Chapitre 6. Changer les mentalités, 1914-1949
p. 235-277
Texte intégral
Dans le monde entier, comme émanant de la voix d’un prophète, ont circulé les paroles de Woodrow Wilson, donnant de la force aux faibles et du courage à ceux qui luttent. Les Chinois ont écouté, et eux aussi ont entendu [...] On leur a dit qu’au moment de la redistribution qui serait faite après la guerre les nations pacifiques telles que la Chine auraient la possibilité de développer librement leur culture, leur industrie, leur civilisation. On leur a dit que les ententes secrètes et les accords imposés ne seraient pas honorés. Ils attendirent que pointe l’aube de cette nouvelle ère ; mais aucun soleil ne se leva sur la Chine. Ils furent même dépossédés du berceau de la nation [la région stratégique du Shandong]1.
Syndicat des étudiants de Shanghai,
The Student’s Strike : An Explanation (1919)
1Dans la première décennie du siècle déjà, plus personne en Chine ne croyait que les puissances occidentales et le Japon quitteraient un jour le pays : ils étaient là pour rester. Partout, on souhaitait repousser la mainmise impérialiste, mais on ne se faisait guère d’illusion sur la possibilité de s’isoler du reste du monde et, à vrai dire, on ne le souhaitait pas réellement. La Chine n’avait jamais connu un tel isolement, et là n’était pas son but.
2De même, on ne remettait pas en question l’intérêt ou la nécessité d’avoir recours aux modèles occidentaux : il s’agissait de savoir quelle méthode appliquer, et les points de vue s’affrontaient violemment. Nous avons vu comment l’idée qu’il convenait de prendre de l’Occident ce qui pouvait être utile à la renaissance nationale, sans pour autant embrasser les valeurs culturelles qui allaient avec (la théorie du ti-yong), avait peu à peu fait son chemin à la fin du XIXe siècle. Toutefois, à mesure que progressait l’industrialisation du pays, les réformateurs avaient pris conscience que la technique étrangère était indissociable de la civilisation dont elle était issue, et qu’on ne pouvait adopter l’une sans l’autre. Ce dilemme devait se révéler un problème épineux à ceux qui se posaient en gardiens de la tradition.
3Le nombre croissant d’intellectuels radicaux entraîna par ailleurs un réexamen de la tradition chinoise et de ses rapports avec la modernité. Bien des intellectuels en arrivaient peu à peu à la conclusion que la véritable origine de la perte de souveraineté et de prestige de la Chine n’était pas à rechercher dans l’impérialisme imposé par l’étranger, mais qu’elle résidait dans le pays même. Ils étaient obsédés par l’idée que la culture traditionnelle chinoise avait tellement fossilisé les esprits que les forces qui propulsaient les nations industrialisées aux postes de contrôle de la richesse et du pouvoir mondial ne toucheraient pas la Chine. Ces conjectures étaient révélatrices de l’immense influence qu’exerçait – y compris sur les défenseurs de la tradition – le mépris affiché par les Occidentaux à l’égard de la civilisation chinoise. On faisait souvent référence, pour le dénigrer, à l’héritage intellectuel chinois comme s’il s’était agi d’une entité unique et figée, alors qu’en réalité, et les lettrés le savaient bien, il était riche et divers. Et pourtant, ces critiques, qui agaçaient tant, finissaient par être en partie acceptées, même si l’on savait quelles étaient erronées.
4Ce chapitre s’attache à décrire de quelle façon les Chinois entreprirent de dépasser certains états d’esprit – les leurs et ceux des puissances étrangères – dans la première moitié du XXe siècle. Ceux qui avaient fait des études s’efforcèrent d’abord de changer le regard qu’ils portaient sur leur propre culture et de remettre en question des certitudes établies depuis toujours. De nouvelles habitudes de pensée et la recherche, parfois laborieuse, de modes de raisonnement adéquat sont sans doute les caractéristiques principales de cette période. On s’employa ensuite à trouver les moyens de vaincre les résistances des impérialistes qui dénigraient la Chine et refusaient de lui reconnaître le droit de s’exprimer de manière indépendante. Les grandes puissances, qui maltraitaient le pays depuis plus d’un demi-siècle, tenaient pour acquis quelles pourraient continuer d’imposer leur volonté à leur guise. Pour les Chinois, tout semblait possible, y compris l’extinction de la nation.
5Ils ne pouvaient évidemment pas se résoudre à cette éventualité, aussi la recherche de solutions de rechange mobilisait-elle beaucoup d’énergie.
6Au tournant du siècle, la renaissance nationale redevint une priorité et prit une orientation différente. De nouvelles idées en provenance de l’étranger s’imposèrent, dont le darwinisme social, qui affirmait que les sociétés humaines s’affrontaient dans une lutte pour leur survie et que seules les plus « saines » en sortiraient victorieuses. Il fut introduit grâce aux traductions d’inspiration nationaliste de Yan Fu, un intellectuel de la nouvelle génération. On se mit à envisager le destin de la Chine avec à l’esprit l’idée que « les sociétés fortes survivraient et les faibles périraient ». Un nombre croissant de gens se persuadèrent qu’à moins de se renforcer le pays succomberait tôt ou tard sous les coups des nations plus puissantes. Certains événements tendaient à prouver que le processus était déjà en cours : l’arrêter devint pour beaucoup une priorité.
7Divers courants idéologiques atteignirent la Chine lors du passage de l’empire à la république. La grande réussite des intellectuels fut d’en réaliser une synthèse créative – typiquement chinoise en dépit de ses origines cosmopolites – fondée sur l’obsession du pays de redevenir une nation fière et respectée. L’espoir de voir ce rêve devenir réalité porta la Chine tout au long des différentes révolutions, des conflits politiques sans merci, de la brutalité de l’occupation japonaise et de la guerre interminable qu’elle traversa, l’aidant à combattre la présence occidentale, de plus en plus équivoque.
De l’empire à la république
8L’impact de la présence étrangère n’était pas le même partout. Dans les ports de traité, et plus particulièrement à Shanghai, la communauté internationale en expansion avait introduit de nouveaux modes de vie. Quelques Chinois avaient commencé de partager les mêmes loisirs que les étrangers : ils assistaient à des courses hippiques et canines à l’occidentale, à des pièces de théâtre où hommes et femmes se mêlaient ou dansaient dans les nouveaux dancings. Les habitantes des zones portuaires gagnaient leur vie d’une façon inimaginable à la campagne, travaillant sans relâche dans les ateliers étrangers ou se livrant à la prostitution, qui se développait. Cibles d’une politique commerciale énergique, certaines dépensaient leurs maigres revenus dans de nouveaux jeux de hasard dont elles devenaient dépendantes. Dans l’arrière-pays, en revanche, la vie continuait comme autrefois, et les influences étrangères sur la société, la culture et l’économie demeuraient relativement faibles, même s’il était difficile d’y échapper complètement. La démarcation entre une Chine « moderne », urbaine, concentrée pour l’essentiel le long des côtes et un territoire intérieur « arriéré » et rural était nette.
9Entre 1895 et 1898, une coalition nationale de jeunes intellectuels exprima ses revendications auprès de l’empereur Guangxu, un adolescent qui se libérait peu à peu de l’emprise de sa tante, l’impératrice douairière Cixi. Le mouvement était dirigé par deux lettrés de la province du Guangdong, le philosophe et monarchiste constitutionnel Kang Youwei et Liang Qichao. Les contestataires demandaient une réforme radicale de l’armée, de l’économie, du système éducatif, de l’industrie et du gouvernement. Pendant les années qui suivirent, ils assaillirent l’empereur de propositions. Les puissances, affirmaient-ils, avaient d’abord asservi puis dépecé l’Afrique : c’était maintenant au tour de la Chine. Le pays devait s’inspirer des méthodes occidentales ou disparaître. Les ressources intérieures ne pouvant suffire à la survie de la nation, il fallait recourir autant que nécessaire au soutien technique et financier des millions de Chinois d’outre-mer. La Chine devait envoyer des lettrés confucéens à l’étranger pour prêcher les valeurs chinoises en réponse aux efforts déployés par les missionnaires pour convertir le pays au christianisme.
10En 1898, Guangxu s’efforça d’affirmer son indépendance en engageant une grande partie des réformes depuis longtemps réclamées par Kang, Liang et d’autres. Estimant qu’il fallait imiter l’exemple étranger et encourager l’essor de la diaspora, il déclara : « Tout doit être fait en s’inspirant de ce qui se fait dans les pays étrangers, où les classes mercantiles et commerçantes sont autorisées à agir comme bon leur semble2. »
11Mais le succès des réformateurs fut de courte durée. Après une centaine de jours exaltants pendant lesquels furent adoptées des mesures radicales, l’impératrice douairière organisa la répression, plaçant son impérial neveu en résidence surveillée et faisant exécuter ceux des opposants qui n’avaient pas réussi à émigrer. Elle mit un terme à toutes les réformes, sauf, étonnamment, celle qui établissait une université nationale (l’université impériale) sur le modèle des universités étrangères. Elle chercha toutefois à en minimiser l’influence en faisant appel à un directeur conservateur qui nomma à la tête de la faculté un traducteur très réputé, le précédent responsable du Tongwen Guan. Ils élaborèrent un programme qui comprenait l’étude de plusieurs langues et disciplines scientifiques étrangères. L’université acquit peu à peu une excellente réputation, surtout après l’abolition du système des examens mandarinaux, en 1905 ; en 1912, elle fut renommée Université de Pékin (Beida), qui faisait plus moderne.
12La création de l’université et la suppression des examens traditionnels transformèrent la culture politique en opérant une distinction entre intellectuels et politiciens : le gouvernement n’était plus exclusivement aux mains des lettrés et ceux-ci ne dépendaient plus de l’État pour vivre. Mais la nouvelle élite, tout imprégnée de sciences et de valeurs venues de l’étranger, était aussi plus coupée du peuple que ses prédécesseurs, comme l’avaient prédit les critiques du nouveau système éducatif.
13Parallèlement, les intellectuels chinois prirent conscience que la littérature étrangère, dont la traduction avait continué au fil des années, pouvait être une source d’inspiration variée. Les œuvres traduites connaissaient un grand succès à la fois parce qu’elles ouvraient une fenêtre sur un monde nouveau et quelles donnaient des indications pour transformer la société. Par exemple, le grand réformateur Liang Qichao se livra, avec un certain irréalisme, à un fervent éloge du rôle qu’elles pouvaient jouer dans le processus de changement :
Autrefois, au commencement de la réforme ou de la révolution dans les pays européens, les principaux intellectuels et les hommes emplis de compassion et de patriotisme décrivaient sous forme de romans leurs expériences personnelles ainsi que leurs points de vue et idées sur les valeurs qu’ils défendaient. Au sein du peuple, les enseignants lisaient ces livres pendant leurs loisirs, tout comme les soldats, les commerçants, les paysans, les artisans, les cochers, les domestiques et même les élèves des écoles. Il est souvent arrivé que la publication d’un livre fasse évoluer l’opinion de toute une nation sur les affaires courantes. Le roman politique a largement contribué à la formation de gouvernements éclairés et progressistes en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, en France, en Autriche, en Italie et au Japon3.
14Nationalisme, anarchisme, libéralisme, socialisme, démocratie et individualisme : toutes ces théories résonnaient dans l’esprit des étudiants et des penseurs chinois, qui les découvraient au fil des traductions ou de leurs voyages à l’étranger. Chacun les interprétait à sa manière et leur sens évoluait avec le temps. Les termes chinois faisaient souvent défaut – le mot « révolution », par exemple, n’existait pas – et il fallut donc forger des néologismes : certains venaient directement du Japon, où le processus de traduction et d’importation d’idées nouvelles était bien entamé, ou bien dérivaient d’expressions japonaises elles-mêmes à l’origine empruntées à l’Europe. Cependant, il arrivait que leur signification se modifie durant leur transfert ou même après leur adoption. Dans l’ensemble, le dénominateur commun à toute la vie intellectuelle de l’époque consistait en une ouverture d’esprit radicalement nouvelle, doublée d’une énergie inépuisable.
15Dans les premières années du XXe siècle, deux principaux courants de pensée politique émergèrent, l’un fondé sur la réforme et l’autre sur la révolution. Le mouvement réformateur penchait pour un changement progressif et la mise en place d’une constitution nationale. On retrouvait à sa tête Kang Youwei et Liang Qichao, en exil depuis la débâcle de 1898, et il s’inspirait des démocraties libérales occidentales. Le mouvement révolutionnaire était dirigé par un autre Cantonais, Sun Yat-sen (1866-1925)1, qui voulait fortifier le pays en recourant à certaines connaissances techniques étrangères et le débarrasser immédiatement des Mandchous. La transformation du système politique venait en tête de sa longue liste d’objectifs nationalistes, et la question de la présence étrangère devait être abordée dans un deuxième temps. Élevé à Hawaii, diplômé de l’École médicale de Hong Kong, Sun Yat-sen était chrétien et avait passé la majeure partie de sa vie hors de Chine. L’aide qu’il obtint d’un de ses professeurs de médecine lorsqu’il tomba aux mains d’agents des Qing à Londres témoigne de son passé cosmopolite. Les organisations que fonda ou dirigea Sun fomentèrent plusieurs soulèvements contre la dynastie pendant les dernières années des Qing.
16Le mouvement réformateur et son pendant révolutionnaire puisaient largement dans les actions menées à l’étranger et se faisaient donc concurrence pour attirer l’argent de la diaspora. La mobilisation sans précédent de cette dernière en faveur des mouvements politiques qui agitaient la mère patrie peut être considérée comme une tendance nouvelle dont les conséquences étaient difficiles à prévoir. Le modèle relationnel qui se mit en place alors est encore valable à notre époque.
17L’effervescence intellectuelle était intense parmi les étudiants dans les années 1910. Au Japon, ou encore à l’abri relatif des concessions étrangères de Shanghai, ils affirmaient leurs opinions sans détour. Zou Rong était celui qui s’exprimait avec le plus d’aisance : étudiant du Sichuan, il avait à peine 19 ans lorsqu’il dénonça violemment le déclin de la Chine par rapport à son passé glorieux, déclin qu’il imputait aux Mandchous. Révolutionnaire sans compromis, il couvrait de sarcasmes ses compatriotes qui apprenaient l’anglais dans le but, disait-il, « de se placer sous la coupe des impérialistes ». Il fut rapidement arrêté et jugé par la cour mixte de Shanghai, dont la juridiction s’étendait aux résidents chinois des concessions. Condamné à l’emprisonnement à perpétuité, il mourut en 1905 et eut droit à l’hommage posthume de Sun Yat-sen après la révolution. Zou Rong écrivit dans un de ses manifestes : « Si nous n’avions été piétinés par ces sinistres gredins que furent Nurhaci, Abahai et Fulin [respectivement initiateur, unificateur et premier empereur de la dynastie des Qing], il y a longtemps que nous nous serions libérés du joug mandchou ; l’Angleterre, la Russie, l’Allemagne et la France, qui empiètent aujourd’hui sur nos droits et referment leurs griffes et leurs mâchoires voraces sur de grands morceaux de notre territoire, retiendraient leur souffle en cherchant un abri, redoutant notre puissance et terrifiées par notre pouvoir4 [...] »
18Dans la dernière décennie de l’empire, comme nous l’avons vu, les Qing essayèrent de se raccrocher au train du patriotisme en introduisant plusieurs réformes, dont certaines avaient été rejetées en 1898. Ils tentèrent également de modifier le contexte général des relations avec les puissances occidentales. La tâche leur fut facilitée par l’imminence du conflit en Europe : seuls les États-Unis et le Japon continuaient de s’intéresser à la Chine. Ces deux pays n’étaient pourtant pas suspects des mêmes intentions impérialistes que les autres, le Japon parce qu’il était asiatique et les États-Unis parce qu’on imaginait qu’ils ne voudraient pas faire subir à d’autres l’expérience coloniale dont eux-mêmes avaient tant souffert. Toutefois, les récentes activités américaines à Hawaii et aux Philippines commençaient à ébranler ces certitudes.
19Hawaii et les Philippines occupaient une place de choix dans la représentation de plus en plus sophistiquée que les intellectuels chinois se faisaient du monde. Un nouveau genre de littérature avait émergé, où l’on traitait de questions liées à l’idée de nation et de nationalisme. On y attirait l’attention sur un certain nombre de pays qu’on disait « perdus » du fait de l’avidité des impérialistes. Il y avait l’Égypte, victime des intrigues menées par l’Angleterre et la France ; la Pologne et la Turquie, toutes deux soumises à l’expansionnisme russe ; l’Annam (le Viêt Nam), tombé aux mains des Français ; l’Inde, la Birmanie et le Transvaal, ravagés par le colonialisme britannique. Ces États en vinrent à constituer une sorte de contre-exemple pour la Chine. En dépit d’un sentiment de solidarité qu’ils éprouvaient, les Chinois ne se privaient pas de critiquer l’incapacité de ces peuples à faire évoluer leurs traditions, à dépasser les conflits politiques et à changer les institutions.
20L’Inde, en particulier, occupait une place très ambivalente dans les esprits. Méprisée pour avoir capitulé devant la Grande-Bretagne dont elle était devenue en quelque sorte le laquais – comme en témoignait la présence de policiers et gardes sikhs dans les concessions étrangères en Chine –, elle était par ailleurs vénérée comme le berceau du bouddhisme, désormais part intégrante de la culture chinoise. Le discours dominant de l’époque, qu’alimentait une dose de racisme, présentait toutefois l’Inde comme l’antithèse pitoyable de l’Occident et considérait que son entrée dans le monde moderne avait été ralentie par l’ancienneté de ses traditions.
21Les institutions impériales et la maison Qing tombèrent en 1911 : la république leur succéda, avec pour priorité de libérer le pays de la domination étrangère. Le but était difficile à atteindre tant les étrangers étaient omniprésents et menaçaient d’intervenir dans les affaires intérieures chinoises. L’expérience républicaine devait rapidement prendre fin devant sa propre corruption et violence brutale. Dès les années 1915, Sun Yat-sen dirigeait à Canton un gouvernement d’opposition qui, au début, pesa peu sur la scène politique nationale. Ailleurs, le pouvoir était morcelé entre les anciens partisans du premier président, Yuan Shikai (1859-1916), alors complètement discrédité. La plupart étaient arrivés là grâce à l’armée, bien décidés à se maintenir en place par tous les moyens. Ces warlords ou seigneurs de la guerre se faisaient concurrence notamment dans la course au soutien étranger sans guère se soucier d’idéologie nationaliste. Ainsi la révolution chinoise semble avoir eu comme principal résultat le renversement des Mandchous et la disparition de tout semblant d’ordre.
22La détérioration rapide des conditions sociales et la mascarade du nouveau régime, qui marquèrent largement les années 1910 et 1920, désespérèrent une partie de l’intelligentsia. Le découragement politique était sensible au cours des boycottages et des manifestations. Les intellectuels se mirent à envisager des transformations plus radicales à l’intérieur du pays tout en s’efforçant de restaurer la position de la Chine sur le devant de la scène internationale. À la fin des années 1910, l’anarchisme et le marxisme-léninisme apparaissaient comme des solutions nouvelles et attrayantes pour sortir de la crise ; les théories de Lénine, qui voyait le colonialisme comme le prolongement, à l’étranger, de l’exploitation capitaliste – ce qu’il appelait impérialisme –, et le succès de la révolution russe de 1917 constituaient des modèles fort séduisants.
23Au même moment, le Japon s’était engouffré dans la brèche laissée béante par les puissances occidentales, occupées à s’entredéchirer dans la Première Guerre mondiale. Il contrôlait à présent le Shandong, d’où les Allemands s’étaient retirés à cause des exigences de la guerre en Europe. En 1915, en échange de prêts substantiels accordés à Yuan Shikai (qui avait déjà reçu des fonds énormes), le Japon fit connaître sa « liste des 21 demandes ». Annonciatrice de l’avenir, cette liste réclamait des privilèges économiques spéciaux en Chine, le droit à la résidence, à la propriété du sol et à l’exterritorialité dans certaines parties intérieures de la Mandchourie et de l’est de la Mongolie intérieure, ainsi que d’autres avantages, dont celui d’établir une police japonaise dans les régions que se disputaient depuis toujours la Chine et le Japon. En dépit de l’opposition acharnée de ceux qui redoutaient de voir leur pays se transformer en un protectorat nippon à l’image de la Corée ou de Taiwan, Yuan capitula. Ces mesures, qui devaient considérablement renforcer la position du Japon en Chine, furent à l’origine d’un ressentiment violent destiné à perdurer.
La Chine et Versailles
24Pendant la Première Guerre mondiale, plus de 100 000 travailleurs se rendirent en France pour servir la cause des Alliés. Jugés, par habitude, peu capables de se battre, ils étaient employés à des tâches subalternes, telles que creuser des tranchées et construire des hôpitaux, ce qui permettait d’envoyer davantage de jeunes Européens sur le front, où déjà tant avaient péri. Les Chinois partageaient les mêmes terribles conditions de travail que les autres combattants. Plusieurs milliers moururent en Europe, mais la plupart de ceux qui survécurent apprirent à lire et à écrire, aidés par des groupes tels que le YMCA, et réussirent à économiser un peu d’argent avant de rentrer. Ils étaient des clients idéaux pour les organisations politiques et furent de fait les premiers à monter des syndicats ouvriers en Chine en 1919 et 1920.
25En retour de la participation de ses ressortissants à l’effort de guerre allié, la Chine s’attendait à ce que les récents empiètements japonais ne soient pas reconnus par les traités de paix conclus au sortir de la guerre. Elle prit au pied de la lettre les déclarations du président américain Woodrow Wilson sur l’autodétermination des nations. Elle fut donc choquée quand, en 1919, la Grande-Bretagne et la France avalisèrent, par le traité de Versailles, la mainmise du Japon sur les anciennes sphères d’influence germaniques du Shandong ainsi que sur ses récentes acquisitions, et la citation en exergue à ce chapitre en témoigne. La restitution des appareils de mesure astronomiques dérobés en 1901 par les Allemands à l’Observatoire de Pékin constitua une bien piètre compensation.
26En mai 1919, des milliers d’étudiants manifestèrent à Pékin et dans plus de 200 endroits partout au pays. Les commerçants shanghaïens fermèrent boutique pendant une semaine entière. Les ouvriers se mirent en grève dans 40 usines. De nombreux étrangers, qui comprenaient le sentiment de trahison que pouvaient éprouver les Chinois, s’alarmaient de l’orientation que prenait l’humeur populaire. Ils expliquaient la réaction internationale comme une expression de la peur ressentie devant le récent succès de la révolution russe.
27Les troubles durèrent des mois et culminèrent avec le refus de la Chine de signer le traité de paix. Même si ce geste était avant tout symbolique - qu’on le veuille ou non, le Japon était maintenant fermement implanté au Shandong –, il signifiait clairement que Versailles serait le dernier des traités inégaux. Ses implications allaient bien au-delà du conflit, comme le fit remarquer en 1919 un des premiers leaders communistes, Qu Qiubai (1899-(1899-1935) :
Le mouvement patriotique avait en fait une signification plus profonde que le simple patriotisme. Jamais les Chinois n’avaient ressenti avec autant d’amertume le colonialisme qu’à ce moment-là, même avec l’expérience de dizaines d’années d’exploitation étrangère. La douleur aiguë de l’oppression impérialiste nous pénétra alors jusqu’aux os et nous sortit des cauchemars des réformes démocratiques irréalisables. La question des anciennes possessions allemandes au Shandong, qui fut à l’origine du soulèvement étudiant, ne pouvait pas être isolée des problèmes plus généraux5.
Nouvelle culture, nouvelle politique
28Le mouvement intellectuel qui galvanisa les esprits dans le premier tiers du XXe siècle, et qui doit son nom aux manifestations qui commencèrent le 4 mai 1919, avait précisément pour but de trouver une solution à ces « problèmes plus généraux ». Le Mouvement du 4 mai dura en fait de 1916 à 1926. Il était animé par un désir passionné de proposer des mesures concrètes pour mettre fin à la domination étrangère et revivifier la Chine, quitte à lui faire subir une transformation culturelle et politique complète.
29Le 4 mai, qui fut une attaque iconoclaste contre tous les aspects de la tradition chinoise, liait culture et politique. Quand les activistes du Mouvement évaluèrent l’héritage moral chinois à l’aune du libéralisme occidental et de ses méthodes scientifiques, ils le jugèrent totalement inadapté et de ce fait un obstacle insurmontable au progrès. Dès lors, il n’y eut plus rien de sacré. Les pivots de la civilisation traditionnelle : la famille, les textes classiques, les codes de conduite totalement assimilés, etc., étaient passés au crible et jaugés. Le but ultime de ces démarches était la renaissance nationale. L’accent mis, pour la première fois, sur la jeunesse comme clé du salut national témoigne bien que le 4 mai sépare la nouvelle Chine de l’ancienne et marque une rupture nette avec la tradition de vénération des anciens.
30En 1916, l’appel lancé par le doyen de l’Université de Pékin, Chen Duxiu (1879-1942), annonça les changements. Dans le premier numéro de sa revue, La Nouvelle Jeunesse2, qui allait bientôt devenir célèbre, Chen appelait à une révolution des valeurs morales, des institutions et des esprits. Les écrits de Chen manifestaient l’envie – parfois explicitement exprimée, le plus souvent sous-entendue – d’imiter non seulement les méthodes et les idées de l’Occident, mais aussi son dynamisme. Mais cet obscur objet du désir – l’Ouest – provoquait en même temps un immense ressentiment souvent ambivalent.
31Cette contradiction n’avait certes rien de neuf et elle demeura perceptible à mesure qu’évoluait le Mouvement à la fin des années 1910 et 1920. Chen et ses amis, à l’image de leurs prédécesseurs du siècle passé, étaient fascinés par la puissance matérielle et la prospérité des sociétés occidentales, dont de nombreux lettrés percevaient néanmoins les imperfections. Leurs systèmes avaient beau être démocratiques, leurs politiciens étaient corrompus et recherchaient le profit personnel. Les démocraties libérales elles-mêmes étaient loin d’être parfaites, comme le révélait la trahison du traité de Versailles. La religion, dans laquelle les missionnaires puisaient leur sentiment de supériorité, n’était que de la superstition. L’individualisme était parfois à l’origine de problèmes éthiques dramatiques et était de surcroît inconciliable avec les théories de classes marxistes. L’incroyable boucherie de la Grande Guerre montrait que certains des résultats de la science et des innovations techniques étaient condamnables. Ces sentiments contradictoires disparaissaient parfois chez les radicaux, mais ils n’étaient jamais très loin dans les esprits.
32La Nouvelle Jeunesse était la plus connue des centaines de revues que lancèrent, à l’époque du 4 mai, des hommes ayant reçu une éducation à l’étranger. Leur but était double : d’abord introduire la pensée et la culture occidentales en Chine, ensuite offrir une tribune aux questions d’actualité. La plupart de ces publications avaient les mots « nouveau » ou « jeune » dans leur titre. Elles présentaient un large éventail de concepts importés qui finissaient tous par « -isme » : marxisme, féminisme, libéralisme, anarchisme, relativisme, ibsénisme, utilitarisme, socialisme et bien d’autres. Conséquence du nombre toujours plus grand de traductions d’œuvres littéraires, d’essais sur les idées et les théories politiques qui circulaient au début et au milieu des années 1920, l’intelligentsia se familiarisa avec d’autres cultures, et un certain cosmopolitisme commença de s’imposer.
33L’inspiration nationaliste du Mouvement conduisit à une transformation des comportements, perceptible dans tous les aspects de la vie quotidienne. C’est ainsi que, si les premiers réformateurs avaient souvent arboré des vêtements de type occidental, les radicaux de l’époque du 4 mai s’habillaient plutôt à la chinoise mais dans un style moderne. Sun Yat-sen lui-même et sa femme Song Qingling, éduquée aux États-Unis, personnifiaient cette tendance. Sur une photographie de mariage datée de 1915, ils portent des habits occidentaux : elle est en tailleur, avec un corsage au col de dentelle, un camée et de hauts talons, lui est vêtu d’un complet-veston. En 1920, en revanche, Sun est devenu le leader du parti nationaliste en pleine expansion et les photos les montrent toujours habillés à la chinoise.
34Une fois la première excitation du radicalisme de La Nouvelle Jeunesse passée, les penseurs du 4 mai prirent différents chemins.
35Chen Duxiu fut un de ceux qui, dans sa quête de fondements théoriques destinés à l’élaboration d’une nouvelle culture chinoise, finit par abandonner le libéralisme occidental en faveur du marxisme-léninisme. En 1918 déjà, il semblait évident que le Mouvement se scinderait, avec d’un côté Chen et ses camarades, encore plus radicaux que lui, et de l’autre ceux qui, autour de Hu Shi (1891-1962), penchaient plus pour les idées libérales. Hu, comme Chen, pensait qu’il fallait adopter les aspects les plus rationalistes de la culture occidentale pour que la Chine réussisse à sortir de ses difficultés : le slogan Science et démocratie était le symbole de cette conviction. Influencé par l’éducateur américain John Dewey, Hu critiquait toutefois les radicaux qui prétendaient trouver des solutions globales à l’ensemble des problèmes de la société. Il était partisan d’une résolution progressive de certains points particuliers dans des domaines précis.
36Hu Shi et d’autres firent venir plusieurs penseurs étrangers au début des années 1920, dont John Dewey, le philosophe pacifiste britannique Bertrand Russell et le poète indien et Prix Nobel Rabindranath Tagore. Les intellectuels qui cherchaient à redéfinir la place de leur civilisation dans l’histoire mondiale eurent donc accès à un très large éventail d’idées.
37La diversité des réponses au message de Tagore donne une idée de la complexité de la vie intellectuelle à l’époque du 4 mai. En résumé, le poète disait que l’Inde et la Chine ne devaient pas renoncer à ce qui faisait la spécificité de leur civilisation – c’est-à-dire son caractère asiatique et surtout sa spiritualité – en faveur du matérialisme destructeur de l’Occident. Il fallait au contraire tout miser sur cette nature spirituelle ainsi que sur le pouvoir rédempteur du sacrifice individuel, porté par le souffle de la poésie et une inextinguible soif de liberté. Aux yeux de certains intellectuels chinois, le fait que Tagore était indien - le représentant indigène de la principale colonie britannique – lui conférait une crédibilité particulière. Ils regardaient désormais d’un œil critique la science et la méthodologie scientifique occidentales, considérées plus comme un mirage que comme une panacée. Dans ce contexte, les appels éloquents de Tagore, lancés au nom du patriotisme, paraissaient particulièrement pertinents. D’autres, en revanche, défendaient les mérites d’un développement historique à la chinoise : à vouloir forcer la Chine à entrer dans le moule du matérialisme occidental ou de la négation de soi indienne, on allait au-devant d’un désastre. Le pays s’était engagé sur une autre voie, qui n’était ni meilleure ni pire. Un troisième groupe, à qui l’identité et le message de Tagore posaient plus de problèmes, trouvait inadmissible qu’on puisse mettre en avant les avantages spirituels de la souffrance et du sacrifice par rapport à la domination étrangère, quand la théorie orthodoxe, de plus en plus attrayante, montrait clairement que la lutte armée était la seule solution. D’autres estimaient encore que le passé romantique auquel se référait Tagore constituait une réponse tout à fait inadaptée au présent : la sujétion indienne aux Britanniques était là pour le prouver.
Travailler et étudier
38À la fin des années 1910 et au début des années 1920, une deuxième, voire une troisième génération partit à son tour étudier à l’étranger. Non seulement elle était plus nombreuse et comptait dans ses rangs de plus en plus de femmes, mais la nature de son expérience changea. C’est ainsi que, pendant ces décennies, plus de 2000 jeunes étudiants, dont beaucoup s’étaient trouvés exposés au nouveau radicalisme, se rendirent en France dans le cadre d’un programme de travail et d’études. Certains intellectuels, comme le président de l’Université de Pékin, Cai Yuanpei, qui organisa le cursus, jugaient cette combinaison tout à fait appropriée à la nouvelle Chine. L’association était par ailleurs jugée profondément iconoclaste au regard de la tradition qui, depuis Mencius, un des principaux penseurs confucéens classiques, voulait que les intellectuels dominent les travailleurs manuels. Mis à part cette rupture avec le passé, on espérait qu’un séjour en France, que d’aucuns considéraient comme l’épicentre de la modernité, permettrait aux étudiants d’examiner la réalité chinoise sous une perspective moderne. D’un point de vue pratique, ils financeraient leurs études en travaillant dans les usines françaises, où la main-d’œuvre continuait de faire défaut après l’hécatombe de la guerre.
39Les participants étaient censés contribuer au salut de la patrie en rapportant avec eux une connaissance des techniques occidentales acquise à la fois au travers de leurs études et de leur travail. Les différents courants de pensée de l’époque donnèrent cependant une orientation bien particulière aux séjours. De nombreux étudiants étaient liés au Parti communiste chinois, fondé en 1921. Dans les usines européennes, ils assimilèrent, outre une technique, des idéologies et des formes nouvelles d’organisation politique. À la suite du traité de Versailles, qui détruisit toute illusion sur le libéralisme occidental, et en parallèle au Mouvement du 4 mai et à ses conséquences, ils commencèrent à s’intéresser de près à un large éventail d’idéologies, dont le marxisme et le léninisme, autour desquelles ils cherchaient à articuler leurs idées encore embryonnaires sur les moyens de « ressusciter » la Chine.
40Les étudiants installés en France et ailleurs étaient inévitablement touchés par l’évolution de la situation politique de leur pays d’accueil. Certains s’initièrent à la grève ; quelques-uns formèrent même des cellules communistes au moment précis où elles se constituaient en Chine. Pour beaucoup, ce fut le début de la mise en pratique d’un engagement politique de plus en plus affirmé. Elle revêtit plusieurs formes : un étudiant musicien exprima son radicalisme croissant en manquant certains cours du Conservatoire de Paris, où il était inscrit, pour assister à des rassemblements d’ouvriers chinois où il jouait L’Internationale au violon.
41De retour au pays, la plupart entrèrent en politique. De leurs rangs devaient émerger les plus grandes figures de la politique chinoise du XXe siècle, telles que Zhou Enlai (1898-1976), qui étudia au Japon, en France et en Allemagne entre 1918 et 1924, et Deng Xiaoping (1904-1997), qui fit des études en France et un bref séjour en Union soviétique au début des années 1920. Une expérience commune à l’étranger ainsi que les problèmes linguistiques et culturels qu’ils avaient tous eu à y affronter créèrent souvent des liens indestructibles entre les futurs dirigeants. Mais par rapport à ceux qui considéraient, non sans fierté, que leurs années à l’étranger faisaient partie de leur passé révolutionnaire, le futur leader communiste Mao Zedong (1893-1976), qui était resté en Chine dans les années 1920 pour y faire son apprentissage de leader politique, affirmait que son manque d’expérience à l’étranger lui conférait une qualité unique.
42Quoi qu’il en soit, les compétences politiques acquises à l’étranger furent fort utiles aux étudiants qui rentrèrent. Le Mouvement du 4 mai, au départ anti-impérialiste, dépassa bientôt largement le cercle universitaire et commença de se structurer par classes. De nombreux travailleurs participèrent aux manifestations et aux boycottages de 1919, et une organisation ouvrière indépendante fut bientôt formée. Le nouvel activisme prolétarien s’appuyait sur des motivations tant nationalistes qu’économiques. Il était mieux implanté à Shanghai et à Canton, où les industries et entreprises étrangères étaient plus présentes.
43La grève des marins de Hong Kong en 1922 démontra pour la première fois la puissance du rassemblement ouvrier. Bien que les revendications des grévistes à l’égard des armateurs qui les employaient aient été d’abord économiques, elles avaient aussi des accents indubitablement nationalistes. En quelques semaines, le mouvement s’était étendu à la plupart des autres secteurs de Hong Kong et rassemblait domestiques, tireurs de pousse, employés du tramway, petits vendeurs de légumes, serveurs, dockers et bien d’autres. Quand les armateurs britanniques tentèrent de contourner les grévistes en se fournissant à Canton, les dockers refusèrent de charger leurs navires. Plus populaire et mieux organisée que celles du siècle précédent, la grève toucha bientôt d’autres ports de la province du Guangdong pendant qu’à Shanghai le nouveau Secrétariat ouvrier communiste s’efforçait d’empêcher le recrutement de non-grévistes. Des Chinois d’outre-mer ainsi que des habitants de l’intérieur du pays envoyèrent des fonds et fournirent une aide matérielle aux grévistes. Le gouvernement de Hong Kong finit par capituler, laissant les ouvriers chinois savourer leur nouveau pouvoir politique.
44Le patriotisme se faisait sentir à tous les échelons de la société et se manifestait de diverses façons. Au début des années 1920 par exemple, l’armée, constituée de plus d’un million d’hommes, fit parfois preuve d’une hostilité latente envers la domination étrangère. Même si les différentes troupes étaient d’abord occupées à combattre les unes contre les autres dans des affrontements entre warlords et ne se retournaient pas contre les étrangers, elles faisaient en sorte que leurs manœuvres annuelles coïncident avec l’anniversaire de l’expédition des huit puissances alliées contre les Boxers en 1900. Ce choix peut être interprété comme la volonté d’affïcher un antagonisme fondamental à l’égard des Occidentaux.
45L’hostilité envers des étrangers devint patente après l’été 1925. Le 30 mai, la police britannique de Shanghai, dirigée par des Sikhs et des Chinois, tira dans la foule qui protestait contre la mort d’un ouvrier tué au cours d’une altercation dans une entreprise japonaise. L’agitation ouvrière fit tache d’huile en dépit des tentatives énergiques des warlords et du patronat pour la contenir. Des dizaines de personnes périrent à Shanghai et dans des manifestations similaires à Canton. La xénophobie qui se manifesta à l’issue de ces événements fut relevée par tous les résidents étrangers en Chine dans les lettres qu’ils envoyaient chez eux. Une vague de grèves et de manifestations balaya le pays à l’occasion de ce qu’on appellerait le Mouvement du 30 mai ; à Hong Kong, on organisa un nouveau boycottage et une grève générale contre les Anglais qui allaient durer 15 mois. Les étudiants désertèrent les établissements étrangers, qu’ils accusaient d’être les produits d’un impérialisme culturel destiné à réprimer tout sentiment nationaliste. Les communautés chrétiennes furent une nouvelle fois en butte aux attaques.
46Avant toute chose, au-delà du sentiment complexe qu’il provoquait, l’Occident permit aux Chinois de prendre du recul par rapport à leur pays et de porter un regard extérieur sur leur culture. Mais bien que le but des participants au 4 mai ait été de sauver le pays, ils s’exposèrent, en adoptant une perspective étrangère, aux critiques des conservateurs comme à celles des révolutionnaires nationalistes, chacun accusant les nouveaux iconoclastes de trahir leur propre héritage.
47Le 4 mai fut rempli de contradictions. Ainsi, l’impérialisme étranger, qui provoquait la rancœur des activistes, permettait que se renforce un sentiment général d’hostilité à l’égard de la domination occidentale. L’Ouest fournissait aussi aux contestataires une bonne partie des arguments qu’ils opposaient aux valeurs traditionnelles. Quant au modèle japonais, il était autant source d’irritation que d’inspiration. Finalement, la véritable découverte de cette période fut que la révolution chinoise devrait transcender tant l’Occident moderne que la Chine traditionnelle. Mais les conséquences de ce raisonnement n’apparaîtraient en pleine lumière que plus tard.
48Lorsque les radicaux du 4 mai se tournèrent vers l’étranger pour trouver les moyens qui leur permettraient de lutter contre l’idéologie confucéenne au pouvoir, ils prirent le risque de remplacer une forme de domination par une autre. De nombreux activistes de sexe masculin défendirent l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes dans le but de substituer l’attitude « moderne » de l’Occident à l’égard des femmes à celle de la Chine traditionnelle. Mais, en réalité, ces efforts, sans doute libérateurs sur le plan politique pour les hommes qui les encourageaient, ne désaliénèrent pas les femmes chinoises du patriarcat autant quelles l’auraient souhaité. Au contraire, en se dégageant du joug du passé à l’image de leurs camarades masculins, les femmes ne firent souvent que s’asservir au nouveau mode de vie occidental. C’est ce qui explique que certaines aient cherché à opérer une distinction nette entre leur libération personnelle et celle du pays, objectif poursuivi par le nationalisme. Elles rejetèrent le symbolisme qui mettait en parallèle leur destin et celui de la Chine et qui servait la cause nationale au détriment de la leur. Ces deux questions prirent de l’ampleur pendant la guerre contre le Japon et la Deuxième Guerre mondiale.
Le Guomindang, les communistes chinois et l’Union soviétique
49L’expérience de Versailles discrédita les warlords du Nord, qui avaient prétendu arriver à un accord avec les puissances sur les anciens territoires allemands. Sun Ya-t-sen et les nationalistes étaient apparus comme un choix révolutionnaire et leur mouvement s’en trouva considérablement renforcé. Leur organisation bénéficia aussi de l’attention que leur porta la toute jeune Union soviétique, qui, grâce au succès de la révolution bolchevique de 1917, pouvait servir de source d’inspiration.
50Dans l’année qui suivit la révolution russe, le gouvernement soviétique communiqua avec Sun Ya-t-sen, espérant l’utiliser pour créer un mouvement populaire en Chine qui soutiendrait ses propres ambitions territoriales. Le but officiellement poursuivi était de créer une alliance révolutionnaire internationale contre l’impérialisme occidental et nippon. Sun voyait dans une association avec les Soviétiques un moyen de faire pression sur les puissances étrangères pour les forcer à reconnaître le gouvernement qu’il avait installé dans le Sud comme l’autorité légitime du pays à la place des warlords du Nord. Son adhésion aux principes socialistes démocratiques faisait paraître naturelle cette alliance, même si la plupart de ses partisans n’approuvaient pas les positions soviétiques sur la lutte des classes. L’Union soviétique fournissait l’argent, les armes et l’entraînement militaire indispensables aux progrès du Guomindang (GMD).
51Les Russes prirent également contact avec plusieurs sympathisants radicaux tels que Chen Duxiu. L’immense prestige que leur conférait leur position de leaders de la révolution bolchevique auprès des mouvements communistes qui naissaient dans le monde explique que le jeune Parti communiste chinois (PCC), fondé en 1921 par Chen et d’autres dans la concession française de Shanghai, ait reconnu l’autorité de la IIP Internationale communiste (Komintern) sous le contrôle soviétique. Il n’avait cependant pas la moindre intention de devenir un satellite de l’Union soviétique ou du Komintern.
52À la demande de ce dernier, le Parti communiste chinois accepta de s’associer aux nationalistes de Sun Yat-sen. Il demeura dans l’alliance en dépit d’une méfiance croissante : il avait désespérément besoin d’un soutien financier et ses bases n’étaient pas assez solides pour qu’il ose prendre ses distances avec les dirigeants reconnus du monde communiste. Tant que la situation en Chine ne s’améliorait pas, toute orientation révolutionnaire était assurée de rencontrer une résistance vigoureuse de la part de la coalition qui était en train de voir le jour. Celle-ci regroupait les impérialistes, qui opéraient là un retour en force, et les capitalistes chinois, dont les intérêts économiques transcendaient les préoccupations nationalistes. Le besoin d’une aide extérieure en était d’autant plus pressant. Les communistes chinois estimaient donc que leur intérêt résidait d’abord dans un alignement sur l’Union soviétique, quitte à abandonner une partie de leur autonomie. Ils étaient cependant conscients du paradoxe qu’il y avait à s’allier à des étrangers tout en prétendant défendre des objectifs nationalistes.
53Du point de vue du Komintern, les intérêts des communistes chinois, qui selon toute probabilité ne représenteraient jamais une grande force politique sur la scène nationale, comptaient moins que les siens. Il préférait donc maintenir une alliance avec le Guomindang, qui avait toutes les chances de prendre le pouvoir ou à tout le moins d’y accéder avant les communistes, encore inexpérimentés. Cette attitude s’explique aussi par l’opposition croissante entre Staline et Trotski. Ce dernier avait dénoncé la collaboration entre le PCC et les nationalistes bourgeois, et encouragé les communistes à rompre. La rupture était par conséquent frappée d’anathème aux yeux de Staline, quels qu’en aient été les mérites intrinsèques.
54Les radicaux chinois se sentirent encore plus attirés par le modèle bolchevique quand la jeune Union soviétique annonça, en 1920, quelle renonçait unilatéralement aux droits que s’était attribués le régime tsariste par les traités inégaux. Ils ignoraient alors qu’il s’agissait de pure propagande et que les Soviétiques jouaient sur deux tableaux : presque au même moment en effet, ces derniers concluaient une série d’accords secrets avec les warlords du Nord, qui leur assuraient que les privilèges accordés par le précédent régime seraient maintenus au moins pendant un certain temps. En d’autres termes, les nouvelles autorités soviétiques, tout en s’abritant derrière un discours anti-impérialiste, avaient pour ambition d’établir en Asie de l’Est un empire presque identique à celui des tsars ou des puissances occidentales et nippone. Elles n’avaient aucune intention d’abandonner leurs droits sur la Mongolie ou la Mandchourie. Leur politique visait à la fois à renforcer la position de l’Union soviétique par rapport à l’hostilité des puissances étrangères et à établir une base où seraient formés les leaders locaux de la prochaine révolution socialiste qui devait, selon leurs calculs, se dérouler en Asie.
55C’est en partie dans ce but que l’Union soviétique conclut un certain nombre d’accords secrets avec le Japon en 1925 et soutint les 21 demandes nippones. Elle encouragea cependant les nationalistes et les communistes chinois à manifester plus violemment leur opposition à l’impérialisme occidental et japonais dans le contexte du Mouvement du 30 mai. Leurs actions permettaient de détourner une partie de l’attention internationale de l’activité déployée sur la frontière septentrionale de la Chine. Les puissances occidentales, inquiètes en effet de ce que l’URSS réussisse à établir une relation particulière avec Pékin, étaient prêtes à prendre des mesures pour éviter que le pays ne tombe dans le bolchevisme. Les différentes actions avaient également marqué un retour en force du Guomindang, dont les dirigeants s’étaient unis pour prouver leur patriotisme en se montrant d’une fermeté accrue contre la domination étrangère. Cependant, en injectant une ferveur nationaliste dans les rangs des travailleurs, le Guomindang faisait aussi le jeu du Parti communiste chinois, encore embryonnaire et en perte de vitesse. Finalement, le prétendu soutien soviétique aux communistes chinois permit à ces derniers d’assurer leur légitimité à un moment critique de leur développement.
56Les doutes des communistes chinois à l’égard d’un front uni avec le Guomindang se révélèrent fondés. En 1927, Chiang Kai-shek, formé à Moscou et à Tokyo, avait succédé à Sun Yat-sen à la tête du Guomindang. Il prit conscience que les résultats obtenus par les communistes à l’issue du Mouvement du 30 mai menaçaient son autorité et allaient à l’encontre de la reconstruction nationale. Il décida de prendre des mesures radicales à la fois pour consolider sa propre position et pour éliminer la menace d’une prise de pouvoir par les communistes. Il organisa une répression armée qui vit périr des dizaines de milliers de personnes, membres du Parti communiste chinois, sympathisants, activistes ouvriers et paysans. La purge fut en quelque sorte récompensée par un afflux de contributions, volontaires et forcées, de la part des capitalistes shanghaïens, que l’influence des organisations ouvrières communistes sur la rentabilité de leurs affaires effrayait. Elle marqua le début de deux décennies pendant lesquelles Chiang Kai-shek allait tout mettre en œuvre pour éradiquer le communisme de Chine.
57Le massacre aurait pu être évité, au moins en partie, si l’alliance entre le GMD et le PCC avait été rompue plus vite. Les communistes qui réussirent à y échapper comprirent le danger qu’il y avait à vouloir transcender les différences nationales au nom de la solidarité internationale contre l’impérialisme occidental et japonais. Le PCC n’était resté dans l’alliance que sur l’insistance des Soviétiques. Les efforts qu’il déploya par la suite pour créer une version spécifiquement chinoise du socialisme et du communisme témoignent de sa grande défiance à l’égard de l’autorité des Soviets et du Komintern après 1927. La deuxième génération de communistes chinois hérita donc de la profonde méfiance provoquée par le rôle complexe et parfois paradoxal qu’avait joué l’Union soviétique dans la politique chinoise pendant les années 1920.
58La décision de Chiang de se séparer des communistes est à replacer dans le contexte de l’époque. Depuis le début du siècle, les puissances étrangères s’étaient engagées à annuler certaines des clauses les plus discutables des traités inégaux : l’exterritorialité et la mainmise étrangère sur différents tarifs douaniers. Mais les progrès avaient été lents. L’Allemagne avait involontairement perdu ses droits en Chine à la suite de la Première Guerre mondiale et les Russes avaient de leur plein gré renoncé aux leurs en 1924. Les États-Unis, en remettant la dette des Boxers, avaient au moins fait preuve de bonne volonté. Pendant les années 1920, la Chine avait progressé dans la voie de l’abrogation des droits et privilèges étrangers. Les puissances, dont les certitudes militaires et morales avaient été ébranlées par les dévastations de la Grande Guerre, étaient prêtes à reconnaître, du moins en principe, les revendications nationalistes chinoises. À la conférence de Washington en 1922, elles prirent des dispositions pour rendre peu à peu à la Chine sa souveraineté, mais celles-ci ne furent jamais appliquées. Ces délais ne firent qu’accroître le ressentiment des Chinois.
59On ne pouvait continuer d’ignorer cette rancune. La politique de la canonnière n’était plus d’actualité : non seulement les nations industrialisées ne voulaient pas risquer d’entrer dans un conflit avec la Chine, mais il apparaissait de plus que les armées chinoises représentaient une force avec laquelle il fallait désormais compter. Trente ans après la fin de la première guerre sino-japonaise, la stratégie et la tactique chinoises avaient rattrapé leur retard. Qui plus est, une partie du surplus du matériel hérité de la Première Guerre mondiale avait fini en Chine, malgré les interdictions occidentales. Avec le règne des warlords, les militaires occupaient une place beaucoup plus importante dans la société. Les Chinois avaient également appris à se battre : parmi les puissances étrangères, seul le Japon était prêt à courir le risque d’un conflit armé avec la Chine.
60L’anti-impérialisme qui fleurit à partir de 1925 affermit encore les Occidentaux dans leur volonté de faire des concessions. L’atmosphère était particulièrement explosive à Shanghai, non seulement à cause de la forte présence étrangère et des événements du 30 mai qui s’y étaient déroulés, mais surtout parce que le port était devenu le lieu de toutes sortes de vices, avec la complicité et le soutien des Occidentaux, qui contrôlaient une partie de cette activité. Les tentatives pour assainir Shanghai avaient toutes échoué : la multiplicité des autorités municipales et les réseaux complexes de corruption et de collaboration entre les gangsters, les différentes forces de police et les conseils municipaux créaient de nombreux vides juridiques. Les journaux accusaient les autorités étrangères d’indifférence envers la corruption de la société chinoise, citant en exemple le rapt et la vente de femmes et d’enfants, la ruine d’une population déjà appauvrie par les casinos et les courses, et l’industrie du sexe, qui florissait à tous les échelons de la société. Beaucoup avaient le sentiment que les Occidentaux, puisqu’ils ne parvenaient pas à soumettre la nation par la force des armes, avaient entrepris de détruire peu à peu son tissu social.
61À partir des années 1930, la Chine retrouva son autonomie tarifaire, l’un des points les plus sensibles de tous les droits concédés par les traités. Elle avait recouvré son contrôle sur certaines concessions étrangères, soit par consentement mutuel, soit après des explosions de violence spontanée. Elle négociait aussi l’abrogation de l’exterritorialité, bien que l’opposition manifestée par certains membres de la communauté étrangère ait momentanément interrompu le processus ; l’invasion japonaise de la Mandchourie en 1931 y mit un terme définitif.
62Les partisans du Guomindang étaient moins hostiles aux étrangers que les communistes. Ils estimaient toutefois que ces derniers, qui semblaient dominés par le Komintern, basé en Union soviétique, n’étaient que des instruments aux mains d’une nation aux visées expansionnistes. Certains Chinois influents voyaient d’un bon œil la présence d’établissements étrangers, soit parce qu’ils pensaient qu’ils représenteraient un contrepoids à une éventuelle agression japonaise, soit parce qu’ils préféraient recourir à une aide financière occidentale ou nippone plutôt que soviétique. Ils redoutaient l’expansion du bolchevisme en Chine plus qu’ils ne craignaient le capitalisme étranger. Cependant, Chiang Kai-shek voulait éviter de rompre les ponts avec Moscou, car il pensait se servir des Soviétiques comme d’un levier contre les communistes chinois, qu’ils semblaient contrôler.
Nationalisme et fascisme : des relations équivoques, 1927-1937
63Après avoir rompu ses relations avec les communistes, Chiang Kaishek fut contraint de chercher des appuis ailleurs qu’en Union soviétique, et les conseillers allemands s’engouffrèrent dans la brèche. La Chine et l’Allemagne avaient en commun d’avoir été maltraitées par les Alliés après la guerre. Chacune des deux nations voyait en l’autre le moyen de récupérer une partie de ce qu’elle avait perdu. Comme Chiang avait entrepris de réorganiser et de renouveler l’équipement de son armée sur la base de principes qui avaient fait leurs preuves tant en Prusse qu’au Japon (les Japonais s’étant d’ailleurs inspirés du modèle prussien), l’aide allemande prit d’abord la forme de matériel et de conseils militaires. Au cours des années 1930, Chiang conclut une série d’accords secrets avec Berlin, qui fournissait du matériel militaire et industriel en échange de matières premières destinées à servir au réarmement. Une première interruption intervint lorsque l’Allemagne, par peur de l’Union soviétique, signa une alliance avec le Japon, alors considéré comme l’ennemi de la Chine, et le programme prit fin définitivement lorsque le Reich commença sa marche vers la guerre.
64Chiang Kai-shek, qui avait auparavant dirigé l’Académie militaire de Whampoa, d’où était issue une partie des dirigeants du Guomindang comme du Parti communiste chinois, s’appuya sur des modèles étrangers pour établir ses programmes les plus connus. Il s’inspirait notamment des régimes totalitaires italien et allemand, dont les techniques rejoignaient sa propre orientation militaire, mais admirait aussi certains aspects du régime stalinien. En 1934, il lança un mouvement intitulé Vie nouvelle en faisant appel pour son avant-garde aux Chemises bleues, une organisation souvent violente dont le nom évoquait les Chemises noires de Mussolini. Le mouvement de la Vie nouvelle exhortait les Chinois à se tenir droits, à ne pas cracher, à être ponctuels, à boutonner leurs vêtements, à manger en silence et à se laver le visage à l’eau glacée. Cette discipline stricte était censée remettre la Chine d’aplomb :
[Le Mouvement Vie nouvelle] a pour but de militariser tous les aspects de la vie des citoyens de l’ensemble de la nation afin qu’ils acquièrent bravoure et rapidité, une grande résistance à la souffrance et au labeur difficile, et plus particulièrement qu’ils apprennent et s’habituent à agir ensemble. De la sorte, ils seront prêts à tout moment à se sacrifier pour la nation [...] à la maison, dans les usines, dans l’administration, tous doivent avoir les mêmes activités que l’armée [...] en d’autres termes, il s’agit d’obéissance, de sacrifice, de rigueur, de propreté, d’exactitude, de diligence, de secret [...] et chacun doit se sacrifier sans hésiter et avec courage pour le groupe et pour la nation6 [...]
65Bien que le fascisme ait plus tard été condamné, dans les années 1930, nombreux étaient ceux qui, dans le monde, y voyaient une solution à la montée des problèmes sociaux et politiques. Mais cette tendance augurait mal de l’avenir des institutions démocratiques auxquelles le Parti nationaliste avait jadis prétendu aspirer. Chiang, en faisant appel « à la supériorité nationale et à la foi dans le leader », préparait le terrain à un parti autoritaire, nationaliste dirigé par un autocrate ambitieux.
66On voit donc que le Guomindang n’était pas totalement opposé aux idées et aux idéologies étrangères, mais il sélectionnait celles qui avaient le droit de pénétrer en Chine. Les Chemises bleues stigmatisaient ainsi la « décadence culturelle » importée, à la fois parce qu’elles considéraient qu’elle empêchait un embrigadement efficace et parce que la propagande nationaliste liait permissivité et gauchisme, sur lequel on avait jeté l’anathème. Ceux qui se vêtaient à l’occidentale – encore une manifestation du patriotisme vestimentaire – ou ceux qui allaient danser sur des musiques modernes faisaient ainsi clairement étalage de leur décadence. Sous ce règne de la terreur, les agressions sauvages contre les contrevenants se multiplièrent, les arrestations et les assassinats politiques se généralisèrent. Quelle ironie alors qu’à Shanghai un large pourcentage des revenus du Guomindang et du soutien policier ait été tiré des différentes activités liées au vice, celles-là mêmes que le Mouvement Vie nouvelle prétendait trouver répugnantes !
67Pour atteindre leurs buts, les nationalistes s’adjoignirent parfois d’étranges compagnons de route. Dans les nombreuses campagnes menées contre la décadence et la dissidence politique qui ponctuèrent l’ère nationaliste, ils collaborèrent souvent avec les Occidentaux. Sous les Qing, les quartiers étrangers implantés dans les ports ouverts, comme les concessions française et internationale de Shanghai, avaient souvent offert un abri sûr à ceux qui voulaient échapper à l’autorité impériale. Mais Français et Britanniques étaient désormais presque aussi hostiles au communisme que Chiang Kai-shek. Dans les zones placées sous leur juridiction, ils étaient prêts à coopérer en faisant appliquer les lois contre les communistes et autres fauteurs de troubles.
68Par une curieuse ironie de l’histoire, l’alliance que devait conclure l’Allemagne avec le Japon allait pousser Chiang Kai-shek dans les bras des Alliés, de sorte que la Chine se retrouverait, pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans le camp opposé aux pays fascistes qu’elle avait cherché un moment à imiter. En dépit des liens du Guomindang avec l’Union soviétique puis avec le IIIe Reich, la Chine constitua un refuge important pour ceux qui fuyaient ces régimes totalitaires – Russes blancs et Juifs –, du moins jusqu’à l’occupation japonaise.
La reconstruction rurale
69De 1927 à 1937, pendant la « décennie nationaliste », on trouva partout en Chine des manifestations complexes de l’influence étrangère, dont le Mouvement Vie nouvelle et les Chemises bleues ne sont que deux aspects. Fort différent fut par exemple le travail de reconstruction rurale entrepris notamment par James Yen, un Sichuanais ayant étudié à Hong Kong et aux États-Unis. Il avait été employé par le YMCA pour apprendre à lire et à écrire aux travailleurs chinois partis en France pendant la Première Guerre mondiale, et il rédigeait les lettres que ces derniers envoyaient chez eux. De retour en Chine, il joua un rôle fondamental dans l’élaboration et la direction d’un projet expérimental destiné à alphabétiser succinctement des villages situés dans le comté de Ding, au nord du pays, et à y apporter des notions d’hygiène, quelques techniques agricoles et un certain degré d’autogestion. Il leva des capitaux auprès de ses contacts américains.
70Le projet Dingxian (comté de Ding) participait d’un mouvement hybride de reconstruction rurale appelé Mouvement pour l’éducation des masses. D’inspiration confucéenne et chrétienne, il était financé par des fonds étrangers – les organisations philanthropiques américaines en particulier répondirent à l’appel de Yen – et administré par des Chinois. Mais ce projet et d’autres semblables qui mêlaient patriotisme et ouverture, et où religion et argent étrangers étaient trop présents, finirent, malgré leurs succès, par devenir inacceptables d’un point de vue politique. On ne peut nier pourtant, en dépit de l’indifférence provocatrice affichée par le projet Dingxian quant aux questions nationalistes, que les programmes qui seraient plus tard mis au point par les communistes chinois poursuivraient les mêmes buts que le Mouvement pour l’éducation des masses.
Le Guomindang, les communistes chinois et le Japon
71À la fin des années 1920, la présence japonaise en Mandchourie était déjà forte : on y trouvait des immigrants, différentes sociétés de chemin de fer, commerciales et industrielles, placées sous la direction de la Compagnie du chemin de fer du sud de la Mandchourie, un ministère des Affaires étrangères et une armée militante. Les Japonais n’étaient pas les seuls à entretenir des troupes en Chine. Plus de 20 000 soldats étrangers étaient stationnés à Shanghai et près de 50 navires mouillaient dans les environs. Mais le Japon était le plus déterminé à défendre ses intérêts : il était aussi le plus agressif. En 1927, au moment où Chiang Kai-shek marcha vers le Nord à la tête de son armée pour réunifier le pays, une série de violences antijaponaises se produisit à Hangzhou. Le Japon y répondit par des tirs de mitraillettes et l’envoi de navires de guerre, tout en faisant avancer ses troupes vers Shanghai – qu’il considérait comme son pré carré – pour bloquer l’avance de l’armée révolutionnaire. Chiang contourna le Shandong afin d’éviter l’affrontement avec les Japonais, provoquant la fureur de ses soldats, emplis d’un sentiment patriotique et peu disposés à accepter la présence d’armées ennemies sur leur sol.
72En 1931, les forces japonaises en Mandchourie saisirent la première occasion pour déclencher une campagne éclair qui balaya les troupes chinoises stationnées dans la région. Chiang, embourbé dans des affrontements politiques internes et à la recherche désespérée de soutien, demanda au warlord Zhang Xueliang (né en 1898) de ne pas combattre et de retenir ses propres armées, qu’il entendait garder en réserve pour écraser les communistes. Les Japonais finirent par prendre le pouvoir en Mandchourie, où ils établirent le Manzhouguo (pays des Mandchous). En 1932, ils y installèrent un dirigeant fantoche, le dernier empereur des Qing, Pu Yi (1906-1967), qu’on avait destitué enfant, en 1912. Les Japonais privèrent ainsi la Chine de sa souveraineté sur les trois provinces septentrionales, du nord de Pékin à la frontière soviétique.
73Les Chinois, outragés dans leur nationalisme, organisèrent des manifestations et des boycottages. À Shanghai, l’intensité du sentiment antinippon conduisit d’abord à un échange de tirs entre des soldats chinois et des marins japonais, puis, en 1932, à un bombardement des sections chinoises de la ville. Les Chinois répliquèrent avec une ardeur que peu attendaient, mais subirent des pertes importantes, tant civiles que militaires. Les puissances occidentales se lamentèrent et s’indignèrent devant les exactions nippones. Elles refusèrent de reconnaître la souveraineté de l’archipel sur la Mandchourie, mais ne prirent aucune mesure concrète pour expulser ou décourager les Japonais. Deux ans plus tard, le Japon marchait vers le Sud et s’approchait de Tianjin : ses troupes réussirent à affermir leur contrôle sur la région située au sud de la Grande Muraille sans rencontrer trop de résistance et conclurent, à leur net avantage, la trêve de Tanggu.
74L’expansion japonaise s’explique à la fois par des besoins croissants en ressources naturelles au moment où s’étendait la dépression économique mondiale et par l’incapacité de Tokyo à maîtriser certains aventuriers assoiffés de succès militaires installés en Chine. En outre, la période de tourmente politique que traversa le régime dans les années précédant la guerre déboucha sur une profonde aversion pour le communisme. Au même moment, un nouvel objectif se profilait : l’établissement d’une sphère de coprospérité en Asie de l’Est ; autrement dit, un empire japonais en Asie, capable d’affronter, puis d’éradiquer l’impérialisme blanc.
75À partir du milieu des années 1930, la situation ne cessa de se dégrader. Il était encore difficile de dire si l’antipathie croissante de Chiang Kai-shek à l’égard des communistes finirait par le pousser à accepter l’aide nippone. À la fin de 1935, Chiang surprit l’ensemble de l’opposition antijaponaise en faisant entrer dans son cabinet plusieurs hommes qui avaient étudié au Japon et lui étaient donc favorables. Il est peu probable qu’il ait vraiment eu l’intention d’arriver à une alliance, mais il espérait ainsi gagner du temps pour manœuvrer pendant que les négociations avec Tokyo continuaient.
76La Chine, tout assiégée qu’elle était, n’était cependant pas disposée à échanger un seigneur contre un autre. Une lettre écrite en 1936 de la Mandchourie occupée montre qu’elle pouvait être la vie sous la botte japonaise et met en lumière l’hostilité que beaucoup ressentaient à l’égard des collaborateurs ou « traîtres chinois ». L’auteur est un étudiant qui rentrait au pays au chevet de son père malade :
[...] Dans le train, je me rendis compte que j’étais suivi par un détective en civil, un traître chinois. Il s’assit à côté de moi et, affectant d’être un passager ordinaire, il me regardait et me parlait régulièrement. Nous commençâmes par converser de tout et de rien, avant de passer peu à peu à la situation en Chine et aux récents mouvements étudiants. Il continua son bavardage pendant tout le trajet. J’éprouvais pour lui une grande aversion, mais je devais faire semblant de m’intéresser à ses propos. À peine arrivé à Yingzhou, je fus arrêté par la police militaire [japonaise] qui me conduisit [...] au poste de police [...] J’y trouvai un tireur de pousse, jeune et costaud, qui avait été amené là avant moi. Il se tenait agenouillé, tapi comme une souris, écoutant un traître chinois l’insulter. Je crus au début qu’il avait commis un meurtre ou un crime très grave. Mais j’appris par la suite qu’il avait emmené une femme [une Japonaise] à une mauvaise adresse. Avant de le relâcher, ils le battirent comme plâtre et lui firent payer deux dollars d’amende.
La personne qui m’interrogea était un représentant typique du « peuple de la puissance amie » [c’est-à-dire les Japonais]. Il parlait un chinois parfait et me posa à peu près les mêmes questions que le détective dans le... train. Mais je dus cette fois indiquer par écrit le lieu où j’étais né, mon adresse et le nom de mes ancêtres sur trois générations. À la fin, son visage se fit plus grave et il me dit : « Vous êtes étudiant. Nous avons des universités au Manzhouguo, et elles sont gratuites. Pourquoi devez-vous partir étudier en Chine ? Bon, vous pouvez y aller à condition que vous nous fassiez un rapport mensuel sur le mouvement des étudiants chinois. Sinon, je considérerai que vous faites partie de ceux qui s’opposent au Manzhouguo et qui résistent [au Japon]7. »
77En Chine même, les communistes étaient assiégés. Encerclés par les nationalistes, ils durent abandonner leurs bases du Jiangxi pour entreprendre, en 1934-1935, la Longue Marche, une fuite en zigzag qui dura un an. La plupart des participants y laissèrent la vie, mais les survivants y acquirent un sauf-conduit révolutionnaire. Les communistes traversèrent des terrains extrêmement difficiles et perdirent pour un temps tout contact avec le monde extérieur, y compris Moscou. Cet isolement laissa supposer que, pour éviter de se retrouver marginalisés, il leur serait nécessaire d’établir des alliances, fût-ce au mépris de leurs convictions. Cela contribua aussi à la formation d’une idéologie et d’une stratégie indépendantes, plus adaptées aux conditions chinoises. À la fin de la Longue Marche, les communistes réinstallèrent leur état-major à Yan’an, au nord-ouest de la Chine, où ils demeurèrent jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
78En 1936, une résurgence de l’activisme nationaliste força Chiang Kai-shek à mettre provisoirement de côté la question communiste. Ce furent d’abord, dans tout le pays, une série de manifestations étudiantes, suivies de l’incident de Xi’an au cours duquel le warlord Zhang Xueliang enleva Chiang avec l’aide de ses propres officiers. Ils ne le relâchèrent qu’à la condition qu’il jure de s’allier avec le PCC contre le Japon. La réticence de Chiang à combattre les Japonais tant qu’il n’avait pas vaincu les communistes permit à ces derniers d’accuser les nationalistes d’un manque de patriotisme. Cette affirmation leur donnerait par la suite un avantage moral considérable dans la lutte pour le pouvoir.
79Au même moment, l’Union soviétique, de plus en plus alarmée par l’attitude agressive du Japon, comptait sur une Chine forte pour l’aider à combattre toute attaque contre son territoire. En novembre 1936, les inquiétudes russes grandirent lorsque l’Allemagne et le Japon signèrent un pacte anti-Komintern ; Staline redouta un temps que Chiang ne les rejoigne. Lors de l’incident de Xi’an, les Soviétiques craignirent que Chiang ne soit tué et remplacé par une personnalité encore plus favorable aux Japonais. Ils encouragèrent donc les communistes chinois à former une alliance antinippone avec le Guomindang. Les communistes acceptèrent ce second front uni en dépit de leur haine de Chiang : ils avaient désespérément besoin du soutien soviétique et avaient fait le pari – réussi, comme le prouva la suite des événements – qu’ils y gagneraient à long terme sur le plan de la politique intérieure. Au même moment, les dirigeants de Moscou assurèrent Chiang qu’ils feraient pression sur les communistes chinois pour empêcher qu’ils ne corrompent le gouvernement nationaliste.
80En 1937, le Japon déclara officiellement la guerre à la Chine. Des centaines de milliers de Chinois furent sauvagement exterminés au cours de l’assaut mené en décembre contre l’ancienne capitale de Chiang Kai-shek. Le massacre de Nankin marqua le début d’une période d’exactions militaires dont se ressentent encore aujourd’hui les relations sino-japonaises.
81Une fois la guerre déclarée, les Japonais s’emparèrent rapidement de Pékin, Tianjin, Shanghai et Nankin. Moins d’un an après, ils contrôlaient Wuhan, au centre du pays, Canton au sud-est et la plupart des villes industrielles. La Chine perdit énormément d’hommes, particulièrement à Nankin, et fut divisée en plusieurs zones occupées dirigées par des gouvernements fantoches ; on instaura une « Chine libre » basée à Chongqing, en amont du Yangzi jiang, dans la province du Sichuan. La mainmise japonaise sur les côtes coupa l’intérieur du pays du monde extérieur. La zone libre fut elle-même divisée entre nationalistes et communistes, et le pays se fragmenta de nouveau.
82La rapidité de l’avance japonaise était décourageante. Parfois pourtant, l’espoir surgissait. L’épouvantable massacre de Nankin donna un coup de fouet à la résistance chinoise pendant que quelques victoires remportées sur les Japonais, comme celle de Taierzhuang, dans le Shandong, en avril 1938, montrèrent que l’ennemi n’était pas invincible. En dépit de son impressionnante puissance militaire, il apparut que le Japon avait été animé d’une ambition démesurée. De plus, l’immense étendue de son empire et l’opiniâtreté du peuple chinois furent autant de facteurs qui rendirent la Chine impossible à conquérir, même par les moyens techniques japonais.
83Politiquement, la guerre fut menée sur trois fronts : entre les Japonais et les nationalistes, entre les Japonais et les communistes et entre les nationalistes et les communistes. L’alliance de surface conclue entre nationalistes et communistes prit fin en 1941, au cours d’un incident célèbre, lorsque les forces de Chiang Kai-shek se retournèrent à l’improviste contre leurs anciens alliés et massacrèrent une de leurs armées.
84Les intellectuels de toutes tendances étaient dans l’ensemble opposés aux Japonais. Certains jouaient cependant sur les deux tableaux. Malgré les interdictions promulguées des deux côtés, un commerce illégal se développa entre les zones libres et occupées. Le Japon troquait coton et autres marchandises importées contre de la nourriture et des matières premières pour son matériel militaire. Les militaires nationalistes chinois, parmi les plus engagés dans ce commerce, étaient en contradiction totale avec leur prétendu désir de servir leur pays. Ainsi, en 1944, le commandant des forces nationalistes de la province du Guangdong s’entendit-il avec les troupes d’occupation pour quelles épargnent les mines de charbon voisines, dans lesquelles il avait un intérêt financier. Il semble qu’il ait promis en retour de ne pas attaquer Canton, qui était aux mains des Japonais, car lorsque Chiang Kai-shek lui en donna l’ordre il refusa. Les exemples où l’intérêt financier prit le pas sur le patriotisme sont légion, et chacune des parties trouvait une bonne raison à ces compromis : les Chinois prétextaient une nécessité économique et les Japonais se persuadaient, non sans raison, qu’en commerçant avec l’ennemi ils contribuaient à le neutraliser.
85Un grand nombre de soldats nationalistes passèrent du côté japonais. Beaucoup furent intégrés dans les armées d’occupation des zones fantoches. On les employa dans les garnisons ou dans les patrouilles, ce qui libéra des troupes fiables pour le front. Certains déserteurs continuèrent ainsi de servir Chiang Kai-shek en combattant les communistes du côté nippon. Même au cœur de la guerre, Chiang resta en contact avec les commandants des armées fantoches et les Japonais. À la fin du conflit, certains militaires qui s’étaient battus du côté du Japon usèrent tout naturellement de leur position stratégique pour recevoir sa capitulation. Ils aidaient ainsi la cause nationaliste en évitant que les zones occupées ne tombent immédiatement entre les mains des communistes, qu’ils craignaient encore plus que l’ancien occupant.
86Le peuple était très hostile aux Japonais, mais de façon moins uniforme que la propagande patriotique a bien voulu le laisser croire. Ceux qui eurent à subir directement les brutalités nippones embrassèrent sans doute les idées nationalistes, mais la plupart cherchaient surtout à survivre aux exactions d’origines multiples. La conscience politique fut étonnamment ténue dans certaines régions. Même en 1948, après la fin de la guerre contre les Japonais et un an avant l’établissement de la République populaire, certains paysans de villages situés à 60 kilomètres de Chongqing, capitale des nationalistes pendant la guerre, savaient à peine qui étaient les dirigeants des deux camps et tout juste qu’il y avait eu une guerre civile : ils ignoraient à peu près tout de l’idéologie défendue par chacune des deux parties.
La Chine et les alliés occidentaux
pendant la Deuxième Guerre mondiale
87En occupant environ 40 % des forces militaires japonaises, la Chine soulagea grandement l’effort de guerre allié. Mais elle reçut peu en retour. Les conseillers allemands et italiens, omniprésents dix ans plus tôt, avaient disparu ; les échanges commerciaux avec les pays européens de l’Axe et les projets de développement industriel avaient périclité ou avaient été simplement interrompus. La Grande-Bretagne et la France, autrefois les premières puissances impérialistes de la région, devaient faire face à une situation trop tendue chez elles pour résister aux exigences japonaises en Asie. Tout le respect que pouvait encore porter la Chine aux principales nations impérialistes européennes disparut lorsque l’Angleterre abandonna successivement Singapour, la Malaisie, Hong Kong et la Birmanie aux Japonais, pendant que la France subissait l’occupation allemande. Après 1941, l’Union soviétique concentra tous ses efforts à repousser une invasion nazie. Les États-Unis observaient avec attention ce qui se passait en Chine et envoyaient des capitaux, mais apportaient l’essentiel de leur aide militaire à l’Europe.
88Ce n’est qu’après le bombardement de la flotte américaine à Pearl Harbor, à la fin de l’année 1941, qu’Américains et Chinois s’allièrent. Les États-Unis fournirent une aide matérielle et prêtèrent sans conditions des milliards de dollars à la Chine nationaliste. Ce désintéressement inhabituel était dû pour l’essentiel au fait que l’Amérique avait besoin, dans sa propre stratégie, que la Chine renforce ses défenses contre le Japon. De plus, les hommes au pouvoir à Washington continuaient à ne pas prêter foi aux bruits qui prétendaient que le gouvernement nationaliste avait détourné l’aide qui leur était adressée. Il était clair que la situation avait évolué d’une guerre mondiale à l’autre. Chiang Kai-shek avait certes besoin du soutien financier et matériel étranger, mais, à la différence d’un Yuan Shikai par exemple, il rejeta catégoriquement toute condition qui pouvait y être attachée. Les Alliés, qui recherchaient à tout prix son appui, ne purent faire autrement que de s’incliner.
89Les relations de Chiang avec les trois principaux conseillers militaires américains montrent que les Chinois avaient pris conscience qu’ils étaient désormais en position de force. Claire Chennault, un ancien de l’armée de l’air américaine, fut un conseiller de Chiang dès 1937. Convaincu de la supériorité de l’aviation, il fit en sorte que la Chine puisse acquérir les appareils américains qui n’étaient pas directement destinés aux Alliés. Ses Tigres volants, une force de combat et d’entraînement constituée d’aviateurs américains, remportèrent quelques batailles décisives contre les Japonais, bien que leurs efforts pour former des pilotes chinois aient obtenu un succès plus mitigé. Le général Joseph Stilwell, quant à lui, fut beaucoup moins apprécié de Chiang. Le président Roosevelt l’avait nommé pour commander les troupes américaines combattant en Chine, en Birmanie et en Inde, et pour faire la liaison avec le Guomindang sur les questions de stratégie et d’approvisionnement en matériel. Stilwell, qui ne partageait pas l’avis de Chennault sur les mérites comparés de la guerre aérienne et de la guerre terrestre en Chine, insista pour que Chiang coopère avec les forces alliées en envoyant ses meilleures troupes combattre les Japonais. Le chef des nationalistes, qui gardait toujours à l’esprit la menace communiste, se montra peu disposé à l’écouter. L’indépendance d’esprit de Stilwell et son franc-parler au regard du pouvoir, qui contrastaient avec la plus grande souplesse et les exploits pleins de panache des Tigres volants, lui aliénèrent Chiang. Ce dernier rejeta la demande de Roosevelt de nommer Stilwell à la tête de toutes les troupes chinoises et exigea son remplacement. Après une série d’échanges acerbes, Roosevelt céda et envoya le général Albert Wedesmeyer à la place. L’expérience acquise en Allemagne dans sa jeunesse et son bon caractère furent appréciés. C’est de cette époque que date l’habitude américaine de rechercher le compromis avec les nationalistes, stratégie qui devait continuer d’influencer toute la politique générale dans les décennies d’après-guerre.
90Au cours de la réunion du Caire à la fin de 1943, le premier ministre britannique Winston Churchill et le président américain Franklin Delano Roosevelt acceptèrent le principe d’un retour du Manzhouguo et de Taiwan à la Chine après la guerre. Mais le pacte de neutralité soviéto-japonais conclu deux ans plus tôt, qui reconnaissait notamment l’indépendance du Manzhouguo, faisait douter que cette résolution puisse être un jour vraiment appliquée. Après l’invasion allemande, les Soviétiques modifièrent leurs alliances. Ce n’est pourtant qu’à Yalta que l’URSS accepta de participer à la guerre dans le Pacifique : on était alors à trois mois de la défaite allemande, qui semblait déjà imminente. Jusque-là, les Soviétiques avaient limité leur contribution à demander instamment aux communistes chinois de laisser de côté leurs différends avec les nationalistes pour occuper le Japon et l’empêcher d’attaquer l’URSS.
La culture de guerre
91Pendant la guerre, la vie culturelle fut profondément changée par le but fixé : l’union de toute la nation pour résister au Japon. Les hommes et les femmes qui s’étaient battus pour les idéaux du 4 mai, mais qui avaient perdu espoir devant l’orientation autoritaire du régime pendant les années 1930, eurent le sentiment qu’en dépit de toutes les souffrances qu’elle apportait la guerre était la réponse à certains problèmes impossibles à résoudre jusque-là. Les œuvres de propagande en faveur de la résistance représentaient une arme clé contre l’occupation japonaise et pouvaient aussi servir à repenser la culture moderne. Les intellectuels inscrivirent de la sorte leur travail dans un contexte patriotique et se rapprochèrent ainsi de nouveau du peuple, dont ils avaient eu tendance à s’éloigner à mesure qu’ils assimilaient des connaissances et des valeurs étrangères.
92La propagande s’inspirait de ce qui se faisait à la fois en Chine et à l’étranger. Elle prit des formes variées, mais les pièces de théâtre à contenu didactique étaient particulièrement appréciées. Déjà avant la guerre, certains programmes, comme le Mouvement pour l’éducation des masses de James Yen, y avaient eu recours pour promouvoir le changement social. Les rôles étaient tenus par des paysans dans des pièces écrites sur mesure pour un public rural, peu concerné par les spectacles raffinés prisés des citadins. Pendant la guerre, la propagande se servit, non sans subtilité, de cet outil à l’efficacité éprouvée. Les versions théâtrales des comptes rendus de journaux donnaient les meilleurs résultats, car elles alliaient divertissement et renseignements sur l’actualité, présentés dans une rhétorique patriotique. On adaptait aussi beaucoup la production étrangère.
93Les dessins satiriques connurent également un franc succès. Ils étaient souvent inspirés des caricatures occidentales. La satire était pratiquée dans la peinture chinoise depuis très longtemps ; l’artiste « excentrique » Luo Ping (1733-1799) en avait été un des représentants les plus connus. À partir de la fin du XIXe siècle, avec l’émergence d’une presse quotidienne et périodique, ce type de dessins recommença à constituer une forme d’art influente. Ils s’inspiraient, tant au point de vue du graphisme que sur le plan des sujets, d’artistes japonais tels que Katsushika Hokusai (1760-1849) ou occidentaux comme Francisco de Goya (1746-1828), qui avait peint les splendeurs et les misères des guerres napoléoniennes en Espagne ; George Grosz (1893-1959), l’un des chroniqueurs de la montée du nazisme ; Käthe Kollwitz (1867-1945), dont les gravures sur bois témoignaient d’une conscience sociale radicale et que Lu Xun, l’un de ses grands admirateurs, contribua à faire connaître en Chine ; David Low (1891-1963), enfin, réputé pour ses commentaires sur les questions internationales en général et sur les conditions en Asie de l’Est en particulier.
94Pendant la guerre, les caricaturistes furent placés devant le dilemme habituel : leur technique était largement influencée par l’étranger, mais, dans la mesure où ils poursuivaient un but patriotique, ils devaient s’orienter vers un style purement chinois. Ils avaient conscience qu’il leur fallait, non pas imiter l’Occident, mais adapter certaines de ses idées en incorporant par exemple des éléments d’art indigène dans leurs travaux.
95Comme les dessinateurs satiriques, les musiciens et compositeurs avaient trouvé une nouvelle fonction. Au début du siècle, la musique européenne, étroitement liée à la politique, avait offert aux jeunes Chinois une solution de rechange séduisante à la tradition classique. Mais, plusieurs décennies après le Mouvement du 4 mai, les musiciens consacraient toute leur énergie à créer et à jouer des chants patriotiques qui mêlaient les cultures musicales occidentale et chinoise, combinant par exemple les sonorités martiales des hymnes chrétiens avec certaines chansons folkloriques.
96L’effort de guerre donna un nouvel élan aux écrivains engagés. La culture était devenue une arme politique, ce qu’entérina Mao Zedong dans ses Entretiens de Yan’an sur l’art et la littérature en 1942, en déclarant quelle serait dorénavant au service de la révolution nationale. Il apparut encore plus clairement que dans les années 1930 que cela signifierait la disparition des influences culturelles étrangères.
Les conséquences de la guerre
97L’efficacité de la propagande nippone contre l’impérialisme blanc accéléra la disparition de la puissance et du prestige de l’Occident dans toute l’Asie. En Chine, dans les régions occupées, les Japonais internèrent les résidents étrangers, mettant brutalement fin au traitement de faveur auquel ils avaient eu droit jusque-là. Ailleurs, l’exterritorialité fut supprimée officiellement par consentement mutuel en 1943, bien que les Américains aient continué d’en bénéficier dans les faits jusqu’à la fin des hostilités. Par la suite, les puissances ne devaient jamais retrouver un plein contrôle sur leurs anciennes sphères d’influence, en dépit du fait que Hong Kong et Macao sont restées 50 ans encore sous la domination britannique pour l’une et portugaise pour l’autre. Après 1945, la Corée et Taiwan échappèrent au Japon, alors que dans les colonies européennes en Asie du Sud-Est la fin de l’occupation nippone ouvrit la voie aux combats pour l’indépendance.
98Les premières salves annonciatrices de la guerre froide furent tirées pendant la guerre civile chinoise, qui opposa le Guomindang aux communistes et commença peu après la reddition du Japon en 1945. Soutenus l’un par les États-Unis et les autres par l’URSS, les adversaires s’accusaient mutuellement d’être des instruments de l’impérialisme étranger. Les communistes chinois n’étaient pas encore sûrs de pouvoir compter sur un important appui soviétique. Ils le souhaitaient et en avaient besoin, mais préparaient toutefois le terrain pour une future déclaration d’indépendance. Cette année-là, le PCC affirma que l’interprétation maoïste du marxisme était la plus adaptée aux conditions chinoises, indiquant ainsi qu’il s’apprêtait à proclamer son autonomie idéologique. Il est difficile de lui reprocher de s’être interrogé sur la valeur de l’attachement de l’URSS à la solidarité communiste internationale, quand un mois plus tard Moscou signait un nouveau traité avec les nationalistes.
99Dans ce climat incertain, les communistes chinois avaient essayé de trouver d’éventuelles solutions de rechange et s’étaient tournés vers les États-Unis en leur proposant une alliance. Mais ils ne voulaient négocier que sur un pied d’égalité et une fois que la souveraineté territoriale chinoise aurait été reconnue. L’administration Truman ne montra que peu d’intérêt à la Chine. Les communistes n’eurent donc d’autre choix que d’attendre l’aide de Moscou, même si Staline, étrangement, attendit d’avoir la certitude que les communistes l’emporteraient avant de dénoncer le récent traité conclu avec les nationalistes. Jusqu’en décembre 1948, les Américains continuèrent de verser de l’argent au Guomindang et de lui fournir du matériel militaire, comme ils l’avaient fait depuis Pearl Harbor. Pourtant, les signes que les nationalistes avaient perdu tout soutien populaire et que la victoire communiste était imminente se faisaient de plus en plus évidents.
100L’attitude des États-Unis contribua à renforcer un antiaméricanisme qui s’étendait bien au-delà des cercles communistes. On critiquait en général l’hypocrisie des Américains, qui voulaient faire croire qu’ils jouaient un rôle de médiateur pour aider à la pacification et à la réunification chinoise, mais qui contribuaient avec ardeur à l’effort de guerre du Guomindang et rendaient possible la poursuite de la guerre civile. Cependant, les Chinois avaient d’autres sujets d’inquiétude : ils étaient de plus en plus nombreux, à titre individuel et dans la presse, à redouter que le soutien américain au gouvernement de Chiang Kai-shek n’amène leur pays à se retrouver, bon gré mal gré, du côté des États-Unis dans la guerre froide qui se préparait. La Chine voulait avoir la possibilité de défendre une position indépendante. Pour beaucoup, les liens qui unissaient les nationalistes aux Américains sous-entendaient d’abord que la politique menée par Washington déciderait du sort de la nation et risquaient ensuite d’ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire de l’impérialisme étranger en Chine. Le comportement souvent cavalier des Américains ne fit rien non plus pour leur gagner les faveurs des patriotes chinois. En 1946, le viol perpétré par deux marines sur un étudiant de l’Université de Pékin appartenant à une puissante famille devint une cause nationale.
101Après 1945, la méfiance fut alimentée par la volonté des États-Unis de reconstruire l’économie nippone. Les Chinois redoutaient que cela n’entraîne une résurgence du militarisme dans l’archipel et estimaient qu’une alliance américano-japonaise ne pourrait leur être que néfaste. Plusieurs scénarios furent élaborés, dans lesquels on prévoyait que le Japon, réarmé avec l’aide américaine, renverrait des troupes en Chine soit pour combattre le communisme, soit pour lutter contre l’Union soviétique. Après tout ce que le pays avait enduré, cette perspective n’était guère réjouissante.
102Les patriotes chinois s’alarmèrent également de voir les soldats américains se multiplier à Taiwan, où le Guomindang installa son gouvernement en exil dès que la défaite parut inévitable, à la fin des années 1940. Même les journaux indépendants attirèrent l’attention sur l’intérêt croissant des Américains pour Taiwan. Ils déclarèrent qu’il était impossible que file, redevenue chinoise après 50 ans d’occupation japonaise, passe de nouveau aux mains d’une tierce puissance. Si la Chine avait jadis eu de la sympathie pour les Américains qui avaient secoué le joug britannique et avaient en Asie une réputation de philanthropes, cette sympathie s’effritait à mesure que les États-Unis se voyaient attribuer le titre, fort peu enviable, de première puissance impérialiste en Chine.
La fin de la domination étrangère
103En 1949, les communistes remportèrent la guerre civile. En proclamant « Le peuple chinois s’est levé : la nation chinoise plus jamais ne sera insultée », Mao annonça l’établissement de la République populaire de Chine8. Le nouveau gouvernement entreprit de réaliser certains de ses objectifs longtemps reportés. L’abolition des privilèges étrangers avait été une des principales demandes du Mouvement du 4 mai. Les industries, missions et commerces étrangers ne cessaient de rappeler par leur présence l’époque de la domination occidentale. À la fin de 1949, outre la nécessité de donner une nouvelle image à la Chine, Mao et son gouvernement devaient faire face à la tâche titanesque de la reconstruction. D’un côté, ils avaient conscience qu’ils risquaient de pervertir le mouvement révolutionnaire en continuant de faire appel aux étrangers, dont beaucoup n’avaient pas changé d’attitude à l’égard de la Chine. De l’autre, ils reconnaissaient qu’il serait contre-productif d’expulser précipitamment tous les étrangers. Ils firent donc appel aux compagnies étrangères pour maintenir les principaux services et infrastructures – tels que l’électricité et les télécommunications à Shanghai –, tout en les utilisant comme boucs émissaires au regard des opposants au régime. Ils virent aussi dans cette façon de faire la possibilité à court terme d’économiser des capitaux et de préserver des emplois. Dans leur manière de traiter les étrangers, les communistes surent donc faire la part entre le passé impérialiste et les intérêts du présent, et agirent en fonction des derniers.
104Les Chinois qui vivaient dans les ports ouverts et étaient habitués à évoluer parmi les Occidentaux représentaient pour le nouveau régime un groupe dont la fidélité était incertaine. Une grande partie de la main-d’œuvre citadine, essentielle au succès de la révolution, relevait de cette catégorie. Pour les placer sous son contrôle, le gouvernement encouragea les employés des entreprises étrangères à exprimer leur ressentiment à l’égard de leur patron et ne les poursuivit que rarement dans les cas de conflits sociaux. Il ne se priva pas de rendre publics les cas où les étrangers étaient accusés d’avoir maltraité des Chinois afin de révéler au grand jour le sentiment de supériorité qui animait les impérialistes.
105La condescendance manifestée par les missionnaires avait toujours été un point sensible dans les relations avec la Chine : le jour du jugement était à présent venu. Le nouveau gouvernement autorisait encore les religieux à rester à condition qu’ils fournissent l’enseignement technique et des langues étrangères dont le pays avait besoin ou qu’ils fassent financer leurs établissements par des fonds étrangers. L’État chinois pourrait ainsi s’épargner quelques dépenses jusqu’à ce que les écoles soient intégrées au système d’éducation nationale. Cependant, la tolérance des communistes avait ses limites : les catholiques étaient particulièrement mal vus, car leurs missions avaient été entreprises dans un but d’évangélisation, alors que les protestants avaient entrepris des actions à caractère éducatif et humanitaire. Et le fait que les catholiques avaient depuis toujours la réputation de dépendre d’une autorité extérieure ne faisait que renforcer les soupçons. De plus, certains étaient devenus de riches propriétaires terriens et avaient aidé à mettre sur pied le système foncier que le nouveau gouvernement voulait abolir. Enfin, en insistant sur le célibat, les prêtres se voyaient accuser de vouloir dépeupler la Chine. Ce dernier reproche était particulièrement injuste si l’on compare les convictions catholiques sur la contraception et la politique chinoise à venir en matière de contrôle des naissances. Quoi qu’il en soit, lorsque le régime se mit à limiter les activités des missionnaires étrangers, les catholiques furent les premiers visés.
106Les communistes entreprirent la reconquête du terrain culturel par petites touches discrètes mais significatives. Un journal de juillet 1949 ayant déclaré que le recours à l’anglais (habituel par exemple sur les factures d’électricité, car la compagnie était étrangère) « trahissait une influence coloniale », ils exigèrent l’utilisation du chinois dans toute communication ou tout document administratif9. Les étrangers découvrirent que les entretiens officiels devraient dorénavant se faire par l’intermédiaire d’un interprète, que cela soit nécessaire ou non. Les organismes qui, comme le service des douanes, employaient des étrangers ne parlant pas un mot de mandarin durent faire appel à des locaux. De nombreuses personnes se retrouvèrent donc brusquement sans emploi et contraintes de quitter le pays. Dans le même ordre d’idées, les nouvelles autorités entreprirent de contrôler l’importation de films étrangers. Mais cette mesure ne fut pas très bien reçue, et il fallut du temps avant que les films soviétiques n’attirent autant de monde que les productions hollywoodiennes autrefois.
107Certains diplomates qui avaient été accrédités par les nationalistes demeurèrent en poste après 1949, mais les communistes refusèrent de reconnaître le statut diplomatique ou les privilèges spéciaux dont ils jouissaient jusqu’alors. La Grande-Bretagne, poussée par des intérêts commerciaux, nourrissait encore des espoirs quant au marché chinois : elle fut donc une des premières nations à reconnaître la République populaire. Quant aux Américains, ils n’avaient pas assez d’affaires en Chine pour contrebalancer l’anticommunisme croissant aux États-Unis, que continuait de manifester l’administration Truman. Les diplomates furent rappelés à Washington au début des années 1950. Peu de temps s’écoulerait avant que d’autres Américains reviennent pour combattre les troupes chinoises en Corée.
108La confiance en soi dont fit preuve le gouvernement de la République populaire fut l’aboutissement logique du processus d’évolution du nationalisme amorcé une cinquantaine d’années plus tôt. Au tournant du XXe siècle, il avait semblé à beaucoup qu’il fallait à tout prix s’inspirer des méthodes étrangères : il en allait de la survie nationale. Après 1919, la cohabitation entre occidentalisation et nationalisme était devenue beaucoup plus ambiguë. Après 1925, aucun patriote n’aurait pu prôner l’occidentalisation. En 1949, les Chinois avaient atteint leur but révolutionnaire, qui était de mettre fin à la domination étrangère à l’ancienne, et entrepris de donner un style typiquement chinois à la nouvelle République populaire.
Notes de bas de page
1 Shanghai Students’Union (Syndicat des étudiants de Shanghai), The Students’ Strike : An Explanation, pamphlet publié en anglais en 1919 et cité par Chow Tse-tsung, The May Fourth Movement, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1960, p. 93.
2 Daqing Lichao Shilu, Guangxu, 371, 7a, cité par Jonathan D. Spence, Gate of the Heavenly Peace: The Chinese and Their Revolution, 1895-1980, New York, Viking, 1981, p. 14.
3 Traduit par C.T. Hsia dans « Yen Fu and Liang Ch’i-ch’ao as Advocates of New Fiction » (« Yen Fu et Liang Chi-chao, avocats de la nouvelle ficfiction »), in Adele A. Rickett (dir.), Chinese Approaches to Literature from Confucius to Liang Ch’i-ch’ao, Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 230-232, cité par Leo Lee, « Literary Trends I: The Quest for Modernity, 1895-1927 », in The Cambridge History of China, vol. 12, 1re partie, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 455.
4 Zou Rong, The Revolutionary Army, p. 24, traduit par John Lust, La Haye et Paris, Mouton & Co, 1968, p. 81.
5 Qu Qiubai, Wenji (« Recueil d’œuvres littéraires »), 4 vol., Pékin, 1954, p. 1, 23, traduit par Tsi-an-Hsia, Gates of Darkness: Studies of the Leftist Literary Movement in China, Seattle, University of Washington Press, 1968; cité sous une forme modifiée par Spence, Gate of the Heavenly Peace, p. 135
6 Cette citation est un agrégat de deux, reprises par Lloyd L. Eastman, The Abortive Revolution: China Under Nationalist Rule, 1827-1937, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1974, p. 68. Les citations sont tirées de « Xin Shenghuo Yundong zhi yaoyi » (« Informations essentielles sur le Mouvement Vie nouvelle »), compilées par Xin Shenghuo Congshu She (Société pour la collecte d’informations sur [le Mouvement] Vie nouvelle), Nankin, 1935, p. 111 ; et Iwai Eiichi, Ranisha ni kansuru choosa (« Enquête sur les Chemises bleues »), réalisée par le Département de recherche du ministère des Affaires étrangères, estampillée « secret » (1937), p. 37-38.
7 « A Letter from the Northeast » (« Une lettre du Nord-Est »), citée dans One Day in China : May 21st, 1936, traduction, édition et introduction de Sherman Cochran et Andrew C.K. Hsieh, avec Janis Cochran, New Haven, Yale University Press, 1983, p. 207-208.
8 Mao Zedong, « Le peuple chinois s’est levé », in Œuvres choisies de Mao Tsetung, Pékin, Presse des langues étrangères, 1977, vol. 5, p. 15-18.
9 Dagongbao, 24 juillet 1949, traduit dans China Press Review, vol. 939 (28 juillet 1949), cité par Beverley Hooper, China Stands Up : Ending the Western Presence, 1948-1950, Sydney et Londres, Allen et Unwin, 1986, p. 74.
Notes de fin
1 Sun Yat-sen est l’appellation cantonaise de Sun Wen. Elle est retenue ici, car c’est la plus connue en Occident. Il en va de même pour Chiang Kai-shek, dont le nom en mandarin est Jiang Jieshi. Chiang était le jeune beau-frère de Sun : ils avaient épousé deux des sœurs Song (NDT).
2 Le titre de la revue était en chinois, Xinqingnian, et le sous-titre en français (NDT).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
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1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
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2000