Chapitre 4. La roue tourne, 1796-1860
p. 147-188
Texte intégral
Quand deux petits pays ont des accrochages mineurs à l’étranger, cela ne [nous] concerne pas ; et que les bateaux barbares s’attaquent mutuellement ne nous regarde pas. Cependant, lorsque leurs navires pénètrent dans les eaux territoriales de l’Intérieur, ils doivent obéir et respecter les interdictions [chinoises]. Comment [les Britanniques] peuvent-ils espérer prendre leur revanche sur les Américains ici ? Les navires de guerre de leur pays [doivent] mouiller au large de la mer intérieure et attendre là de pouvoir repartir en escortant les navires marchands. S’[ils] nous désobéissent, non seulement nous détruirons leurs navires de guerre mais nous suspendrons aussi leur commerce... [La Chine] est impartiale envers chacune des nations, mais ne saurait en tolérer aucune qui contrevienne à sa loi1.
1Au début du XIXe siècle, la résurgence de la piraterie dans les eaux asiatiques associée aux conséquences internationales des guerres napoléoniennes (1793-1815) offrirent aux Européens le prétexte idéal pour contourner les lois chinoises qui interdisaient la présence de navires étrangers armés dans les eaux territoriales. Les autorités Qing ne pouvaient s’y opposer, mais exigèrent que les Européens se maintiennent à distance des côtes chinoises ; la menace posée par les navires ennemis et pirates justifiait amplement que des bâtiments militaires escortent les navires marchands. La Chine se formalisa cependant de l’arrivée de troupes anglaises à Macao, qui prétendaient venir pour protéger les Portugais de leur ennemi français, mais qui, en réalité, étaient là pour s’assurer que les Français ne tenteraient pas d’interrompre le commerce britannique à Canton. Après cette première tentative, les Chinois insistèrent pour que les Portugais s’engagent par écrit à empêcher tout débarquement à Macao. Plusieurs années après, lorsque les navires de guerre britanniques firent accoster des milliers de soldats à Macao, les Qing protestèrent énergiquement contre cette atteinte flagrante à leur souveraineté et reprochèrent aux Portugais de ne pas repousser les Anglais.
2Cependant, les Portugais craignaient que la Grande-Bretagne, dont ils étaient en théorie les alliés (la France occupait le Portugal et en avait expulsé le roi), ne tente de leur ravir leurs privilèges commerciaux, voire ne les expulse de leur base chinoise. Ils ne manquaient donc pas une occasion de médire sur les Britanniques auprès des autorités Qing, insinuant que ceux-ci nourrissaient des ambitions territoriales et que leur comportement était agressif. Les Anglais, quant à eux, s’empressaient de raconter aux Chinois les détails des guerres napoléoniennes, qu’ils décrivaient dans les termes les plus partiaux tout en se réclamant des meilleures intentions.
3Vers 1812, ce fut au tour des hostilités entre Anglais et Américains d’affecter la Chine, alors que des navires marchands des deux nations sillonnaient les eaux chinoises. En 1814, le Doris, bâtiment de Sa Majesté britannique, pourchassa à deux reprises au moins des bateaux américains jusqu’à Whampoa, le port intérieur de Canton. Il captura dans les eaux chinoises le Hunter, venu de Boston, et le consul américain à Canton dut organiser la libération et le rapatriement de ses marins. En attendant leur départ, ces anciens prisonniers de guerre traînèrent, oisifs, autour de Canton et donnèrent aux populations locales un aperçu d’une couche bien particulière de la société américaine.
4Lorsque les répercussions de la guerre de l’Indépendance américaine affectèrent directement le commerce avec la Chine, les différentes parties tentèrent d’y entraîner les Chinois. Les Anglais étaient furieux de voir les Américains capturer leurs navires en haute mer, en vendre la cargaison – opium et autres marchandises – à Canton et empiéter ainsi sur leurs marchés et leurs profits. Menaçant indirectement de mettre fin à toutes leurs activités commerciales en Chine, ils tentèrent de convaincre les Chinois de bannir les Américains. Mais le gouvernement Qing se contenta de manifester une désapprobation distante, quoique sans ambiguïté, comme en témoigne la citation (composée à partir de plusieurs déclarations) au début de ce chapitre.
5À Canton et à Pékin, les autorités Qing se rendirent compte, à la suite de ces événements, que les étrangers étaient prêts à recourir à la force et qu’ils étaient obsédés par le commerce et le profit ; elles mesurèrent aussi toute la complexité de la politique internationale. L’appel à l’aide lancé par les Gurkhas au Népal contre les Britanniques accentua cette prise de conscience. Les Chinois, forcés de réprimer des soulèvements intérieurs, ne purent pas intervenir.
6Les activités des Russes étaient aussi placées sous haute surveillance. Bien que le commerce entre les deux pays ait théoriquement été cantonné par traité à Kiakhta, les Russes ouvraient peu à peu de nouvelles routes par le Xinjiang et le Tibet. Les Qing les contestaient régulièrement tout en faisant preuve d’une certaine souplesse ; ainsi en 1806, ils autorisèrent – à contrecœur et après avoir cherché à comprendre pourquoi les Russes n’avaient pas pris la route terrestre de Kiakhta, comme à leur habitude – un convoi de navires militaires russes transportant des fourrures à mouiller et à commercer dans le port de Canton. La Russie poursuivait des buts tant économiques que politiques, cherchant à développer ses échanges avec son voisin et, d'une manière générale, à concurrencer la Grande-Bretagne en Chine. Il est difficile d’évaluer avec précision ce qu’avaient compris les Qing, qui se méfiaient avec raison sans doute des intentions russes. Mais si la Chine ne souhaitait pas se voir entraînée dans des guerres qui ne la concernaient pas, elle n’était ni ignorante des affaires du monde ni indifférente à ellesw.
7Ce chapitre analyse l’effet négatif du grand investissement de la Chine dans l’économie mondiale au début du XIXe siècle, et comment il déboucha sur la guerre avec l’Angleterre. Il montre que la réaction des Chinois au conflit fut dynamique et fondée sur des tendances réformatrices préexistantes : ils firent construire presque immédiatement de nouveaux vaisseaux et de nouvelles armes, utilisèrent certaines clauses des traités à la fois comme bouclier et comme glaive, et se renseignèrent de manière accélérée sur l’Occident afin de mieux le combattre. Autrement dit, même s’ils essuyèrent une défaite dans les guerres de l’Opium, les Chinois surent en tirer le meilleur parti. Mais il reste que les 60 ans qui séparent la mort de l’empereur Qianlong de la convention de Pékin marquent le passage d’une situation d’autonomie confiante à une indépendance précaire. Les événements de cette période montrent par-dessus tout la remarquable capacité de la Chine à résister aux attaques des Occidentaux qui, eux, ne pouvaient imaginer qu’il existât une meilleure façon de procéder que la leur.
La Chine au début du XIXe siècle
8En 1799, la mort de l’empereur Qianlong, dont le règne avait duré de 1736 à 1795, marque rétrospectivement la fin d’une époque. Les Qing avaient atteint leur apogée au XVIIIe siècle. L’annexion du Xinjiang en Asie centrale chinoise en 1759 avait fait gagner plusieurs millions de kilomètres carrés au territoire national, et dans l’ensemble la paix avait régné sur l’empire pendant la majeure partie du siècle. Le doublement de la population en une centaine d’années était en partie dû à l’introduction de cultures originaires du Nouveau Monde comme le maïs, la patate douce et l’arachide, et donnait l’apparence de la prospérité. Les villes se développaient, la vie culturelle rayonnait et les échanges commerciaux florissants qui avaient marqué la fin du XVIe siècle avaient repris de plus belle après l’interruption de la période de transition dynastique.
9Parmi les premières conséquences de ce commerce, on vit un nombre croissant de fermiers se lancer dans des cultures destinées à la vente et non plus à leur propre consommation, de sorte que leur production dépendait désormais d’une série de facteurs extérieurs qu’ils ne maîtrisaient pas. On commençait à prendre conscience que la croissance démographique n’avait pas que des avantages : elle entraînait notamment une pression accrue sur la terre, doublée de problèmes environnementaux comme la déforestation et l’envasement des rivières, une anarchie galopante, l’inefficacité des institutions en place et enfin une augmentation de la concurrence pour l’accès aux ressources.
10Pour maintenir son niveau de vie, la population eut recours à plusieurs solutions : certains se lancèrent dans des migrations à grande échelle vers des régions comme le Xinjiang, récemment ouvert à la colonisation ; d’autres partirent s’installer outre-mer, dans les communautés préexistantes d’Asie du Sud-Est ou nouvellement créées, comme Singapour, devenue la base commerciale de la Compagnie des Indes orientales établie en 1824. Dès le début du XIXe siècle, les émigrants chinois s’étaient frayé un chemin jusqu’aux ports des façades atlantique et pacifique des Amériques. En 1810, plusieurs centaines de planteurs de thé effectuèrent, sous le patronage du Portugal, la traversée jusqu’au Brésil, où ils formèrent une des premières communautés asiatiques importantes du Nouveau Monde.
11Alors que les revenus de l’État étaient stables et que l’économie se développait, on assista à une augmentation des prix. Les surplus accumulés pendant la première moitié du XVIIIe siècle avaient créé une impression de sécurité financière. Cette situation encouragea les allégements d’impôts consentis aux régions sinistrées, sans pour autant que l’empereur se décide, par piété filiale, à modifier certains barèmes établis par son ancêtre Kangxi en 1713. À une série de campagnes militaires effectuées aux marches de l’empire, qui contribuèrent certes à sa gloire mais vidèrent le Trésor, s’ajoutèrent les coûts considérables de la reconstruction d’après-guerre et de la nouvelle administration des frontières. L’envasement des rivières bloqua d’importants réseaux de transport, et de nombreuses personnes se retrouvèrent sans emploi. Les inondations se firent plus fréquentes, causant déplacements de populations et famines. Les soulèvements de masse se multiplièrent – on compte au moins 15 grandes insurrections entre 1795 et 1840 –, ce qui fit flamber le coût des opérations d’étouffement menées par une armée impériale de moins en moins efficace. On estime par exemple que la révolte du Lotus blanc (1796-1803) aurait coûté plus de 30 % de son revenu annuel au gouvernement, alors qu’une large partie de la défense régionale fut organisée par les notables locaux, consternés par l’impéritie du gouvernement.
12Jusqu’au début du XIXe siècle, la balance du commerce extérieur penchait incontestablement en faveur de la Chine. Le long des côtes, Européens et depuis peu Américains rivalisaient pour se procurer thé, porcelaines et tissus chinois. La demande russe de thé et autres produits ne faiblissait pas et le commerce interasiatique continuait lui aussi de croître sans être touché par les restrictions imposées aux échanges avec l’Occident.
13Des événements internationaux se mêlèrent aux problèmes causés par la croissance des dépenses de l’État. Ils permettent de saisir l’importance capitale des liens qu’avait tissés la Chine avec l’économie mondiale. Il s’agit tout d’abord des mouvements d’émancipation en Amérique latine, qui coupèrent l’accès aux ressources mondiales en or et en argent et réduisirent l’offre globale. La Chine, dont c’était la principale source d’approvisionnement, en souffrit particulièrement au moment où la croissance de la population et des échanges commerciaux accentuait ses besoins. La dépression qui suivit et toucha tous les pays fit, entre autres choses, chuter la demande de thé chinois et par conséquent les cours. Les Occidentaux réagirent en augmentant leurs exportations d’opium vers la Chine, car la drogue représentait le meilleur palliatif de l’argent.
14Le commerce de l’opium se développa en dépit de l’interdiction chinoise de 1800 et des tentatives répétées pour bloquer les importations : entre 1800 et 1840, les quantités furent multipliées par dix en moyenne, procurant aux marchands, en majorité britanniques, des revenus plus que suffisants pour acheter leur thé. Le surplus était converti en argent et, en 1828, la balance s’était inversée : il sortait de Chine plus d’argent qu’il n’en rentrait, ce qui diminuait encore les réserves.
15Parallèlement à ces bouleversements économiques, les céramiques et les textiles chinois – dont la soie – subissaient la concurrence féroce des productions européennes et japonaises. La demande commença à fléchir sur les marchés internationaux, sans pour autant disparaître complètement. L’engouement des Européens pour les « chinoiseries », qui avait culminé, nous l’avons vu, au milieu du XVIIIe siècle, était retombé, ce qui nuisit aussi irrémédiablement à l’ensemble des produits.
16À cela s’ajouta une évolution du marché du coton à l’échelle mondiale qui toucha l’économie de Shanghai et de ses environs. Au début du XIXe siècle, les achats américains de coton chinois déclinèrent, conséquence notamment des sanctions internationales contre le commerce d’esclaves – car presque tout de ce qu’avaient jusque-là acheté les Américains avait été destiné aux Caraïbes et à l'Afrique, où ils avaient désormais moins de raisons de se rendre – et des bouleversements que connaissait l’industrie cotonnière partout dans le monde. En 1793, l’année même de l’ambassade de Macartney, Eli Whitney avait mis au point l’égreneuse de coton. Largement utilisée à partir des années 1830, elle permettait de traiter plus efficacement la fibre, et contribua à la chute des cours de la matière première sur les marchés mondiaux. Environ à la même période, les progrès industriels en Grande-Bretagne et en Amérique permirent d’améliorer la qualité des cotonnades fabriquées mécaniquement : leur prix baissa, rendant le textile chinois moins intéressant. Ces transformations touchèrent de très nombreuses catégories sociales en Chine, des fileurs et tisseurs aux fabricants et aux transporteurs.
17Des facteurs intérieurs vinrent aggraver cette situation. Une diminution dans la frappe de la monnaie en cuivre, une baisse dans les contrôles de qualité opérés par le gouvernement et le développement de la contrefaçon de cuivre qui en résulta exercèrent une pression supplémentaire sur l’argent, qui se raréfia encore. En contrebalançant en quelque sorte la diminution des réserves de cuivre, la contrefaçon contribua à stabiliser le prix des marchandises qu’on ne pouvait échanger que contre cette monnaie. Mais la détérioration du ratio cuivre-argent qui s’ensuivit réduisit le prix de vente des céréales tout en augmentant le coût des taxes acquittables en argent. Elle eut des effets dévastateurs sur l’économie et sur le moral des gens, tout particulièrement dans le sud, plus commercial.
18En 1834, le gouvernement britannique abolit le monopole de la Compagnie des Indes orientales sur les échanges avec la Chine pour répondre aux demandes des marchands indépendants, avides de se partager le profit. La conséquence immédiate fut d’encourager un nombre beaucoup plus grand de négociants à se lancer dans ce commerce, faisant décoller les ventes d’opium et exacerbant la compétition économique entre les étrangers et avec les Chinois.
19Ainsi, dans le premier tiers du XIXe siècle, la Chine connut un renversement total de la prospérité économique qui avait été la sienne au XVIIIe siècle. On peut attribuer ce renversement en partie à la croissance démographique et à la pression exercée sur les ressources de la terre à l’intérieur du pays, mais aussi à l’intégration de la Chine à l’économie internationale. La réduction globale des réserves d’argent déboucha sur une récession générale, alors que les bouleversements mondiaux observés sur le marché du coton brut et manufacturé se produisirent au seul détriment de la Chine. Les importations d’opium s’accrurent énormément, accentuant les problèmes économiques du pays, mais il n’y avait pas que cela : la santé économique de l’empire était chancelante bien avant la série de révoltes intérieures et de guerres étrangères, et les indemnités des traités qui allaient obérer les budgets de l’État à la fin du XIXe siècle.
Les étrangers en Chine
20Au début du XIXe siècle, le commerce extérieur se limitait encore à Canton, où la population occidentale s’étendait et se diversifiait. Les marins de passage n’étaient plus les seuls Blancs en ville. La présence de négociants occidentaux, d’abord britanniques mais aussi français, hollandais, suédois, danois, américains, ainsi que quelques Allemands et Espagnols, signifiait que les Cantonais commençaient à s’habituer à traiter avec des étrangers. Ces derniers étaient cependant encore très peu nombreux : environ 200 au milieu des années 1830, pour la plupart des commerçants ou des missionnaires.
21En dehors de Canton, à Xiamen (Amoy), Fuzhou et Quanzhou dans la province du Fujian, à Chaozhou, Shantou et sur l'île de Hainan dans la province du Guangdong, à Shanghai (Jiangsu), Ningbo (Zhejiang) et Tianjin (Zhili), Siamois, Indonésiens, Philippins et Malais notamment allaient et venaient dans le cadre du commerce de jonques. Toujours florissant, ce dernier continuait de dominer, au grand dam des Européens, le commerce des « produits des détroits » venus du Sud-Est asiatique et n’était pas soumis aux restrictions imposées aux Occidentaux par le système de Canton.
22En 1807, les premiers missionnaires protestants, chevauchant la vague d’une renaissance religieuse importante qui avait déferlé sur la Grande-Bretagne et les États-Unis au tournant du siècle, arrivèrent à Canton. Comme le christianisme était - depuis une décision de l’empereur Yongzheng en 1724 – toujours sur la liste des religions interdites, les nouveaux arrivants s’efforcèrent d’abord de jeter des bases pour le travail des futures missions, plutôt que de se lancer dans un prosélytisme actif, et traduisirent en chinois des textes religieux et laïques. Certains travaillèrent comme médecins, gagnant un nombre important d’amitiés sur lesquelles ils espéraient pouvoir compter par la suite. D’autres apportèrent leur contribution aux échanges commerciaux en se faisant interprètes ou négociateurs pour le compte des marchands occidentaux ou pour d’autres visiteurs. Mais la plupart restèrent à Canton et dans ses alentours. Ils éditèrent également un périodique, le Chinese Repositary1, qui, tout en prétendant décrire de manière objective la Chine et sa culture, en traçait un portrait plutôt négatif. Ils cherchaient ainsi à contrebalancer ce qu’ils estimaient être l’enthousiasme excessif des jésuites, leurs grands concurrents chrétiens sur le marché des âmes chinoises.
23En 1816, juste après la défaite de Napoléon à Waterloo, les Britanniques envoyèrent une deuxième ambassade en Chine sous la direction de lord Amherst : Robert Morrison, un missionnaire protestant installé à Canton, lui servit d’interprète. Les négociations achoppèrent officiellement sur la question de la prosternation (kowtow), mais l’échec s’explique en réalité par des maladresses de part et d’autre, une mauvaise communication et un autoritarisme exacerbé. L’empereur Jiaqing, qui avait, quelques années plus tôt, refusé de traiter avec des Russes qui n’acceptaient pas de se prosterner, renvoya les Britanniques sans même les avoir reçus. Il ne pouvait y avoir deux poids, deux mesures. Il apprit trop tard que l’apparent manque de coopération des envoyés était en partie dû au fait qu’ils étaient souffrants et à l’attitude de ses propres officiers qui, dans leur nervosité et mus par un désir d’accélérer les choses, les avaient traités de manière peu courtoise. Il conclut qu’il avait réagi avec trop de hâte et envoya, via Canton, des cadeaux et des messages de conciliation en Grande-Bretagne. Il semble que certains furent montrés à un ambassadeur chinois à Londres 70 ans plus tard, après être restés entreposés sans avoir été ouverts dans une pièce du Foreign Office. L’ambassade d'Amherst et l’empereur Jiaqing étaient donc passés à côté d’une occasion historique importante. L’interdiction des activités missionnaires n’avait pas empêché la formation de poches de prosélytisme illégal à l’intérieur du pays, ce que découvrirent les autorités Qing en trouvant une carte destinée au pape, où était indiquée la répartition des convertis catholiques.
24Les représailles étaient en général sévères et de grande envergure, et la Chine imita pendant une courte période les Japonais, qui obligeaient les personnes soupçonnées de s’être converties à apostasier en piétinant un crucifix.
25Les questions liées à la juridiction dont relevaient les étrangers resurgissaient périodiquement. L’intensité et la complexité du commerce cantonais ne pouvaient qu’entraîner des conflits, mais les lois de l’empire n’autorisaient pas les Chinois à poursuivre les ressortissants d’autres pays devant leurs tribunaux. Cette interdiction remontait à l’empereur Qianlong, convaincu que les mauvais traitements infligés aux étrangers avaient été une des causes principales de la chute des dynasties précédentes. Il voulait éviter que lui-même ou ses successeurs ne reproduisent la même erreur.
26Les marchands occidentaux et chinois trouvaient en général d’autres solutions pour mettre fin à leurs querelles et à leurs dettes. Les négociants hong par exemple garantissaient collectivement les dettes inviolables de chacun des membres de la guilde, même si, comme nous l’avons vu, la combinaison d’une activité commerciale trop ambitieuse avec la concussion de la bureaucratie chinoise avait conduit de nombreux commerçants à la banqueroute. Dans les affaires criminelles, la question de la juridiction chinoise sur les étrangers était toujours un problème pour les autorités Qing, qui étaient prises entre deux feux : d’un côté, les Européens et les Américains dénonçaient l’arbitraire et la dureté excessive de la loi chinoise ; de l’autre, la population locale ne comprenait pas pourquoi les étrangers auraient eu droit à un traitement de faveur. En 1806, les Cantonais s’opposèrent à un compromis entre les représentants chinois et britanniques relativement au meurtre d’un Chinois par des marins britanniques. Ils manifestèrent dans la rue avec des panneaux où l’on pouvait lire les mots « diables étrangers », témoignant ainsi qu’ils étaient moins passifs et désengagés politiquement que voudraient le faire croire plus tard les Occidentaux.
27Ces protestations étaient certes fortement teintées de xénophobie, mais elles étaient provoquées autant par un sentiment d’injustice que par pur chauvinisme. C’est dans cet état d’esprit que le négociant hong Pan Chang’yao, ou Conseequa pour les Européens, un entrepreneur expérimenté engagé dans différentes branches du commerce international cantonais, porta plainte contre des négociants américains devant les tribunaux de leur pays. Pan s’était enrichi grâce au négoce international. Il avait appris le français de marins français – son anglais était plus rudimentaire – et la résidence qu’il occupa un moment était ornée d’objets décoratifs français reçus en cadeau. L’estime qu’il accordait aux négociants étrangers était connue de tous et le rendait populaire, surtout auprès des Américains. Il avait aussi la réputation de mélanger les thés de qualité différente et de vendre le mélange au prix fort.
28Au cours des dix premières années du XIXe siècle, Pan / Conseequa s’endetta lourdement auprès de la Compagnie britannique des Indes orientales, qui avançait souvent de l’argent aux négociants hong pour les maintenir solvables : ceux-ci étaient alors en mesure de continuer à acheter les récoltes de thé, qu’ils revendaient ensuite à la Compagnie. Il chercha à se faire rembourser par ses débiteurs américains et, aidé d’amis influents qu’il chargea de le représenter, lança une série de poursuites judiciaires à Philadelphie, qui s’était attribuée par une fiction juridique les compétences juridictionnelles de Canton. Pan honora une partie de ses dettes, mais quelques-uns de ses débiteurs contre-attaquèrent en portant plainte contre la mauvaise qualité de ses marchandises et immobilisèrent certains de ses biens entreposés dans le port. D’autres furent ruinés par l’embargo de 15 mois décrété par le président Jefferson (décembre 1807-mars 1809) sur les navires américains au départ des États-Unis. Enfin, une grande partie des dettes restèrent impayées, et ce négociant, jadis prospère, mourut ruiné en 1823.
29En 1814, il avait adressé une pétition au président américain Madison pour demander réparation. L’original en chinois fut envoyé à Washington, accompagné d’une traduction approximative en anglais et en portugais. Le président a sans doute vu cette lettre, bien qu’il n’y ait aucune trace d’une quelconque action après cette démarche. Voici une traduction de la version anglaise : Pétition de Conseequa, négociant hong de la ville de Canton, en Chine. Attendu que : Le pétitionnaire a depuis longtemps des relations commerciales avec les sujets des États-Unis.
30Lorsque le commerce prospérait, il n’entendit aucune plainte de leur part : beaucoup revinrent en Chine et honorèrent leurs engagements, pendant que d’autres lui firent parvenir ses marchandises, et ses pertes ne dépassaient pas ce qu’il pouvait accepter.
31Au cours des dernières années cependant, il n’a pu récupérer qu’une infime portion du capital qu’il avait confié aux négociants américains.
32Certains ont imputé les sommes importantes qu’ils détenaient et qui provenaient de ses biens à d’autres activités de spéculation commerciale, dans lesquelles ils ont échoué, et se retrouvent donc dans l’incapacité totale de le payer.
33D’autres, nombreux, qui sont en état d’acquitter leurs dettes, ou qui ne reconnaissent pas ne pas en avoir la capacité, refusent de les payer sous des prétextes qu’il juge fallacieux, et contestent les accusations en entamant des procédures sans fin.
34Lorsque lesdits débiteurs viennent ou résident en Chine, il ne peut recourir pour se protéger aux lois de la dynastie impériale chinoise. Car ces lois interdisent de donner sa confiance [aux étrangers], comme fui l’a donnée aux sujets des États-Unis, et il ne pourrait avouer au dirigeant de cette grande nation qu’il a transgressé la législation de son empire ; mais pleinement conscient de n’avoir été coupable de rien de déloyal, ou d’injurieux en action ou en intention envers lesdites lois, il pense que ses plaintes seraient renforcées par les circonstances.
35Certains s’opposent au paiement de leurs dettes sous prétexte que les marchandises qu’il aurait fournies seraient de qualité inférieure. Il a toujours accepté et souhaité que ses marchandises soient inspectées avant achat, et ses débiteurs qui faisaient profession de négociants de tels produits auraient dû posséder et exercer les compétences et connaissances afférentes.
36Il ne prétend solliciter la protection et la considération de Votre Excellence que pour que justice lui soit rendue, en accord avec les lois des États-Unis, si lointaines mais tellement connues pour protéger équitablement le riche, le pauvre, et traiter avec une mesure égale ses propres citoyens comme les ressortissants étrangers.
Le plaignant est un étranger d’un pays lointain : il ignore quelles sont les observances au terme des lois américaines, et il est trop éloigné pour avoir les moyens d’une explication, ou pour fournir des preuves lorsqu’elles sont demandées, et de nombreuses années devront s’écouler avant qu’il puisse lui-même être entendu au travers de canaux très imparfaits2 [...]
37La pétition se poursuit en réclamant la restitution des marchandises, faute de quoi les finances comme la réputation commerciale du plaignant seraient ruinées de même que l’honnêteté des négociants américains serait remise en cause. Même si cette lettre est sans doute le résultat des efforts conjoints du négociant et de ses amis étrangers, la compréhension subtile des pratiques juridiques américaines dont elle témoigne montre bien que certains Chinois se trouvant au contact des étrangers étaient prêts à adopter quelques-unes de leurs pratiques, y voyant même l’occasion de les battre à leur propre jeu. Cela s’inscrivait toutefois dans un contexte de conflits politiques complexes.
La première guerre de l’Opium, 1839-1842
38La pétition de Pan Chang’yao représentait l’effort d’un individu essayant de faire face à des événements qui le dépassaient. Les intellectuels et les politiques s’efforçaient de leur côté de s’entendre sur les causes de la crise financière et les solutions possibles à y apporter.
39L’effet négatif des importations d’opium se faisait ressentir bien au-delà de l’économie. La dépendance touchait virtuellement tous les segments de la société chinoise, bien que l’opium en provenance de l’Inde fût trop onéreux pour la plupart des gens du peuple, qui avaient recours à une drogue de production locale, plus douce. Connu depuis longtemps en Chine pour ses qualités médicinales et aphrodisiaques comme pour son pouvoir narcotique, il était utilisé depuis la fin du XVIIe siècle à Batavia et à Taiwan par les communautés chinoises liées aux Hollandais. L’empereur Yongzheng fut le premier à interdire, en 1729, la vente de l’opium dans un but non médical, mais cette interdiction ne fut pas strictement appliquée. Un siècle plus tard, la drogue était omniprésente et il était devenu presque impossible de l’interdire. Les eunuques qui s’ennuyaient à la cour et les membres de la famille impériale en consommaient ; les soldats en prenaient pour dompter leurs peurs et sans doute aussi comme moyen d’échapper au service actif, comme il apparut clairement en 1832, quand 6000 hommes se montrèrent incapables de mater un soulèvement local à cause d’une dépendance généralisée. Les lettrés y avaient recours pour alléger leurs contraintes et frustrations ; les étudiants, pour stimuler leurs capacités intellectuelles au moment des examens ; les marchands, pour affûter leur sens des affaires ; et les femmes, pour se soulager des tensions et difficultés de la vie familiale. Dans certains cercles d’oisifs, l’opium devint socialement acceptable et les Chinois le servaient à leurs amis après le dîner comme les Européens pouvaient proposer un digestif.
40La variété importée, plus chère, était aussi plus forte, plus efficace, et créait une plus grande dépendance. Mais ceux qui exerçaient une activité physique pénible, comme les haleurs qui tiraient les bateaux pour remonter les rivières, et les paysans, notamment les cultivateurs de pavot, fumaient un opiacé de production locale qui suffisait à tuer la douleur et à décupler momentanément leurs forces. Appauvris, ces drogués voyaient leur santé menacée par la drogue elle-même, mais aussi parce qu’ils y laissaient le peu d’argent qu’ils avaient plutôt que de s’acheter de la nourriture ; ils souffraient donc de malnutrition. Au début du XIXe siècle, l’opium circulait déjà parmi les classes les plus basses de la société chinoise, mais il ne se généralisa que plus tardivement.
41Au milieu des années 1830, à une appréhension croissante des conséquences possibles d'une dépendance généralisée à la drogue se mêla l’inquiétude devant l’hémorragie des capitaux hors du pays. Beaucoup firent le lien entre les deux phénomènes. Un débat sans fin s’ensuivit entre l’administration des Qing et les lettrés, et il nous paraît étrangement familier aujourd’hui : quel était le meilleur moyen de faire face à la drogue ? Devait-on en légaliser l’usage ? Fallait-il l’interdire complètement ? Dans quelle mesure les Qing devaient-ils s’en prendre aux Britanniques ? Et ainsi de suite. Une réelle prohibition se révélerait sans aucun doute trop difficile à mettre en œuvre, à cause non seulement de la puissance militaire britannique, mais aussi de la multitude des intérêts engagés dans la chaîne de distribution en Chine même. En outre, il n'était pas certain que l’armée Qing ait les moyens de faire respecter une interdiction totale et, en admettant qu’elle en soit capable, on pouvait se demander si une telle mesure ramènerait la paix.
42Les politiques s’inspirèrent alors du précédent de Kokand, un État expansionniste d’Asie centrale avec lequel la Chine avait conclu un traité en 1835. Le Kokand avait cherché à dominer le commerce extérieur du Xinjiang voisin au détriment des Qing, plus éloignés. L’embargo commercial décidé par les Qing pour tenter de faire rentrer les Kokandais dans le rang fut sans aucun effet. L’accord de 1835, mélange de concessions et de reconnaissance d’un état de fait, apporta la paix à la région d’une manière plus rapide et plus efficace que la rupture des relations commerciales. Il garantit aux étrangers le droit de vivre, commercer et lever un impôt au sein de l’empire chinois ; ces derniers pouvaient appointer des consuls qui avaient la juridiction sur leurs compatriotes en Chine ; et la Chine versait une indemnité au Kokand. Les Kokandais ainsi que d’autres étrangers pouvaient devenir locataires et employer des serviteurs, assistants et interprètes locaux. On peut établir un parallèle avec l’ancien traité de Kiakhta qui, depuis 1732, organisait la vie et le commerce de la Russie sur la frontière qu'elle partageait avec la Chine. La pacification entraîna une plus forte pénétration de l’opium en Chine continentale, et les Qing étendirent la prohibition de la drogue et de son importation au Xinjiang et aux côtes.
43En 1838, l’empereur décida de mettre un terme définitif au commerce de l’opium. Il fit campagne auprès d’un large public, consultant aussi bien des fonctionnaires que des lettrés influents. Ces derniers, bien que très cultivés, étaient pour beaucoup sans emploi. Ils se retrouvaient au sein de clubs littéraires où ils se forgeaient une réputation, se créaient un tissu relationnel puis, conformément à la tendance qu’on voyait réapparaître chez les intellectuels, se tournaient vers les affaires de l’État et cherchaient à établir leur pouvoir politique. Ces réseaux ressemblaient à certains égards à des partis politiques, bien que ces derniers aient été impensables sous l’empire.
44Pour les Qing, il s’agissait de savoir s’il était préférable de chercher un arrangement avec les Britanniques ou de rester sur leurs positions, au risque de provoquer une guerre. Il y avait deux camps principaux. Une faction regroupait surtout des bureaucrates du gouvernement central qui, forts de l’expérience acquise en Asie centrale, penchaient pour la négociation. On comptait parmi eux des Mandchous revenant d’un service effectué dans le Xinjiang, où, par mesure de sécurité, peu de Chinois han occupaient des postes à responsabilités. L’exemple de Kokand montrait que l’embargo commercial ne pouvait, à lui seul, résoudre le problème de la drogue – celle-ci passerait tout simplement dans la clandestinité –, non plus que celui de l’argent. Et ces fonctionnaires avaient sans doute conscience que la supériorité militaire britannique serait pour eux source d’humiliation.
45L’autre faction était constituée des intellectuels de la coalition des gens de lettres dont l’influence collective était considérable. Ils proposèrent un embargo commercial contre les Britanniques, souhaitant non seulement bloquer les importations d’opium, mais aussi engager plus activement leur camp dans l’exercice du pouvoir politique. Ils soutenaient Lin Zexu (1785-1850), que l’empereur mandata spécialement à Canton pour résoudre le problème de la drogue, et ne se soucièrent pas du risque de guerre ou en tout cas le sous-estimèrent, ne cherchant qu’à rehausser le prestige politique de Lin et, par conséquent, à affermir leur propre pouvoir. En définitive, leur position radicale, qui favorisait leur programme politique, poussa la Chine vers la guerre en 1839. Une fois le conflit commencé, ces hommes continuèrent d’entraver l’efficacité du gouvernement central. Ils ne coopéraient pas avec les forces officielles, qu’ils critiquaient, et continuaient d’encourager la poursuite du combat plutôt que la recherche de l’apaisement. Ce conflit politique imprégna tout l’effort de guerre.
46Lin Zexu se lança dans une attaque tous azimuts contre l’opium, prenant pour cible tant les consommateurs que les fournisseurs, confisquant la drogue, créant des groupes de surveillance mutuelle pour aider à éliminer les fumeries et faisant appel à toutes sortes de gens – étudiants, chefs de communauté, militaires – pour dénoncer les distributeurs et proposer des solutions pour que cesse l’ensemble du commerce de stupéfiants. Il se tourna ensuite vers les négociants britanniques. Ignorant que ces derniers avaient suivi les débats qui agitaient le pays et s’étaient constitué des stocks d’opium en comptant à tort sur une légalisation, il leur intima de restituer sans compensation leurs immenses réserves, qui équivalaient environ à trois millions de livres. Il procéda à une destruction méthodique de la marchandise en dissolvant la drogue brute, qui était ensuite chassée vers la mer le long de vastes tranchées qui avaient été creusées par des centaines de travailleurs sous la surveillance de 60 fonctionnaires. Il ordonna aux Britanniques de quitter Canton, et ceux-ci se réfugièrent à Macao. Lorsqu’ils refusèrent de s’engager à arrêter le trafic de l’opium, pourtant toujours officiellement interdit par la loi chinoise, il les fit expulser de la colonie portugaise. Les négociants occupèrent alors la petite île voisine de Hong Kong en dépit de la résistance énergique de ses 4000 habitants, qui empoisonnèrent les puits et refusèrent de coopérer. Lin encouragea la résistance locale, mais les Britanniques n’étaient pas disposés à abandonner ce lieu exceptionnel : son port en eaux profondes faisait de l’île une base commerciale idéale, à l’image de Macao.
47La suppression du monopole de la Compagnie des Indes orientales sur le commerce avec l'Asie, promulguée par le Parlement britannique, eut d’énormes répercussions. Cela signifia notamment que le principal représentant des intérêts britanniques en Chine parlerait maintenant au nom de son pays plutôt que de la seule compagnie et qu’une insulte faite au superintendant du commerce britannique deviendrait une affaire d’État. Les Qing ne saisirent cependant pas vraiment la différence.
48La guerre éclata en 1839, par suite des efforts chinois pour mettre fin à la contrebande d’opium et de la rancœur des Britanniques devant les restrictions qui leur étaient imposées. Les navires anglais bloquèrent Canton ainsi que Ningbo, plus haut sur la côte, et prirent le contrôle de l’île de Zhoushan (Chusan) à l’embouchure du delta du Yangzi jiang, une des principales voies de communication vers l’intérieur. Ils firent ensuite voile vers le nord, sans rencontrer de résistance ; à la fin de l’été 1840, ils menaçaient Tianjin, le port le plus proche de Pékin. Les Britanniques acceptèrent de se retirer à Canton au terme d’un accord conclu sur le terrain, mais celui-ci fut ensuite rejeté par les deux parties. Après d’autres combats autour de Canton, les Britanniques bombardèrent et occupèrent une partie de la ville au printemps 1841. Les populations s’enflammèrent, encouragées par les récits qui circulaient sur les atrocités commises par des Anglais qui se livraient à des viols et à la profanation de cimetières et de temples locaux.
49Les stéréotypes appliqués aux étrangers, jusque-là relativement neutres, commencèrent à prendre une tournure plus radicale. Au cours d’un épisode qui allait devenir le symbole du pouvoir de la colère populaire et que la rumeur allait transformer en une véritable épopée, plusieurs milliers de miliciens, qui constituaient les unités de défense des villages organisées par la petite noblesse aux alentours de Canton, furent rapidement mobilisés pour attaquer les forces indiennes et britanniques établies non loin, à Sanyuanli. L’attaque fut si soudaine et si violente que les étrangers ne purent se servir de leurs armes. On compta un mort et plusieurs blessés. Les autorités locales firent rapidement cesser le combat pour éviter la rupture des négociations sur le retrait des forces britanniques, mais les participants, sûrs de leur force, n’apprécièrent guère cette ingérence officielle, qu’ils assimilèrent à de la traîtrise. Comme en 1806, quand au cours d’une affaire criminelle les habitants de la région s’étaient opposés à un compromis entre les autorités Qing et les représentants britanniques, des affiches furent placardées dans Canton, avertissant les forces étrangères de ne pas retourner sur les lieux de l’incident. Certaines, rédigées en termes directs, représentaient vraiment la voix du peuple ; d’autres employaient une langue plus élégante, suggérant la participation de membres de la faction des lettrés favorables à Lin, qui s’irritaient des efforts d’apaisement continuellement déployés par les Qing.
50On pouvait lire sur une de ces affiches : « Proclamation adressée aux barbares anglais... des paysans résidant à Canton : [...] nous sommes tous animés par le même désir de vengeance ; quel besoin avons-nous alors de déranger nos hauts responsables pour qu’ils “dressent leur lance” [pour nous défendre] ? En agitant les bras et en poussant de grands cris, nous avons certainement le pouvoir d’écraser les bêtes [anglaises] sans l’aide de personne3. » Ce fut un épisode relativement mineur, mais, en accusant le gouvernement de céder devant l’ennemi, on établit un précédent lourd de conséquences. L'événement montra également qu’en dépit de toutes les restrictions à la liberté de parole et de l’absence d’une opposition organisée, comme dans les démocraties occidentales, il existait tout de même des moyens efficaces d’expression et de mobilisation de l’opinion publique.
51Certains témoignages de pillages et de vandalisme décrivaient les Britanniques comme une nouvelle sorte de brigands et de pirates, semblables à ceux qui terrorisaient périodiquement les populations. Cela apparaît clairement dans le récit laissé par un habitant de Shanghai, qui fut un des rares à ne pas fuir lorsque les Anglais prirent la ville. Notre informateur était le chef cultivé d’une communauté locale, mais n’appartenait cependant pas à l’élite. Il se souvient :
Avant l’aube, un groupe de Britanniques enfonça à l’aide d’armes la porte de ma maison. J’essayai de les arrêter, mais il m’empoignèrent et me mirent un couteau sur la gorge. Ils saccagèrent la maison, à la recherche d’objets en argent, de bijoux et d’argent, emportant jusqu’à la moindre piécette. Ils m’interrogèrent par gestes, le couteau toujours posé sur [ma] gorge, voulant savoir où [j’]avais tout caché. [Je] tentai de les persuader que nous étions très pauvres. Ils se rendirent dans la maison de mon neveu [tout près d’ici], mais, n’y trouvant que des livres, ils partirent. Puis, ils allèrent dans la maison de mon oncle, puis dans celle de mon frère, mais tout le monde là-bas avait fui4.
52Notons que cet informateur n’était pas particulièrement xénophobe et ne désignait pas les Britanniques du terme méprisant de « barbares » : il n’y a dans ce témoignage aucune indication de ce prétendu sentiment de supériorité envers les étrangers.
La mobilisation chinoise
53Bien que les manœuvres politiques portent une certaine part de responsabilité dans la défaite de la Chine et aient certainement par la suite influencé l’opinion du public sur la première guerre de l’Opium, la victoire de l’Angleterre s’explique tout simplement par une supériorité technique. Cependant, les Chinois possédaient eux aussi quelques connaissances dans l'art de la guerre, n’en déplaise aux récits des Britanniques du XIXe affirmant le contraire. Ils avaient, au cours des siècles, fortifié des villes entières en construisant de solides murailles et maîtrisaient le concept et les techniques de la guerre de siège. Canton elle-même était, selon un témoin de l’époque, si bien protégée qu’un navire de guerre britannique de 64 canons, dont certaines pièces de 32, pilonna en vain la ville pendant deux heures.
54Les responsables Qing se hâtèrent d’imiter la technique britannique. Ils copièrent les bâtiments de guerre à deux pontons, équipés de canons, et réalisèrent des répliques armées des bateaux à vapeur à aubes qui avaient été si efficaces dans les eaux peu profondes de Canton. Ils expérimentèrent une forme de capsule fulminante. Ils remplacèrent les anciens moules en terre par des moules en fer, comparables à ceux qu’on trouvait en Occident, et ils firent fondre des canons en tous points semblables aux modèles britanniques. Tout cela confirme la remarque faite 60 ans plus tôt par le prince impérial, soulignant que les Qing étaient prêts à tout dès lors qu’il s’agissait de guerre5. Nous reviendrons plus en détail sur les résultats de la modernisation militaire dans le prochain chapitre.
55Les Chinois ne se contentèrent pas d’adopter de nouvelles techniques. Ils prirent note des faiblesses et des forces britanniques, espérant les exploiter par la suite. C’est ainsi que, fin 1841, certains commencèrent à s’intéresser aux failles du système militaire impérial britannique, après le naufrage, sur les côtes taïwanaises, de deux unités de soldats qui comptaient plusieurs centaines de cipayes. La plupart se noyèrent, mais près de 150 survécurent et furent jetés en prison à Taiwan en même temps qu’une poignée d’officiers blancs. Cet épisode parvint aux oreilles des autorités Qing installées à Taiwan, et notamment à celles d’un des leaders de la faction des gens de lettres, Yao Ying (1785-1853). Yao remarqua la xénophobie qui régnait parmi les prisonniers étrangers en attente d’exécution. Il questionna longuement un des officiers au sujet de l’Empire britannique en Inde. Avec ce qu’il apprit de cet interrogatoire et ses propres observations, il se persuada que l’immensité de l’Empire colonial britannique, associée aux tensions raciales, pourrait bien se révéler fatale à la Couronne.
56La rumeur qui courut en 1841 sur l’imminence d’une révolte contre les Britanniques au Népal le renforça dans ses convictions, et, bien qu’il soit tombé un moment en disgrâce pour avoir fait exécuter massivement ces prisonniers de guerre, Yao s’efforça au cours des années suivantes de faire connaître ses vues à d’autres lettrés influents. L’exploitation de la faiblesse diagnostiquée chez les Britanniques devint un des buts de leur faction. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à agir de la sorte : lorsque des Cantonais en colère attaquèrent des « usines » étrangères (en fait des entrepôts) après la guerre à la fin de 1842, les fonctionnaires du régime répondirent aux demandes de compensation formulées par des Britanniques outragés en déclarant que la destruction avait été provoquée par des marins indiens fauteurs de troubles.
57Le préfet impérial Lin Zexu et certains des membres de sa faction arrivèrent à la conclusion qu’étudier les nations étrangères permettrait de mieux dissiper la menace quelles constituaient pour la Chine. Lin créa son propre bureau de traduction à Canton afin de rassembler et de traduire le plus de renseignements possible sur l’Occident. À l’époque, du fait du commerce extérieur et, dans une moindre mesure, de la présence des missionnaires, un certain nombre de Chinois connaissaient l’anglais, et il put faire appel à leurs services. Il eut donc accès à des manuels d’histoire et de géographie traduits par les missionnaires protestants, ainsi qu’à d’autres ouvrages occidentaux. Les Lois internationales, de Emmerich de Vattel, est une des œuvres les plus connues qu’il acheta aux Occidentaux à Canton, et il en fît traduire certains passages en chinois. Lin acquit des cartes, des plans de bateaux et d’armes et fit traduire de nombreuses parties de la publication des missionnaires protestants, Chinese Repository. Il compila toute cette information dans un ouvrage qu’il appela Sizhou Zhi (« Chronique des quatre continents ») et transmit plus tard le matériau collecté à son associé Wei Yuan (1794-1856) afin que celui-ci, un lettré s’intéressant depuis longtemps à la politique frontalière, puisse poursuivre son projet.
58Ses précédentes recherches sur l’histoire militaire de la dynastie, commencées en 1820 et achevées en 1842 seulement, avaient convaincu Wei qu’il était indispensable de s’intéresser de nouveau au domaine militaire pour faire face aux soulèvements intérieurs, et notamment à la piraterie. Il proposa des améliorations en matière d’entraînement des troupes, d’organisation de milices locales – à l’ordre du jour depuis la récente débâcle du Lotus blanc entre 1796 et 1803 – et de défense maritime. Wei était également le coéditeur d’une série d’essais qui influencèrent son époque : Huangchao Jingshi Wenbian (« Collection d’écrits sur l’art de la politique de cette auguste dynastie »). Entamée en 1825, celle-ci proposait des conseils de gouvernement et de politique, et comportait une importante recherche sur la défense des frontières intérieures et côtières ainsi que sur les questions militaires. Nous souhaitons démontrer ici que, tout comme l’opium ne rend que partiellement compte des problèmes économiques et sociaux de la Chine du XIXe siècle, la première guerre de l’opium n’explique pas à elle seule l’apparition d’idées dont les Occidentaux devaient par la suite réclamer la paternité. Elle accéléra en fait la maturation de tendances réformatrices qui existaient déjà de manière sous-jacente et qui avaient commencé à se manifester.
59Après la guerre, Wei et d’autres lettrés commencèrent à écrire sur la géographie et la politique mondiale, ainsi que sur la puissance technique des nations étrangères, rappelant ainsi la tradition des premiers Tang. Mais les lettrés du XIXe siècle avaient accès à des sources bien plus nombreuses que leurs prédécesseurs et, du fait de la présence étrangère, étaient très motivés pour s’informer. Après avoir étudié Singapour, Wei arriva à la conclusion que les nations occidentales appliquaient une double stratégie en Asie. D’un côté, elles gagnaient du terrain à l’intérieur en s’appuyant sur leurs colonies en Asie du Sud-Est ; de l’autre, elles avançaient le long des côtes chinoises. Dans les deux cas, rien ne les empêcherait d’atteindre leur but. Wei insistait pour que la défense maritime soit la priorité, car il voyait déjà les Britanniques lancer des attaques vers la Chine à partir d’une série d’avant-postes défensifs établis dans la région. La prise de Hong Kong faisait partie de ce plan, et l’île offrait à l’Angleterre une base dangereusement proche de la Chine.
60Wei élabora une série de recommandations qui, dans les décennies à venir, allaient se révéler capitales. Il proposa, en suivant le raisonnement de son ami Yao Ying, que la Chine s’allie d’abord aux ennemis de l’Angleterre en Asie du Sud-Est afin d’exploiter les faiblesses du vaste Empire britannique ; ensuite, que le contrôle de toutes les frontières, côtières ou terrestres, soit resserré ; et enfin que la marine et l’artillerie adoptent immédiatement les innovations techniques occidentales. De cette manière, la Chine pourrait mater les révoltes intérieures, maintenir les puissances occidentales à distance sur tous les fronts et réaffirmer sa place au sommet de l’organisation politique traditionnelle de l'Asie de l’Est maritime, d’où les Occidentaux étaient en général exclus. Mais à l’époque, la Chine avait déjà signé le traité de Nankin.
Le traité de Nankin, 1842
61Le traité de Nankin, qui mit un terme à la première guerre de l’Opium en 1842, comprenait plusieurs dispositions dont voici les principales. La Chine était contrainte d’ouvrir aux étrangers quatre villes côtières en plus de Canton : Shanghai, située là où le fleuve Yangzi jiang se jette dans la mer ; Xiamen (Amoy) et Fuzhou, dans la province du Fujian ; et Ningbo, dans le Zhejiang. Elle devait permettre aux sujets britanniques et à leur famille de s’installer et de commercer librement dans ces cinq « ports de traité » ou ports ouverts, sans avoir à payer de taxes. Cela voulait dire laisser les bâtiments de guerre de la Royal Navy accéder aux ports chinois pour protéger le commerce et autoriser l’établissement de consulats. Un droit de douane fixe et équitable serait instauré à l’entrée des cinq ports, ainsi qu’une limitation des taxes de transit payables sur les marchandises à destination de l’intérieur du pays. On libérerait les prisonniers britanniques et l’on gracierait les Chinois qui avaient collaboré. Les appellations insultantes marquant l’infériorité des Britanniques seraient bannies des documents officiels des Qing et les relations conduites sur un pied d’égalité. Le traité marqua également la fin du système de Canton, aboli par la Chine, qui versa une contribution de plusieurs millions de dollars pour payer les dettes des négociants hong. L’île de Hong Kong2, déjà occupée, fut officiellement cédée à la Couronne d’Angleterre. La Chine se résigna à payer une très forte indemnité, dont une partie fut versée aux marchands britanniques en compensation de l’opium qui leur avait été confisqué. Pour sa part, la Grande-Bretagne acceptait de retirer ses troupes de Chine, restant cependant sur l’île de Zhoushan, près de Ningbo, jusqu’à l’ouverture de tous les ports de traité et au versement total de l’indemnité. L’opium ne fut jamais évoqué.
62Le traité de Nankin fut rapidement suivi d’autres pactes conclus avec les États-Unis et la France ainsi que d’accords complémentaires passés avec la Grande-Bretagne, stipulant que toute concession obtenue par un des pays s’appliquerait aussitôt aux autres nations. Ils touchaient particulièrement aux questions religieuses et juridiques, abrogeant les lois chinoises antichrétiennes et autorisant les étrangers à louer, dans les cinq ports ouverts, des terrains sur lesquels ils pourraient construire des églises, des hôpitaux et des cimetières. Ils permettaient aux étrangers d’apprendre le chinois, ce qui ne faisait qu’entériner une pratique existante. Ils établirent le principe de l’exterritorialité – immunité accordée aux étrangers qui échappent à la loi chinoise sur le sol chinois –, un droit réclamé par l’Angleterre sur la base de son expérience commerciale en Turquie ottomane et dans d’autres pays musulmans, où il était pratique courante. Hormis les questions relatives à la contrebande d’opium, les étrangers avaient maintenant la possibilité d’être jugés d’après la loi de leur pays. Les traités prévoyaient d’être révisés au bout de 12 ans.
63À long terme, ces concessions, qui en définitive furent imposées aux Qing, allaient modifier profondément la vie des Chinois ainsi que le contrôle du régime sur le pouvoir politique. On n’en mesura pas la portée à l’époque, sans doute parce que la plupart des clauses ressemblaient beaucoup à celles qui figuraient dans l’accord conclu sept ans plus tôt avec le Kokand, même si les Kokandais n’avaient pas mis l’accent sur le principe de l’égalité entre les nations. Ainsi, les dispositions du traité de Nankin, bien que souvent humiliantes, ne faisaient que suivre des modèles précédemment établis en les étendant des régions intérieures de la frontière du Nord-Ouest à celles de la frontière maritime. Les Qing voyaient dans l’ouverture des ports non pas tant le moyen d’élargir la portée du commerce occidental que celui de le favoriser le long des côtes. Les conséquences des traités ne se firent sentir au cœur de la Chine qu’après 1860.
64La mise en place des accords ne fut pas toujours aisée, chacune des parties se réfugiant derrière des interprétations sur lesquelles elles ne parvenaient pas à s’entendre à cause de divergences entre les versions anglaise et chinoise. Les Chinois, par exemple, voulaient être certains qu’après avoir réclamé le droit de vivre dans les cinq ports les Occidentaux abandonneraient les quelques petites bases établies en dehors des zones ouvertes. Il fallut du temps pour abroger les monopoles nationaux établis sur certains biens de consommation. Les Chinois, qui étaient engagés dans toutes les étapes de la chaîne économique, de la production à l’exportation en passant par la distribution, furent en effet longs à se soumettre aux dispositions prévues, soit par mauvaise volonté, soit par ignorance.
65Certains comportements étrangers pouvaient aussi être sources de problèmes. Ainsi, lors de l’établissement de cimetières, on intervenait parfois sans se soucier des croyances traditionnelles chinoises en matière de fengshui (géomancie), qui permettaient de déterminer l’emplacement des constructions et la répartition des terrains, ou bien on dérangeait des cimetières chinois déjà existants. Même si elles n’étaient pas malveillantes, ces inattentions entraînèrent à l’occasion des réactions violentes. Les Occidentaux pouvaient aussi provoquer des incidents en partant chasser à l’intérieur des terres ou en allant explorer ces territoires. Les Qing soulignaient que de telles sorties dérogeaient aux conditions du traité, qui n’autorisait la présence étrangère que dans les ports ouverts. Ils affirmaient que la vue des étrangers contrariait les populations autochtones, et « plus particulièrement les femmes », et déclaraient qu’ils ne pouvaient, ou ne voulaient, protéger les étrangers. Les Britanniques menaçaient régulièrement de veiller eux-mêmes à leur propre sécurité si les mesures mises en place par les Chinois se révélaient inadéquates, ce qui aurait constitué une remise en cause du droit accordé aux Qing de surveiller leur propre territoire et donc une atteinte à leur souveraineté.
66Les questions juridiques étaient une source constante de conflits, et l’un des points les plus sensibles concernait le traitement réservé aux Chinois à Hong Kong. À la différence de Macao – cédée aux Portugais mais toujours propriété chinoise –, Hong Kong était devenue « à perpétuité » possession britannique aux termes du traité de Nankin. L'Angleterre ne voulait pas voir son autorité remise en cause par l’administration chinoise dans sa nouvelle colonie. La Chine demandait cependant à avoir compétence sur les résidents chinois de l’archipel. On en vint à un accord prévoyant l’établissement, sur la péninsule de Kowloon, en face de l’île de Victoria, d’un fonctionnaire des Qing qui y exercerait sa juridiction dans les cas n’impliquant que des Chinois. Pendant quelque temps, toutefois, des agents chinois continuèrent de mener des enquêtes et même de procéder à des arrestations sur l'île même, au grand dam des autorités coloniales. Le problème mit un certain temps à se résoudre, notamment à cause de la piraterie, qui resurgit après la guerre et toucha souvent les deux juridictions en même temps.
67Au départ, les échanges diplomatiques permettaient de traiter les affaires juridiques au cas par cas. Cependant, les efforts de coopération ne furent pas toujours concluants. En 1844, un pirate fut capturé par les Britanniques, puis « prêté » au gouvernement chinois pour qu’il aide à l’arrestation de ses complices, avec l’idée qu’il serait ensuite renvoyé à Hong Kong pour y être jugé. Mais il resta sur le continent, où il finit par être exécuté. Au bout de quelques années, des accords mutuels d’extradition furent conclus ; en 1849, il semble que les Qing aient accédé à une requête anglaise leur demandant d’expulser vers Hong Kong, pour y être jugé, un autre pirate recherché pour meurtre, au cas où ils le captureraient. Toutefois, s’ils réussirent à s’en emparer, ils ne semblent pas en avoir averti les Britanniques6.
68Les affaires impliquant des Chinois nés à l’étranger étaient également problématiques. On rapporte le cas de Chen Qingzhen, un Chinois de Singapour qui travaillait comme secrétaire au consulat britannique du port ouvert de Xiamen. Il fut arrêté et torturé par les autorités Qing parce qu’il était soupçonné d’essayer de relancer une branche de la Société des petits sabres, un groupe de rebelles du Guangdong et du Fujian qui avait occupé en partie Shanghai pendant 17 mois et inquiété les Qing comme les Britanniques. Chen mourut de ses blessures. Les Anglais protestèrent en déclarant qu’il était sous leur protection parce qu’il était né à Singapour. Les Qing proposèrent alors que « la coiffure et l’habit » déterminent si quelqu’un était « citoyen » chinois ou non et demandèrent : « [S]i le lieu de naissance détermine la citoyenneté, doit-on alors considérer comme chinois tous les bébés anglais nés en Chine ? » Il se trouve que Chen était natif de Xiamen, mais il y avait là 60 autres Singapouriens qui réclamaient la protection britannique, ce qui donnait donc largement matière à dispute7.
69Enfin, la terminologie employée pouvait aussi poser problème. Quand les représentants britanniques estimaient que le langage utilisé par les autorités chinoises était méprisant, ils protestaient. Les Qing rejetaient parfois la faute sur des secrétaires ou des interprètes ignorants, ou affirmaient n’avoir eu recours qu’au langage standard. Mais ils n’avaient en fait guère d’autre solution que de réviser leur copie et de rédiger une nouvelle version du document, faute de quoi les Britanniques le leur retournaient purement et simplement, sans y avoir répondu.
70Les Anglais avaient sélectionné les ports ouverts par le traité de Nankin parce que tous étaient déjà des entrepôts commerciaux, mais les résultats se firent attendre. À Canton, une hostilité résiduelle envers les Britanniques, combinée avec une anarchie résurgente découlant du désordre général attribuable à la guerre, empêchait quasiment les Occidentaux de s’y installer ou d’y faire des affaires. Le souvenir enjolivé de la victoire populaire de Sanyuanli suscitait un patriotisme provocateur, alors que l’occupation de Canton par les Anglais pendant la guerre alimentait tant de rancœur que pendant des années la situation resta explosive. La Grande-Bretagne ne cessait de se plaindre formellement que la Chine violait les dispositions du traité de Nankin en refusant de laisser pénétrer ses ressortissants dans l’enceinte de la ville. Le préfet impérial des Qing répondait alors que l’entrée dans la ville ne constituait pas réellement une clause de l’accord, que les Européens et les Américains avaient toujours fait leurs affaires extramuros et qu’ils pouvaient bien continuer ainsi.
71Le préfet avait bien compris comment un traité, même inégal et humiliant, pouvait être à double tranchant, à la fois bouclier permettant de protéger les droits de la Chine et épée ayant le pouvoir de les supprimer. Affirmant que les sentiments antibritanniques manifestés par les Cantonais commençaient d’échapper à tout contrôle, il alléguait comme preuve la destruction de demandes officielles appelant au calme et l’incendie de bureaux préfectoraux parce qu’on le soupçonnait de fraterniser avec les Anglais. Il sous-entendait par là que la population locale était tellement survoltée que les autorités Qing, advenant qu’elles aient souhaité intervenir, étaient impuissantes à la calmer. Le préfet demanda à ses homologues britanniques d’empêcher leurs compatriotes de forcer l’entrée de la ville et leur suggéra de ne pas ancrer de bâtiments de guerre trop avant dans le port afin de ne pas jeter d’huile sur le feu. Une attitude provocante ne ferait qu’envenimer la situation, et seule la manifestation d’une bonne volonté et d’un esprit de coopération de la part des Britanniques pourrait ramener le calme. Les Anglais devaient donc cesser de se quereller avec les Chinois et de traîner dans la campagne cantonaise, ce qui en tout état de cause leur était interdit par le traité. La question de l’ouverture de Canton demeura pendant plusieurs années une sérieuse pomme de discorde, et la tension fut à son comble lorsque des Cantonais proposèrent de dresser une arche commémorant la résistance aux Anglais, idée dont le préfet des Qing se dissocia avec hauteur, invoquant un « complot de la petite noblesse ».
72En 1850, Ningbo, Xiamen et Fuzhou comptaient encore très peu de résidents étrangers, en grande partie parce qu’il fallait du temps à ces trois ports, habitués aux demandes du commerce du Sud-Est asiatique, avant de pouvoir s’accorder aux exigences européennes et américaines. Mais la faible présence occidentale explique aussi que les incidents xénophobes étaient comparativement plus rares dans ces villes.
73Seule Shanghai fut à peu près à la hauteur de ce qu’attendaient les Britanniques. Sa situation stratégique, à l’endroit où le majestueux fleuve Yangzi jiang se jette dans la mer, en avait déjà fait une plaque tournante pour les échanges commerciaux. L’économie shanghaïenne avait souffert des interruptions du commerce pendant les hostilités, de l’effondrement du marché du coton et d’une série de famines dans son arrière-pays à cause des inondations du fleuve Jaune ; mais après la guerre, Shanghai bénéficia de l’arrêt du commerce à Canton, car de nombreux Cantonais, frustrés par les conditions locales et attirés par la possibilité de faire de nouveau fortune, s’y installèrent pour traiter des affaires avec les étrangers. En quelques années, la ville connut un essor formidable et, à la fin du siècle, elle était devenue un des ports commerciaux les plus dynamiques du monde.
La montée en puissance de Shanghai
74Shanghai est un très bon exemple du contraste qui pouvait exister entre les relations officielles qu’entretenaient les étrangers avec les autorités Qing et celles qu’ils avaient avec le peuple chinois. Comme on le voyait clairement à Canton, beaucoup parmi la population locale n’appréciaient pas du tout les étrangers. Et pourtant, un nombre non négligeable d’entre eux, ayant compris où se trouvait leur intérêt, arrivaient à surmonter leur aversion. Et à Shanghai, certains étaient même plus favorables aux étrangers que ne l’étaient les autorités. Aussi, alors que l’administration locale n’aurait pas été très coopérative quand les Britanniques ont débarqué pour ouvrir le port et établir un consulat, il en alla bien autrement avec les négociants et entrepreneurs du cru. Ces derniers étaient tout disposés à leur louer locaux et matériel, espérant sans doute se voir attribuer un monopole à l’instar de ce qui s’était passé à Canton avant la guerre, et se tenaient prêts à faire le nécessaire pour gagner de l’argent, y compris vendre des billets à leurs compatriotes qui voulaient voir « les diables étrangers manger, boire, écrire, se laver, se reposer et dormir8 ».
75Aucun des étrangers ne parlait le dialecte local, aussi leurs contacts avec les gens du peuple étaient-ils limités. Ils dépendaient, pour survivre, d’interprètes et d’intermédiaires chinois, qu’ils faisaient souvent venir de Canton ou de Hong Kong pour les aider à conclure des affaires, ainsi que de serviteurs et de produits chinois. Tout n’était pas toujours rose, bien sûr, et il y avait de nombreux malentendus et des poches de ressentiment résiduelles.
76Shanghai, qui demeura pour un temps le seul port de traité à compter une population occidentale importante, fut l’unique exemple d’une administration sino-occidentale. Plus remarquable encore était la division administrative de la ville en trois sections principales : la concession internationale, dominée par les Anglais mais ouverte à toutes les nationalités ; la concession française ; et la ville chinoise. Chacune opérait sous sa propre administration et appliquait ses propres lois. Au départ, les communautés étrangères, situées hors les murs, excluaient en général les résidents chinois à l’exception des domestiques et autres individus au service de la communauté étrangère ; mais pendant la rébellion des Taiping (1851-1864), d’innombrables réfugiés, riches et pauvres, envahirent tous les quartiers de Shanghai. En 1854, moins d’un an après la prise de Nankin par les rebelles, en amont de Shanghai, il y avait quelque 8000 foyers chinois installés dans la concession internationale, en plus des 150 foyers étrangers, et leur nombre ne cessait de croître.
77Les concessions étrangères étaient des villes à l’intérieur de la ville ; il s’agissait de municipalités indépendantes sous la juridiction commune des consuls étrangers, ce qui signifiait entre autres choses que ces derniers jugeaient des affaires impliquant des Chinois résidant dans les limites de la concession. Plus tard, certains opposants au régime se réfugieraient d’ailleurs dans les concessions étrangères pour échapper aux Qing, puis aux autorités républicaines. À l’intérieur des concessions, les négociants et hommes d’affaires chinois et occidentaux se mirent rapidement à coopérer dans le cadre de coentreprises.
78C’est à Shanghai que fut mis en place le Service des douanes maritimes impériales, dirigé par des Européens seuls mais géré conjointement, et responsable devant l’empereur uniquement. En 1853 et 1854, pendant la rébellion des Taiping, lorsque la Société des petits sabres occupa certaines parties de la ville, la maison des douanes de Shanghai avait cessé de fonctionner, privant le gouvernement de lucratifs revenus issus d’un commerce en plein essor et encourageant la résurgence de taxes illégales à l’intérieur du pays. Ni les Qing ni les étrangers n’avaient rien à retirer d’une telle situation, mais ils échouèrent chacun à trouver une solution : le fonctionnement bien rodé de tout le système des ports ouverts s’en trouva menacé. On finit par atteindre un compromis aux termes duquel une inspection des douanes, gérée par les étrangers, fut créée en 1854. Elle était chargée de percevoir les taxes douanières des négociants occidentaux, quelle remettait au gouvernement impérial. Cette institution se fit connaître pour son incorruptibilité et son efficacité, et joua un rôle important dans la vie économique sous les derniers Qing et les débuts de la république.
79L’émergence d'une nouvelle classe de Chinois, appelés compradores, constitue aussi une donnée inédite de la Shanghai de l’époque. Ces hommes servaient d’intermédiaires aux étrangers dans leurs contacts avec les Chinois et travaillaient souvent comme directeurs de firmes internationales. Ils furent, par de nombreux aspects, un des liens essentiels entre l’ancien système et le nouveau. Ils permirent aux Occidentaux d’avoir accès aux institutions économiques chinoises, dont ils auraient probablement été exclus sans cela, comme les banques, dans lesquelles les compradores avaient souvent une participation. Certains acquirent une fortune considérable et, du fait de leurs rapports avec les étrangers, furent dans l’ensemble plus disposés que d’autres membres de l’élite chinoise traditionnelle à investir dans de nouvelles industries, qu’ils furent aussi bien des fois appelés à diriger. Quelques-uns d’entre eux jouèrent un rôle capital dans la société shanghaïenne, de plus en plus métissée.
80Les compradores tiraient leur influence de leur richesse et de leur cosmopolitisme et avaient rarement suivi le parcours classique des examens. Il y avait là une différence majeure avec les marchands traditionnels, qui avaient entretenu par le passé une relation symbiotique avec l’élite cultivée, en dépit du mépris des lettrés confucéens pour le commerce. Un lettré pouvait tout à fait destiner un de ses fils au commerce pour subvenir aux besoins de la famille, pendant que les autres étudiaient pour passer les examens ; à l’inverse, un marchand prospère pouvait tenter d’améliorer son statut social en payant à son fils la meilleure éducation qu’on puisse trouver, dans l’espoir qu’il réussirait les examens officiels et deviendrait politiquement puissant. Mais le pouvoir politique en tant qu’ascenseur social n’intéressait pas particulièrement les compradores : l’argent leur suffisait.
81En pratique, du moins dans les ports de traité, les compradores en vinrent à constituer une part importante de l’élite locale et ils se mirent à occuper des fonctions traditionnellement réservées aux notables, comme le maintien de l’ordre et l’aide aux plus démunis pendant les crises. Mais ils étaient vraiment un élément nouveau, le produit de la culture des ports ouverts. Bien que leur richesse et leur savoir-faire les aient destinés à jouer un rôle essentiel lors du redressement de la Chine après la disparition de l’impérialisme occidental et japonais, les compradores souffrirent, en tant que classe, de leurs liens trop étroits avec les étrangers.
L’émigration chinoise
82Sous la loi des Qing, il était encore théoriquement illégal de quitter le pays pour toujours. Mais en réalité, de nombreux responsables Qing favorisaient l’émigration, qu’ils voyaient comme une vanne de sécurité dans leurs provinces surpeuplées. De leur point de vue, il valait mieux voir partir les populations défavorisées plutôt qu’elles tombent dans le vagabondage, le banditisme ou qu’elles dépendent des allocations de l’État. De plus, les émigrants réussissaient souvent là où ils s’installaient et aidaient à soulager les économies locales et nationales trop sollicitées en envoyant de l’argent chez eux. De sorte qu’on ignora dans l’ensemble les interdictions mises à l’émigration et, au moins jusqu’en 1823, un système de « billets de crédit » avançait l’argent du voyage aux passagers en partance pour l'Asie du Sud-Est et au-delà.
83Juste après la première guerre de l’Opium, un vaste concours de circonstances permit à l’émigration chinoise de se faire sur une échelle beaucoup plus large et sur des distances beaucoup plus grandes que précédemment. Il y eut la dislocation engendrée par la guerre et les troubles permanents dans la région de Canton ; les bouleversements économiques causés par l’expansion du commerce avec l’étranger ; l’ouverture des ports de traité ; l’expansion du colonialisme partout dans le monde, associée au besoin inextinguible des pays en cours d’industrialisation d’une main-d’œuvre capable d’extraire la matière première qu’il leur fallait ; la demande considérable de bras à la suite de l’abolition du commerce d’esclaves africains (les employeurs trouvaient les Chinois plus résistants et moins prisonniers de croyances religieuses exigeantes que les Indiens) ; le transport d’émigrants nouvellement assuré par les navires européens ; la facilité relative avec laquelle on pouvait pénétrer dans la ville portugaise de Macao, ou britannique de Hong Kong, et échapper à la juridiction des Qing ; les rumeurs qui couraient sur les découvertes d’or en Amérique et en Australie (San Francisco se dit d’ailleurs en chinois « l'Ancienne Montagne d’or » et l'Australie « la Nouvelle Montagne d’or ».) Tous ces facteurs se combinèrent donc pour attirer les Chinois à l’étranger en dépit de la prohibition toujours en vigueur sous les Qing.
84Certains émigrants étaient ambitieux et mobiles et quittaient de leur propre chef le pays pour explorer de nouvelles occasions d’affaires. Mais d’autres, démunis et cherchant juste le moyen de survivre, étaient pain bénit pour les employeurs en quête d’une main-d’œuvre bon marché. En 1845, un premier lot de travailleurs embarqua au départ de Xiamen pour la colonie française de La Réunion. Il fut bientôt suivi de navires chargés de Chinois à destination des mines d’or et des exploitations australiennes de moutons, des plantations de canne à sucre de Cuba et des autres colonies européennes des Caraïbes ; des chemins de fer, plantations et champs de guano du Pérou et du Chili ; et des mines d’or et chemins de fer d’Amérique du Nord. Bien d’autres partirent travailler dans les colonies européennes éparpillées dans toute l'Asie du Sud-Est.
85L’émigration fut très liée à l’émergence de Hong Kong comme plaque tournante commerciale. De nombreux ressortissants chinois s’y étaient installés, à la recherche de nouvelles activités, et bien d’autres la traversèrent en se rendant à l’étranger. En 1844, la population chinoise avait atteint 19 000 personnes, soit près de cinq fois plus qu’en 1839. Dès les années 1850, Hong Kong était devenue un centre très important pour le trafic de coolies, qui contribua à l’expansion commerciale de la colonie en faisant travailler les recruteurs, les armateurs et les courtiers. Rien qu’entre 1855 et 1859, plus de 80 000 Chinois partirent de Hong Kong pour différentes destinations dans le monde, et ceux qui réussissaient à rentrer chez eux repassaient le plus souvent par là au retour.
86Certains émigrants se voyaient forcer la main ou étaient encouragés à partir sous de faux motifs, comme en témoigne le récit suivant :
Nous fûmes attirés à Macao par la promesse de trouver un travail bien payé à l’étranger. On nous dit aussi que les huit années étrangères figurant dans le contrat correspondaient en fait à quatre années chinoises, et qu’au terme de cette période nous serions libres. Nous remarquâmes aussi les enseignes annonçant « agences pour l’emploi des ouvriers » qui figuraient sur les bâtiments étrangers et crûmes que cela reflétait vraiment l’activité de l’établissement, sans penser qu’une fois à l’intérieur nous n’aurions plus le droit d’en sortir. Et lorsqu’une fois arrivés à La Havane nous fûmes exposés en public pour être estimés et vendus de la manière la plus rude, il devint clair que nous n’allions pas être embauchés comme ouvriers mais vendus comme esclaves.
87Les chiffres augmentèrent rapidement : entre 1847 et 1862, les marchands américains de coolies transportèrent 6000 personnes par an vers Cuba9. Les autorités Qing cherchèrent l’aide des consuls occidentaux pour lutter contre les enlèvements croissants de jeunes Chinois et Chinoises destinés à être vendus outre-mer, mais sans grand succès. Partout dans les communautés d’expatriés, les conditions de vie étaient en général effrayantes, et leurs membres étaient souvent maltraités par les populations des pays d’accueil. Nombre d’entre eux voulaient faire fortune et rentrer au pays, mais bien peu réussirent ; certains envoyaient de l’argent à leur famille ou, à l’occasion, pour financer les projets monumentaux liés à l’effort de reconstruction de la patrie. Comme nous le verrons, à la fin du XIXe siècle, la situation difficile des Chinois d’outre-mer et la possibilité de faire appel à eux pour financer des projets industriels et autres furent au centre de l’activité diplomatique des Qing.
La rébellion des Taiping
88L’importante guerre civile connue sous le nom de rébellion des Taiping (1851-1864) constitua une des raisons principales de l'émigration massive des Chinois au milieu du XIXe siècle. Provoquée en partie par les dislocations sociales et économiques résultant de la première guerre de l’Opium dans le sud de la Chine, le soulèvement témoigne de l’extraordinaire désir qu’avait le peuple d’adopter les idées étrangères.
89Le mouvement des Taiping fut dirigé par Hong Xiuquan (1813-1864), un membre de la communauté méprisée des Hakkas qui avait échoué aux examens de l’Administration. Au cours d’une maladie, il eut plusieurs hallucinations pendant lesquelles il était appelé à agir contre des « démons », d’abord par un vieil homme, puis par un homme d’âge moyen qui déclara être un « frère aîné ». Lorsque, quelques années plus tard, Hong tomba sur un tract chrétien qui lui avait été donné par un missionnaire, il affirma avoir trouvé l’explication de ses visions : le vieil homme était Dieu ; l’homme d’âge moyen, Jésus-Christ ; et lui-même, Hong, était le frère cadet du Christ. Il se persuada que les démons qu’il lui fallait combattre n’étaient autres que les Mandchous au pouvoir et qu’il était destiné à mener une révolution animée par une ferveur religieuse chrétienne.
90Au cours des années qui suivirent, Hong rassembla autour de lui un noyau de fidèles dévoués qu’il regroupa dans la Société des adorateurs de Dieu, basée dans la province du Guangxi-Zhuang, au sud-ouest du pays. Bien qu’on lui ait refusé le baptême, pour des raisons qui demeurent obscures, Hong baptisa lui-même des milliers de personnes. La plupart des convertis étaient des paysans hakkas et des aborigènes miaos, des non-Han situés au bas de l’échelon le plus pauvre de la société et qui n’avaient rien à gagner à soutenir le statu quo. Le groupe s’accrut des réfugiés des terribles famines de la fin des années 1840 et des brigands omniprésents qui n’avaient pas grand-chose à perdre.
91En 1851, Hong et ses disciples organisèrent un soulèvement dans le but de renverser les Qing et d’établir une communauté puritaine et égalitaire, basée sur des croyances pseudo-chrétiennes. Ils l’appelèrent le Royaume du ciel de la grande paix (Taiping Tianguo), et il s’agissait d’une nation spécialement élue par Dieu. Leur philosophie du partage total et équitable des richesses mises en commun leur attira des milliers d’adhérents supplémentaires, issus des couches les plus pauvres de la société. Après une série de victoires militaires incroyables, les Taiping, forts maintenant de centaines de milliers de personnes, occupèrent Nankin, l’ancienne capitale des Ming, en 1853. Ils restèrent à l’abri de la « capitale céleste » pendant II ans.
92Les Occidentaux résidant dans les ports de traité commencèrent par s’enthousiasmer pour ce groupe d’apparence chrétienne qui s’était assuré un tel soutien populaire et se demandèrent s’il fallait les encourager. Certes, les Taiping avaient beaucoup mieux réussi que les missionnaires à diffuser la parole de Dieu. Mais on en vint bientôt à la conclusion que le christianisme bien particulier de Hong allait bien au-delà du simple fondamentalisme et s’éloignait globalement du vrai dogme.
93De nombreux Occidentaux étaient attirés par les Taiping, plus par goût de l’aventure et du profit que par conviction religieuse. Il y avait alors trop d’étrangers en Chine pour qu’on puisse maintenir un front uni, à l’instar de celui que les négociants de Canton avaient essayé de créer avant la première guerre de l’Opium. Dès 1844, à l’issue du conflit, les marchands d’armes européens avaient commencé à débarquer leurs marchandises sur les côtes chinoises, suscitant aussitôt la réaction des Qing, qui objectèrent que ce type de négoce n’était prévu dans aucun traité. Pendant la rébellion, les Européens et les Américains s’unirent pour vendre des armes et de la poudre aux rebelles, remontant pour ce faire le Yangzi jiang jusqu’à Nankin, et ce, en dépit des efforts déployés par les Qing et les autorités des autres pays pour mettre fin à leurs activités. Les prétendus efforts des étrangers pour empêcher leurs concitoyens de proposer des armes en Chine ne convainquirent personne. D’ailleurs, les Qing assiégés se mirent très vite sur la liste des clients et commencèrent d’acquérir les derniers modèles de bateaux et d’armes étrangers. Mais les livraisons tombaient souvent aux mains des Taiping, qui vainquaient les unes après les autres les armées envoyées pour les combattre : c’est ainsi qu’on pouvait voir, à l’extérieur du palais de Hong Xiuquan, « deux très beaux modèles de canons de 12 en cuivre, marqués Massachusetts 1855, et des chariots américains en chêne10 ». Il s’agissait de modèles récents qui entrèrent sûrement dans la catégorie des pertes de guerre. En d’autres termes, les chefs militaires Taiping n’avaient aucun scrupule à utiliser la technique la plus avancée et la plus efficace dont ils pouvaient s’emparer.
94Les étrangers ne se contentèrent pas de fournir des armes aux rebelles : de nombreux déserteurs des armées occidentales proposèrent leurs services à la cause, ainsi que des profiteurs, restés après la guerre de l’Opium ou fraîchement arrivés pour faire fortune. Sur le plan officiel, toutes les nations étrangères en Chine s’employaient à convaincre les deux parties de leur neutralité, pour se couvrir jusqu’à ce qu’un vainqueur se dégage. Ils se souciaient d’abord de défendre leurs intérêts commerciaux, qu’on estimait, rien qu’à Shanghai, à plusieurs millions.
95De part et d’autre, la méfiance envers les étrangers était sans doute justifiée. Les Qing craignaient que la neutralité affichée par les Occidentaux n’ait caché en réalité un soutien secret aux rebelles, que le christianisme des Taiping n’entraîne l’adoption des valeurs étrangères et que les Occidentaux, forts de leur extraordinaire puissance militaire, ne finissent par s’allier aux rebelles. Quant aux Taiping, ils ne saisirent pas quel avantage décisif aurait pu leur donner le soutien des étrangers quant à la puissance défaillante des Qing, à peine remis de la première guerre de l’Opium, et ils firent peu appel à l’aide extérieure. En 1853, les Britanniques envoyèrent un bateau en amont du fleuve pour en apprendre plus sur les Taiping et pour leur intimer de ne pas intervenir dans le commerce étranger en Chine. Ils furent abasourdis et furieux de l’attitude des responsables des rebelles : ceux-ci leur envoyèrent un message des plus condescendants qui, tout en reconnaissant que les sujets de la reine Victoria avaient trouvé la voie du fait de leurs croyances religieuses, leur enjoignaient de prêter allégeance à Hong Xiuquan, le chef céleste des Taiping. Les Britanniques n’étaient toutefois guère disposés à remettre en cause le principe d’égalité entre les nations, au nom duquel ils venaient juste de se battre contre la Chine.
96Les navires français et américains entreprirent bientôt des missions exploratoires similaires. Les Américains jugèrent que le christianisme intransigeant des rebelles, qui affirmait la supériorité du royaume des Taiping à tous les nouveaux venus et reposait sur la relation spéciale entretenue avec Dieu et le Christ, était décidément déviant. Les tentatives d’ouverture des Français tournèrent également court après qu’ils eurent rappelé sèchement aux insurgés les obligations que leur imposait le traité signé avec l’empereur. Leurs interlocuteurs estimèrent que celui qui arriverait à un accord avec le chef des démons était par définition un ennemi.
97Incapables de juguler la rébellion, les Qing étaient favorables à tout nouveau soutien. Au milieu des années 1850 en effet, outre qu’une grande partie du sud et du sud-ouest de la Chine était aux mains des Taiping, une seconde insurrection majeure, celle des Nian, faisait rage à l’est du pays, dans certaines zones du Shandong, du Henan, du Jiangsu et de l’Anhui, au nord du fleuve Huai. La révolte des Nian, qui s’étendit de 1851 à 1868, n’avait pas le caractère idéologique de celle des Taiping, mais fut suffisamment tenace pour constituer une menace à la domination de Pékin sur cette zone. Pendant ce temps, les rebelles musulmans s’étaient soulevés dans la province du Yunnan, au sud-ouest du pays, afin de protester contre des taxes trop lourdes et d’obtenir le contrôle des mines d’or et d’argent de la région.
98D’un point de vue cosmologique, ces nombreuses rébellions de masse n’auguraient rien de bon pour les Qing, conscients quelles seraient interprétées comme le signe de la perte de leur mandat. Pour survivre, la dynastie se devait donc de réprimer les révoltes. Cependant, le chaos intérieur la mettait à la merci des appétits extérieurs.
Les Russes, les Britanniques et les Français, 1856-1860
99À la fin de la guerre de Crimée, en 1856, la Russie, la Grande-Bretagne et la France tournèrent de nouveau leur attention vers la Chine. Les Russes avaient suivi de près la situation intérieure et avaient conscience que le moment était venu de frapper. À la fin du XVIIIe siècle, leur empire s’était élargi à l’ouest vers la Sibérie, et ils étaient plus impatients que jamais de développer leur commerce avec la Chine et de voir dans quelle mesure ils pourraient accroître leur influence politique et commerciale dans les régions du nord-est de la Mandchourie, en bordure de leur propre territoire. Comme les Qing interdisaient aux Chinois han de s’installer dans cette zone – sans doute parce qu’ils comptaient la réserver aux Mandchous –, celle-ci se trouvait faiblement peuplée. La Russie était également à l’affût de tout ce qui pourrait renforcer sa position à l’égard de la Grande-Bretagne. Pendant que l’attention des autorités chinoises se trouvait distraite des affaires frontalières par les Taiping et par d’autres soulèvements, et qu’une large partie des troupes mandchoues était occupée à l’intérieur du pays, les expéditions exploratoires russes furent conduites vers le sud, et les communautés s’étendirent dans le nord-est de la Mandchourie. La Chine n’était pas en position de résister aux exigences des Russes, qui alternèrent agressions et diplomatie subtile pour atteindre leur but : elle finit par perdre son contrôle sur la région par le traité de Pékin (1860). L’intensification des échanges commerciaux permit l’implantation de consulats russes en des points stratégiques de Mongolie et du Xinjiang, octroya aux ressortissants russes l’immunité par rapport aux lois chinoises et contribua au développement des réseaux de communication.
100Au même moment, les faibles avancées réalisées dans les ports de traité autres que Shanghai, conjuguées à la déception provoquée par les Taiping, attisèrent l’impatience de l’ensemble des étrangers obligés de concentrer leurs activités sur les côtes chinoises. Ils voulaient avant tout développer le commerce, installer des ambassades à Pékin pour éviter Canton et réduire les droits de douane. Ils étaient particulièrement mécontents devant le refus ou l’incapacité des Qing d’obliger Canton à accepter leur présence. La Chine était soi-disant tenue d’appliquer à la Grande-Bretagne les clauses insérées dans un accord conclu en 1844 avec les Américains, ayant trait à la révision des traités : l’Angleterre, avec une certaine mauvaise foi, l’avait interprété comme l’affirmation que le traité de Nankin de 1842 serait révisé en 1854. Mais en 1854, les autorités chinoises s’étaient soustraites à la renégociation parce qu’elles étaient préoccupées par la guerre civile qui ravageait une bonne partie de leur territoire.
101En 1856, les Anglais et les Français trouvèrent un motif pour repartir en guerre contre la Chine. Les Anglais soutinrent que leur drapeau avait été bafoué par la police chinoise qui, sous prétexte de piraterie, avait abaissé le pavillon britannique d’un navire qui appartenait à un Chinois de Hong Kong et dont le capitaine était anglais et l’équipage chinois. Les Français, quant à eux, prirent comme raison l’exécution d’un missionnaire à l’intérieur du pays au terme d’une procédure judiciaire. On aboutit vite à une impasse : les Chinois firent preuve de toute la brutalité dont ils étaient capables et les Occidentaux déployèrent leurs puissantes artilleries, mieux équipées pour bombarder Canton que 15 ans auparavant. S’ensuivit une période d’attente pendant laquelle les Britanniques durent faire face à une mutinerie indienne. La seconde guerre de l’Opium débuta véritablement à la fin de 1857. L’été suivant, les forces franco-anglaises avaient pris Canton et Tianjin, le port de Pékin, où l’on négocia un nouveau traité contenant les dispositions suivantes : l’ouverture de dix nouveaux ports, dont quatre situés le long du Yangzi jiang jusqu’à Hankou (sous réserve de la défaite des Taiping), l’implantation de représentations diplomatiques occidentales permanentes à Pékin ; l’autorisation pour les étrangers, y compris les missionnaires, de voyager dans toute la Chine, par la route ou par bateaux à vapeur ; la limitation des droits de douane à 5 % de la valeur des marchandises et de la taxe du likin à 2,5 %, et la fixation d’une autre indemnité3. De plus, bien qu’il ait été toujours illégal de vendre ou de consommer de l’opium, le traité imposa une taxe à l’importation sur la drogue : seuls les Chinois étaient autorisés à la transporter et à la vendre à l’intérieur du pays.
102La clause prévoyant l’établissement de légations étrangères à Pékin rencontra une opposition farouche dans la capitale, et, une fois les troupes occidentales retirées des forts de Dagu près de Tianjin, les Qing ne manifestèrent aucune intention de la respecter. Ils renforcèrent leurs fortifications et repoussèrent des troupes occidentales qui réussirent cependant à atteindre Pékin. Mais un accrochage en chemin, associé à un traitement inhabituellement brutal des prisonniers occidentaux, incita les forces franco-anglaises à brûler le Yuan Ming Yuan, le palais d’été situé au nord-ouest de la capitale, que les jésuites avaient édifié pour Qianlong à peine plus d’un siècle auparavant. La plus grande partie des trésors qu’il renfermait devait plus tard prendre la direction des collections des riches familles d’Europe et des marchés de l’art européens. Certains objets tombèrent également aux mains des Chinois fortunés du sud, qui avaient aidé à financer l’effort de guerre.
103L’incendie du palais d’été est un des épisodes les plus tristement célèbres du folklore chinois : il donne une idée des atrocités de l’impérialisme européen, et on l’évoque encore pour alimenter la ferveur nationaliste. Il déboucha en 1860 sur la convention de Pékin, qui prévoyait l’ouverture du port de Tianjin ; des indemnités supplémentaires ; la cession de la péninsule de Kowloon, sur le continent chinois en face de l’île de Hong Kong ; et la légalisation officielle du transport outre-mer d’ouvriers chinois à bord de navires étrangers. L’heure de l’impérialisme européen en Chine avait sonné, mais elle allait de pair avec une détermination récurrente chez les Chinois de tous horizons de rendre à leur pays sa puissance. Alors seulement serait-il possible d’entamer des pourparlers d’égal à égal avec les Occidentaux, qui réclamaient l’égalité par les armes.
Notes de bas de page
1 Cette citation est un agrégat de différentes remarques faites par les autorités des Qing sur le sujet. Pour les originaux, voir Qing Jiaqing Chao Waijiao Shiliao (« Materials on the Foreign Relations of the Jiaqing Reign of the Qing Dynasty »), 4, 21b-23b, cité par Fu Lo-shu, A Documentary Chronicle of Sino-Western Relations, p. 394, et Yuehaiguan Zhi, 29, p. 9-15, également cité par Fu, p. 612. Traduction de Fu légèrement modifiée par l’auteur.
2 Dépêches des consuls américains à Canton, 1790-1906, archives sur microfiches des Archives nationales américaines (Washington, 1947) 101, vol. 1, du 21 février 1790 au 20 avril 1834. La pétition est datée du 10 février 1814. Les archives contiennent l’original en chinois, une traduction approximative en anglais (faite ici) et une version espagnole/portugaise. Des traductions partielles figurent dans Fu Lo-shu, Documentary Chronicle, p. 391-392, et Frederic D. Grant, « The Failure of Li ch’uan Hong: Litigation as a Hazard of Neneteenth-Century Foreign Trade », American Neptune, vol. XLVIII, no 4 (automne 1988), p. 243-260.
3 James W. Polachek, The Inner Opium War, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1992, p. 165, citant Yapian Zhanzheng (« La guerre de l’opium »), 6 vol., Shanghai, Shenzhou Guoguang She, 1954, vol. 4, p. 22.
4 Linda Cooke Johnson, Shanghai: From Market Town to Treaty Port, 1074-1858, Stanford, Stanford University Press, 1995, p. 181, citant Cao Shang, « Yihuan, beishang ji », 8b-9a.
5 Cf. Gerald Graham, The China Station: War and Diplomacy, 1850-1860, New York, Oxford University Press, 1978, p. 117-118, 183, 215-218, cité par Jonathan D. Spence, The Search for Modern China, New York, Norton, 1990, p. 158.
6 Cf. J. Y. Wong, The Anglo-Chinese Relations, 1839-1860: A Calendar of Chinese Documents in the British Foreign Office Records, New York, Oxford University Press/The British Academy, 1983. Entrées pour 1844, 1849 et passim.
7 Les documents relatifs au cas de Chen sont au Public Record Office à Londres. Pour un résumé, voir Wong, The Anglo-Chinese Relations, 1839-1860, p. 212-215.
8 Cité par Johnson, Shanghai, p. 186.
9 Chinese Emigration: Report of the Commission Sent by China to Ascertain the Condition of Chinese Coolies in Cuba, Shanghai, Imperial Maritime Customs Press, 1876; réimpression, Taipei/Chengwen, 1970, vol. 7, cité par Lynn Pan, Sons of the Yellow Emperor: The Story of the Overseas Chinese, Londres, Secker & Warburg, 1990, p. 47 (chiffres sur Cuba); p. 48 (citation).
10 Jonathan D. Spence, God’s Chinese Son, New York, Norton, 1995, p. 241, citant P. Clarke et J.S. Gregory, Western Reports on the Taiping: A Selection of Documents, Canberra, Australian University Press, 1982, p. 189.
Notes de fin
1 Qu’on pourrait traduire par Carnets de Chine (NDT).
2 La Grande-Bretagne s’empara de l’île de Hong Kong par le traité de Nankin ; elle prit la péninsule de Kowloon, sur le continent chinois, avec la convention de Pékin (1860) et en 1898 elle insista pour inclure dans les frontières de Hong Kong les Nouveaux Territoires, au nord de Kowloon, et signa un bail de 99 ans qui expira en 1997 (NDT).
3 Le likin était une taxe commerciale perçue sur les marchandises en stock et en transit et aussi parfois sur le lieu de production. Il avait précédemment varié énormément dans les différentes régions (NDT).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
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1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000