se tenir prêt pour la guerre, tant sur le plan psychologique que sur le plan militaire. Les nationalistes du Guomindang, réfugiés sur l'île de Taiwan depuis 1945, continuaient d’affirmer ouvertement leur intention de reconquérir le continent. Ils étaient presque assurés d’obtenir un soutien militaire continu des Américains, qui ne cessaient de déplorer la « perte » de la Chine et son passage au communisme. De son côté, Staline ne cachait pas qu’il éviterait de se lancer dans une guerre contre la première puissance mondiale pour récupérer l'île. Pas très loin de là, le Japon vaincu subissait l’occupation des troupes américaines, pendant que la Corée, qui avait réussi depuis 1945 à échapper au joug de la colonisation japonaise pour être placée sous l’administration partagée des Américains et des Soviétiques, se trouvait, dès la fin de 1946, divisée entre une zone nord occupée par les Russes et une zone sud sous le contrôle américain.
5Ce chapitre traite de deux caractéristiques fondamentales de la République populaire qui, étudiées ensemble, éclairent les récentes relations entre la Chine et l’Occident et, jusqu’à un certain point, avec le reste du monde. Nous commencerons par examiner les grands principes de la doctrine officielle de la Chine en politique extérieure avant d’analyser le rapport entretenu avec la culture occidentale au sens large.
6On peut d’ores et déjà noter un fossé entre le discours de Pékin et l’approche du peuple. À une certaine période, dans sa stratégie révolutionnaire, le régime présentait l’Occident comme le diable afin de créer une unité nationale contre un ennemi commun. La haine des sociétés capitalistes s’était ainsi portée contre tout ce qui pouvait de près ou de loin leur être associé, ce qui, à l’époque, rendait dangereuse toute relation avec l’étranger. Personne n’était à l’abri d’une dénonciation à cause d’un parent installé outre-mer, d’une éducation occidentale, d’un lien avec le christianisme, d’un goût pour Beethoven ou même de quelques mots échangés avec un touriste qui vous avait innocemment abordé dans la rue. Les campagnes contre les idées subversives importées que sont la liberté d’expression ou la demande d’une plus grande participation à la vie politique furent motivées en partie par la conscience héritée du passé que les emprunts faits à l’étranger ne peuvent être détachés de leur contexte culturel d’origine. Mao lui-même avait appris de ses longues années de clandestinité qu’il est en définitive impossible de supprimer complètement les influences indésirables. Le maintien de la pureté culturelle ne s’est donc pas fait sans mal.
7En dehors des cercles officiels, les Chinois se sont trouvés en présence de questions subtiles. Certains, hommes et femmes, en écho aux stratégies de leurs prédécesseurs de la fin des Qing et du début de la république, ont cherché en Occident des idéologies différentes qui leur donneraient les moyens de résister à un État répressif. Mais la propagande nationaliste diffusée depuis des dizaines d’années par ce même État – et qui permettait d’ailleurs souvent de justifier la répression – avait sensibilisé les intellectuels à la nécessité d’une indépendance culturelle. Et ils se retrouvaient du même coup pris au piège : ils pouvaient résister à l’État en faisant appel aux modèles culturels occidentaux ou ils pouvaient résister à la culture occidentale au nom du patriotisme, mais ils risquaient, ce faisant, de cautionner les pratiques de l’État bon gré mal gré.
8Une large partie de l’histoire de la République populaire touche à ces questions d’autonomie et d’interdépendance. D’autres leur sont liées, comme de savoir ce que les Chinois entendent par « Occident », qui implique de comprendre les différentes utilisations de ce terme en fonction des objectifs poursuivis. La guerre de Corée (1950-1953) permit de se faire une idée de la manière dont la Chine allait tenter de résoudre ces contradictions.
La guerre de Corée
9En 1950, les affrontements armés sporadiques qui avaient opposé le nord et le sud de la Corée depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale dégénérèrent en une véritable guerre civile. En juin, des soldats du Nord, dont beaucoup étaient des vétérans des guerres chinoises, envahirent le Sud, où ils décimèrent rapidement l’armée adverse et les forces d’occupation américaines, et s’emparèrent de la capitale. Trois mois plus tard, les Américains débarquèrent à Inch’on, près de Séoul, qu’ils reprirent. Puis, ils réussirent à remonter vers le Nord, avant d’être repoussés en novembre par plusieurs centaines de milliers de « volontaires du peuple chinois ». Les Chinois, qui avaient fait un premier raid un mois plus tôt, étaient entrés dans le conflit sans déclaration préalable. La guerre meurtrière qui s’ensuivit fut placée sous la menace américaine de déployer l’arme nucléaire contre la Chine ou la Corée.
10De nombreux observateurs, persuadés que Moscou manipulait les Coréens du Nord, auxquels elle accordait une aide substantielle, craignaient que le conflit ne dégénère bientôt en une troisième guerre mondiale. En réalité, le rôle de l'Union soviétique dans l’invasion tout comme l’étendue de son assistance militaire demeurent assez obscurs, même s’il est évident que les Russes cherchaient avant tout à éviter un affrontement militaire direct avec les États-Unis et par conséquent à bloquer tout rapprochement entre Chinois et Américains. C’est pourquoi ils laissèrent aux forces chinoises et coréennes le soin de combattre, et négligèrent même de leur fournir, à un moment critique au début du conflit, le soutien aérien promis. Chinois et Coréens en conclurent que Moscou était en partie responsable des pertes humaines considérables qu’ils subirent. Cela amena notamment la Corée à se rapprocher de la Chine plus que de l’Union soviétique, avec laquelle elle traitait surtout par nécessité. Par ailleurs, Pékin, comme nous le verrons, réussit grâce à cette guerre à surmonter une partie de son appréhension à l’égard d’une dépendance extérieure.
11Persuadés que Moscou se trouvait derrière les événements de Corée, les Américains se mirent à redouter une nouvelle extension du bolchevisme, ce qui influença leur conduite de la guerre. Leur jugement sur la Chine en fut aussi profondément modifié. Les hommes au pouvoir aux États-Unis échouèrent à saisir la complexité des relations trilatérales qui unissaient Mao, Staline et le leader nord-coréen Kim II Sung, et ils ne prirent pas vraiment en compte l’éventualité d’une aide chinoise aux forces du Nord. De plus, l’habituel mépris avec lequel ils considéraient les capacités militaires de la Chine les amena à sous-estimer la force des volontaires. Il est d’ailleurs significatif que les États-Unis aient choisi de déployer leurs forces navales dans le détroit de Taiwan pour affirmer clairement qu’ils continueraient de soutenir Chiang Kai-shek contre les communistes.
12L’entrée en guerre de la Chine découle de sa conviction que ses intérêts intérieurs comme extérieurs étaient gravement menacés. Bien avant le conflit, on redoutait que les Américains ne s’unissent avec les nationalistes pour saboter la révolution de l’intérieur ou pour appuyer une invasion. Ces craintes se doublaient de doutes nourris par les leaders les plus à gauche du parti à l’égard des classes moyennes cultivées, qu’on soupçonnait de soutenir hypocritement le régime.
13À la fin de 1950, Mao invita le peuple à « résister aux États-Unis et à aider la Corée » dans le double but de renforcer la sécurité extérieure et la puissance du parti à l’intérieur. La campagne, à forte connotation chauvine, donna un coup de fouet au moral de la nation, et son succès persuada Mao de l’efficacité de ce type de tactique politique. La violence du sentiment antiaméricain qui s’ensuivit mit en danger ceux qui avaient étudié aux États-Unis, dont certains étaient rentrés au pays pour mettre leurs compétences au service de la construction de la nouvelle Chine après 1949.
14Aucun État ne gagna vraiment la guerre, qui s’enlisa peu à peu. Après l’armistice de 1953 – la guerre de Corée ne prit jamais officiellement fin –, les vrais perdants furent les Coréens. Leur pays avait été dévasté ; les divisions politiques, héritées d’un demi-siècle de colonisation japonaise et qui avaient constitué un élément important dans le déclenchement du conflit, perdurèrent. Les différentes armées finirent par regagner le territoire qui leur avait été concédé, et la ligne qui séparait le Nord du Sud ne fut pas fondamentalement modifiée.
Un monde nouveau se dessine
15La guerre de Corée affecta profondément la Chine, qui permit tout d’abord aux caciques du régime de se persuader de l’impossibilité d’une alliance à long terme avec les Soviétiques : les intérêts étaient par trop divergents. En ce sens, le conflit joua un rôle dans la rupture des relations avec l’URSS, qui devait intervenir au début des années 1960. Il démontra au régime qu’il ne devait compter que sur ses propres forces. Mao et d’autres dirigeants se concentrèrent dès lors sur ce principe, qu’ils allaient par la suite appliquer. Les campagnes de mobilisation des masses apparues pendant la guerre furent les premières d'une longue série de mouvements fondés sur une propagande anti-impérialiste, voire souvent antiaméricaine. Cette politique, associée à plusieurs années d’activisme dirigé contre les étrangers qu’on prit l’habitude d’utiliser comme boucs émissaires, influença durablement les esprits.
16L’échec des volontaires à expulser les Américains hors de la péninsule coréenne renforça l’idée que, en dépit de la propagande sur la « guerre du peuple », la théorie maoïste de l’irrésistible avantage du nombre et du moral de la nation ne résistait pas à la réalité et que la supériorité technique était déterminante. Sur le plan pratique, cela se traduisit par la volonté de Mao de se procurer à tout prix l’ensemble de la technologie militaire dont disposaient les superpuissances, à commencer par la bombe atomique. En effet, en cas de crise, comment être certain que Staline prendrait le risque d’utiliser sa propre arme nucléaire pour soutenir les Chinois contre les États-Unis ? Aussi déclara-t-on dès 1955 : « Quoi qu’ils aient, nous devons l’avoir aussi. »
17La guerre de Corée contribua par ailleurs à asseoir le pouvoir du Parti communiste chinois (PCC) sur le plan international. Au début du conflit, beaucoup considéraient le communisme comme un régime temporaire contrôlé par Moscou, et son avenir politique apparaissait des plus incertains. Trois ans plus tard, à la fin de la guerre, le PCC et la République populaire avaient démontré qu’ils constituaient une force considérable avec laquelle il fallait compter. Bien que la Chine ait subi d’immenses pertes et se soit trouvée contrainte de battre en retraite, elle avait fait face aux États-Unis, la plus grande puissance mondiale, et aux principaux pays impérialistes. Contraints au compromis en Corée, les Américains avaient été obligés de s’asseoir à la table des négociations pour traiter d’égal à égal avec les communistes chinois qu’ils haïssaient tant. Comme le fit remarquer le général Peng Dehuai (1898-1974), alors chef de l'Armée populaire de libération en Corée, dans un discours prononcé à la fin de 1953 : « Il est définitivement révolu le temps où les puissances occidentales pouvaient conquérir un pays d’Orient en se contentant de déployer quelques canons le long de la côte2. » La Chine y trouva la confiance qui lui manquait pour poursuivre un certain nombre d’objectifs en Asie de l’Est, et notamment pour restaurer sa mainmise sur le Tibet, priorité des priorités.
18La Chine avait en effet contrôlé cette région montagneuse située aux marches occidentales de son territoire depuis le début du XVIIIe siècle : les Qing avaient alors incorporé le Tibet dans leur empire en expansion tout en lui laissant un certain degré d’autonomie qu’il avait toujours réussi à préserver, jusqu’à devenir plus ou moins indépendant au début du XXe siècle. À partir des années 1930 et 1940 cependant, les leaders communistes avaient commencé d’affirmer leur intention de réintégrer des zones telles que le Tibet ou le Xinjiang dans l’orbite chinoise en leur donnant un statut de « régions autonomes ». En 1950, ils prirent les mesures nécessaires pour arriver à leurs fins.
19En 1950 et 1951, profitant du fait que le monde avait les yeux fixés sur la Corée, la Chine envahit, puis occupa le Tibet dans l’indifférence générale. Le dalaï-lama, le chef politique et spirituel tibétain, demeura dans le pays jusqu’en 1959, avant de fuir pour s’exiler en Inde dans des circonstances assez obscures. Les puissances étrangères condamnèrent alors les exactions commises au Tibet, dont les massacres de masse et la volonté d’éliminer la culture indigène, qui démontraient une intention de mettre fin à l’indépendance du pays. Mais la lenteur de la réaction à une situation qui durait depuis des années rendait leurs prises de position peu crédibles : Pékin eut beau jeu de rejeter les critiques au nom de l’ingérence dans ses affaires intérieures. Ce discours sonnait juste aux oreilles de bien des étrangers, encore hantés par une culpabilité héritée de la colonisation et occupés à la reconstruction d’après-guerre. Les combattants pour l’indépendance du Tibet ne trouvèrent par conséquent qu’un appui limité de la part de la communauté internationale, bien qu’ils aient un moment fondé de grands espoirs sur les encouragements à la résistance que leur prodiguaient en secret les Américains.
20Au début des années 1950, la République populaire avait retrouvé une place importante sur la scène mondiale, même si Taiwan occupait toujours le siège chinois aux Nations Unies. Elle jouissait maintenant d’un prestige suffisant pour représenter ses propres intérêts dans des conférences internationales et pouvait compter sur les talents diplomatiques exceptionnels de Zhou Enlai. Celui-ci réussit notamment à convaincre le leader viêt-minh Hô Chi Minh à Genève en 1954, au moment des négociations avec la France qui suivirent la guerre d’Indochine, d’accepter certaines concessions qui servaient d’abord les intérêts chinois.
21Zhou joua également un rôle essentiel durant la conférence de Bandung en 1955, qui réunit pour la première fois les États asiatiques et africains nouvellement indépendants. Réaffirmant les intentions pacifiques de son pays, il s’employa à rassurer les nations voisines, comme la Malaisie et l’Indonésie, inquiètes de ce que Pékin ne s’appuie sur les importantes communautés de Chinois d’outre-mer installées sur leurs territoires pour encourager un développement du communisme à l’échelle internationale. Zhou se devait de traiter ces questions avec la plus grande prudence, car les envois d’argent des membres de la diaspora vers leur patrie d’origine représentaient pour le gouvernement une source de devises non négligeable. Le régime signa cette année-là un traité autorisant les Chinois d’outre-mer à adopter la double nationalité, mais on continua néanmoins de soupçonner Pékin de soutenir des groupes communistes à l’étranger. Des manifestations de violence contre les immigrants chinois se produisirent çà et là. Certains étaient installés dans ces pays depuis longtemps : ils y avaient souvent réussi, et les communautés locales leur reprochaient leur prospérité.
22Dans les premiers temps de la République populaire, la Chine chercha activement à se poser en leader du tiers-monde. Elle espérait répandre la bonne parole de la révolution socialiste et de la résistance réussie à l’impérialisme tout en s’assurant un soutien dans l’arène internationale et en sapant l’influence de l’Union soviétique et de Taiwan. En Asie du Sud-Est, comme nous l’avons noté, on considérait cette démarche avec une grande méfiance à cause de la proximité de la Chine et de la présence, dans les pays mêmes, de minorités chinoises très importantes. Mais il n’en était pas de même dans certaines parties d’Afrique, où le message était très bien accueilli, d’autant plus qu’il s’accompagnait d’une aide militaire – fourniture de matériel et entraînement des soldats – ainsi que de l’envoi d’argent et de main-d’œuvre destinés à des projets de développement économique. C’était notamment le cas en Tanzanie, en Angola, au Mozambique et au Ghana. La Chine recevait aussi des étudiants africains, leur enseignant à la fois l’idéologie révolutionnaire et des techniques éprouvées de guérilla. Ce que nous voulons montrer ici, c’est qu’il est un peu simpliste, comme on le fait souvent, de taxer la Chine de cette époque d’isolationnisme. Il serait plus juste de dire que, dans les années 1950 et 1960, le pays était isolé des États-Unis et dans une moindre mesure de l’Europe, puis, plus tard, de l’Union soviétique, ce qui ne l’empêchait pas d’entretenir des relations très étroites avec d’autres pays non occidentaux.
La Chine et l’Union soviétique
23Au début des années 1950, l’Union soviétique fournit une aide militaire, technique et financière substantielle. Elle envoya experts et conseillers et, plus généralement, servit de modèle à la République populaire. Après la guerre de Corée notamment, les intellectuels chinois, dont la fidélité politique avait toujours paru suspecte, se virent peu à peu remplacés à différents postes par des experts soviétiques. Ceux qui partaient étudier à l’étranger se rendaient maintenant à Moscou : personne n’allait plus aux États-Unis.
24Mais les bonnes relations entre la Chine et l’Union soviétique ne durèrent pas. Mao vit dans la mort de Staline, en 1953, l’occasion d’affirmer son prestige, déjà considérable, en créant un modèle révolutionnaire basé sur ses propres théories, connues sous le nom de « pensée Mao Zedong ». Simultanément, il chercha à prendre la tête du mouvement communiste mondial, s’attirant la haine des successeurs moins charismatiques de Staline et contrariant les ambitions de l’Union soviétique à étendre son influence à l’échelle internationale. À la suite des soulèvements antisoviétiques et anticommunistes hongrois et polonais en 1956, l’URSS eut besoin de trouver un soutien : c’est en partie pour cette raison que Nikita Khrouchtchev entreprit, cette année-là, d’aider la Chine à mettre au point sa propre bombe atomique. Mais les Chinois avaient le sentiment que les Russes continuaient de les traiter avec condescendance, considérant leur pays comme un membre subalterne de la ligue idéologique, extrêmement primitif en matière de technologie.
25Les soulèvements de 1956 eurent d’autres répercussions. Mao, les mettant sur le compte d’une répression qu’auraient subie les intellectuels et sur l’isolement des partis communistes d’Europe de l’Est, lança l’appel suivant : « Que 100 fleurs s’épanouissent, que 100 écoles rivalisent. » Son but, en déclenchant la campagne des Cent Fleurs, était d’éviter le genre de problèmes auxquels avait été confrontée l’Europe de l’Est. En autorisant plus de liberté dans les débats académiques, il espérait donner un nouveau souffle à la vie culturelle et utiliser les critiques des intellectuels pour améliorer l’efficacité politique et bureaucratique.
26L’appel au débat ouvrit les vannes à un flot de critiques qui, du point de vue du parti, permit de constater l’extrême et alarmante vitalité des idées bourgeoises. Les Cent Fleurs prirent fin en juin 1957, lorsque, au bout de 13 mois, Mao lança une opération de répression féroce qui canalisa le mouvement et réorganisa la Chine sur le modèle des autres régimes communistes dans le monde. Cette période est connue sous le nom de « campagne antidroitière ». Les débats furent étouffés et les intellectuels censurés ; certains de ceux qui tombèrent en disgrâce à l’époque furent exilés vers les régions les plus retirées du pays, où ils restèrent pendant 20 ou 30 ans.
27La répression est à mettre en rapport avec la campagne de déstalinisation qui battait son plein en Union soviétique. La remise en cause du culte voué à Staline, amorcée en 1956, avait d’abord semblé vouloir entraîner une limitation du pouvoir de Mao. Mais ce dernier finit par rebondir et condamna la déstalinisation qui, selon lui, servait en fait les intérêts du capitalisme. Il prit les mesures nécessaires pour réaffirmer sa mainmise sur le pays en écrasant ses critiques.
28La campagne antidroitière se transforma en ce qui allait devenir un des épisodes les plus utopistes et les plus catastrophiques de l’histoire de la République populaire : le Grand Bond en avant, qui s’étendrait de 1958 à 1961. Il s’agissait avant tout d’un programme économique destiné à amener rapidement la Chine au niveau industriel de la Grande-Bretagne et des États-Unis, en sautant l’étape du socialisme prévue dans la théorie marxiste classique du développement pour arriver beaucoup plus vite au but ultime : l’établissement d’une société communiste. Les principales méthodes en étaient la collectivisation de l’agriculture et des autres moyens de production, ainsi que la décentralisation de la production industrielle. Il s’agissait de « compter sur ses propres forces ».
29Des dizaines de millions de personnes moururent de faim à la suite du Grand Bond, plus particulièrement pendant les trois terribles années de 1960,1961 et 1962. Les mesures prises en faveur de la collectivisation et d’une industrialisation rapide furent à tout point de vue contre-productives. Il fallut quelque temps avant que la perspective stimulante de projeter la nation dans un futur révolutionnaire cède le pas devant les terribles réalités. Le sort qui avait été réservé à la plupart de ceux qui avaient élevé la voix au moment des Cent Fleurs – à savoir la disgrâce et le bannissement – refroidit plus d’un critique potentiel en Chine. Même lorsque les populations affamées arrachaient les herbes sauvages pour s’alimenter, c’était à qui, parmi les fonctionnaires locaux, ferait état des succès les plus impressionnants, mettant la pression sur les autres pour surenchérir et présenter des chiffres de production au moins aussi gros mais tout aussi imaginaires. Les dissensions politiques croissantes au sein de la direction du pays ne firent qu’accentuer l’échec du Grand Bond, qui s’arrêta à mi-course. Toutes ces raisons, associées à l’absence quasi totale dans le pays d’observateurs étrangers objectifs ou capables d’obtenir le soutien des organisations caritatives internationales, expliquent qu’il fut possible de cacher l’ampleur du désastre. De plus, dès le début des années 1960, la Chine s’était brouillée non seulement avec les États-Unis, avec lesquels elle avait frôlé la guerre à propos de Taiwan en 1958, mais aussi avec l’Union soviétique.
30Pendant le Grand Bond en avant, il valait mieux être « rouge » qu’« expert », c’est-à-dire qu’il était plus important de pouvoir afficher une « bonne » origine de classe (d’être issu d’une famille d’ouvriers ou de paysans pauvres) et d’avoir échappé à la contamination d’une éducation étrangère, occidentale ou soviétique, que d’avoir des compétences techniques et un passé idéologique douteux. Des hommes et des femmes au passé politique sans tache accédèrent ainsi, indépendamment de la formation qu’ils avaient reçue, à des positions requérant ces connaissances scientifiques et techniques, comme en physique ou dans l’industrie. Cette stratégie permit d’enraciner la révolution, mais retarda de toute évidence le développement économique.
31De plus, en dépit des discours, le pays avait toujours besoin de l’expertise soviétique. Au moment même où les promoteurs du Grand Bond en avant se gargarisaient de l’incroyable pouvoir de la volonté révolutionnaire des masses, les demandes d’aide militaire à l’Union soviétique n’avaient jamais été aussi importantes, d’autant que la Chine avait l’intention de produire sa propre arme atomique. Ce que Mao voulait dire par autonomie n’avait donc rien à voir avec une quelconque indépendance technologique, mais devait plutôt s’entendre comme une diminution de l’influence politique soviétique qui, de son point de vue, menaçait le caractère purement indigène de la révolution chinoise.
32À la fin des années 1950, les relations sino-soviétiques se tendirent encore. On achoppait sur de nombreux points. Le principal venait de la confiance que plaçait Mao dans le pouvoir rédempteur du politique, qui l’amenait à penser, contrairement à Khrouchtchev, qu’il serait possible de survivre à une attaque nucléaire. Il était donc prêt à faire face à la possibilité d’une guerre atomique, alors que le leader russe cherchait par tous les moyens à l’empêcher : la peur de se voir entraîné dans un affrontement nucléaire avec les États-Unis fut une des raisons majeures de la rupture avec la Chine.
33Le désaccord surgit au sujet de la mise au point de la bombe atomique : les Soviétiques, accusés d’en avoir fourni des plans plus qu’approximatifs, reprochèrent aux Chinois d’avoir – en reproduisant un missile américain perfectionné que Moscou avait réussi à se procurer – oublié des éléments indispensables à son fonctionnement. Leur demande d’installer un émetteur radio longue distance en Chine afin de maintenir un contact avec ses sous-marins de la flotte du Pacifique constitua un autre sujet de discorde. Pékin estimait que cela donnerait lieu à une infiltration de son système de renseignement et de communication portant atteinte à sa souveraineté. Confiante en sa puissance et contrariée par l’esprit de détente qui régnait entre l’Union soviétique et les États-Unis depuis le sommet entre Khrouchtchev et Eisenhower en 1959, la Chine finit par accuser l’Union soviétique elle-même – la grande puissance anti-impérialiste – d’impérialisme.
34La coopération sino-soviétique dans le domaine du nucléaire s’acheva brutalement en 1960, au paroxysme du Grand Bond en avant. Bien que la Chine ait vu venir la rupture, qu'elle anticipa même en intensifiant sa propagande relative à l’autonomie, elle fut surprise par la rapidité du retrait. En l’espace de quelques mois, tous les experts russes avaient quitté le pays. Près de la moitié du matériel et de l’équipement promis pour le développement des armes stratégiques n’atteignit jamais la Chine. Les artistes venus d’Union soviétique et des pays de l’Est, écrivains, musiciens, peintres, furent également rappelés. Ils laissèrent un vide immense dans le domaine des arts et de l’éducation. Quelque temps après, ceux qui s’étaient efforcés d’apprendre le russe découvrirent que faire état de leur lien avec les alliés d’autrefois et traîtres d’aujourd’hui était devenu politiquement inacceptable, voire dangereux. En 1962, quand l’Union soviétique et les États-Unis soutinrent l’Inde dans son conflit frontalier avec la Chine, le complet isolement de Pékin éclata à la face du monde.
35En dépit des inconvénients liés au retrait soviétique, la Chine fit exploser sa première bombe atomique en 1964. Considéré comme prioritaire pour la sécurité du pays, le programme nucléaire avait bénéficié de la protection active des dirigeants, et placé relativement à l’abri des campagnes politiques menées contre les intellectuels les experts et ceux qui avaient étudié à l’étranger. L’extrême besoin de spécialistes de ce secteur réussit à faire contrepoids aux risques liés à une prétendue mauvaise appartenance de classe des meilleurs scientifiques et ingénieurs. Ce besoin se renforça avec la présence croissante des forces américaines en Indochine.
La Chine et la guerre du Viêt Nam
36En dépit de la traditionnelle inimitié entre la Chine et le Viêt Nam, les communistes chinois avaient depuis longtemps fait savoir qu’ils se sentaient solidaires avec les peuples opprimés de la planète et avec leurs révolutions. Une grande partie de la politique étrangère américaine d’après-guerre, et plus particulièrement à l’égard de la Chine et de l'Asie du Sud-Est, s’explique par la peur qu’avait Washington à l’idée que Pékin pourrait exporter son modèle révolutionnaire, à l’image de ce qu’avait fait Moscou dans les pays de l’Est. À la fin des années 1950, Mao était arrivé à la conclusion que l’extension démesurée de la zone d’influence américaine servait les intérêts du pays, car les États-Unis finiraient par se pendre avec la corde qu’ils avaient eux-mêmes tressée. Par conséquent, la Chine n'intervint pas activement au Viêt Nam, où les révolutionnaires avaient continué leur progression après l’échec des discussions de Genève en 1954, qui avaient tenté de mettre fin aux hostilités ; mais elle encouragea la révolution vietnamienne dans l’espoir que cela réduirait le risque d'une intervention américaine, nucléaire ou traditionnelle, dans le détroit de Taiwan, où les deux puissances s’opposaient toujours.
37Dès le début des années 1960, des désaccords se firent jour au sein du Parti communiste chinois. Certains prirent conscience que le Grand Bond avait été une erreur monumentale, des failles apparurent entre les dirigeants et le prestige de Mao en fut affaibli. Pour recouvrer à la fois son pouvoir politique et la direction de la révolution, ce dernier se mit, dans ses discours, à faire de plus en plus référence à l’imminence et à la gravité de la menace représentée par les puissances impérialistes étrangères. Les États-Unis, en déclarant en 1963 qu’ils avaient l’intention de renforcer leur intervention au Viêt Nam, fournirent un prétexte idéal pour appeler le peuple chinois à s’unir contre l’agression extérieure.
38Mais il s’agissait de faire preuve de prudence, car Pékin ne pouvait aller trop loin dans la provocation et risquer une attaque de Washington. Après tout, n’était-ce pas pour éviter d’en arriver à une telle extrémité que les Chinois s’étaient donné tant de mal pour se procurer l’arme atomique ? La Chine fit donc des déclarations fracassantes, mais fit savoir en secret aux États-Unis que, tout en soutenant la révolution vietnamienne, elle ne recherchait pas l’affrontement direct. Elle se défendrait contre toute invasion américaine, mais ne commencerait pas les hostilités. La guerre du Viêt Nam se révéla donc pour la Chine une question d’une extrême délicatesse. Il était d’un côté indispensable que la guerre contre l'Amérique ne devienne jamais une réalité ; mais de l’autre, l’éventualité d’un conflit permit une extraordinaire mobilisation, qui allait prendre la forme de la Révolution culturelle.
La Révolution culturelle
39La Révolution culturelle fut un mouvement de masse fondé sur la lutte des classes, lié de manière étroite à un sentiment d’insécurité envers la culture étrangère. Elle dura officiellement « dix mauvaises années » – de 1966 à 1976. Plusieurs raisons expliquent que Mao ait décidé de la lancer. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, il souhaitait consolider son propre pouvoir et se débarrasser de ses détracteurs au sein de la direction du parti. Ensuite, il voulait donner à la génération qui n’avait pas participé à la révolution de 1949 une expérience révolutionnaire de première main afin de redonner vigueur à l’idéologie nationaliste qui avait amené les communistes chinois au pouvoir en élaborant une espèce de théorie de la « révolution permanente ». Enfin, il cherchait à éliminer les restes d’une influence bourgeoise et à mettre fin à la domination sociale et politique persistante des intellectuels par rapport aux travailleurs manuels. Dans son esprit, cette situation empêchait tout progrès vers la société vraiment égalitaire, qui était à l’origine l’objectif de la révolution.
40L’expression « influence bourgeoise » en vint à désigner toute forme de relation avec l’étranger et à être publiquement condamnée comme une manifestation antirévolutionnaire et antichinoise. Au paroxysme des attaques contre les intellectuels, les écoles et les universités furent fermées. Les citoyens furent envoyés en masse à la campagne pour vivre et travailler parmi les paysans, qui incarnaient la classe sociale la plus révolutionnaire et dont il s’agissait de se rapprocher et de s’inspirer. Beaucoup furent jetés en prison et nombre d’entre eux moururent des sévices physiques et moraux, ou de l’opprobre public qu’ils avaient subis. Pourtant, en dépit de toutes ces souffrances, bien des Chinois trouvèrent le climat explosif de la Révolution culturelle libérateur après l’atmosphère pesante des premiers temps de la République populaire, et l’évoquèrent par la suite avec nostalgie.
41Ceux qui possédaient des livres, et plus particulièrement des traductions de textes étrangers, se retrouvèrent souvent punis et se virent confisquer leurs ouvrages. Mais la culture étrangère ne disparut pas totalement : elle passa dans la clandestinité. Dans les villes, et surtout à Pékin, des exemplaires illégaux d’œuvres de Balzac, Hemingway, Garcia Lorca et d’autres écrivains occidentaux circulèrent sous le manteau. On pouvait entendre des chansons des Beatles dans les salons clandestins où l’on se réunissait en compagnie d’artistes qui réalisaient des œuvres qui ne répondaient pas aux critères de l’art socialiste. Même les intellectuels qui furent envoyés à la campagne parvinrent parfois à avoir accès à des livres ou à les garder, et notamment des traductions interdites. L’un d’entre eux est célèbre pour avoir continué à lire de la littérature allemande dans la puanteur d’une porcherie. Ainsi, la culture étrangère réussit à survivre sous diverses formes en Chine, en dépit de sa condamnation par les autorités et de la surveillance énergique d’individus cherchant à témoigner de leur zèle révolutionnaire.
42Le conflit entre pureté politique et compétences professionnelles arriva à son point critique pendant ces années-là. Mais, comme aux échelons les plus élevés le maintien de la puissance nationale demeurait la grande priorité, on accepta secrètement de sacrifier le politique dans certains domaines où les connaissances techniques étaient indispensables. On estima que la sécurité nationale était un cas particulier, comme l’avait été la bombe atomique, et c’est pour la préserver que les dirigeants créèrent ce qu’on appela le troisième front. Il s’agissait de transférer les installations militaires les plus importantes vers l’intérieur du pays pour les protéger d'une éventuelle attaque des grandes puissances : cette délocalisation n’est pas sans rappeler celle qu’avaient organisée les nationalistes pendant l’occupation japonaise durant la Deuxième Guerre mondiale. De grands complexes militaro-industriels furent construits dans des régions montagneuses et reculées. Cette stratégie connut des résultats mitigés, mais, à l’instar des projets de consolidation de la puissance nationale de la fin du siècle précédent, elle facilita beaucoup le futur développement industriel, et notamment militaire, de la Chine. La volonté des dirigeants communistes de poursuivre dans cette voie finit par conduire à un rapprochement avec les États-Unis.
43À la fin des années 1960 et dans les années 1970, la Révolution culturelle attira de nouveau l’attention internationale sur ses objectifs et son influence se fit sentir dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, nombre de féministes et de socialistes virent dans la Chine un modèle à imiter. Un peu partout en Europe, le rôle essentiel joué par les étudiants dans la Révolution culturelle influa sur les grandes manifestations de 1968. En Asie du Sud-Est, les Khmers rouges de Pol Pot s’inspirèrent de l’idéologie maoïste, avec les résultats imprévisibles et terribles qu’on sait. Ils massacrèrent quelque 200 000 Cambodgiens d’ascendance chinoise – soit près de la moitié de la communauté – en raison de leurs origines urbaines autant qu’ethniques ; bien des Cambodgiens qui soutenaient la Révolution culturelle périrent également. En Amérique latine, de nombreux groupes prochinois apparurent : l’un d’entre eux, connu sous le nom de Sentier lumineux (Sendero Luminoso), constitue encore aujourd’hui un puissant mouvement de guérilla. Le Sentier lumineux se réclame ouvertement de l’héritage idéologique du maoïsme : à ce titre, il évolue au sein du petit peuple et entreprend des actions violentes. En dépit de la propagande contre les étrangers omniprésente en Chine à l’époque, il n’est pas évident que ceux qui avaient le pouvoir étaient décidés à ce que leur pays se coupe complètement du reste du monde. En tout état de cause, ces exemples montrent bien que l’isolement total était irréalisable.
La normalisation des relations avec les États-Unis
44La Bande des quatre porte une grande partie de la responsabilité des relents xénophobes de la Révolution culturelle et des mauvais traitements auxquels furent soumis les intellectuels. Le nom de ce groupe radical est associé à la femme de Mao, Jiang Qing, et au chef des armées, Lin Biao. À la fin des années 1960, dans la hiérarchie dirigeante, Lin Biao venait juste après Mao, qui en fit son successeur tout en se méfiant de l’ambition de ce maréchal. La lutte pour le pouvoir qui s’ensuivit s’explique en partie par la place qu’occupait la Chine sur le plan international.
45Au début des années 1960, l’Union soviétique avait signé un pacte de défense mutuelle avec la Mongolie et stationné des troupes dans le pays, à proximité de Pékin. L’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, la doctrine de Brejnev qui prônait l’octroi d’une souveraineté limitée aux pays socialistes et les incidents à la frontière sino-soviétique en 1969 contribuèrent à renforcer les appréhensions chinoises à l’égard de l’imminence d’une attaque russe. Pour Pékin, l’Union soviétique constituait une menace plus immédiate que les États-Unis, embourbés dans la guerre du Viêt Nam et qui n’avaient jamais véritablement manifesté la volonté d’agresser la Chine. Qui plus est, les profondes divisions qui s’étaient fait jour aux États-Unis à propos de la guerre portaient à croire que la ligne anticommuniste la plus dure commençait à faiblir.
46En 1968, la décision du président Lyndon Johnson de ne pas se présenter pour un nouveau mandat à la suite de l’offensive du Têt au Viêt Nam finit de convaincre Mao que l’Amérique était sur la défensive. À partir de là, et poussé par un profond sentiment de vulnérabilité, il commença d’envisager une normalisation des relations avec Washington, à la fois pour sortir du chaos des premières années de la Révolution culturelle et pour avoir accès à la technologie étrangère. Les partisans d’un développement économique rapide soutinrent cette orientation, mais les autres condamnèrent tout rapprochement, qu’ils considéraient comme le signe d’une capitulation devant l’ennemi impérialiste.
47Lin Biao était au nombre des opposants à la normalisation. Avec les radicaux, il la reliait à un mouvement plus général qui visait à restaurer des structures politiques normales, ce qui n’était pas dans leur intérêt, car cela renforcerait la position de leurs adversaires politiques, et notamment de Zhou Enlai. L’hostilité de Lin au rapprochement participait donc de la lutte pour le pouvoir, même si l’on ne peut pas nier que la poursuite de la participation américaine à la guerre du Viêt Nam représentait une menace potentielle pour la Chine. De plus, les accrochages permanents avec l’Union soviétique, qu’une alliance avec les États-Unis tendrait sans doute à décourager, étaient pour Lin un moyen éprouvé d’accroître son pouvoir, car ils lui permettaient, en tant que chef de l’armée, d’endosser le rôle de sauveur de la nation.
48Lin Biao disparut en 1971 dans un accident d’avion survenu prétendument au moment où il tentait de fuir pour Moscou après avoir échoué dans sa tentative d’assassiner Mao. Sa mort intervint peu de temps après la visite secrète à Pékin d’Henry Kissinger, alors conseiller à la Défense nationale. En l’espace de quelques mois, la République populaire de Chine remplaça Taiwan au Conseil de sécurité des Nations Unies, et le président américain Richard Nixon, autrefois un farouche opposant au communisme, se rendit en visite en Chine, mettant officiellement fin à l’isolement.
49Le 28 février 1972, après de laborieuses négociations, la déclaration commune des États-Unis et de la Chine, dite « communiqué de Shanghai », posa les conditions d’une nouvelle relation. Deux des aspects les plus importants concernaient le retrait des troupes américaines du Viêt Nam et un changement radical dans la politique américaine à l’égard de Taiwan. Les États-Unis acceptaient de reconnaître l’île comme partie d’une seule Chine et faisaient connaître leur intention de se désengager peu à peu militairement de ce que l’on considérerait dorénavant comme les affaires intérieures chinoises. Du point de vue de Pékin, cette déclaration publique était la condition préalable à toute normalisation, même si l’on était encore loin de la proposition de réunification rapide avec Taiwan, que la Chine appelait de ses vœux. Pour des raisons politiques propres à chacune des parties, il fallut encore sept ans avant qu’un échange d’ambassadeurs marque la reprise de relations totalement normales. Il n’en demeure pas moins que le communiqué de Shanghai joua un rôle essentiel dans la réintégration de la Chine au sein du système capitaliste mondial.
50La normalisation ramena au premier plan toutes les questions liées à l’autonomie et à l’indépendance. Car, pas plus à la fin du XXe siècle qu’à la fin du précédent, il n’était possible de limiter les échanges au domaine commercial et à celui des transferts de technologie. Les idées, les croyances, les valeurs étrangères – du rock au capitalisme économique en passant par la démocratie politique – ne pouvaient pas être entièrement contrôlées.
51Cette situation a eu des conséquences quelque peu étonnantes. Au tournant du XXe siècle, la gauche occidentale, philosophiquement mieux disposée à l’égard de l’ensemble des objectifs révolutionnaires de la Chine que ses homologues conservateurs, représenta une menace plus subtile pour les autorités communistes que le capitalisme pur, car elle mettait l’accent sur les droits de la personne et la démocratie. Aussi les autorités de Pékin préférèrent-elles traiter avec les leaders conservateurs occidentaux, dont les liens avec les intérêts économiques internationaux les rendent beaucoup moins enclins à critiquer les mauvais résultats chinois en matière de démocratie et de droits de la personne.
L’après-Mao
52La mort de Mao, en 1976, est à replacer à l’intérieur d’une série d’événements capitaux qui survinrent cette année-là. Zhou Enlai disparut en janvier et, au printemps, les manifestations qui eurent lieu à l’échelle nationale, prétendument en sa mémoire, témoignèrent d’un mécontentement proche de l’explosion. À Pékin, les tentatives officielles pour mettre fin aux mouvements populaires débouchèrent sur de violents incidents sur la place Tianan men. Début juillet, le principal commandant militaire et stratège Zhu De s’éteignit à son tour. Trois semaines plus tard, un terrible tremblement de terre secoua la ville industrielle de Tangshan, à une centaine de kilomètres à peine de la capitale, et fit plusieurs centaines de milliers de victimes. La tradition chinoise voulait que les catastrophes naturelles soient annonciatrices d’une rupture de l’équilibre social. Si de telles croyances étaient étrangères aux oreilles farouchement rationnelles des communistes, en privé bien des gens interprétèrent le séisme comme le signe que l’extrémisme des dernières années devait prendre fin et qu’un soulèvement était imminent. Quand Mao mourut en septembre, troisième grand leader à disparaître en l’espace de quelques mois, beaucoup considérèrent que le tremblement de terre était la confirmation cosmique d’événements qui secoueraient la planète entière.
53Après une période d’intenses manœuvres politiques et la fin du radicalisme avec la chute de la Bande des quatre dans les mois qui suivirent la mort de Mao, les dirigeants chinois commencèrent de chercher les moyens de redresser un pays ravagé par la dislocation sociale et économique et le désastre politique des années précédentes. En 1975, Zhou Enlai avait de nouveau appelé à la mise en place de réformes majeures dans quatre domaines principaux : l’agriculture, l’industrie, la défense et les sciences et techniques. Connus sous le nom des quatre modernisations, ces nouveaux objectifs devenaient désormais la priorité. Ils furent le centre d'une campagne destinée à réunifier le pays après les profondes divisions issues de la Révolution culturelle. Ce projet marqua aussi la réouverture des frontières et la reprise progressive des échanges commerciaux avec les pays non socialistes.
54À la fin de 1976, les États-Unis élurent comme nouveau président Jimmy Carter, qui avait milité contre toutes sortes d’oppressions dans le monde. Ses convictions le conduisirent à faire des droits de la personne un élément fondamental de sa politique étrangère, à commencer par celle qu’il menait à l’égard de la Chine. Bien que ses successeurs n’aient pas mis, comme lui, ces questions au centre de leur politique extérieure, les Occidentaux ont depuis lors continué de s’y intéresser. Pour maints observateurs internationaux cependant, l’existence d’inégalités au sein même de la société américaine rend peu crédible la position de Washington, pour qui le régime de Pékin semble encore incarner le diable, comme à l’époque de la guerre froide. C’est la raison pour laquelle les États-Unis, qui sont si prompts à critiquer la situation des droits de la personne en Chine, mais ferment les yeux sur des abus qui ont lieu ailleurs dans le monde, se voient accusés de mauvaise foi.
55Les principaux prétendants à la succession de Mao en 1976 furent Hua Guofeng, un second couteau qui occupait le poste de vice-premier ministre, et Deng Xiaoping, un vétéran de la révolution et protégé particulier du premier ministre Zhou Enlai. L’un des premiers membres du Parti communiste chinois, il avait occupé diverses fonctions gouvernementales dans les années 1950, avant de tomber en disgrâce au début de la Révolution culturelle. Revenu sur le devant de la scène en 1973, il disparut de nouveau à la mort de Zhou, au début de 1976, au moment où la Bande des quatre, anticipant le décès de Mao, cherchait à éliminer toute possibilité d’opposition. Par la suite, après la chute des Quatre, Deng fit sa réapparition et se posa en rival de Hua Guofeng, en dépit des tentatives des partisans de Hua pour lui barrer le passage.
56La lutte pour la succession demeurait encore incertaine quand, en novembre 1978, de grandes calligraphies1 firent leur apparition sur un mur près de la Xidan Lu, au centre de Pékin : elles demandaient que le rapport officiel sur les manifestations de 1976 en l’honneur de Zhou Enlai, qui avait conclu à un complot contrerévolutionnaire, soit réexaminé. Pour beaucoup, ces revendications téméraires semblèrent être la suite presque naturelle des accusations publiques de l’époque de la Révolution culturelle. À la surprise générale, elles atteignirent leur but en l’espace de six mois.
57Les panneaux qui fleurirent sur ce qu’on allait bientôt appeler le mur de la démocratie commencèrent à exprimer un large éventail de revendications, qui allaient de la critique d’un gauchisme résiduel et de ses partisans à des plaintes sur la persistance d’injustices individuelles, en passant par l’appel au respect des droits de la personne et à la mise en place de réformes démocratiques. Les gens se rassemblèrent, appréciant ce nouveau forum où s’organisaient des débats, recopiant à la main les affiches et les faisant circuler. Au même moment, plusieurs dizaines de publications clandestines qui faisaient paraître des textes contestataires et des commentaires politiques assez critiques se répandirent. C’était du jamais vu sous la République populaire, et les mouvements commencèrent à former le noyau d’une dissidence organisée.
58Toutefois, comme les activistes de 1978 allaient rapidement le découvrir, ce climat assez libéral ne devait pas durer. La remise en cause du verdict négatif sur les manifestations de la place Tianan men en 1976 et la tolérance à l’égard du jeune mouvement démocratique servaient surtout les intérêts des prétendants à la direction du pays et ne devaient pas être interprétées comme l’adoption officielle d’idéaux politiques occidentaux. Autrement dit, Deng Xiaoping, qui se trouvait désormais en route pour le pouvoir, cherchait à se présenter comme une solution réformiste en opposition à Hua Guofeng.
59En décembre 1978, Wei Jingsheng, un homme issu d’une famille bien placée dans le parti, colla une affiche appelant à la « cinquième modernisation » : la démocratie. Son appel réunit un certain nombre de personnes qui partageaient ses idées et qui se mirent à critiquer de plus en plus ouvertement le système politique. Mais ce « printemps de Pékin » fut éphémère : en mars 1979, très peu de temps après que la visite triomphale de Deng Xiaoping à Washington eut marqué la normalisation des relations avec les États-Unis et confirmé définitivement son accession au pouvoir, les signes d’une répression firent leur apparition. Les publications officielles accusèrent ceux dont le nom figurait dans les périodiques non reconnus et au bas des affiches de collusion avec l’étranger. Peu de temps après, Wei, qui avait commencé à s’en prendre nommément à Deng Xiaoping, fut condamné à 15 ans de prison.
60Wei Jingsheng devint le symbole des nouvelles ambiguïtés. Dans certains cercles en Chine, et dans tous les pays libéraux occidentaux, ses appels à la démocratie firent de lui un héros, mais avec l’évolution de la situation politique d’autres dissidents remplacèrent Wei dans l’esprit des gens. Certains virent dans l’admiration de l’Occident – qui en fit un symbole de la tyrannie de la nouvelle Chine – la résurgence de l’attitude occidentale classique, qui voulait que les étrangers sachent mieux que les Chinois ce qui était bon pour leur pays. Ils accusèrent donc les partisans de Wei d’être les dupes de l’impérialisme étranger, prêtant ainsi le flanc aux critiques de n’être eux-mêmes que les porte-parole du discours officiel du gouvernement chinois.
Les années 1980
61Dans les années 1980, Deng Xiaoping avait lancé une série de réformes économiques, essentiellement dans le but de laisser un champ plus libre au jeu du marché en Chine. Il voulut d’abord moderniser le secteur agricole en mettant fin à la collectivisation, en autorisant les paysans à travailler pour leur propre compte et en mettant l’accent de manière tout à fait nouvelle sur la commercialisation. L’une des principales conséquences de ces mouvements fut que les cultures les moins rentables furent laissées à l’abandon, provoquant, au milieu des années 1980, un déclin de la production alimentaire : le nombre de paysans réussissant à vivre de la terre diminua et des millions d’ouvriers agricoles durent chercher une autre activité.
62Les changements dans le monde rural furent suivis de profondes réformes de l’économie urbaine, dont les plus importantes furent une reconnaissance du profit ; la fin du système du « bol de riz en fer », qui garantissait un emploi à vie aux travailleurs des entreprises d’État, indépendamment de leur rentabilité ; l’abolition du contrôle des prix et la création d’un marché du travail libre, où les paysans sans emploi pouvaient par exemple louer leurs bras. La privatisation permit aux entreprises de devenir beaucoup plus compétitives qu’elles ne pouvaient l’être dans un système où les moyens de production appartenaient à l’État.
63Deng encouragea aussi la politique dite de la porte ouverte, qui permit une croissance rapide et massive des investissements étrangers en provenance notamment des pays capitalistes occidentaux : l’ensemble des investissements fut multiplié par quatre entre 1978 et 1988, et le rythme devait s’accélérer dans la décennie qui suivit. En contrepartie, la Chine commença de s’endetter de plus en plus à l’étranger.
64Les réformes économiques donnèrent des résultats impressionnants. À la fin des années 1980, la Chine était devenue une puissance économique internationale avec laquelle il fallait compter. À l’intérieur, la poursuite du profit représentait, pour la première fois dans l’histoire de la République populaire, non seulement une fin acceptable, mais un acte de patriotisme. Le niveau de vie avait crû en parallèle, notamment dans les villes, où, avec la bénédiction du gouvernement, s’était développée une culture de consommation. Mais les inégalités entre riches et pauvres, entre ruraux et citadins s’étaient aussi creusées. Une nouvelle population migrante était un peu partout apparue, avec son lot habituel de crimes et de corruption, et beaucoup quittaient leur campagne à la recherche d’un emploi en ville.
65L’un des principaux effets secondaires des réformes fut l’accroissement de la présence occidentale en Chine. Le tourisme international prit de l’essor à mesure que s’ouvraient les régions de l’intérieur, amenant des devises qui permirent au pays de payer certaines des factures liées aux transferts de technologie alimentant les quatre modernisations. Cependant, les étrangers n’étaient pas aussi dociles que l’auraient voulu les autorités chinoises, dont le rêve aurait été d’établir une sorte de contrat tacite selon lequel, en échange de l’accès au pays, les visiteurs auraient fait connaître les succès du socialisme.
66Avec les réformes et l’ouverture, le contrôle officiel sur la culture s’assouplit : à la fin des années 1970 et au début des années 1980, de nombreuses victimes de la Révolution culturelle furent officiellement réhabilitées, certaines à titre posthume, et l’ostracisme envers les intellectuels prit fin. Le gouvernement ne se cantonna pas aux échanges sportifs (la « diplomatie du ping-pong » avait marqué le début de la normalisation des relations avec les États-Unis) et laissa la culture occidentale pénétrer dans le pays : on put ainsi avoir accès à des pièces de théâtre, à des films et à d’autres formes d’expression artistique qui n’avaient rien à voir avec la construction socialiste.
67Au même moment, grâce à un relâchement du frein mis jusque-là à la créativité, on vit surgir chez les écrivains et artistes chinois des œuvres aux formes et aux contenus nouveaux. La « littérature de cicatrices » représente un des genres littéraires les plus frappants de l’époque : elle décrit et critique les terribles traitements infligés au peuple pendant la Révolution culturelle, et les sources dont elle dispose sont inépuisables. Mais cette orientation inquiéta les partisans de la ligne dure au sein du parti et de l’armée, dont le pouvoir politique était encore considérable, car une bonne partie des souffrances racontées était imputable à leurs excès passés. Deng lui-même, si populaire à l’Ouest pour sa politique de réformes, avait fait preuve d’une attitude plus qu’ambivalente à l’égard de la liberté culturelle au cours de la répression du mur de la démocratie. Pendant les années qui suivirent, une série de campagnes fut organisée pour stigmatiser les influences occidentales pernicieuses, caractérisées par la « pollution spirituelle », la « libéralisation bourgeoise » et la « marche tranquille » vers le capitalisme. Ces campagnes apportèrent la preuve que, si la Chine était maintenant un État souverain occupant une place de plus en plus importante sur la scène internationale, le régime entendait contrôler la pénétration des influences qui accompagnaient le développement économique.
68Depuis l’époque de la Révolution culturelle, où, presque par définition, tout ce qui était étranger était mauvais, les Chinois, et plus particulièrement la jeunesse chinoise, s’étaient mis à se passionner pour le monde alentour. Mais la plupart n’avaient qu’une connaissance partielle, pour ne pas dire partiale, de l’Occident, dont ils idéalisaient certains aspects, par exemple l’efficacité de l’État de droit. Beaucoup étaient saisis par la « fièvre des études à l’étranger ». Les jeunes s’épuisaient à apprendre l’anglais pour réussir les examens de langue qui leur permettraient d’entrer dans les universités américaines, tout en s’efforçant de tisser un réseau de relations avec les étrangers qu’ils pouvaient rencontrer.
69La Chine commença d’envoyer des étudiants à l’étranger dans le cadre de l’élargissement général de ses échanges internationaux. Les premiers à partir furent des chercheurs confirmés, mais, à la fin des années 1980, beaucoup de jeunes purent à leur tour sortir du pays. Les autorités cherchèrent à les maintenir sous leur contrôle en les sélectionnant le plus soigneusement possible, mais ce fut de plus en plus malaisé, à mesure que les étudiants trouvaient les moyens de financer eux-mêmes leurs études, avec l’aide par exemple de parents installés à l’étranger. La grande question était évidemment de savoir si les chercheurs rentreraient au pays ou si la Chine connaîtrait une fuite de ses cerveaux les plus brillants.
70Ceux qui rentrèrent furent confrontés à un certain nombre de difficultés. Il leur était certes plus facile de trouver un emploi grâce à leur diplôme, mais ils devaient souvent subir la rancune de ceux qui n’avaient pas eu la chance de partir. Au fil des années, de profondes divisions intellectuelles apparurent entre ceux qui, formés en Occident, possédaient de solides connaissances théoriques et les autres qui, demeurés en Chine, se contentaient d’un savoir empirique. Les Chinois installés à l’étranger affirmaient que leur distance d’avec la mère patrie leur permettait de prendre du recul par rapport à ce qui s’y passait. Les autres par contre étaient persuadés que leurs analyses étaient tellement influencées par les valeurs étrangères et par la certitude de pouvoir s’exprimer librement en toute impunité quelles étaient peu ou prou inadaptées au contexte chinois. Le même genre de conflit opposa les dissidents restés en Chine et ceux en exil.
Le christianisme sous la République populaire
71Le christianisme représentait une autre source de valeurs étrangères contestables. Dans les premiers temps de la République populaire, le régime avait commencé par accuser la religion d’être une superstition féodale qui n’avait pas sa place dans un État socialiste moderne. Cette condamnation s’appliquait aussi bien aux cultes étrangers, comme le christianisme et l’islam, qu’aux religions plus ou moins indigènes comme le taoïsme et le bouddhisme, qui tous croyaient en une autorité transcendant celle de l’État. Or, l’acceptation sans condition de la supériorité de l’État était indispensable à toute progression vers le communisme.
72Le christianisme était toutefois un cas à part, car il pâtit de surcroît d’une résurgence de xénophobie et du sentiment qu’il était indirectement au service de l’impérialisme. Quoi qu’il en soit, il n’était pas du tout bienvenu. Au milieu des années 1950, la totalité des missionnaires avait été expulsée, et toute personne qui entretenait de près ou de loin des liens avec la chrétienté devenait politiquement suspecte. Les croyants furent forcés à une pratique clandestine et, à une certaine époque, les évêques furent jetés en prison, où ils croupirent pendant des dizaines d’années.
73Les catholiques furent plus particulièrement persécutés à cause de leurs relations avec le Vatican. La République populaire créa une association patriotique catholique, initiative qu’aurait appréciée l’empereur Kangxi. Ses membres, qui devaient abjurer tout lien avec Rome, étaient à l’abri des persécutions. Par contre, ceux qui continuaient de reconnaître l’autorité du pape se plaçaient dans l’illégalité. Les catholiques chinois entrèrent en masse dans la clandestinité : ils risquaient gros s’ils étaient découverts. Ainsi, en 1996, une centaine de croyants furent arrêtés, battus et emprisonnés.
74Le régime était plus tolérant envers les autres branches du christianisme, à la fois parce qu’il n’avait pas le choix et parce qu’elles semblaient moins menaçantes. Bien qu’il soit peu vraisemblable que la Chine devienne un jour majoritairement chrétienne, le christianisme a perduré jusqu’à nos jours, mais sa situation reste précaire. À la fin des années 1990, les cercles politiques américains se mirent à s’intéresser à la question de la liberté de culte des chrétiens dans le monde. On ne peut prédire quelles seront les conséquences de cette évolution sur la situation des chrétiens de Chine. On observera également avec attention ce qui se passera à Hong Kong, dont le récent retour dans le giron chinois devrait influencer le fonctionnement des églises qui ont servi de base à un travail missionnaire sur le continent lorsqu’elles étaient sous la férule britannique.
Hong Kong, le Tibet et le Xinjiang
75En 1984, la Chine et la Grande-Bretagne négocièrent les conditions de la rétrocession de Hong Kong, car le bail de 99 ans, jadis conclu pour les Nouveaux Territoires, situés sur le continent chinois, en face de l’île de Victoria, venait à échéance. Contrairement aux attentes britanniques, il apparut que la Chine n’avait pas du tout l’intention de le renouveler. Étant donné que la colonie dépendait du continent pour son approvisionnement en eau et en essence, les Anglais n’eurent guère d’autre choix que de restituer l’ensemble du territoire. Hong Kong, une des dernières possessions coloniales britanniques, était devenue l’un des hauts lieux du capitalisme, avec à sa tête un gouverneur et un système juridique à l’anglo-saxonne qui prévoyait, en dernière instance, un appel au Conseil privé à Londres. Ce centre financier représentait donc un atout considérable pour une Chine en voie de modernisation.
76Dans la déclaration commune sino-britannique de 1984, la Chine accepta de maintenir « un pays, deux systèmes ». Hong Kong devait demeurer pendant encore 50 ans une économie capitaliste jouissant d’un certain degré d’autonomie. L’accord prévoyait que la société et le système politique demeureraient inchangés pendant le même laps de temps. Il constituait, entre autres, un modèle possible pour un éventuel rattachement de Taiwan.
77Pendant les 13 années qui suivirent, chacune des deux parties chercha à faire évoluer la situation en sa faveur. La Grande-Bretagne, qui avait régné d’une main de fer sur la colonie et s’était opposée à tout partage effectif du pouvoir, se dépêcha de mettre en place un processus démocratique avant le retour à la Chine. Une nouvelle assemblée législative fut élue démocratiquement à la dernière minute, mais Pékin s’empressa de nommer un comité provisoire pour la remplacer. Des changements opérèrent également chez certains individus. Nombre de résidents hongkongais se préparèrent à la rétrocession, mais s’inquiétèrent du maintien de la liberté d’expression et essayèrent d’imaginer comment se comporterait Pékin. Certaines grosses fortunes s’expatrièrent, à commencer par d’immenses corporations qui avaient bâti leur empire sur le commerce de l’opium. Elles laissèrent un vide qu’allaient bientôt remplir les entrepreneurs venus de Chine populaire.
78En 1999, ce fut au tour de la colonie portugaise de Macao de revenir à la Chine, mais cela se fit plus discrètement et provoqua une émotion moindre sur le continent. Le Portugal avait joué un rôle bien moins grand que la Grande-Bretagne dans l’histoire chinoise du XIXe siècle, et Macao n’avait jamais été un centre international aussi important que Hong Kong. De plus, après les émeutes des années 1960 liées à la Révolution culturelle et la révolution portugaise des années 1970, Macao était déjà passée depuis plusieurs années sous le contrôle chinois.
79Le Tibet représentait un autre sujet sensible. Depuis le départ du dalaï-lama, en 1959, on avait installé dans la région un très grand nombre de Chinois de souche han. Le Tibet avait le statut de région autonome, mais ses habitants considéraient leur territoire comme une nation occupée. Les Tibétains subissaient une répression massive, et aux accusations de génocide portées contre les envahisseurs se mêlaient celles qui stigmatisaient la destruction de la culture tibétaine. En 1987, le gouvernement chinois réprima par la force une révolte et imposa une loi martiale extrêmement sévère. La moindre évocation de l’indépendance pouvait conduire à une arrestation. Les journalistes étrangers furent expulsés, mais des comptes rendus réguliers faisant état de graves abus allant jusqu’à la torture parvinrent aux oreilles occidentales. Des activistes commencèrent à réclamer un Tibet libre.
80Au grand dam de la Chine, le gouvernement américain céda sous la pression du lobby qui militait en faveur de la libération du Tibet et annonça la nomination d’un représentant chargé des affaires tibétaines, sous-entendant par là qu’il ne considérait pas le Tibet comme partie intégrante de la Chine. Dans le pays même, la question de l’indépendance du Tibet n’était même pas débattue. L’opinion était en général que la région avait toujours été chinoise et que les critiques occidentales ne représentaient en fait qu’une nouvelle tentative pour remettre en question la souveraineté de la Chine en s’immisçant dans ses affaires intérieures.
81Le pouvoir s’inquiétait également des répercussions que pouvait avoir, via le Xinjiang, la résurgence de l’islam à laquelle on assistait dans les nouveaux États d’Asie centrale depuis la chute de l’Union soviétique. À la fin des années 1990, une série d’attentats dans les autobus et des émeutes d’Ouïghours musulmans à Yining, dans l’ouest du Xinjiang, encouragèrent de nouveaux appels à la sécession. Mais le désir d’indépendance avait aussi pour origine des questions qui ne concernaient en rien la religion, à commencer par un mécontentement lié aux essais nucléaires chinois dans les zones désertiques du Xinjiang. Ce qui inquiétait le plus Pékin, c’était l’islam, dont l’influence sur le cœur et l’esprit des gens dans l’ensemble du territoire ne semblait pas prête de diminuer.
Mettre à bas les clichés
82Dans les dernières décennies du XXe siècle, la Chine était encore hantée par les souvenirs de l’époque impérialiste. Et ce ne fut pas sans inquiétude qu'elle assista à la renaissance du Japon, qui allait pourtant être appelé à devenir son premier partenaire. Certains dans le pays craignaient que Tokyo ne réussisse, grâce à la pénétration économique, à atteindre le but qui avait été le sien pendant la guerre : constituer une grande sphère de coprospérité en Asie de l’Est. Les intellectuels des villes étaient très hostiles au Japon et s’indignaient des efforts du gouvernement nippon pour faire disparaître des manuels d’histoire toute référence à l’attitude des autorités pendant la guerre. On érigea à Nankin un mémorial très remarqué en hommage aux victimes du massacre de 1937. À la campagne, les souffrances endurées pendant la guerre étaient encore dans toutes les mémoires. Avant l’arrivée des premiers touristes japonais à la fin des années 1970, les autorités, paniquées, organisèrent des cours intensifs d’« éducation » pour éviter tout incident. Dans le cas des Occidentaux, en revanche, la curiosité l’emporta sur l’hostilité qu’on pouvait éprouver à l’égard des anciennes puissances impérialistes. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les touristes se retrouvaient généralement entourés de foules de curieux qui étaient avides d’apercevoir pour la première fois de leurs propres yeux des Blancs. Cette fascination finit par s’estomper à mesure que les Européens et les Américains se faisaient partout plus nombreux. Un traitement de faveur leur fut cependant encore réservé pour un temps, écho incongru du lourd passé.
83Fin 1985, les incertitudes engendrées par les années de la Révolution culturelle, les constants changements dans la politique culturelle, ajoutés aux dislocations et aux contradictions inhérentes à un développement économique rapide, avaient commencé de faire des ravages. Le progrès économique et l’amélioration des conditions matérielles étaient certes porteurs de satisfactions individuelles, et donnaient aux Chinois l’assurance nécessaire pour ne plus se sentir méprisés à cause de leur sous-développement et de leur pauvreté. Mais, comme nous l’avons déjà noté, les crimes violents et la corruption augmentèrent en parallèle. Une grande partie de ceux qui étaient chargés de lutter contre ces problèmes en étaient en fait les premiers responsables, ce qui rendait impossible tout retour à la moralité et provoquait un immense ressentiment. Dans ce contexte, les appels demandant une plus grande liberté et une plus grande représentativité commencèrent de se faire entendre de nouveau.
84En 1986, le fameux astrophysicien Fang Lizhi, qui, comme beaucoup de ses collègues, avait passé des années en disgrâce politique, cristallisa l’expression des mécontentements, notamment parmi les étudiants, pour qui il fut une source d’inspiration par son engagement en faveur d’une ouverture et d’une participation politiques plus larges. Il fut un des leaders des manifestations étudiantes organisées pour protester contre les manipulations du parti au cours d’élections locales qui eurent lieu à la fin de cette même année. Les troubles étaient trop importants pour qu’on les ignore. Fang fut démis de ses fonctions universitaires et exclu du parti. Hu Yaobang, un des principaux dirigeants, que l’on considérait comme le dauphin de Deng Xiaoping, fut destitué pour ne pas avoir réussi à endiguer les mécontentements. À l’époque, il sembla que les arrestations et les condamnations prononcées à l’encontre des tendances bourgeoises libérales par les caciques du régime avaient une fois de plus signifié l’arrêt du mouvement pour la démocratie et les droits civiques. Mais, en réalité, 1986 marqua le début d’un processus qui devait arriver à maturation trois ans plus tard.
Culture et nationalisme
85En 1988, le succès remporté par He shang (« L’élégie du fleuve »), un documentaire télé en six volets, témoigna de l’ambivalence des Chinois à propos des mérites relatifs des cultures chinoise et occidentale au sens large. Le film présentait sous un jour très négatif quelques emblèmes nationaux tels que le fleuve Jaune et la Grande Muraille, qui étaient décrits comme des sources de pauvreté, de sous-développement et d’isolement : « Les maux récurrents de la vieille société sont comme le limon transporté par le fleuve Jaune : ils s’accumulent jour après jour, déportant lentement le lit du fleuve vers l’aval, et finissent par hâter les crises3. »
86He shang lançait un appel aux intellectuels pour qu’ils prennent la tête d’un mouvement visant à remettre la Chine sur pied, et allait ainsi à l’encontre du processus révolutionnaire, qui avait donné la priorité aux travailleurs et aux paysans. En remettant en cause certains événements de l’histoire chinoise qui avaient jusqu’ici été tenus pour vrais et en réécrivant à sa convenance certaines parties de l’histoire occidentale, le documentaire comparait, pour les opposer, la Chine avec un Occident dynamique dont il louait à profusion la science, la technologie avancée et la démocratie.
87De l’avis de nombreux analystes, le tableau enchanteur qui était fait de l’Occident, associé aux attaques portées contre toutes sortes de faiblesses chinoises, qu’on disait résulter d’une histoire exagérément hermétique, ne visait pas tant à faire l’éloge de la culture occidentale qu’à utiliser une arme à l’efficacité éprouvée : la mise en avant des valeurs de l’Occident afin de transformer la Chine, et l’affirmation simultanée de son patriotisme. Mais He shang semblait porter sur la situation chinoise un regard extérieur un peu méprisant. À une autre époque, cette attitude aurait été dénoncée comme un signe d’impérialisme culturel par ceux-là mêmes qui admiraient aujourd’hui le documentaire de manière outrancière. Beaucoup condamnèrent d’ailleurs He shang, qu’ils trouvaient antichinois ; ils affirmaient qu’il « salissait le peuple chinois » et le comparaient à du « pus suintant d’une plaie4 ». Mais son immense succès – le documentaire fut retransmis sur les chaînes de la télévision officielle deux mois à peine après la première diffusion ; le scénario devint un best-seller, parut dans de nombreux journaux et reçut des milliers de lettres enthousiastes – donne à penser que même les Chinois les plus patriotiques, quelle qu’ait pu être leur haine de l’Occident, trouvaient commode, voire inévitable, de l’invoquer pour contrer la ligne officielle. À la fin de 1988 pourtant, He shang fut interdit et son réalisateur tomba en disgrâce quelques mois plus tard.
88Les critiques du genre de celles qui furent formulées contre He shang étaient récurrentes. Elles se manifestèrent notamment devant le succès obtenu à l’étranger par un certain genre de cinéma chinois. D’aucuns étaient d’avis que des films tels que Épouses et concubines2 de Zhang Yimou ou Adieu ma concubine de Chen Kaige, qui remportèrent des succès internationaux, trahissaient en fait la culture nationale. Ils accusaient les réalisateurs d’avoir tourné des films qui ne reflétaient pas la réalité chinoise, mais donnaient une image de la Chine telle que l’imaginait le public étranger. Le fait que le cinéma chinois se retrouve à l’affiche dans le monde entier grâce à ces réalisateurs n’avait aucune valeur : il ne fallait pas y voir un triomphe pour la Chine. Un tel discours n’était pas rare dans les débats sur l’identité nationale et les influences étrangères qui s’organisaient dans les cercles intellectuels de la dernière décennie du siècle. On y discutait aussi du postmodernisme, en se demandant si cette théorie n’était pas trop enracinée dans la culture occidentale pour être utile aux Chinois, s’il était indispensable d’être passé par l’étape « moderniste », sous une forme ou sous une autre, pour avoir accès au postmodernisme et si, enfin, on pouvait dire que c’était le cas de la Chine.
Tianan men, 1989
89L’année 1989 marqua le 40e anniversaire de l’établissement de la République populaire et le 70e du Mouvement du 4 mai. Les commémorations avaient souvent été l’occasion pour le gouvernement de grands déploiements nationalistes, mais elles offrirent aussi cette fois un tremplin à l’action dissidente. Au début de l’année, plusieurs intellectuels en vue, dont Fang Lizhi, adressèrent à Deng Xiaoping une lettre dans laquelle ils faisaient des propositions audacieuses en vue de l’établissement d’une « démocratie socialiste ». Ils y déclaraient que les réformes démocratiques ne devaient pas nécessairement pervertir la cause révolutionnaire, appelaient à la libération des prisonniers politiques et à la liberté d’expression. Ils justifiaient leur appel par une nécessité nationale, affirmant qu’il était urgent pour le développement économique et intellectuel du pays d’assouplir les restrictions qui avaient été imposées au fil des années. Cela permettrait à la Chine de restaurer son image et de retrouver la place prestigieuse quelle avait occupée par le passé au sein de la communauté des nations.
90La mort de Hu Yaobang, l’ancien dirigeant déchu lors des troubles de 1986, fournit un tremplin à ces propositions. Des milliers d’étudiants manifestèrent place Tianan men en avril 1989. En plus d’exprimer leur peine devant la disparition d’un leader du parti qui avait semblé les soutenir, ils appelaient à une révision du jugement condamnant les événements de 1986, à un arrêt de la corruption, à une amélioration des conditions économiques et à une plus grande participation du peuple au processus politique. Le rassemblement se transforma en une occupation de la place, lieu hautement symbolique où s’étaient déroulées les manifestations de 1976, où avaient eu lieu les mouvements de masse de la Révolution culturelle de la décennie précédente. Également lieu de la déclaration de Mao en 1949 lors de la fondation de la République et lieu symbolique des insurrections contre les étrangers en 1919.
91L’occupation de la place Tianan men et la grève de la faim commencée par des milliers d’étudiants constituèrent un étonnant spectacle qui occulta complètement le voyage à Pékin du président de l’Union soviétique Mikhaïl Gorbatchev à la mi-mai. Il s’agissait pourtant d’un événement capital, car c’était la première visite à cet échelon depuis la rupture sino-soviétique 30 ans plus tôt. Les journalistes, qui étaient venus du monde entier pour couvrir l’événement, reportèrent leur attention sur la manifestation étudiante. Le public étranger, abasourdi, put vivre presque en direct la tragédie qui se nouait à mesure que les étudiants commençaient de concentrer leurs revendications sur les questions liées à la participation politique, en orientant leurs demandes de manière à s’assurer le soutien international. L’érection de la « déesse de la démocratie », qui évoquait en face du portrait de Mao la statue de la Liberté, relève de cette stratégie : elle était un moyen extrêmement efficace de faire vibrer la sensibilité des téléspectateurs américains.
92Pour les Chinois habitués aux entraves de la répression, ce fut une incomparable période d’euphorie. Mis à part les étudiants de Pékin et d’ailleurs, des groupes autonomes (non gouvernementaux) de travailleurs nouvellement constitués commencèrent de rejoindre les rangs des manifestants. Les citoyens leur exprimèrent leur soutien. Certains journalistes travaillant pour les médias officiels révélèrent à cette occasion un point de vue quelque peu différent de la ligne du parti. Des chercheurs de haut rang partis à l’étranger revinrent au pays. À plus d’une occasion, les manifestations dépassèrent le million de participants dans la capitale. L’air des villes était saturé d’électricité. Comme le déclara un membre du parti âgé alors d'une quarantaine d’années, il était pour la première fois libéré de toute peur. À Hong Kong, on estime qu’un million de résidents défilèrent dans les rues pour appuyer le mouvement. C’était, depuis l’époque de Sun Yat-sen et Kang Youwei, la plus grosse manifestation de soutien à un mouvement politique se déroulant en Chine continentale organisée par les Chinois d’outremer. Ils envoyèrent argent et nourriture, et furent bientôt suivis par Taiwan et Macao. Un grand nombre de ceux qui observaient le déroulement des événements sentaient toutefois grandir leur appréhension.
93À la fin du mois de mai, les modérés qui se trouvaient au sein du gouvernement profondément divisé commencèrent de perdre du terrain contre les partisans de la répression à tout prix. L’imposition de la loi martiale aurait sans doute dû donner l’alarme, étant donné ce qui s’était passé auparavant au Tibet, mais la vague des manifestations était presque irrépressible. Les manifestants, animés par l’invincibilité de la jeunesse, réussirent à persuader les premiers soldats de reculer. Mais, dans la nuit du 3 juin et le jour suivant, l’armée força les barricades de véhicules et d’hommes réparties dans la ville pour dégager la place. Des centaines de personnes, voire des milliers, car les chiffres sont encore contestés, furent tuées.
94Le gouvernement chinois ne parvint pas à contrôler l’information sur les massacres et les violences qui eurent lieu à Pékin et dans beaucoup d’autres villes : des comptes rendus envoyés par télécopieur par les Chinois d’outre-mer et d’autres furent repris par différents médias du monde, qui se virent taxer d’impérialisme culturel par les autorités. Pékin accusa les manifestations pacifiques d’être une rébellion contre-révolutionnaire causée par ce que Deng Xiaoping appela plus tard le « climat à l’intérieur et à l’extérieur du pays » visant à « renverser le Parti communiste chinois et le système socialiste » pour « établir une république bourgeoise totalement dépendante de l’Occident5 ».
95Deng entonnait là la vieille complainte qui disait que tous ceux qui s’opposaient au gouvernement manquaient de patriotisme, qualité que seules les autorités étaient à même de définir. Cette idée s’était manifestée presque chaque fois qu’un conflit avait secoué la République populaire, mais elle était de plus en plus contestée par le peuple chinois à mesure qu’on s’approchait de la fin du siècle.
96En plus de la tuerie perpétrée par l'Armée populaire de libération, un nombre important d’ouvriers furent exécutés. La plupart des étudiants et intellectuels accusés de les avoir incités à se révolter s’enfuirent à l’étranger, où certains firent pour un temps la une des médias. D’autres furent arrêtés et croupirent en prison pendant de longues années, ce qui leur donna une crédibilité politique supérieure à celle des exilés. Fang Lizhi et sa femme s’étaient réfugiés à l’ambassade des États-Unis à Pékin. Ils y restèrent pendant de longs mois avant qu’on parvienne à un arrangement leur permettant de quitter le pays. Ce faisant, Fang perdit lui aussi beaucoup de son prestige de dissident et apporta de l’eau au moulin de ceux qui déclaraient que le mouvement participait d’un complot international destiné à renverser le gouvernement chinois.
97L’association de la démocratie et des droits de la personne avec l’Occident libéral fournit de puissants arguments aux autorités de Pékin et aux conservateurs. Au nom d’un nationalisme chinois mal défini, ils dénonçaient comme impérialiste la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, à laquelle la Chine, alors déchirée par la guerre, n’avait pas adhéré. Les partisans du « relativisme culturel » déclaraient que les droits de la personne étaient une notion typiquement occidentale, en désaccord avec les valeurs asiatiques en général et chinoises en particulier. Ils allaient même jusqu’à assimiler les tentatives des démocraties occidentales pour faire admettre leur point de vue à celles des missionnaires du XIXe siècle cherchant à imposer le christianisme à la nation entière. Toute critique émanant d’un étranger sur le traitement réservé aux dissidents était taxée d’ingérence injustifiée dans les affaires intérieures, vieux leitmotiv auquel on avait fréquemment recours. Les opposants aux libertés en Chine n’hésitaient pas à attirer l’attention sur la faiblesse des performances occidentales en matière de droits de la personne, invoquant l’attitude de la Grande-Bretagne en Irlande du Nord ou les inégalités raciales aux États-Unis. Cependant, en dépit de ces remarques et d’arrestations permanentes, un certain nombre d’intellectuels influents continuent, à leurs risques et périls, de demander des réformes politiques et la libération des prisonniers politiques.
La Chine après Tianan men
98Tianan men et la répression qui suivit ébranlèrent la légitimité déjà chancelante du Parti communiste chinois. Peu de temps après, la chute de l’Union soviétique et le discrédit du communisme dans le monde achevèrent d’affaiblir sa position. Cependant, à la lumière des problèmes des nouveaux gouvernements à tendance démocratique qui s’étaient mis en place dans les anciens pays communistes, la perplexité des Chinois quant à la validité du modèle occidental s’accrut. L’attrait de l’ordre, même oppressif, offert par le gouvernement communiste demeurait fort. Il valait mieux sans doute continuer avec le démon chinois qui leur était familier que se tourner vers le diable d’origine étrangère qu’ils ne connaissaient pas.
99Le peuple avait maintenant accès à toute l’information internationale possible, en dépit du désir de contrôle des autorités. L’arrivée d’Internet dans les années 1990 augmenta encore le flux des nouvelles en provenance de l’extérieur, même si une réglementation visant à limiter les abonnements fut rapidement introduite. Mais il n’était pas sûr qu’elle puisse être appliquée efficacement. Le nombre d’internautes représentait toutefois un faible pourcentage de la population, qui s’élevait maintenant à un milliard trois cent millions de personnes.
100La culture populaire en cette fin de siècle avait de fortes bouffées de nationalisme. La Chine qui dit non fut un des best-sellers du milieu et de la fin des années 1990 : il s’agissait d’une diatribe grand public contre les étrangers au sens large. Dire non à presque tout fut, pour un temps, à la mode. Derrière la diabolisation de la Chine représente une attaque plus travaillée et plus convaincante contre les médias américains. On s’appuyait sur des articles parus dans le New York Times et le Washington Post depuis 1989, presque tous négatifs et manquant de l’objectivité dont ces journaux faisaient habituellement preuve lorsqu’ils rendaient compte des questions de politique intérieure, pour conclure que cette attitude représentait la position des autorités américaines à l’égard de la République populaire.
101La plupart des leaders chinois des années 1990 manquaient du prestige d'un Mao Zedong ou d’un Deng Xiaoping et étaient directement associés dans les esprits au massacre de Tianan men. Pour continuer à faire respecter leur autorité, ils avaient le choix entre revenir en arrière et gouverner par la peur, ou laisser l’économie se développer de telle manière que la nette amélioration des conditions de vie du peuple lui ferait oublier ses doléances politiques. La dernière solution paraissait la plus sûre. De plus, si l’expansion économique était gérée avec habileté, la position de la Chine dans un monde où même les superpuissances montraient des signes de faiblesse s’en trouverait renforcée.
102La croissance économique chinoise des années 1990 fut impressionnante et aida le pays à retrouver une excellente place sur la scène internationale. Un accord tacite avait été passé entre gouvernants et gouvernés : le peuple était autorisé à s’enrichir tant que la légitimité du pouvoir n’était pas remise en cause. Les pays étrangers surmontèrent rapidement leur dégoût du régime devant l’attrait du marché chinois. Les quelques tentatives qui furent faites pour influencer l’attitude des autorités à l’égard des droits de la personne ou du Tibet furent dans l’ensemble sans effet. Une bonne partie des gens étaient convaincus que leur liberté s’améliorait lentement mais sûrement, même s’ils étaient encore loin des normes européennes ou américaines.
103Cependant, la démocratie continuait de représenter une menace pour le régime. Les élections générales qui se déroulèrent à Taiwan en 1996 portèrent un coup fatal aux thèses qui affirmaient que le peuple chinois n’était pas fait pour un système démocratique. L’île avait désormais atteint la prospérité économique en dépit des efforts du Parti communiste chinois pour l’isoler sur le plan international. Bien qu'elle ne soit plus dominée par les vieux politiciens qui avaient accompagné Chiang Kai-shek dans sa fuite 50 ans plus tôt, les relations avec le continent demeuraient conflictuelles. Les demandes en faveur de l’indépendance de Taiwan n’avaient rien fait pour les détendre.
104Pour le gouvernement de Pékin, l’évolution démocratique de Taiwan semblait confirmer que la libéralisation politique était la conséquence inévitable de la libéralisation économique. Les événements qui se produisaient de part et d’autre du détroit avaient la fâcheuse habitude de s’influencer mutuellement, comme on avait pu le constater au cours des manifestations en faveur de la démocratie qui s’étaient déroulées des deux côtés en 1986. Au moment des élections de 1996, Pékin, dans le but de décourager toute velléité d’indépendance, se livra à des exercices militaires dans le détroit de Taiwan, mais cela ne fit que renforcer le vote au profit du premier ministre Li Denghui, un Taïwanais de souche, membre du Guomindang.
105La question de Taiwan demeurait le problème numéro un hérité d’un passé difficile, mais l’opinion internationale semblait persuadée qu’une solution pacifique serait trouvée. Ce point de vue se trouvait confirmé par les échanges de visites de leaders entre les deux pays et par le lourd investissement économique des Taïwanais en Chine continentale. Pourtant, lorsque les États-Unis délivrèrent un visa à Li Denghui en 1996 pour qu’il puisse se rendre en visite privée à une réunion d’anciens étudiants organisée par l’Université de Cornell, Pékin protesta avec véhémence au nom de l’« ingérence dans [ses] affaires intérieures ».
106Le nationalisme commença de poser une série de problèmes au sein de la « grande Chine », comme on se plaisait à désigner Hong Kong et Taiwan. Vers la fin de 1996, les revendications japonaises sur un chapelet d’îles appelées Senkaku en japonais et Diaoyu en chinois suscitèrent de vigoureuses protestations à Taiwan et à Hong Kong. Elles furent reprises sur le continent par un certain nombre de personnes, dont des étudiants, et répandues notamment grâce à Internet. Pékin, incapable de contrôler les Chinois hors de ses frontières, s’opposa vigoureusement à ces manifestations patriotiques. Trois raisons motivaient son attitude. Elle n’avait tout d’abord aucune intention de compromettre ses relations avec le Japon, car elle comptait sur ses investissements pour accélérer l’industrialisation du pays. Ensuite, elle voulait réduire au minimum le risque de voir un jour une organisation politique, même militant pour une bonne cause, se retourner contre sa propre autorité. Le retour imminent de Hong Kong dans le giron chinois donnait toute sa justification à cette préoccupation. Enfin, le gouvernement voulait se garder le monopole du nationalisme afin d’y trouver, au moment nécessaire, une source de légitimité.
107Deng Xiaoping finit par s’éteindre à la fin de 1997. La passation des pouvoirs à la nouvelle génération, menée par le dauphin désigné de Deng, Jiang Zemin, se fit sans heurt notoire, mais cette disparition eut rapidement des conséquences. On commença d’envisager une évolution de la politique tibétaine de la Chine à laquelle Deng avait jusqu’ici été associée et une accélération du processus de réconciliation avec le dalaï-lama, que des tractations secrètes avaient déjà mis sur les rails. Le dissident Wei Jingsheng, que Deng considérait comme son ennemi personnel, fut relâché dans les mois qui suivirent la mort du petit timonier, et trois ans après avoir été emprisonné pour la deuxième fois – d’abord relâché pendant une courte période, il avait été de nouveau condamné à une longue peine de prison en 1995. Sa libération eut lieu quelques semaines après une visite du président chinois aux États-Unis, ce qui amena les Occidentaux à s’en attribuer tout le crédit : les commentateurs chinois, officiels ou non, nièrent cependant toute relation entre les deux événements. Rejoignant les rangs des dissidents en exil, Wei partit s’installer à New York. Sa libération fut suivie de celle d’autres prisonniers politiques, qui quittèrent à leur tour le pays.
108Dans la Chine de la fin du XXe siècle, on constate l’émergence de deux valeurs : la première se caractérise par la poursuite de la richesse matérielle, la seconde par un nationalisme fervent, illustré par la joie qui a entouré la rétrocession de Hong Kong. La profondeur et la sincérité de l’attachement du peuple chinois à un sentiment collectif de dignité et de fierté nationales, exacerbé par une conscience très forte des torts subis par le passé, étaient immenses, même si le soutien des autorités à de tels sentiments révélait une certaine manipulation. Le nationalisme permettait au gouvernement d’asseoir sa légitimité et d’attirer les capitaux de la très riche communauté des Chinois d’outre-mer, tout comme les Qing l’avaient fait en leur temps. Il rendait également plus crédibles les accusations de traître à la patrie portées contre les dissidents.
109La nouvelle puissance économique de la Chine a permis aux Chinois du monde entier de relever la tête avec une fierté toute patriotique et de faire face à l’hostilité qui se manifeste à leur encontre en Asie de l’Est et du Sud-Est dans des périodes d’instabilité économique. Néanmoins, l’ambivalence encore ressentie par nombre d’entre eux à propos de leur culture et de ses rapports avec l’Occident et les cultures extérieures est restée vive, formant comme une plaie non encore cicatrisée.
Notes de bas de page
1 Mao Zedong, « Le peuple chinois s’est levé », in Œuvres choisies de Mao Tsetung, Pékin, Presse des langues étrangères, 1977, vol. 5, p. 15-18.
2 Cité par William Stueck, The Korean War: An International History, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 362, citant Zhang Shuguang, « Military Romanticism: China and the Korean War, 1950-1953 », inédit, mars 1992.
3 He shang (« L’élégie du fleuve »), Sorrows (« Chagrins ») traduits par Stephen Field, « He shang and the Plateau of Ultrastability », in Bulletin of Concerned Asian Scolars, juin 1991, p. 12-13.
4 Les citations (respectivement d’un personnage officiel de haut rang et du doyen de l’Université nationale de Taiwan) sont tirées de la critique de He shang, de Frederic Wakeman, parue dans New York Review of Books (2 mars 1989), p. 19.
5 Deng Xiaoping, « Zai Jiejian Shoudu Jieyan Budui Jun Yishang Ganbu Shi De Jianghua » (« Speech upon Receiving Army Commanders of Beijing Troops Carrying Out Martial Law »), in Renmin Ribao (« People’s Daily »), 28 juillet 1989, p. 1.
Notes de fin
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000