Chapitre 5. Boucliers et poignards, 1860-1914
p. 189-234
Texte intégral
Les étrangers exploitent nos faiblesses pour exporter leurs produits... Les bureaux de notre propre gouvernement emploient du personnel étranger, nos usines des ouvriers étrangers, nos écoles des enseignants étrangers. L’influence européenne est partout... Où se trouve notre âme ? Dans la résistance à l’insulte étrangère et l’amour de ceux de notre race. Quelle conduite adopter ? Mettre en commun nos résolutions et aiguiser nos talents... Si nous faisons cela, alors nous l’emporterons sur les étrangers, alors nous survivrons dans la bataille internationale.
(Inscription figurant sur une stèle de la Guilde des travailleurs du bâtiment. Début du XIXe siècle1.)
1Le demi-siècle qui suivit la convention de Pékin de 1860 ne fut pas une période heureuse pour la Chine. Sur le plan intérieur, les Qing finirent par mater une série de rébellions importantes, mais abandonnèrent en échange leur pouvoir militaire aux potentats provinciaux et à leurs armées locales. Bien que ces seigneurs régionaux ne se soient pas immédiatement retournés contre le gouvernement central, la centralisation de l’autorité politique prit fin avec la délégation de la direction militaire. Au même moment, le peuple chinois commença d’avoir des exigences croissantes en matière de participation à la vie politique, ce qui devait sonner le glas du système impérial en 1911. Parallèlement, les relations avec l’extérieur s’étaient modifiées : les étrangers, à la fois la cause et les bénéficiaires des faiblesses politiques, s’étaient infiltrés partout. Le commerce international avait décollé, alors que les missionnaires chrétiens s’étaient dispersés dans tout le pays, invitant à une remise en question des modèles économiques et socioculturels traditionnels. Ce fut également l’époque de la politique de la canonnière, pendant laquelle les puissances menacèrent régulièrement de déclencher une guerre si la Chine ne respectait pas ses marques. Bien que le pays ne soit pas devenu une colonie à proprement parler, comme l’Inde ou l’Indonésie hollandaise, l’indépendance semblait être tombée dans l’oubli.
2La Chine était pourtant collectivement déterminée à ne pas laisser les choses aller trop loin. Les guerres étrangères avaient plus que jamais remis à l’ordre du jour les propositions de réforme précédentes : l’effet fut galvanisant. Si le pays était désormais tenu de suivre des règles légales précises dans la conduite de ses relations internationales, il s’agissait alors de découvrir de quelles lois il était question et de les utiliser à son propre avantage. S’il fallait répondre à la force par la force, la Chine se procurerait ou mettrait au point le plus rapidement possible la technologie nécessaire et ferait appel à l’aide étrangère tant quelle pourrait garder le contrôle de l’ensemble.
3À partir de 1860, la quête pour l’autodétermination connut un regain d’énergie à tous les échelons de la société. Bien que toutes les stratégies n’aient pas aussi bien fonctionné, que les discussions sur la meilleure façon de procéder aient souvent freiné le progrès et que la situation ait commencé par empirer avant de s’améliorer, le pays était sur une nouvelle voie. La principale caractéristique de cette période ne fut pas tant l’hostilité manifestée à l’égard des étrangers que l’utilisation qu’on tenta de faire de ce qui venait d’ailleurs : d’un côté, on adapta idées, outils et techniques pour montrer la richesse et la puissance chinoises (fuqiang), et de l’autre, on utilisa les étrangers pour les dresser les uns contre les autres et éviter qu’ils ne s’unissent contre la Chine (yi yi zhi yi). Cette tactique devait théoriquement permettre à la Chine de retrouver sa place sur la scène internationale, ainsi que le respect et l’estime d’elle-même, que les étrangers avaient bafoués.
4Ce chapitre étudie la période située entre la convention de Pékin en 1860, qui marque un tournant dans les rapports avec les nations occidentales, et l’éclatement de la Première Guerre mondiale en Europe en 1914, qui correspond à un changement dans les relations de la Chine avec le monde occidental et dans le regard quelle porte sur ce dernier. Trois facteurs ont mis fin aux illusions des Chinois qui avaient autrefois tant souhaité imiter l’Occident : l’ascension politique du Japon, l’exceptionnelle brutalité de la guerre et les accords de paix, qu’on jugeait d’une iniquité criante. En conséquence, les intellectuels redoublèrent d’efforts créatifs pour tenter de repenser la civilisation chinoise et la place de la Chine dans le monde. Ce sera l’objet du prochain chapitre, car ces événements s’inscrivent dans un continuum complexe qui se poursuivit bien après 1914.
Du déclin à la chute
5Les traités de 1858-1860 modifièrent les relations de l’empire avec les puissances occidentales, puis plus tard avec le Japon, de manière beaucoup plus profonde que ceux qui avaient suivi la première guerre de l’Opium. Parmi les principales conséquences à long terme, directes ou indirectes, figurent plusieurs points : l’extension des communautés et concessions étrangères à de nombreuses grandes villes de Chine situées sur la côte ou le long des fleuves ; la fin de l’interdiction de l’émigration chinoise – qui n’avait toutefois guère été appliquée, comme on l’a vu ; la liberté d’action des missionnaires chrétiens ; la très forte croissance de la consommation d’opium et de la culture du pavot à l’intérieur du pays, qui réduisit la production alimentaire et eut de graves effets sur la société chinoise ; les débuts de l’industrialisation et les transformations inexorables du système éducatif.
6Après 1860, le régime se montra conciliant envers les puissances, car son objectif le plus pressant était d’éliminer les différents groupes de rebelles pour réaffirmer son contrôle sur le territoire : les Taiping au sud et au centre, les Nian au nord, les minorités ethniques miao dans le Guizhou et les musulmans dans le Yunnan et au nord-ouest. De larges portions du pays étaient en proie à une quasi-guerre civile et, bien que la menace extérieure fût constante, la restauration de la paix intérieure était prioritaire. Le but fut atteint dans les années 1880. À l’empereur Xianfeng, d’une xénophobie agressive, succéda en 1861 son fils de cinq ans. Sa mère, la concubine impériale Cixi (1835-1908), assura la régence avec une autre impératrice quelle évinça rapidement : elle contrôlait la succession avec une telle poigne quelle eut, pendant les 48 ans qui suivirent, jusqu’à sa mort en 1908, les pleins pouvoirs à titre d’impératrice douairière. Politicienne habile, elle s’efforça pendant la première moitié de son règne de maintenir un équilibre entre les volontés réformatrices des responsables provinciaux progressistes, qui avaient acquis une certaine influence grâce à leur victoire sur les Taiping et s’intéressaient vivement à la technique étrangère, et les successeurs de la faction des lettrés, xénophobes pour la plupart, qui avaient réussi à entraîner le pays dans la première guerre contre les puissances. Plus tard, cette recherche de compromis céderait la place à un conservatisme réactionnaire dans lequel Cixi verrait sa planche de salut.
7La Chine avait régressé en matière de politique extérieure dans les années 1860, 1870 et 1880. Les Russes avaient pris le contrôle d’une partie de l’Asie centrale, les Britanniques manifestaient le désir d’étendre leur empire au-delà de leurs colonies de l’Inde et du Népal et menaçaient la mainmise établie par les Qing sur le Tibet, les Français commençaient à s’avancer dans la région du Viêt Nam moderne et les Japonais s’infiltraient peu à peu dans les îles Liuqiu, à Taiwan et en Corée. En 1884, la Chine fut battue par la France ; cette défaite fut suivie, une décennie plus tard, par une autre, contre le Japon cette fois, qui imposa le lourd traité de Shimonoseki (1895). Ce second revers renforça considérablement les appréhensions chinoises et mit fin à l’idée que le Japon n’était qu’une petite constellation évoluant dans l’orbite de la civilisation chinoise. À la suite du traité, les investissements étrangers en Chine prirent de telles proportions que ceux qui s’y opposaient pouvaient à juste titre affirmer que le régime s’était à moitié hypothéqué auprès des puissances. Beaucoup craignaient que le pays ne finisse par perdre son indépendance et par être « découpé comme un melon » par les autres nations, qui envisageaient d’ailleurs ouvertement cette possibilité dans les journaux publiés dans les ports de traité.
8En 1900, l’impératrice douairière se lança dans le soutien à la rébellion des Boxers, violemment xénophobes. Elle vit dans ce sursaut d’énergie populaire la dernière chance de sauver à la fois le pouvoir des Qing et la nation chinoise. Les événements de 1900 provoquèrent au sein du peuple un sentiment d’hostilité envers les étrangers, ainsi que de la colère par rapport à l’incapacité du régime à les maîtriser. Plus personne ne doutait que de grands bouleversements étaient imminents. Le patriotisme était toujours une force motrice du changement, mais il était maintenant surtout orienté contre la dynastie au pouvoir. Pour se défendre, les Qing introduisirent dans la première décennie du siècle des réformes radicales sur les plans institutionnel, de l’enseignement et de l’armée. Ils commencèrent également à mettre en place des assemblées représentatives et une constitution semblable à celle du Japon de 1ère du Meiji, que beaucoup considéraient avec respect depuis la défaite chinoise. Mais les réformes étaient trop timides, trop tardives et, ironie du sort, elles renforcèrent les opposants quelles étaient censées désarmer.
9L’empire des Qing tomba finalement en 1911 et fut suivi d’une république encore largement aux mains des intérêts étrangers. Il fallut à la Chine beaucoup de temps, plusieurs guerres et révolutions pour recouvrer sa puissance d’antan et occuper la même place que les autres puissances mondiales. Rétrospectivement, nous voyons pourtant que le sort de l’impérialisme en Chine avait été scellé dès le tournant du siècle, même s’il était difficile d’en interpréter les signes avant-coureurs : les germes de l’autodétermination avaient été plantés plusieurs dizaines d’années auparavant.
La présence étrangère
10Au XIXe siècle, la Chine occupait une place à part sur l’échiquier international : ce n’était pas une colonie, car les Qing étaient toujours au pouvoir ; cependant, après 1860, les enclaves étrangères dont on l’avait dotée avaient eu une influence significative sur la vie sociale, politique, économique et culturelle. Bien que la souveraineté chinoise ait été relativement préservée, les traités y taillèrent par la suite des brèches significatives en autorisant les étrangers à habiter en Chine, protégés par le régime de l’exterritorialité, selon lequel ils pouvaient vivre, faire des affaires et posséder des biens dans certains endroits, sans avoir à subir la juridiction des Qing.
11Dans les dernières années du siècle, le Japon et les puissances occidentales se battirent avec acharnement pour établir des sphères d’influence dans le pays. L’Angleterre réclama le moyen et le bas Yangzi jiang jusqu’à Shanghai ; la France, certaines parties du sud-ouest voisines de ses colonies indochinoises ; l’Allemagne, des régions situées à l’est de la Chine ; le Japon quant à lui demanda le sud de la Mandchourie, Taiwan et la Corée, et occupa les deux dernières entre 1895 et 1945 ; la Russie s’attribua le nord de la Mandchourie. Durant cette période, les puissances étrangères forcèrent effectivement la Chine à leur concéder une partie de sa souveraineté en leur accordant des baux et des concessions sur les chemins de fer, les mines et les forêts. L’Allemagne obtint un bail de 99 ans sur certaines parties de la province du Shandong, la Russie s’appropria pour une durée de 25 ans la péninsule du Liaodong, au sud de la Mandchourie, y compris les deux principaux ports de Port-Arthur et Dalian ; la France s’empara pour 99 ans du port de Guangzhouwan, en face de l’île de Hainan ; la Grande-Bretagne obtint de contrôler le port de Weihaiwei aussi longtemps que la Russie garderait Port-Arthur et les Nouveaux Territoires de Hong Kong, situés sur le continent chinois, après Kowloon, pour 99 ans, c’est-à-dire jusqu’en 1997.
12À la suite de cette « course à la concession », près de 100 ports chinois se retrouvèrent ouverts au commerce étranger sans pour autant que les étrangers soient toujours autorisés à y résider. Certains avaient été forcés à s’ouvrir par suite de la signature de traités ; la Chine en avait ouvert d’autres de sa propre initiative. Les règles variaient d’un port à l’autre. À Tianjin, Hankou et Canton par exemple, des « concessions » étaient louées par le gouvernement chinois aux gouvernements des autres pays, et les consuls, en tant que représentants officiels des résidents, pouvaient les sous-louer à des personnes privées. Ailleurs, et notamment à Shanghai, les concessions dont nous avons décrit les débuts dans le précédent chapitre, n’étaient pas louées, mais simplement désignées par traité comme lieux de résidence et de commerce étrangers. Les Chinois n’avaient en théorie pas le droit d’y posséder de terres, mais en réalité beaucoup en disposaient, parfois par l’intermédiaire d’un Occidental2.
13La rhétorique communiste chinoise devait plus tard accuser les ports de traité et plus particulièrement les concessions et communautés étrangères d’avoir ouvert des plaies béantes dans le paysage national et d’avoir hébergé les impérialistes, dont le but était d’empêcher la modernisation de la Chine. De récentes analyses suggèrent toutefois que ce discours a occulté au moins une partie de la réalité. Shanghai, qui fut d’abord le point central de la présence occidentale, puis le berceau de l’activisme révolutionnaire, prouve que les concessions contribuèrent de manière positive à certaines des grandes transformations du pays.
14Au fil du temps, un nombre considérable de Chinois vinrent s’installer dans ces zones : des réfugiés de guerre, de prétendus compradores, les héritiers de familles appartenant aux plus hautes classes. Ils recherchaient la protection de l’administration étrangère, la relative sécurité offerte par l’interdiction de l’armée chinoise de séjourner sur ces territoires et un emploi. Beaucoup commencèrent par travailler pour les firmes étrangères en pleine expansion, les aidant à s’introduire dans le marché chinois. Le commerce international connut un formidable essor, un nombre croissant de sociétés devinrent la propriété commune de Chinois et d’entrepreneurs étrangers, et des compradores, sans cesse plus nombreux, accédèrent à la gestion d’entreprises qui souhaitaient pénétrer le marché intérieur. Ces éléments permirent de familiariser les gens avec de nouvelles méthodes d’affaires. Au même moment fleurit une nouvelle classe urbaine d’entrepreneurs, négociants et commerçants, dont beaucoup ouvriraient bientôt leur propre affaire. Cette jeune bourgeoisie s’épanouit dans les premières décennies du XXe siècle, profitant du vide laissé par la faiblesse de l’État et du retrait de certains intérêts économiques étrangers par suite de la Première Guerre mondiale. L’influence de la nouvelle élite marchande fut considérable, bien que le nationalisme en pleine expansion ait critiqué ses liens étroits avec les étrangers. Au même moment, cependant, la création d’institutions publiques, comme les chambres de commerce, capables de s’interposer entre les citoyens ordinaires et l’État, fit naître une société civile ni contrôlée par les pouvoirs publics ni totalement privée.
15Certains Chinois cultivés qui recherchaient un emploi dans les secteurs modernes, gérés par les étrangers, restaient marqués par l’idée – propre aux classes supérieures traditionnelles – qu’ils étaient responsables du destin de la nation. Nombre d’entre eux s’intéressaient aux nouvelles industries de la presse et de l’édition, qui étaient aux mains d’étrangers que leur exterritorialité protégeait de tout risque de représailles lorsqu’ils critiquaient le cours des événements : ils ne s’en privaient d’ailleurs pas. Le Shenbao, journal en chinois fondé en 1872 et basé à Shanghai, était une de ces publications. Il montrait dans quelle mesure il était possible de renseigner sur l’actualité tout en influençant l’opinion publique – comme ce fut le cas au moment du développement du chemin de fer, auquel s’opposaient les conservateurs. Les intellectuels chinois s’inspirèrent de ces exemples pour créer un grand nombre de journaux et de magazines.
16Ces publications, qui circulaient au départ parmi les Chinois des concessions, furent distribuées rapidement bien au-delà. Elles comportaient des articles sur les idéologies étrangères, comme le marxisme et le républicanisme, ainsi que des nouvelles. Les informations et les opinions qui se répandaient ainsi sur une large échelle, sans émaner du gouvernement ni être contrôlées par lui, allaient vite se révéler profondément subversives pour l’ordre traditionnel.
17Le grand réformateur Liang Qichao (1873-1929) fut un des propagateurs les plus actifs des idées nouvelles. Pur produit du système éducatif traditionnel, Liang lança un certain nombre de périodiques ayant pour but d’étudier les problèmes de la Chine et de proposer des réformes dans les domaines de l’enseignement, des arts, de la littérature et de la structure politique. Ses opinions évoluèrent avec le temps, et il finit par promouvoir une constitution et même un Parlement chinois. Comme nous le verrons, c’est en partie sur ses idées que s’appuiera le Mouvement du 4 mai dans les années 1910 et 1920, ainsi que d’autres mouvements pour la démocratie.
18À la fin du siècle, les chemins de fer, le télégraphe et l’émergence d’une presse populaire avaient contribué à diffuser vers les régions intérieures de l’information sur la présence grandissante des étrangers en Chine. Les soldats des nouvelles armées, rentrés chez eux en permission ou disséminés dans la société une fois démobilisés, ainsi que les travailleurs des nouveaux complexes industriels qui s’édifiaient un peu partout, constituaient d’autres sources de renseignements. À partir de 1895 notamment, quand les étrangers purent créer leurs propres usines et entreprises industrielles dans les ports ouverts, un flot d’ouvriers faisaient la navette entre les grandes métropoles comme Shanghai et leur village natal dans la campagne environnante, où ils faisaient le récit de leur vie. Il n’y avait donc pour ainsi dire personne en Chine qui n’ait entendu parler des étrangers et de leur influence sur le pays.
19Les produits étrangers arrivaient même dans les endroits les plus reculés, comme le fit remarquer en 1895 Kang Youwei (1858-1927), un illustre intellectuel de l’époque :
En plus de dépenser 53 millions d’onces d’argent en cotons d’importation, nous achetons des produits de consommation courante tels que des tissus de soie lourde et légère, de satin, des lainages, de la gaze et du feutre ; des parapluies, des lampes, de la peinture, des valises et des sacoches ; de la porcelaine, des brosses à dents, du dentifrice en poudre, du savon, de l’huile pour les lampes. En produits alimentaires, nous achetons du café, des cigares des Philippines et de La Havane, des cigarettes et du papier à rouler, du tabac à priser et des liqueurs ; du jambon, de la viande séchée, des gâteaux, des bonbons et du sel ; et des médicaments – sous forme liquide, de comprimés ou de poudre – ainsi que des fruits frais et secs. Nous achetons également du charbon, du fer, du plomb, du cuivre, de l’aluminium et d’autres matériaux encore ; des ustensiles en bois, des horloges, des montres, des cadrans solaires, des thermomètres, des baromètres, des lampes électriques, des accessoires de salles de bain, des miroirs, des plaques photographiques et toutes sortes de gadgets amusants et malins. Plus les foyers en possèdent et plus les gens en veulent, de sorte qu’on trouve ces produits dans des endroits aussi perdus que le Xinjiang et le Tibet3.
20Le commerce extérieur ne représentait pourtant qu’une faible proportion de l’ensemble de l’économie chinoise, avec un chiffre d’affaires qui n’excéda jamais 10 % du produit national brut. Même plus tard au XXe siècle, le secteur moderne de l’industrie demeura relativement peu développé.
21Les comportements à l’égard des étrangers, de leurs produits et de leurs valeurs varièrent beaucoup en fonction de différences locales et régionales, du contact plus ou moins direct qu’avaient les gens avec eux, du sexe, de la classe sociale et de conceptions faussées. Ces divergences n’ont rien pour surprendre quand on pense que la population chinoise était proche du demi-milliard. De plus, le « peuple » ne s’exprimait pas toujours, et nous devons parfois nous appuyer sur les comptes rendus et les interprétations des mouvements populaires rédigés par des tierces personnes dont beaucoup prêchaient d’abord pour leur paroisse. Ce furent entre autres les missionnaires, venus pour apporter la bonne parole, déclarant par exemple que « les Chinois étaient un peuple arriéré ». La petite noblesse locale, qui cherchait à conserver la place qu’elle occupait traditionnellement dans la société, affirmait pour sa part que « le peuple chinois résisterait à ce changement ». Quant aux réformateurs progressistes, ils assuraient que « les paysans étaient enthousiastes à l’idée d’investir dans les entreprises modernes de leur localité ». Toutes ces analyses, si elles n’étaient pas fausses, ne révélaient au mieux qu’une partie de la réalité. Les avis étant très partagés, chacun pouvait trouver un groupe qui soutiendrait son point de vue.
22Les habitants de Shanghai et des autres ports ouverts étaient particulièrement irrités par la discrimination qu’ils subissaient. Jusqu’à la Première Guerre mondiale par exemple, les hippodromes contrôlés par les étrangers n’admettaient les Chinois que si ces derniers avaient payé un droit d’entrée le jour de la course. Il n’est pas sûr que le panneau « Interdit aux chiens et aux Chinois » affiché à l’entrée d’un bar ait réellement existé, mais les attitudes étaient telles que cela aurait fort bien pu être le cas. Ces interdictions ne s’appliquaient pas en général aux autres sujets non blancs des colonies européennes, comme les Indiens ou les Africains. Certains avaient été amenés là pour patrouiller la concession internationale sous la domination des Anglais, et française, où gardes et gendarmes sikhs et sénégalais n’étaient pas rares. Leur présence ajoutait une note de cosmopolitisme à la ville, mais cela contribuait à convaincre de nombreux Chinois qu’il leur fallait tenir bon face à l’impérialisme étranger, pour ne pas finir comme l’Inde et les autres colonies européennes. La diplomatie était encore un domaine où il était possible de se montrer ferme.
La nouvelle diplomatie
23En 1861, les Qing créèrent un nouveau bureau chargé des affaires extérieures, le Zongli Yamen (littéralement Office pour la gestion des relations avec les différents pays). Subdivision du Grand Conseil, la principale agence de l’État, il employait de 3 à 11 fonctionnaires de haut niveau, qui continuaient cependant d’exercer leur fonction précédente, comme celle de gouverneur provincial. Il fut surtout dirigé par le prince Gong (1833-1898), oncle du premier des nombreux enfants pour lesquels l’impératrice douairière assura la régence. Son attitude autrefois hostile aux étrangers s’était modifiée après qu’il eut négocié les accords de paix avec les Britanniques et les Français en 1860. Il cherchait à traiter le plus pacifiquement possible avec les Occidentaux, qu’il étudiait pour en tirer des enseignements et ressusciter la puissance chinoise. Mais l’impératrice douairière s’ingénia à limiter son pouvoir et finit par le limoger. Quoi qu’il en soit, le Zongli Yamen n’était pas la seule instance responsable des relations extérieures, et ses décisions étaient soumises à l’approbation de l’impératrice.
24Le Zongli Yamen entreprit d’invoquer le droit international pour protéger la Chine et il soutint l’envoi d’ambassades en Europe et en Amérique pour enquêter sur les systèmes politiques et les conditions sociales qui y régnaient comme pour défendre les intérêts des Chinois d’outre-mer. Dès 1870, il s’était rendu compte qu’il pouvait y avoir plusieurs avantages à entretenir des représentations officielles à l’étranger. Premièrement, les diplomates permettraient à la Chine de traiter avec les gouvernements des autres pays sans passer par leurs représentants résidant à Pékin, souvent intransigeants et capricieux. Deuxièmement, ils pourraient recueillir des renseignements sur les autres nations. La Chine pourrait alors renforcer sa défense contre les États voisins et obtenir de l’informations technique utile à ses projets d’industrialisation. Troisièmement, la Chine serait mieux à même d’évaluer la situation internationale et espérait, en cas de crise, gagner l’appui d’une puissance contre une autre. Cet objectif allait guider toute la politique étrangère des Qing. Quatrièmement, la protection des communautés chinoises d’outre-mer découragerait les désaffections et, au contraire, encouragerait le soutien au gouvernement. Avec un peu de chance, les Chinois d’outre-mer les plus aisés offriraient leurs services et une partie de leur fortune à leur pays natal si celui-ci parvenait à défendre leurs intérêts. De plus, il était urgent de protéger les ouvriers chinois à l’étranger : l’absence de représentations consulaires expliquait en partie l’impuissance de la Chine quant aux mauvais traitements que subissaient les coolies dans le monde, et ternissait son image internationale.
25Dans les années 1870 et 1880, les Qing conclurent de nombreux traités autorisant l’installation de représentations diplomatiques à l’étranger. Peu étudiés par les historiens, ces traités visaient à protéger activement les intérêts chinois. Ils n’étaient pas « inégaux » bien que la Chine ait eu le plus grand mal à les mettre en œuvre à cause de l’incompétence du gouvernement et surtout parce que les puissances occidentales et le Japon savaient pertinemment que le pays ne disposait pas d’une réelle force militaire pour appuyer ses demandes. De sorte que les nations étrangères ne respectèrent que peu scrupuleusement les clauses des traités, quand elles ne les ignorèrent pas purement et simplement, pour le grand malheur des résidents chinois d’outre-mer.
26L’expansion diplomatique fut freinée par un manque chronique de moyens financiers et, au moins au début, par l’absence d’un personnel suffisamment qualifié. C’est pourquoi certaines représentations – comme à Honolulu et à Singapour – furent en partie financées par les résidents chinois locaux. Les ambassadeurs représentaient souvent les intérêts de la Chine dans plusieurs pays à la fois. Par exemple, l’ambassadeur en Grande-Bretagne était aussi accrédité auprès de la France et de l’Italie, et le représentant aux États-Unis était en même temps responsable de l’Espagne. Certains fonctionnaires appelaient à la prudence, craignant qu’une expansion trop rapide de l’activité diplomatique ne soit perçue par les puissances occidentales comme une marque d’agressivité et ne suscite une réaction hostile.
27La Chine commença également à employer des étrangers pour représenter ses intérêts à l’extérieur de ses frontières, selon une nouvelle pratique des Qing, qui avaient recruté des Anglais à la tête du Service des douanes maritimes impériales. En 1867, le Zongli Yamen envoya une mission exploratoire aux États-Unis sous la direction de l’ancien ministre américain en Chine, Anson Burlingame. La mission fut notamment à l’origine d’un traité conclu en 1868 qui organisait l’immigration chinoise vers l’Amérique. Dix ans plus tard, cette question était devenue si sensible que la Chine accepta, à l’issue d’un nouveau traité, d’essayer de réduire le flot de ses émigrants.
28De violents mouvements d’hostilité contre les communautés chinoises locales éclataient périodiquement aux États-Unis. Des émeutes antichinoises furent déclenchées à Los Angeles en 1871 et à Denver, au Colorado, en 1880. L’épisode le plus dramatique eut lieu à Rock Springs, au Wyoming, en 1885, où 28 Chinois furent tués et 15 blessés, sans compter des dégâts matériels s’élevant à plusieurs milliers de dollars. À cette époque, les Américains avaient déjà passé le premier d’une série de rigoureux décrets d’exclusion (Exclusion Acts en 1882) qui visaient à arrêter le flux de l’immigration chinoise et limitaient beaucoup les droits des Chinois déjà présents sur leur sol.
29Washington rechignait cependant à faire amende honorable pour le massacre de Rock Springs. Lorsque le gouverneur général de la région du Guangdong déclara que les Américains en Chine pourraient bien subir les représailles du peuple déchaîné, les États-Unis acceptèrent de payer une compensation pour les biens endommagés, mais pas pour les pertes humaines. Il s’agissait d’une victoire mineure pour la Chine. L’activisme diplomatique chinois réussit également à empêcher l’envoi d’un ambassadeur américain en Chine qui, lorsqu’il était député, avait souvent prôné l’arrêt de l’immigration chinoise.
30La diplomatie a d’autres succès importants à son actif. En 1870, la Chine envoya deux missions exploratoires, l’une à Cuba où, depuis l’abolition de l’esclavage, l’industrie du sucre dépendait de la main-d'œuvre chinoise et l’autre au Pérou, où les Chinois travaillaient dans différentes industries, comme celle du guano. Ces missions débouchèrent sur la suppression du commerce de coolies en 1874 et sur la signature d’un accord – qui ne fut pas toujours appliqué – prévoyant une amélioration du traitement des Chinois. Les relations de la Chine avec l’Espagne, dont le gouvernement tirait une partie de ses revenus de l’industrie sucrière, furent aussi touchées par la question du sort réservé aux Chinois à Cuba.
31Au Japon, un traité signé en 1871 accorda à tous les étrangers, Chinois compris, l’exterritorialité et prévit l’installation de consuls dans plusieurs villes, en plus d’un ambassadeur à Tokyo. Les Chinois obtinrent en outre le droit d’avoir leur propre cimetière ainsi qu’un hôpital. Les diplomates chinois continuèrent quelque temps à se lier d’amitié avec les intellectuels japonais, en dépit des différends politiques qui s’accumulaient entre leurs deux pays.
32Grâce à ces relations, les fonctionnaires des Qing purent mieux désigner les pays où des représentations seraient le plus utiles. Dans les années 1890 par exemple, l’ambassadeur chinois au Chili retransmit des renseignements qu’il tenait du consul chilien en Colombie-Britannique. Il avait entendu dire qu’il y avait déjà là-bas plusieurs dizaines de milliers d’immigrés chinois ; il serait donc souhaitable d’y ouvrir un consulat pour prendre soin de leurs intérêts. Au cours de la dernière décennie du siècle, la Chine nomma des consuls aux endroits où la présence chinoise était forte, dont Singapour, Penang, Rangoon, ainsi que dans plusieurs villes d’Australie, de Nouvelle-Zélande, d’Afrique du Sud, du Canada, et à Hong Kong.
33Les négociations sur l’ouverture d’un consulat chinois à Hong Kong durèrent 20 ans. Les Britanniques redoutaient que la présence d’un haut fonctionnaire de l’empire sur file, dont la population était majoritairement chinoise, ne porte atteinte à leur propre autorité. Ils craignaient également l’espionnage. Les négociateurs chinois firent de leur mieux pour expliquer qu’il était impossible de leur refuser le droit d’établir un consulat étant donné la présence de diplomates japonais et d’autres pays dans la colonie : son ouverture se fit en 1891.
34Dans son journal rédigé alors qu’il était ambassadeur en Grande-Bretagne, en France et en Italie, Xue Fucheng (1838-1894) décrit l’attitude de nombre de ses collègues progressistes :
Nous devrions signer des contrats avec le Brésil et le Mexique pour les travailleurs chinois et établir là-bas des consulats pour les protéger. Dans les contrats, nous devrons clairement exiger un traitement équitable pour notre peuple, même une fois le travail terminé, afin qu’il ne soit pas soumis à l’humiliation des mauvais traitements et de la déportation que les autorités américaines lui ont récemment imposés [sous les décrets d’exclusion de 1882 et ceux qui suivirent]. Sous la protection de nos consulats, nos ressortissants ne subiront plus les menaces des habitants de ces pays et auront la possibilité d’acquérir des terres, de construire des maisons et d’élever une famille. Après plusieurs générations, leurs descendants pourront même investir dans le pays de leurs ancêtres. Selon toute probabilité, nous réussirons à édifier une nouvelle Chine hors du territoire chinois, pour la prospérité future de notre nation. Une telle décision renforcera la puissance et nourrira notre peuple, réduira le déficit national, accroîtra la productivité et modifiera notre image. Il est donc essentiel de mettre en place cette politique aussi rapidement que possible4.
35De leur côté, les communautés chinoises d’outre-mer tendaient à soutenir toute initiative qui renforcerait et revitaliserait la Chine. Elles avaient fort bien compris qu’elles ne pourraient attendre aucune protection de leur patrie si celle-ci était trop faible pour se défendre sur son propre territoire. Au même moment, la montée, dans tous les pays, de sentiments hostiles aux immigrants chinois, la croissance du racisme, le nationalisme naissant et le protectionnisme commercial généralisé permirent aux Chinois d’outre-mer de se constituer en tant que groupe et, pour certains, de rentrer au pays.
36L’espoir que la diaspora constituerait une source de financement devint bientôt réalité. Dès le début des années 1880, la somme des revenus en provenance de l’étranger s’élevait à 20 millions de dollars, dont la moitié était probablement dirigée vers la région de Canton, lieu d’origine d’une majorité des immigrants. L’argent en tant que tel ne représentait qu’une partie de ce trafic. Les flux commerciaux qui provenaient des communautés d’outremer à destination de la Chine – plus particulièrement de Canton et de Hong Kong –, étaient estimés à plusieurs millions de dollars par an. Bien que toujours sous la férule britannique, une bonne partie de la population de Hong Kong vivait d’ailleurs du commerce international.
37En outre, on pouvait souvent compter sur les communautés d’outre-mer, dont certaines étaient très bien nanties, pour envoyer des fonds en temps de crise, car c’était pour elles le moyen de témoigner leur fidélité sans faille à la mère patrie. Pendant la guerre franco-chinoise de 1884-1885 par exemple, les Chinois des États-Unis firent parvenir à eux seuls plus de un demi-million de dollars en Chine. Avant la fin de la décennie, devant l’incapacité du gouvernement central à faire face aux crises régionales, ils firent parvenir plusieurs milliers de dollars à des fonds de secours. Nombre de ces crises étaient la conséquence de catastrophes naturelles, telles des inondations ou des famines, mais quelques-unes résultaient d’explosions de violence dirigées contre les missionnaires.
Les missionnaires chrétiens
38Les missionnaires chrétiens n’avaient jamais cessé de se rendre en Chine en dépit des interdictions de séjour ou de pratique dont ils faisaient l’objet. Frustrés par les contraintes qui leur étaient imposées, beaucoup étaient prêts à faire parler la poudre pour forcer l’ouverture du pays et protéger l’Église de manière énergique. Les traités de 1858-1860 répondirent à leurs prières.
39De nombreux Chinois étaient encore très méfiants à l’égard du christianisme qui, pendant plus d’un siècle, avait été banni sous prétexte qu’il était hétérodoxe, qualificatif lourd de sous-entendus : les Taiping, en adoptant la foi chrétienne – tout en la modifiant de manière inacceptable aux yeux des étrangers–, semblèrent confirmer ce point de vue. Brusquement, par la magie d’un traité, le christianisme fut réhabilité et acquit en même temps un pouvoir social et politique important.
40Les Chinois des classes supérieures étaient hostiles aux missionnaires qui contestaient les valeurs confucéennes tout en assumant certaines fonctions sociales caritatives qui avaient été jusque-là l’apanage de la petite noblesse. Les religieux s’établissaient dans les communautés locales, construisant des églises, des orphelinats, des cliniques et des écoles. Les notables pensaient que, si on laissait le champ libre au christianisme, il finirait fatalement par saper leur prestige en remettant en cause leur domination morale et culturelle.
41Conséquence des protestations de l’élite, à partir de 1860, la majorité des convertis provenaient des classes modestes, et beaucoup étaient des femmes. Comme les rebelles Taiping et d’autres dissidents de l’ordre établi, les petites gens avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans une alliance avec les représentants d’un pouvoir alternatif. L’espoir de voir son sort s’améliorer dans cette vie plutôt que dans la suivante fut un critère décisif pour beaucoup de ceux qui adoptèrent le christianisme.
42Les missionnaires intervenaient souvent dans les affaires impliquant leurs ouailles et, s’ils n’obtenaient pas satisfaction à l’échelon local, ils hésitaient rarement à se plaindre auprès de leur consul. Le Zongli Yamen était mis au courant, ce qui pouvait fort bien se terminer par une canonnière étrangère remontant la rivière ou par le versement d’une indemnité prélevée dans le village où avait eu lieu l’incident. Par conséquent, quel qu’ait été le bien-fondé des plaintes déposées contre les convertis et la tentation de soutenir les opposants, les magistrats locaux préféraient en général ne pas se prononcer contre les chrétiens qui bénéficiaient d’appuis si puissants. Ces derniers en retirèrent un sentiment d’immunité qui explique certains comportements parfois très arrogants, bien que tout le monde n’en ait pas profité. Cependant, le risque de voir intervenir les missionnaires incitait les non-chrétiens à réfléchir à deux fois avant de poursuivre un converti.
43Au même moment, le dilemme que posaient aux autorités les troubles dans lesquels étaient impliqués des étrangers offrait aussi une ouverture aux agitateurs anti-Qing. Certaines manifestations de violence ou d’hostilité qui, à première vue, pouvaient paraître purement xénophobes étaient donc parfois motivées par le désir de créer des problèmes aux autorités locales ou aux Qing eux-mêmes.
44Si les avantages attribuables au soutien des missionnaires faisaient souvent pencher la balance en faveur d’une conversion, ils attiraient aussi la colère du reste de la communauté sur la tête des convertis et sur leur religion. Qui plus est, les chrétiens étaient exemptés des contributions demandées à l’occasion des festivals locaux et n’étaient pas tenus, par définition, de contribuer aux réparations qu’entraînaient les actions antichrétiennes locales. Ce fardeau financier devait donc être assumé par leurs voisins, dont beaucoup avaient tout juste de quoi vivre.
45Le facteur de classe qui, plus que le sexe, caractérisait les conversions servit à discréditer le christianisme, qui semblait parfois n’attirer que des vauriens et des simples d’esprit. Mais l’hostilité s’expliquait aussi par le fait que certains Chinois, comme leurs prédécesseurs du XVIIe siècle, redoutaient que l’effort missionnaire ne fasse qu’annoncer une invasion étrangère à grande échelle. Sans doute n’avaient-ils pas complètement tort. Beaucoup soupçonnaient en outre les religieux d’être des pervers sexuels ou des sorciers, ou les deux à la fois, et assimilaient le christianisme à d’autres religions hérétiques, elles-mêmes la cible d’accusations similaires. Pourquoi les chrétiens, hommes et femmes, priaient-ils ensemble si ce n’était pour se livrer à la débauche ? Pourquoi les missionnaires recueillaient-ils les enfants abandonnés, si ce n’était pour s’adonner à la pédophilie, à la sorcellerie ou pire encore ? Quels pouvoirs magiques recelaient leur prétendue médecine ? Quelles étaient leurs véritables intentions quand ils prétendaient sauver le corps et l’âme d’enfants chinois5 ?
46Ces soupçons donnèrent naissance à des écrits violemment antichrétiens qui exploitaient le registre de l’émotion pour créer une atmosphère de peur latente et d’hostilité. Certaines plaintes déposées contre les missionnaires en Chine n’étaient pas sans évoquer celles formulées contre les immigrants chinois aux États-Unis, qui avaient comme thème récurrent les mœurs prétendument abominables ayant cours dans les quartiers chinois. Dans cette atmosphère suspicieuse qu’alimentait la rumeur, toutes les conditions étaient réunies pour que les propos hostiles d’une affiche ou le moindre petit malentendu dégénèrent rapidement.
47Beaucoup des plus violents actes de résistance qui touchèrent les missionnaires, replacés dans un contexte plus large d’événements internationaux, laissent penser qu’ils visaient davantage le représentant d’une puissance extérieure que l’envoyé de Dieu. C’est ainsi qu’on assista à des vagues d’agressions à la suite de la défaite de la Chine contre la France en 1885.
48L’État chinois trouva de son côté les moyens de résister à l’impérialisme : moins immédiatement violente, son approche n’excluait pourtant pas l’usage de la force. À partir des années 1860, il se lança dans une série de programmes pour moderniser ses forces militaires, tant sur le plan de l’organisation et de l’entraînement que sur celui de la technique.
Les réformes militaires
49Bien avant la première guerre de l’Opium, certains hommes d’État avaient perçu l’urgence d’une modernisation militaire. Mais le gouvernement avait fait peu d’efforts pour soutenir leurs propositions, car la plupart des ennemis qu’avaient jusque-là combattus les Qing leur avaient été techniquement inférieurs. La situation en Chine était donc, de ce point de vue, différente de celle qui régnait en Europe, où la bagarre entre pays de puissance à peu près égale alimentait la course à l’armement.
50La technique étrangère qui fut à l’origine de la défaite chinoise dans la première guerre de l’Opium fit une profonde impression. La propulsion à vapeur, déjà largement utilisée en Occident, était alors inconnue en Chine, tout comme les bateaux à aubes, qui avaient la capacité de s’approcher dangereusement des côtes. Les cartouches explosives qui comportaient des amorces à combustion lente, et permettaient de prévoir les explosions, étaient en usage à l’Ouest depuis plusieurs décennies, mais venaient de faire leur apparition en Chine. Les capsules fulminantes, qui avaient révolutionné les guerres en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord en donnant la possibilité de garder la poudre au sec, même dans des conditions de forte humidité, furent également introduites peu après la première guerre de l’Opium.
51Comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre, les Chinois commencèrent aussitôt, et avec quelques succès, à mettre en application les nouvelles techniques qu’ils avaient apprises pour fabriquer des navires de guerre de type occidental, des canons, de la poudre à canon et des explosifs. Bien qu’il ait été possible de se procurer des navires et des armes étrangères, le but ultime était l’autonomie. Aussi, en plus d’acheter tout ce qu’ils pouvaient, les principaux responsables politiques commencèrent à réclamer la création de chantiers navals et d’arsenaux destinés à produire des bateaux et des armes à l’occidentale, tout en recommandant de faire appel à des techniciens français et américains (deux nations hostiles à l’Angleterre) pour montrer aux Chinois comment les concevoir et les utiliser au maximum de leurs capacités. À la fin des années 1840, ces demandes n’avaient abouti à rien, pas plus que les propositions françaises qui avaient été faites dans le but de prendre le pas sur la Grande-Bretagne et de faire venir des Chinois en France pour leur apprendre à manufacturer des pièces d’artillerie. À cette époque, l’absence d’un contrôle centralisé coordonné et de menace militaire immédiate bloqua toute tentative concertée visant à moderniser rapidement le matériel militaire et à revitaliser l’armée.
52Les défaites enregistrées au milieu du siècle par les Qing contre les Taiping, les Nian et d’autres rebelles remirent brusquement à l’ordre du jour les propositions précédentes. Les premières velléités d’adoption de la technique étrangère et de mise en place d’un enseignement adapté se manifestèrent alors à l’échelle nationale, avec le soutien de l’État. Peu après le début de la rébellion des Taiping, en 1851, les forces de défense locale commencèrent à constituer de nouvelles réserves d’armes et de munitions en se fournissant à l’étranger. Les propositions d’ouverture d’arsenaux locaux menèrent à la création d’un bureau de l’artillerie au Hunan en 1853. Il devint une source importante d’approvisionnement, tout comme un certain nombre d’autres petits arsenaux et au moins un chantier naval où étaient produits les canons, les munitions et les bateaux. Pendant toute la rébellion des Taiping, qui dura jusqu’en 1864, les responsables provinciaux établirent sur une petite échelle un réseau d’institutions identiques pour alimenter leurs armées assiégées. Au même moment, ils commandèrent des armes dans les ports de traité, empruntant même parfois de l’argent aux négociants étrangers pour financer leurs achats. Comme nous l’avons vu, les marchands d’armes vendaient à tout le monde, y compris aux Taiping et aux autres rebelles anti-Qing, qui devinrent eux-mêmes d’habiles fabricants.
53Après la signature de la convention de Pékin en 1860 et la cessation des hostilités, il fut beaucoup plus facile pour les Qing d’obtenir une assistance occidentale. L’État, déterminé à améliorer sa capacité de production et d’utilisation du matériel militaire lourd, se mit à financer des arsenaux employant des étrangers, ainsi qu’un enseignement adapté.
54Mais en dépit de ce recours à l’aide extérieure, jugé nécessaire, la Chine voulait à tout prix éviter de devenir dépendante sur le plan militaire. Il ne s’agissait donc que d’un assouplissement momentané du contrôle centralisé du domaine militaire, qui demeurait un principe sacré. Les nouvelles armées régionales créées pour combattre les Taiping avaient déjà été une exception à la règle ; jusque-là, elles ne s’étaient pas montrées menaçantes pour la sécurité impériale et avaient plutôt contribué à protéger le régime. Abandonner l’autorité militaire à la voracité des étrangers était cependant une tout autre histoire, et il n’était pas nécessaire d’en prendre le risque.
55Les Qing, outre qu’ils désiraient maintenir leur mainmise sur l’armée, pouvaient difficilement recevoir une aide extérieure, dans la mesure où ils ne souhaitaient pas non plus dépendre d’une seule puissance. En 1860 par exemple, la dynastie aux abois avait fini par accepter une offre que lui avaient faite les Russes deux ans plus tôt de la fournir en fusils, en pièces d’artillerie et en instructeurs, mais refusa qu’ils lui envoient une flotte pour l’aider à attaquer la capitale des Taiping à Nankin. Cependant, l’idée d’utiliser des navires de guerre étrangers était trop tentante, surtout après que les Taiping eurent mis la main sur certaines régions côtières. La Grande-Bretagne et la France rivalisèrent pour obtenir le contrat, et c’est Londres qui reçut une commande pour sept bateaux à vapeur et un bateau magasin.
56Cette tentative de coopération internationale mérite qu’on s’y arrête, car elle montre clairement que les Qing, de concert avec les nouveaux et tout-puissants chefs provinciaux, et en dépit de leur fragilité politique, étaient prêts à sacrifier leurs principes les plus chers. C’est d’ailleurs ce qu’ils finiraient par faire : le responsable du Bureau des douanes des Qing, un Britannique nommé Horatio Lay, aida aux négociations et trouva un capitaine anglais et des hommes d’équipage pour la flotte. Mais lorsque le capitaine Sherard Osborn arriva en Chine, il insista pour avoir, aux termes des accords, la main haute sur le commandement des navires et pour être redevable seulement devant l’empereur, alors enfant. Lay avait sans doute pensé que les Qing seraient prêts à tout accepter, mais ces derniers n’avaient jamais eu l’intention d’abandonner le commandement suprême et ordonnèrent à Osborn de se mettre au service d’officiers chinois. Ils voulaient garder leurs prérogatives sur la sphère militaire et ne pas donner l’impression qu’ils étaient disposés à tout céder. Après de longues négociations, le projet de flotte fut finalement abandonné, Lay et Osborn payés et renvoyés chez eux. Les bateaux furent transformés en navires de commerce sous le contrôle britannique par suite d’un accord destiné à rassurer aussi bien les responsables chinois que les Américains, les uns comme les autres en pleine guerre civile et craignant que leurs opposants respectifs ne puissent s’emparer de la flotte.
57En dépit de cette triste affaire, la Chine resta prête à faire appel à des troupes étrangères dont la plus célèbre fut l’Armée toujours victorieuse, la force chinoise de mercenaires. Cette troupe de quelques milliers d’hommes était effectivement sous l’autorité chinoise, bien que ses officiers – dont le plus connu fut Gordon le Chinois, qui mourut à Khartoum – aient été de plusieurs nationalités. Son entraînement et son équipement à l’occidentale lui valurent de jouer un rôle significatif dans la défaite des Taiping, en empêchant les troupes rebelles de défendre leur capitale, Nankin. Elle eut recours avec tant d’efficacité à l’artillerie qu’elle convertit le prudent Li Hongzhang, qui devait exercer une influence prépondérante sur la politique chinoise et sur les affaires internationales de la fin des années 1860 jusqu’à sa mort, en 1901. Li se transforma en fervent adepte et fin connaisseur de l’artillerie et de la technique occidentales. Sous ses auspices, la Chine devint notamment un des meilleurs clients du fabricant d’armes allemand Krupp, à tel point que Alfred Krupp avait suspendu le portrait de Li au-dessus de son lit.
58Li Hongzhang et les principaux responsables du mouvement pour le renforcement national souhaitaient construire un complexe militaro-industriel qui permettrait à la Chine de réduire rapidement sa dépendance à l’égard de l’aide extérieure, voire de s’en affranchir. Dans les nouveaux ateliers et arsenaux, ils prévoyaient produire bateaux à vapeur, munitions et pièces d’artillerie. Ils installèrent des équipements de base achetés sur les marchés internationaux et firent appel, à prix d’or, à des techniciens étrangers pour former les ouvriers chinois. Si les manufactures d’armes sous le contrôle de l’État n’étaient pas chose nouvelle en Chine, leur mécanisation en revanche était directement empruntée à la révolution industrielle occidentale.
59L’arsenal de Jiangnan représente la plus importante et la plus célèbre de ces nouvelles institutions. Il était pour l’essentiel financé par les revenus des taxes douanières nationales sur le commerce extérieur, ce qui aida le gouvernement central à retrouver une partie du pouvoir qu’il avait auparavant délégué aux chefs provinciaux. L’arsenal fut établi à Shanghai en 1865. En plus des bateaux à vapeur, ses machines produisirent les modèles les plus récents de fusils à magasin ; des poudres noires, brunes et sans fumée ; des cartouches de divers calibres ; des fusils à tir rapide à chargement par la culasse ; de l’artillerie destinée à défendre les côtes ; et des mines navales à détonateur électrique. Cette production et plus particulièrement les bateaux à vapeur et le matériel pour la défense côtière laissaient peu de doutes sur le fait que le nouvel équipement était destiné à être utilisé aussi bien contre les étrangers que contre les rebelles.
60En peu de temps, près de 20 nouveaux arsenaux et chantiers navals furent créés dans tout le pays. La plupart étaient implantés dans les ports de traité, ce qui leur donnait un accès facile aux marchandises importées et aux conseillers étrangers. Le degré de perfectionnement s’accrut rapidement. Non seulement la Chine rattrapa son retard, mais elle se maintint au courant des dernières découvertes de la technique militaire occidentale. Elle se lança dans la recherche et, 35 ans plus tard, les arsenaux chinois produisaient des armes et des munitions modernes, en général de bonne qualité. En 1895, l’année de la victoire japonaise sur la Chine, près de 600 armes lourdes étaient sorties de Jiangnan, environ 52 000 armes de poing et 27 millions de munitions ; presque 300 fusils en tous genres, avec près d’un demi-million de munitions ; plus de 600 mines ; 16 vaisseaux dont des bateaux à hélices ; un navire blindé en acier, un cuirassé ; et plusieurs tonnes de poudre6.
61Outre l’équipement de l’armée en matériel capable de concurrencer les forces étrangères, il fallait former les hommes aux méthodes modernes. Les nouvelles Forces de campagne pékinoises, créées en 1862 pour défendre la capitale, furent un des premiers groupes à recevoir un enseignement étranger. Elles furent entraînées par 500 porte-bannières qui avaient eux-mêmes reçu un enseignement de la part d’officiers britanniques dans le nouveau port ouvert de Tianjin. En 1860, elles comptaient jusqu’à 20 000 hommes aux capacités inégales. Un autre programme fut mis au point en 1864, sous la supervision de Gordon le Chinois. Il réussit, avec un certain succès, à former des soldats chinois au maniement des armes occidentales, mais l’expérience tourna court neuf ans plus tard, en partie parce que la troupe se droguait. Un certain nombre d’autres programmes de courte durée furent lancés à mesure que les Qing s’efforçaient, parfois de manière un peu anarchique, de dynamiser et de moderniser leur armée.
62L’attitude ambivalente des autorités fut un frein important au développement des nouveaux programmes d’entraînement. L’un des principaux problèmes était que de nombreux officiers n’étaient pas suffisamment bien formés pour tirer le meilleur parti du nouvel armement, mais refusaient de se mettre à niveau ou de céder leur place. Par conséquent, même si les programmes enseignaient bien le maniement des armes occidentales, on ne passait pas à l’étape suivante, qui aurait consisté en une formation et des entraînements systématiques. En outre, les plus progressistes estimaient qu’il ne fallait pas mettre dans les mains des étrangers un pouvoir militaire qu’ils auraient pu retourner contre la Chine. Les divers projets pâtirent donc de cette méfiance, et le matériel ne fut pas toujours utilisé à bon escient.
63Toutefois, la Chine n’avait pas les moyens de financer un réarmement général et limita l’acquisition d’armes modernes à quelques endroits stratégiques : la région située autour de la capitale fut particulièrement favorisée. Ailleurs, les fusils étaient parfois remplacés à l’entraînement par des lances, ce qui en limitait de toute évidence l’efficacité. Il était quasi impossible de coordonner le réarmement des multiples corps d’une armée en pleine expansion, de sorte qu’à la fin du siècle il arrivait que les soldats d’un même bataillon disposent d’armes différentes. Il fut également impossible d’achever partout un entraînement systématique avant la reprise des attaques étrangères : celles-ci endommagèrent gravement la flotte et décimèrent certaines des troupes les mieux équipées et les mieux formées. Pour accélérer le processus de modernisation militaire, les partisans du renforcement national continuèrent d’acheter des armes en grande quantité, mais furent sans cesse forcés de faire des choix stratégiques pour bien concentrer leurs forces.
64Les observateurs ont pour la plupart considéré que la politique d’industrialisation militaire des arsenaux avait échoué. Ils en veulent pour preuve la rapidité des défaites chinoises contre la France et le Japon dans les années 1880 et 1890, qui constituèrent en quelque sorte les premiers tests sur le terrain des réformes militaires et firent faire un grand bond en arrière à la politique de modernisation de l’armée et de la marine. Les achats à l’extérieur reculèrent également. Comme nous l’avons vu, cela ne signifiait pas pour autant que les programmes de militarisation ne s’étaient pas développés. Des Occidentaux attentifs jugeaient en effet que les arsenaux chinois montraient une alarmante capacité de production et d’adaptation aux nouvelles contraintes imposées par les conflits militaires.
L’industrialisation
65La mécanisation de la production en Chine entraîna une véritable révolution dont les retombées touchèrent bien d’autres domaines que celui des armées, comme le reconnurent de nombreux réformateurs :
Ce que nous avons, ce sont des machines à produire des machines ; peu importe le type de machines, elles peuvent être reproduites pas à pas en suivant la méthode [adéquate] ; puis elles peuvent servir à réaliser un type de produits. Il n’y a pas de limites à ce qui peut être produit ; tout peut être maîtrisé. Nous sommes pour l’instant encore incapables de tout fabriquer ; il est de la plus haute importance que nous produisions encore des pièces d’artillerie en fer pour nos besoins militaires [...] les machines étrangères peuvent produire des machines à planter, à filer, à imprimer, pour réaliser des céramiques et des tuiles, qui seront utiles au peuple au quotidien ; elles n’ont pas été conçues au départ pour produire uniquement les munitions [...] Je prévois que d’ici quelques décennies certains riches fermiers et grands négociants chinois gagneront de l’argent en imitant la production mécanisée étrangère7.
66Les arsenaux permirent la mise en place d’une infrastructure solide en Chine tant sur le plan conceptuel que sur le plan mécanique : cette infrastructure forma la base sur laquelle le pays fonderait plus tard son propre développement industriel. Les outils et techniques de l’industrialisation militaire pouvaient être appliqués à tous les autres secteurs de l’économie : aux mines, qui utilisaient des pompes à vapeur, des méthodes d’extraction modernes et alimentaient le complexe militaro-industriel ; aux affineries d’acier rattachées aux arsenaux pour la production d’armes ; enfin, à tous les domaines agricoles importants. C’est également dans les arsenaux qu’on procéda pour la première fois à la production d’équipement électrique et au raffinage industriel de produits chimiques, indispensables à la modernisation. De plus, le fait que les projets militaires faisaient appel à des techniques telles que la production de masse et l’utilisation de composants interchangeables de même que la mise en œuvre de nouvelles structures organisationnelles aidèrent à créer un cadre pour de futurs développements industriels.
67Dans les dernières décennies du siècle, de nombreux projets avaient pris forme. On avait construit des bateaux à vapeur qui permettaient d’emprunter les canaux intérieurs et de circuler le long des côtes ; le réseau ferroviaire, le télégraphe, les productions textile et monétaire avaient progressé. La plupart des entreprises avaient recours aux machines et aux méthodes occidentales. Les réformateurs proposèrent également de révolutionner l’agriculture en introduisant des techniques importées comme l’utilisation de machines et d’engrais chimiques à la place du fumier humain. Ainsi, une fois commencée, l’industrialisation amorcée par la modernisation du secteur militaire ne connut pas de bornes. Le but poursuivi était la modernité et l’indépendance, et le moyen, l’emploi des méthodes étrangères pour se libérer du joug étranger.
68Mais le chemin de l’industrialisation n’était pas sans embûches, et certains types d’entreprises eurent à faire face à une opposition particulièrement farouche. Bien que la xénophobie puisse en partie l’expliquer, les raisons étaient le plus souvent sociales, économiques et culturelles. Certains opposants à la mécanisation – semblables en cela aux Européens quelque temps auparavant – redoutaient les retombées sociales que pourraient entraîner les nouvelles entreprises ; ils craignaient en outre que les machines ne provoquent une forte croissance du chômage et ne créent de grandes disparités entre les gens.
69Nombre d’entre eux étaient opposés au chemin de fer, aux mines et au télégraphe, sous prétexte que les travaux d’excavation et de destruction du paysage troubleraient l’équilibre de la géomancie. Quelques lignes furent même détruites au début par les habitants, en signe de protestation. Les réformateurs attirèrent l’attention sur le fait que les fils du télégraphe et les voies ferrées n’étaient pas enterrés mais posés en surface, et tentèrent de calmer les opposants aux mines nouvellement mécanisées en expliquant qu’elles étaient juste plus étroites et plus profondes que celles auxquelles les gens étaient habitués jusque-là. Mais l’hostilité perdura. Ainsi, quand le diplomate Zeng Jize (1839-1890) rentra chez lui de Chansha à Nanjing à bord d’un petit bateau à vapeur pour assister à des funérailles familiales, il y eut une vague de protestation de la part d’un certain nombre de personnalités influentes, qui allait durer plusieurs années.
70Guo Songtao (1818-1891), le premier ambassadeur de Chine à Londres, fut souvent critiqué pour son soutien aux projets de modernisation ; dans la lettre qu’il écrivit à Li Hongzhang en 1877 au sujet de la construction du chemin de fer, il s’efforçait d’apaiser certaines craintes :
Depuis mon arrivée ici il y a quelques mois, j’ai pu constater combien il était pratique de pouvoir emprunter ces trains qui réduisent les trajets de 300 à 400 li [approximativement de 150 à 200 kilomètres] à des voyages d’une demi-journée. Les membres de la petite noblesse locale nous ont également conseillé de construire des voies ferrées, nous disant que leur construction avait marqué le début de la puissance britannique, bien qu’ils aient, eux aussi, éprouvé de la méfiance à l’égard du chemin de fer et tenté d’arrêter son développement par peur qu’il ne menace le gagne-pain du peuple. Trente mille chevaux faisaient autrefois la navette entre Southampton et Londres, mais de 60 000 à 70 000 sont aujourd’hui utilisés. Cela est dû au fait que le chemin de fer a permis une augmentation quotidienne des échanges commerciaux, mais, puisque la voie ferrée ne suit qu’une [seule] route, un nombre croissant de gens habitant à une douzaine de li ou moins se rendent d’abord à cheval à la gare pour prendre le train8 [...]
71L’hostilité au chemin de fer était aussi liée à la menace extérieure. On craignait que la voie ferrée ne donne aux étrangers la possibilité d’infiltrer plus facilement l’ensemble de la Chine. Cette objection fut toutefois balayée une fois que les Qing eurent découvert, pendant le soulèvement des Boxers en 1900, que le train permettait d’acheminer rapidement leurs troupes là où ils le voulaient et qu’ils pouvaient si nécessaire ralentir les poursuites en détruisant les voies. Cependant, si les autorités chinoises avaient compris qu’elles pouvaient utiliser le chemin de fer et les armes des étrangers en les retournant contre ces derniers, les Boxers et autres opposants au régime n’étaient pas en reste.
Les Boxers
72Les chrétiens chinois et les missionnaires furent les principales cibles de la xénophobie des Boxers entre 1899 et 1900. Les protestations des religieux devant le harcèlement dont étaient victimes leurs ouailles ne firent qu’exacerber l’hostilité des opposants à la présence impérialiste. Fanatisés par leur croyance en des pratiques magiques dont faisait partie la possession par les esprits, les adeptes de ce mouvement étaient persuadés d’être invulnérables aux tirs des Occidentaux. Tout comme les Taiping avant eux, ils défendaient une idéologie égalitariste qui leur acquit le soutien d’un grand nombre de personnes.
73Ils commencèrent par commettre des actes de vandalisme, des vols, des extorsions, furent les auteurs de nombreux enlèvements et allumèrent des incendies criminels, allant parfois jusqu’à blesser ou tuer leurs victimes, chrétiennes pour la plupart. Les Qing, poussés dans leurs retranchements et désespérés devant l’état de l’empire, restaient indécis sur la position à adopter : les écraser – ce qui, au vu de quelques accrochages préliminaires était loin d’être gagné – ou prendre le risque de les légitimer en tant que représentants de la volonté populaire, dans un ultime espoir de se débarrasser des étrangers. Ils choisirent la seconde option. Les Boxers, enhardis, parvinrent à rassembler des troupes importantes à la tête desquelles ils marchèrent sur Pékin avec l’appui de l’impératrice. Ils attaquèrent les missionnaires et les chrétiens chinois sur leur passage : plusieurs centaines de personnes périrent et les dégâts matériels lurent considérables. Dans la capitale, ils tuèrent l’ambassadeur d’Allemagne et firent le siège devant les légations étrangères. De juin à août, leurs armées et leurs partisans réussirent à barrer le passage à un corps expéditionnaire multinational qui venait à la rescousse de Pékin.
74Le refus des principaux chefs militaires de se ranger derrière le trône pour soutenir les Boxers amena toutefois l’impératrice douairière à évacuer la capitale, ce qui sonna en quelque sorte le glas du soulèvement. Le protocole qui s’ensuivit imposa de terribles pénalités à la Chine, dont des indemnités d’une somme fabuleuse : un embargo de deux ans sur les importations d’armes fut déclaré et les légations étrangères furent autorisées à s’armer dans l’éventualité d’autres attaques ; les partisans les plus haut placés du mouvement furent exécutés ou subirent d’autres peines, et l’on érigea des monuments à la mémoire des Occidentaux tués au cours des soulèvements. Le sextant et d’autres instruments de mesure astronomique qui avaient été fabriqués par les missionnaires européens plus de 200 ans auparavant furent retirés de l’Observatoire de Pékin pour être mis au château de Sans-Souci près de Potsdam, en Allemagne.
75Étrangers comme Chinois gardèrent le sentiment très vif que ces événements pouvaient se reproduire à tout moment. En réaction à cette violence, les missionnaires commencèrent à encourager la coopération plutôt que le mépris, prenant peu à peu conscience que leurs activités religieuses, éducatives et médicales finiraient par passer sous le contrôle des Chinois. De plus, bien que les Occidentaux se soient moqués en public des tentatives « primitives » de modernisation militaire engagées par les Chinois, certains reconnaissaient en privé que la Chine s’était montrée à la hauteur, tant du point de vue tactique que du point de vue technique. Un capitaine des forces allemandes écrivit même : « Si nous avions su à l’avance que notre petite troupe aurait à se battre avec tout le matériel moderne, il aurait été extrêmement imprudent de commencer comme nous l’avons fait9. » La découverte surprenante que la défaite chinoise n’était pas certaine démontra que la Chine avait réussi, bien plus qu’on ne s’y attendait, à moderniser son armée, rivalisant presque avec ses ennemis étrangers qui en général la sous-estimaient et la jugeaient incapable de s’adapter. Les Occidentaux s’aperçurent également qu’à l’attention portée à la technique et à l’entraînement militaires faisait écho un intérêt manifeste pour leur système éducatif.
Évolution du système éducatif
76Les dirigeants chinois avaient parfaitement conscience qu’il ne servait à rien de créer de nouvelles institutions ou d’importer et de copier la technique étrangère sans transformer le système éducatif. Ils savaient aussi que le Japon avait commencé d’envoyer de jeunes hommes à l’étranger pour se renseigner sur l’industrie et les machines étrangères afin de mettre sur pied sa propre industrie militaire. Ils n’entendaient pas être à la traîne. Jusque-là, l’enseignement préparant aux examens d’entrée dans le service public s’appuyait sur les textes classiques, avec quelques vagues questions d’actualité. Le nouveau programme devrait également porter sur des sujets techniques afin que les futures générations de dirigeants se familiarisent avec les institutions que les réformateurs espéraient établir dans tout le pays et quelles dépendent moins de l’aide extérieure.
77Le recours à des experts étrangers chargés de donner une formation technique dans les arsenaux n’était que la première étape. Il était aussi nécessaire de traduire en chinois une gamme beaucoup plus large de textes que les missionnaires ne l’avaient fait jusque-là. Bien que le travail accompli ait permis à la Chine d’accéder à de nouvelles connaissances et de découvrir d’autres points de vue, cela ne suffisait plus. Il était en outre indispensable d’uniformiser la terminologie employée dans les domaines scientifiques et techniques nouvellement introduits, ce qui représentait une véritable gageure.
78Après 1860, les Qing établirent des bureaux de traduction employant Chinois et étrangers. L’un d’entre eux était rattaché à l’arsenal Jiangnan, qui avait un urgent besoin d’ouvrages techniques, et il travailla à des vitesses records. En 1870, il avait traduit plus de 150 ouvrages que les Chinois s’arrachèrent : les ventes s’élevèrent à plus de 130 000 volumes, sans compter ceux qui passèrent de main en main. Les traductions servirent aussi de manuels aux techniciens chinois de l’arsenal et aux autres entreprises modernes.
79Avec le temps, la traduction ne fut plus l’apanage des bureaux officiels et l’on s’attaqua à bien d’autres textes. Yan Fu (1853-1921) fut un des traducteurs les plus réputés : diplômé des nouveaux chantiers navals de Fuzhou, il avait étudié plusieurs années en Angleterre. Ses traductions d’ouvrages de science et de sociologie, dont La richesse des nations d’Adam Smith, L’évolution et l’éthique de Thomas Henry Huxley et Principes de sociologie de Herbert Spencer sur le darwinisme social, eurent une très grande influence, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. D’autres projets faisaient intervenir plusieurs langues, par exemple des traductions en japonais, puis en chinois à partir d’un texte original en allemand ou en russe.
80Tout en lançant ces projets, les Qing établirent de nouvelles écoles où l’on pouvait aussi apprendre les langues étrangères. On commençait semble-t-il à se rendre compte que la connaissance de l’Occident allait se révéler stratégique : elle se généralisa et cessa d’être la prérogative de quelques privilégiés. Au Collège des langues étrangères (Tongwen Guan), rattaché au Zongli Y amen, on pouvait apprendre le français, l’anglais, le russe et l’allemand ; l’école ouvrit ensuite des sections à Shanghai et à Canton. Ces établissements avaient pour but de fournir un enseignement particulier sur les pays occidentaux à de jeunes hommes, au départ essentiellement des Mandchous, afin de les préparer aux nouvelles carrières de diplomates, interprètes ou ingénieurs. Dès 1866, trois diplômés du Tongwen Guan accompagnèrent Robert Hart, le directeur britannique du Service des douanes maritimes impériales, en mission officieuse en Europe.
81Dans les années 1870, le Tongwen Guan s’était agrandi et avait, contre l’opinion des conservateurs, élargi ses programmes au droit international, à l’économie politique, aux mathématiques, à la physique, à la chimie, à la physiologie, à la médecine et à l’astronomie. D’autres établissements d’État proposaient un enseignement technique, militaire, linguistique, ainsi que dans les domaines de la construction navale, des mines, de la télégraphie, et en agriculture, devenue la nouvelle cible de la modernisation.
82L’éducation traditionnelle la plus ouverte avait toujours comporté l’étude des sciences et techniques anciennes ; de cette manière les établissements modernes ne constituaient pas une rupture trop radicale. Ils n’avaient cependant aucun rapport avec les écoles privées qui n’enseignaient que les textes classiques et préparaient aux examens d’entrée de l’Administration. C’est pourquoi certaines familles ancrées dans la tradition refusèrent d’y envoyer leur fils. Quant aux étudiants qui s’y inscrivaient, ils étaient forcés de croire sur parole que les connaissances qu’ils y acquerraient leur ouvriraient une carrière dans les entreprises modernes. Certains eurent de toute évidence des doutes et on les surprit à s’entraîner à la rédaction d’essais pour les examens de l’Administration au lieu d’étudier les mathématiques et l’anglais, pour lesquels ils recevaient une bourse. Mais les écoles, par leur existence même, contribuèrent à la diffusion d’un nouveau savoir dans les classes les plus éduquées de la société et à la prise de conscience de l’importance de ce savoir.
83Les écoles suscitèrent évidemment un mouvement d’opposition. Les conservateurs, comme on pouvait s’y attendre, déplorèrent les innovations, car ils associaient l’assimilation des valeurs morales traditionnelles à l’essence même d’une formation classique : ce qui valait pour les anciens valait a fortiori pour les générations actuelles et à venir. Affirmer cela, c’était méconnaître un passé où les intellectuels chinois s’étaient souvent intéressés de près aux connaissances pratiques venues de l’étranger et où les traditions soi-disant autochtones qu’ils révéraient tant avaient, au cours des siècles, été largement enrichies par des apports extérieurs, même si cela avait eu lieu dans d’autres circonstances.
84Outre les programmes mis en place par l’État, les Chinois pouvaient suivre l’enseignement des missionnaires. Bien que catholiques et protestants aient tous cherché à inculquer des valeurs chrétiennes à leurs élèves, leur approche variait. Les établissements catholiques proposaient des cours en chinois dont le contenu était d’abord destiné à promouvoir le christianisme ; ils n’enseignaient ni les langues étrangères ni les sciences. Des établissements étaient également prévus pour les enfants des convertis ; vers la fin du siècle, dans la région de Jiangnan, autour de Shanghai, plus de 16 000 garçons et filles étaient inscrits dans les écoles élémentaires tenues par les catholiques, alors que le nombre de croyants en Chine s’élevait à 700 000 personnes, dont quelques centaines de prêtres chinois. En adoptant les valeurs d’une autre culture, les candidats à la prêtrise – souvent d’anciens parias de la société qui espéraient ainsi améliorer leur sort sur cette terre – s’aliénaient plus encore les communautés locales, car ils abandonnaient certains éléments constitutifs de la culture chinoise comme le culte des ancêtres et l’opium, auquel ils renonçaient en tenant des propos moralisateurs.
85Les écoles protestantes étaient généralement différentes. De nombreux professeurs avaient reçu une formation d’enseignants et l’on comptait dans leurs rangs du personnel local. Ils dirigeaient plusieurs écoles élémentaires et collèges, ainsi que quelques établissements d’enseignement supérieur. Les effectifs furent multipliés par dix entre 1877 et 1906, passant de 6000 à près de 60 000 élèves. L’enseignement était en anglais et portait sur des sujets laïques – comme la médecine – aussi bien que religieux. Les missionnaires ayant acquis par traité le droit d’ouvrir des hôpitaux, une partie de leurs établissements comprenait des écoles médicales d’où, à la fin du siècle, étaient sortis plus de 300 médecins et infirmières chinois. Un nombre à peu près identique se trouvait en formation. Les hôpitaux faisaient aussi largement appel à du personnel chinois.
86Après la révolte des Boxers en 1900, les inscriptions dans les établissements chrétiens s’accrurent considérablement. À la même période, cependant, le gouvernement prit des décisions plus fermes en matière d’éducation pour répondre à un nationalisme de plus en plus exacerbé. Les missionnaires cessèrent d’enseigner dans les écoles gouvernementales, et leurs manuels furent supprimés des programmes. En 1905, l’abolition du système des examens d’entrée de l’Administration, vieux de 700 ans et autour duquel s’étaient organisés la plupart des programmes scolaires, ouvrit la voie à un enseignement plus pratique et en général tourné davantage vers l’Occident. Les écoles chinoises firent ainsi directement concurrence aux établissements des missionnaires, où des activistes étudiants, soutenus par des mouvements de grève demandaient que les cours aient un objectif patriotique et que soient abolies les observances religieuses. Plus généralement, les critiques reprochaient souvent aux écoles des missionnaires de couper les élèves de leur passé en ne leur donnant pas un enseignement suffisamment lié à leur culture.
87Une grande partie des jeunes qui s’inscrivaient dans les écoles religieuses ne souhaitaient pas se convertir. Ils voulaient avant tout apprendre l’anglais afin de trouver plus facilement un emploi dans les ports ouverts ; l’appât du gain l’emportait sur la foi, comme le constata plus d’une école à Shanghai dans les années 1880. Il y avait ainsi tous les 18 mois un renouvellement quasi complet de l’ensemble des effectifs, car les étudiants quittaient l’école dès que leur anglais était suffisant pour travailler avec des étrangers. Les écoles chrétiennes contribuèrent donc plus au développement de la nouvelle bourgeoisie urbaine qu’à celui de la religion. En 1900, on comptait environ 100 000 protestants chinois.
88Les missionnaires avaient conscience des priorités de leurs élèves, mais ils espéraient que les jeunes qui suivraient leurs cours se montreraient par la suite favorables aux étrangers et à leurs valeurs. Comme l’écrivait un journal étranger : « Un jeune garçon éduqué dans une des écoles des missions risque peu de se transformer ensuite en un xénophobe féroce ou en un zélote antichrétien. La bonne éducation reçue devrait lui permettre d’atteindre un statut intellectuel supérieur à celui de ses voisins qu’il devrait être à même d’influencer dans le bon sens10. » Mais c’était faire abstraction des exigences du patriotisme.
89Les missionnaires ouvrirent également des écoles pour filles, une révolution dans une société où très peu de femmes recevaient une éducation hors du foyer familial. La première du genre fut créée dans le port de traité de Ningbo en 1844. Les femmes de l’intérieur du pays eurent accès à l’enseignement bien plus tardivement. De nombreux établissements tentèrent d’apprendre à leurs élèves à se comporter comme des Européennes, ainsi que le nota une jeune femme au début du XXe siècle : « Comme les cours étaient donnés en anglais [...] je ne fus pas longue à savoir parler quelques mots. J’étais habillée et coiffée à l’européenne [...] Avec mes vêtements anglais, mon chapeau qui était le premier que j’aie jamais porté, ma jupe qui était venue remplacer mon pantalon, je me sentais beaucoup plus à l’aise dans mon rôle [...] J’appris à boire du thé à l’anglaise, avec du sucre et du lait, à manger du pain, du beurre et des toasts ; à me servir d’une fourchette et d’un couteau plutôt que de baguettes et à faire de l’exercice11. » La première école privée pour filles fut établie en 1897 et la première école publique en 1906 seulement.
90Certaines religions comme le bouddhisme ou le taoïsme avaient depuis toujours attiré les femmes parce qu’elles leur permettaient d’accéder à un meilleur statut que celui qui leur était le plus souvent réservé dans les limites hiérarchiques de la société confucéenne. Les enseignants missionnaires s’efforçaient d’entraîner les Chinoises loin des autres cultes en leur promettant que leur religion était la seule à offrir une réelle égalité spirituelle entre hommes et femmes. Cependant, beaucoup envisageaient le christianisme comme un avantage plutôt que comme un authentique choix religieux, et elles n’abandonnaient pas leurs croyances pour autant.
91Outre une bonne éducation, les cours donnés par les missions offraient maints avantages aux jeunes femmes. Ils leur procuraient une relative indépendance par rapport à l’atmosphère étouffante de la cellule familiale ainsi qu’une nouvelle identité. Ils leur permettaient de nouer, avec leurs semblables, des liens d’amitié qui n’auraient sans doute pas été autorisés dans d’autres circonstances. Certaines trouvèrent assurément dans la religion un réconfort nouveau, tant les missionnaires étaient habiles à jouer sur la vulnérabilité des jeunes Chinoises, peu habituées à ce qu’on leur accorde la moindre attention. Cela ne signifiait pas que le christianisme les attirait en tant que tel.
92Si certains hommes ne se souciaient pas suffisamment de leurs filles pour s’opposer à ce qu’elles suivent des cours dans les écoles des missions, d’autres se plaignaient amèrement, comme le décrit en 1895 une missionnaire américaine dans une lettre écrite du fin fond de la province rurale du Guangdong : « Les gens étaient hostiles, c’est-à-dire les hommes qui disaient qu’il y avait déjà tant de gens à “croire en Jésus” que, s’ils nous autorisaient à poursuivre, toute la région serait bientôt emplie de filles et d’épouses désobéissantes qui refuseraient de révérer les idoles lorsqu’on le leur dirait. C’est pourquoi ils vinrent nuitamment nous jeter des pierres et ordonnèrent que nous soyons expulsées12. »
93Un grand nombre des anciennes élèves des écoles de missions, à l’exemple de leurs professeurs dont la majorité étaient des femmes, espéraient travailler à l’extérieur de la maison familiale. Beaucoup décidèrent de rester célibataires afin de pouvoir suivre leur vocation de médecin, d’enseignante ou même de missionnaire, et certaines soutenaient financièrement leur famille. Plusieurs s’engagèrent également dans les mouvements nationalistes du début du XXe siècle, mettant de l’argent de côté pour acheter quelques actions de chemin de fer pendant le Mouvement pour la récupération des droits, qui fut une tentative pour repousser la pénétration économique étrangère : il s’agissait de rassembler, à l’échelle locale, des capitaux destinés à racheter des voies ferrées déjà hypothéquées auprès de financiers étrangers. Dans l’atmosphère nationaliste de l’époque, elles se rendirent compte que l’éducation quelles avaient reçue, tout en leur donnant la possibilité d’agir pour leur pays, les obligeait aussi à prouver leur fidélité à leurs compatriotes non chrétiens. Ainsi, après s’être libérées des contraintes de la famille et de la tradition en suivant les cours des écoles de missions, de nombreuses jeunes femmes réussirent à se dégager de l’influence chrétienne.
Étudier à l’étranger
94La volonté de s’informer sur les puissances afin de pouvoir rivaliser avec elles le plus efficacement possible fut à l’origine d’une recrudescence des voyages à l’étranger : rien ne remplaçait l’expérience de terrain. Comme nous l’avons vu, l’émigration chinoise dans le monde, tant volontaire que forcée, avait commencé à s’accélérer dans les années 1840, aiguillonnée par les besoins des commerçants chinois qui voulaient établir des avant-postes outre-mer et par la croissance du négoce de coolies. Cependant, à l’émigration traditionnelle de travailleurs s’ajoutaient désormais les voyages effectués par des Chinois cultivés qui se rendaient à l’étranger en tant qu’étudiants ou diplomates, ou simplement pour voir de leurs propres yeux la richesse et la puissance des nations occidentales et du Japon. Les connaissances qu’ils rapportaient étaient considérées comme un patrimoine culturel. Elles étaient particulièrement prisées lorsqu’il s’agissait de témoignages de première main, bien qu’on appréciât aussi les récits rapportés par d’autres. Chez certains intellectuels, le prestige du savoir acquis à l’étranger se mit à rivaliser avec l’érudition confucéenne, démodée bien avant l’abolition du système des examens.
95La pratique des études à l’étranger avait commencé peu de temps après la première guerre de l’Opium. En 1847, par exemple, Yung Wing (Rong Hong, 1828-1912), un jeune macanais qui avait étudié auprès des missionnaires locaux, passa trois ans dans un séminaire aux États-Unis, puis s’inscrivit à l’Université Yale, dont il devint le premier diplômé chinois en 1854. Après de très longs débats, l’État chinois décida de prendre en charge les études en Amérique. À partir de 1872, des groupes d’étudiants, souvent les fils des employés des nouveaux arsenaux et chantiers navals, se rendirent, sous les auspices de la Mission éducative chinoise, à Hartford, au Connecticut, pour y demeurer plusieurs années. Ils étaient logés dans des familles installées dans plusieurs villes de la vallée du Connecticut, suivaient des cours dans différents établissements d’enseignement supérieur et jouaient au base-ball, tout en continuant d’étudier les textes chinois classiques. Après leur retour en Chine, certains commentateurs s’alarmèrent devant une trop grande américanisation des étudiants. Mais la principale raison de la disparition de la Mission en 1881 est l’hostilité américaine envers le peuple chinois. Quand le Collège naval d’Annapolis et l’Académie militaire de West Point refusèrent d’admettre des Chinois, allant ainsi à l’encontre des clauses des traités, la Chine mit un terme au projet et rappela tous ses étudiants partis aux États-Unis.
96Étant donné les problèmes éprouvés, de nombreux jeunes choisirent d’autres destinations pour poursuivre leurs études. Dans les années 1880, certains partirent étudier en France et en Grande-Bretagne. La plupart, dont le traducteur Yan Fu, étaient diplômés de l’école des chantiers navals de Fuzhou. Ils étaient plus mûrs et moins impressionnables que les jeunes garçons envoyés en Amérique, et plus à même d’entreprendre l’étude de sujets scientifiques et techniques.
97Cependant, le Japon avait la faveur des étudiants, car il offait l’avantage de la proximité et partageait avec la Chine une communauté de civilisation. On peut y voir également, jusqu’à un certain point, l’expression de la fierté asiatique. Les Japonais avaient réussi avec un indéniable succès à maintenir les impérialistes à distance, et les Chinois se sentaient, du moins jusqu’à la défaite de 1895, solidaires du Japon contre les puissances occidentales. Les jeunes intellectuels chinois espéraient que le Japon leur donnerait accès plus rapidement aux connaissances étrangères, puisque la modernisation y était plus avancée qu’en Chine. Ils pensaient aussi qu’ils seraient bientôt capables de le dépasser dans tous les domaines.
98L’exode des étudiants vers le Japon commença dans les années 1870 ; en 1905, près de 9000 jeunes hommes et jeunes femmes s’y trouvaient. Au début, la plupart étaient parrainés par les autorités, mais avec le temps un nombre croissant de jeunes partirent à titre privé afin d’approfondir leurs connaissances. Outre l’enseignement, la possibilité d’être exposés aux influences d’une multitude d’idées nouvelles pendant leur séjour les attirait : de nombreux ouvrages occidentaux avaient été traduits en japonais mais pas encore en chinois. De plus, les étudiants chinois au Japon bénéficiaient d’une liberté de pensée et d’expression bien plus grande que chez eux. C’est là par exemple que le futur leader révolutionnaire Sun Yat-sen forma ses premières alliances anti-Qing et que l’intellectuel réformateur Liang Qichao, en exil dans ce pays depuis 1898, formula les thèses nationalistes qui allaient inspirer nombre de ses compatriotes des deux sexes.
99L’accueil des étudiants chinois s’inscrivait plus globalement dans une stratégie à long terme qui visait à accroître les intérêts japonais en Chine. On espérait, en mettant l’accent sur une culture asiatique commune, nouer des liens avec ceux qui seraient peut-être les futurs dirigeants du pays. Cependant, au tournant du siècle, les Japonais ne cachaient guère leur profond mépris pour les étudiants chinois, avec lesquels les échanges restaient assez froids. Aussi, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, nombreux étaient ceux qui revenaient désenchantés et porteurs d’un fort sentiment antijaponais qui allait former le cœur du nationalisme chinois au XXe siècle, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.
100La génération qui vint à maturité avec ce siècle fit le lien entre celle qui avait reçu un enseignement classique et celle qui avait été éduquée après l’abolition du système des examens en 1905, dont la formation s’était concentrée sur des sujets plus modernes et techniques, sur les langues étrangères et sur la connaissance de l’Occident. La plupart étaient doués de talents multiples et connaissaient aussi bien les deux systèmes, tel Cai Yuanpei (1868-1940), le radical et influent président de l’Université de Pékin dans les années 1910, à propos duquel un collègue écrivit plus tard : « Avant d’avoir atteint 29 ans, [Cai] possédait une parfaite connaissance de l’enseignement traditionnel ; à 30, il commença son éducation scientifique ; à 32, il apprit le japonais ; à 37, il se mit à l’allemand et se rendit pour la première fois en Allemagne pour y étudier la philosophie et les arts à l’âge de 41 ans [...] à 47 ans, il alla en France pour apprendre le français13. » Mais au fil du temps, les étudiants délaissèrent les programmes traditionnels pour s’intéresser de plus en plus à l’enseignement moderne.
Opium et pieds bandés
101L’évolution du système éducatif s’accompagna d’un changement d’attitude à l’égard de l’opium et du bandage des pieds. Les patriotes chinois constatèrent que la dépendance à l’opium chez les hommes et le bandage des pieds chez les femmes étaient deux des sources du discrédit de la Chine à l’étranger. Voici ce que constata Kang Youwei : « [...] tous les pays entretiennent des relations internationales, de sorte que la moindre erreur est tournée en ridicule par les autres et condamnée. À notre époque, il est impossible de vivre à l’écart. Maintenant, la Chine est faible et surpeuplée, avec ses drogués à l’opium et ses rues où se pressent les mendiants. Les étrangers se moquent de nous à cause de ces choses-là et nous critiquent parce que nous sommes des barbares. Rien ne nous dessert plus que le bandage des pieds14. » Les Chinois, inquiets de la faiblesse nationale, décidèrent qu’il fallait en priorité débarrasser le pays de l’opium et des pieds bandés. Au même moment, de nombreux missionnaires se démarquèrent de leurs compatriotes qui cherchaient avant tout à s’enrichir en exprimant leur opposition morale au commerce de l’opium. S’il est indéniable que la drogue les avait aidés à s’implanter en Chine, elle ne s’accordait pas à leur mission chrétienne et retardait même leurs efforts de conversion, vu l’inconstance de ceux qui en consommaient.
102L’éradication de l’opium exigeait d’en interdire à la fois l’importation et la culture, car on produisait plus d’opium en Chine que les Britanniques n’en importaient. La tâche était immense compte tenu du réseau complexe des intérêts en jeu en Chine comme sur la scène internationale et du nombre considérable de drogués. Mais en 1906, un édit impérial en interdit à la fois la consommation et la culture. Cette volonté d’éliminer la drogue, qui se manifestait sur l’ensemble du territoire, réussit à influencer favorablement l’opinion internationale. En Grande-Bretagne, un changement dans le climat politique conduisit à une réduction graduelle des exportations britanniques d’opium vers la Chine : cette réduction fit cependant grincer bien des dents.
103Devant la difficulté à s’approvisionner, un certain nombre de fumeurs se mirent au tabac. La prohibition bénéficia aux compagnies de tabac étrangères qui cherchaient à s’implanter sur le marché local, comme la Compagnie anglo-américaine des tabacs qui réussit dès cette époque à persuader les Chinois de fumer des cigarettes. Toutefois, le trafic de l’opium continua de rapporter beaucoup d’argent, et la dépendance demeura un phénomène très répandu.
104Les patriotes chinois et les missionnaires occidentaux lancèrent simultanément, et avec beaucoup d’énergie, une campagne contre le bandage des pieds. On interdisait cette pratique aux femmes mandchoues depuis la conquête au XVIIe siècle, et certains de ceux qui réclamaient plus de liberté pour les femmes au XVIIIe et au début du XIXe siècle avaient rédigé des pamphlets à ce propos. Mais à la fin du XIXe siècle, une majorité de Chinoises de toutes classes continuaient d’envelopper leurs pieds dès l’enfance, conformément à un idéal de beauté séculaire. Le bandage entraînait une malformation osseuse : le pied n’était autorisé à grandir que de quelques centimètres, et les femmes ne pouvaient se déplacer d’un endroit à un autre qu’en boitillant.
105Mis à part la question de l’image internationale de la Chine, nombreux étaient ceux qui estimaient que le bandage des pieds privait le pays d’une part de main-d’œuvre et que la mutilation des femmes chinoises était le symbole de la condition de la nation elle-même. Il était dès lors facile de faire de la Chine la malheureuse victime de violeurs étrangers. Les métaphores liant les deux questions se firent encore plus directes après le soulèvement des Boxers. Les forces internationales envoyées pour lever le siège des légations à Pékin furent accusées de viol à grande échelle. Des milliers de femmes se suicidèrent, et il fut facile d’en conclure, tant littéralement que métaphoriquement, quelles – et la Chine – auraient pu être sauvées si elles n’avaient pas eu les pieds bandés.
106Le mouvement de lutte contre les pieds bandés fut lancé avec l’appui des missionnaires étrangers, qui continuaient de soutenir avec vigueur l’opposition croissante à cette pratique, qu’ils trouvaient cruelle et antichrétienne. Ils la décourageaient vivement dans les familles de convertis et refusaient de prendre dans leurs pensionnats des femmes qui avaient subi cette mutilation. Mais le soutien des missionnaires était une arme à double tranchant, car d’un côté il fournissait au mouvement inspiration et organisation, et il laissait de l’autre le champ libre à ceux qui accusaient insidieusement ses partisans de succomber à l’influence étrangère.
107Au tournant de ce siècle, le mouvement avait gagné de l’ampleur et les petits pieds perdirent à la fois de leur chic et de leur érotisme. Les filles d’intellectuels furent les premières à mettre fin à cette pratique : le gouvernement prit le train en marche et se déclara contre le bandage en 1902. Certaines femmes subirent l’agonie de se débander les pieds, en signe de protestation politique ou plus prosaïquement pour pouvoir courir en cas de danger. Vers les années 1920, un lettré observa que si autrefois les jeunes femmes aux grands pieds ne pouvaient trouver un mari, c’était maintenant le tour de celles dont les pieds étaient mutilés. Cette remarque était surtout valable dans les régions urbaines, car dans les campagnes les changements étaient, comme toujours, plus longs à se mettre en place.
108Les Chinois progressistes étaient particulièrement attentifs à ce que la Chine ne soit pas représentée à l’étranger par des femmes aux petits pieds. En 1903, l’envoi de quelques Taïwanaises aux pieds bandés – l’île était alors sous occupation japonaise – à une exposition internationale à Osaka suscita une vive désapprobation dans l’opinion publique continentale. La même réaction accueillit les femmes chinoises qui participèrent à la foire mondiale de Saint Louis l’année suivante. Les étudiants chinois installés aux États-Unis envoyèrent des protestations écrites à Pékin, pendant que la presse chinoise fulminait contre cette humiliation publique : « Ceux qui exposent ces horreurs à la vue d’un millier de nations n’ont vraiment pas honte15. » Au moment où la Chine cherchait à se faire une place sur la scène internationale, les femmes aux pieds bandés ne constituaient certainement pas la meilleure image du pays.
Les premiers soulèvements populaires contre les étrangers
109Si les Chinois éduqués commençaient à hausser le ton à l’égard des puissances étrangères, de son côté, l’homme de la rue montrait qu’il était prêt à s’engager pour son pays. La résistance victorieuse opposée aux nations occidentales au cours du soulèvement de 1841 contre les Britanniques à Sanyuanli – que la légende a rapporté comme un triomphe plus glorieux qu’il ne le fut en réalité – laissait entrevoir des possibilités. Si les actions de masse furent souvent mises sur pied par des membres de l’élite ou de la nouvelle bourgeoisie, elles bénéficièrent aussi de la participation active de gens du peuple. Ce fut le cas à Xiamen dix ans à peine après Sanyuanli, lorsqu’on organisa un soulèvement pour protester contre un marchand de coolies britannique qui avait essayé de faire relaxer son intermédiaire chinois détenu par la police locale ; les membres de la communauté l’accusaient d’avoir essayé d’enrôler de jeunes travailleurs.
110Certains individus s’en prenaient personnellement aux étrangers. À Hong Kong, en 1867, un boulanger mit de l’arsenic dans le pain qu’il fournissait aux Européens, et notamment à la résidence du gouverneur. Plusieurs centaines de personnes tombèrent malades ; la vague d’arrestations sauvages qui s’ensuivit montre à quel point les Britanniques représentaient une puissance coloniale minoritaire et vulnérable. À partir des années 1860, la résistance collective sous forme de mouvements d’agitation sur le lieu de travail se généralisa dans certaines entreprises dirigées, du moins au début, par des étrangers, tel que l’arsenal de Jiangnan. De tels incidents donnent à penser que les travailleurs chinois eurent, dès le début, une certaine conscience de leur pouvoir de négociation et des effets pervers de l’influence étrangère.
111En 1884, Hong Kong fut le théâtre d’une des principales actions de masse contre les étrangers. Les dockers chinois refusèrent de ravitailler des navires français qui revenaient de détruire la nouvelle flotte chinoise ancrée à Fuzhou. À Canton, les représentants des autorités et la petite noblesse, ligués avec certains membres de sociétés secrètes hostiles aux Qing, exhortèrent les patriotes chinois à résister aux Français par tous les moyens possibles. Ils proposaient récompenses, titres et pardon pour les offenses passées, à quiconque s’emparerait de leurs munitions ou assassinerait un de leurs commandants. De plus, conscients que certains Chinois approvisionnaient en secret les Français, allant même jusqu’à leur servir d’espions, les représentants placardèrent des affiches où ils menaçaient de mort les traîtres et promettaient les pires traitements à leurs familles. Ils ne s’étaient pas trompés de cible : les familles d’une grande partie des travailleurs de Hong Kong habitaient encore dans la région de Canton, et les navires de guerre participaient au commerce et donc aux revenus du peuple. Les travailleurs hongkongais frappèrent encore en 1888 et 1895, pour s’opposer aux consignes imposées par les autorités coloniales, qui furent impuissantes à contrer les actions concertées.
112En 1905, les traitements infligés aux immigrants chinois par les autorités américaines suscitèrent un mouvement antiaméricain en Chine. Les décrets d’exclusion (Exclusion Acts) de 1882-1894 interdirent aux travailleurs chinois de pénétrer aux États-Unis ainsi qu’à Hawaii et aux Philippines lorsque ces îles tombèrent sous le contrôle américain, l’une en 1898 et l’autre en 1900. Le traité qui avait mené à cette loi devait être reconduit, mais le gouvernement des Qing céda à la pression populaire nationale et refusa de le renouveler. Pour soutenir cette décision, les commerçants et d’autres professions appelèrent au boycottage total des produits américains.
113Les dockers de Canton, les marchands et les ouvriers de Wuhan, Nankin, Tianjin, Xiamen, Hong Kong et Shanghai soutinrent le boycottage qui dura trois mois. Les étudiants chinois partis aux États-Unis envoyèrent de l’argent chez eux pour aider le mouvement qui n’épargna personne : un dentiste chinois établi à Hong Kong perdit de nombreux patients parce qu’il avait reçu une éducation américaine. D’autres, cependant, qui faisaient des affaires directement avec les Américains, refusèrent de participer, car ils ne voulaient pas risquer leur bien-être économique au nom de principes patriotiques.
114L’étendue du boycottage, sa durée et la force évidente du sentiment antiaméricain sous-jacent surprirent tout le monde. Devant les protestations américaines, les autorités Qing exprimèrent leur opposition au boycottage par voie d’affiches qu’ils prirent soin toutefois de coller la tête en bas pour marquer leur manque d’enthousiasme. Les Chinois retirèrent les capitaux qu’ils avaient investis dans des compagnies américaines pour les placer dans des firmes locales concurrentes, donnant à ces dernières, pour une courte période, une aide bienvenue. On vit ainsi apparaître clairement les liens qui existaient avec la communauté chinoise établie en Amérique. Cela confirma l’intuition des premiers diplomates selon laquelle la Chine disposait, avec sa diaspora, d’un atout exceptionnel. Le boycottage finit par cesser, mais le message était passé.
115Le Japon fut la cible du troisième grand mouvement contre les étrangers. Au début de 1908, les canonnières chinoises avaient arraisonné, au large de Macao, un cargo japonais, le Tatsu Maru, qui passait des armes et des munitions en contrebande à Hong Kong. Le navire fut conduit à Canton, et le pavillon japonais remplacé par un pavillon chinois. Des deux côtés, les réactions furent vives. Les Japonais exigèrent des excuses immédiates, le versement d’une indemnité, la libération du cargo, le rachat du fret et des sanctions contre les autorités responsables. Mais d’influents Cantonais exhortèrent vigoureusement le ministère des Affaires étrangères chinois à ne pas céder. Lorsque les Qing reculèrent sous la menace des canonnières japonaises, des assemblées populaires tenues à Canton décidèrent rapidement d’organiser le boycottage des produits japonais. Très largement soutenu, le mouvement s’étendit à de nombreuses villes où les marchands japonais étaient implantés, y compris à Canton, à Hong Kong et aux communautés d’outre-mer, de Singapour, Manille, Honolulu et Sydney, en Australie. Il entraîna une réduction considérable des importations japonaises en Chine pendant neuf mois. Même dans la colonie britannique de Hong Kong, où les autorités punissaient sévèrement les leaders contrevenants, les importations japonaises chutèrent de près de 24 % par rapport à l’année précédente, et des émeutes antijaponaises éclatèrent.
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116La Chine avait été humiliée à plusieurs reprises par les défaites militaires, obligée d’accepter les conditions imposées par les Occidentaux pour opérer sur la scène internationale, et méprisée par les puissances, qui la considéraient comme un pays désespérément corrompu et à jamais incapable de s’extraire de l’inertie. Entre la conclusion des traités de 1858-1860 et l’éclatement de la Première Guerre mondiale en Europe, elle porta sur l’Occident un regard de plus en plus ambivalent. Les Chinois, hommes et femmes, oscillèrent sans cesse entre un apitoiement collectif sur leur sort et la jalousie devant la richesse et le pouvoir de l’Occident. Toutefois, au milieu de vastes humiliations émerge un certain nombre de victoires moins spectaculaires mais révélatrices : ce sont par exemple, à l’échelle du gouvernement, quelques succès diplomatiques et, à l’échelle du peuple, les actions de résistance aux puissances étrangères.
117Les intellectuels chinois qui entreprirent de s’informer sur l’Occident le firent toujours dans un but précis. Ils voulaient sans aucun doute en avoir une connaissance générale, mais certains cherchaient aussi à imaginer vers quel destin évoluerait la Chine. Ils pensaient que les chemins de la modernité n’étaient pas si nombreux et qu’ils pouvaient déjà se faire une idée de ce à quoi la « Chine moderne » ressemblerait : ce serait peu ou prou une version sinisée de l’Occident. Ils différaient ainsi de leurs homologues indiens, dont la plupart étaient opposés à toute version de la modernité qui puisse s’inspirer du modèle proposé par le colonisateur britannique.
118Certains n’étaient pas attirés par les valeurs occidentales de pouvoir et de domination. L’idée qu’une Chine modernisée pourrait perdre certaines de ses caractéristiques chinoises pour ressembler trop fortement à ses oppresseurs fut à l’origine des multiples tentatives d’opérer une distinction claire entre le savoir venu de l’étranger et les valeurs chinoises. Et en définitive, même les intellectuels qui soutenaient les réformes avec enthousiasme et voulaient étudier l’Occident pour en imiter, puis en dépasser la puissance n’étaient pas favorables à une occidentalisation massive.
119Ce point de vue, particulièrement répandu après 1895, donna naissance à une formule célèbre : « Le savoir chinois pour fondement, le savoir occidental pour pratique » (« zhong xue wei ti, xi xue wei yong » ou de façon raccourcie « ti-yong »). Cette formule témoigne d’un rejet clair des systèmes de pensée occidentaux, tel le christianisme, au profit d’une philosophie basée sur la tradition chinoise. Mais elle reconnaît en même temps tous les avantages qu’il y avait à tirer des sciences et de la technique étrangères. Le principe du ti-yong était systématiquement invoqué dès que les Chinois avaient le sentiment que l’équilibre précaire établi entre autonomie et dépendance, caractéristique de cette période, avait été rompu. La question qui se posait à l’époque, et qui continue de se poser depuis, était de savoir s’il était possible de séparer l’idéologie des connaissances pratiques et de la méthodologie occidentales.
Notes de bas de page
1 Shanghai Beike Ziliao Xuanji, p. 321-312, cité par Elizabeth Perry, Shanghai on Strike: The Politics of Chinese Labor, Stanford, Stanford University Press, 1993, p. 40.
2 Voir Albert Feuerwerker, « The Foreign Presence in China », in John K. Fairbank (dir.), The Cambridge History of China, vol. 12: Republican China, 1912-1948, partie I, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 1983, p. 129-131.
3 Kang Youwei, « Shang Qingdi Di’er Shu » (« Second Letter to the Emperor »), in Jian Bozan (dir.), Wuxu Bianfa (« The Reform Movement of 1898 »), 4 vol., (Shanghai, 1953), vol. 2, p. 145; cité par Jonathan D. Spence, Gate of Heavenly Peace: The Chinese and Their Revolution, 1895-1980, New York, Viking, 1981, p. 11.
4 The European Diary of Hsieh Fucheng, Envoy Extraordinary of Imperial China, traduit par Helen Hsieh Chien, New York, St. Martins, 1993, p. 65.
5 Voir Thomas L. Kennedy, « China 19th-Century Military Reforms: A Reassessment Based on Some Recent Writings », inédit, 1994, p. 46.
6 Les chiffres de production de munitions pour l’arsenal de Jiangnan sont tirés de Thomas L. Kennedy, The Arms of Kiangnan: Modernization in the Chinese Ordnance Industry, 1860-1895, Boulder (CO), Westview, 1978, p. 164, citant WEI Yungong, Jiangnan Zhizao Juji (« Record of the Jiangnan Arsenal »), Taipei, Wenhai, s.d., 3, p. 2-38. Les chiffres pour la construction navale sont tirés de Kennedy, ibid., p. 161-162, citant WEI et d’autres registres chinois.
7 Li Wenzheng og Zougao (« Memorials of Master Li Wenzheng [Li Hongzhang] ») 9, p. 31-35, cité par Kennedy, The Arms of Kiangnan, p. 47-48.
8 Guo Songtao, dans J.D. Frodsham, traducteur et annotateur, The First Chinese Embassy to the West: The Journals of uo Sung-t’ao, Lin Hsihung and Chang Te-yi, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 98.
9 Le capitaine Paul Schlieper, Meine Krieg-Erlebnisse in China, Die Expedition Seymour, Minder-in-Westfalen, William Kohler, 1902, p. 12-14, cité par Jane Elliott, « China Described by Her Enemies: The Writings of Western Soldiers Who Fought in the China Campaign in 1900 », manuscrit inédit, 1997, p. 248, note 234.
10 Shanghai Mercury, Shanghai by Night and Day (Shanghai, 1902), cité par Yeh Wen-hsin, The Alienated Academy: Culture and Politics in Republican China, 1919-1997, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1990, p. 58.
11 Soumay Tcheng, A Girl From China, racontée à Bessie Van Vorst, New York, Fred A. Stokes, 1926, p. 77-79, cité par Jane Hunter, The Gospel of Gentility: American Women Missionnaries in Turn-of-the-Century China, New Haven, Yale University Press, 1984, p. 233.
12 Anna Hartwell, citée par Hunter, ibid., p. 230.
13 Marilyn A. Levine, The Found Generation: Chinese Communists in Europe During the Twenties, Seattle, University of Washington Press, 1993, p. 19, citant Wang Yuwu, « Cai Jiemin xiansheng de gongxian » (« Les contributions de M. Cai Yuanpei »), in Dongfang zazhi, vol. 37, avril 1940, p. 4.
14 Kang Youwei, cité par Carlotte L. Beahan, « The Women Movement and Nationalism in Late Ch’ing China », thèse de doctorat inédite, Columbia University, 1976, p. 142, citant Howard S. Levy, Chinese Footbinding: The History of a Curious Erotic Custom, New York, Walton Rawls, 1966, p. 72.
15 Dong Fang Za Zhi (1904) 5, 6 et 7, cité par Chia-lin Pao tao, « The Antifootbinding Movement in Late Ch’ing China: Indegeneous Development or Western Influence? » Communication inédite présentée à l'Association pour les études asiatiques, Washington DC, avril 1993.
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