Chapitre 3. Produits et savoirs importés au xviiie siècle
p. 105-146
Texte intégral
Nous n’avons jamais accordé de valeur aux trucs ingénieux, et nous n’avons pas le moindre besoin des produits des manufactures de votre pays1.
Qianlong
(empereur de 1736 à 1795)
1En 1792, l’Angleterre envoya lord Macartney en Chine avec mission d’obtenir pour les marchands britanniques des avantages sur leurs concurrents d’Europe et des anciennes colonies d’Amérique. Cette ambassade échoua. Les historiens en Occident ont souvent imputé cet échec aux réticences des Chinois à l’égard du commerce, à leur façon de n’envisager les relations extérieures que dans un cadre hiérarchique rigide et enveloppées des formalités d’un rite solennel – à leur résistance en somme à l’innovation et au changement. Mais, quand on considère les choses du point de vue chinois, il paraît tout de suite évident que la réalité était bien différente. Le commerce jouait un rôle central dans l’empire des Qing, qui constituait une puissance politique et culturelle de première importance en Asie. Les Qing ne voulaient pas accorder aux Occidentaux un accès illimité à leur marché d’une part pour continuer d’en contrôler les profits et d’autre part pour ne pas prendre le risque insidieux de miner leur hégémonie par la libre circulation de marchandises en provenance d’une autre culture. Bref, les Qing estimaient que des échanges commerciaux sans restrictions constituaient une menace potentielle à la sécurité de l’empire.
2Leur prudence venait d’une connaissance des affaires internationales bien plus fine que ce qu’on a parfois pu imaginer. À la fin du XVIIIe siècle, ils en savaient assez sur le monde extérieur pour faire preuve de prudence vis-à-vis des Européens, qu’ils avaient appris à connaître par les missionnaires de la cour impériale, par les diverses ambassades qu’ils avaient reçues, par le commerce de Canton et par l’expansion coloniale des royaumes occidentaux en Asie. Macao, à proximité immédiate des côtes chinoises, était depuis 200 ans une enclave portugaise. L’Espagne dominait Manille depuis presque autant de temps et Batavia était au centre d’une formidable présence hollandaise dans les Indes orientales. Chacune de ces villes abritait une forte communauté chinoise qui avait eu à pâtir de l’animosité des Européens. Aux Philippines, à Batavia et à Taiwan, du temps des Hollandais, avaient eu lieu des attaques et des massacres de ressortissants chinois, parfois en très grand nombre. Les Britanniques, dont l’empire touchait à présent aux frontières du territoire chinois, ne s’étaient pas encore montrés menaçants. Mais, si les Qing avaient bien saisi les différences qu’il y avait entre les puissances européennes, ils étaient quand même portés à les mettre toutes dans le même sac.
3Ce chapitre étudie les échanges internationaux de biens et d’idées dans la Chine des Qing au XVIIIe siècle, de la fin du règne de Kangxi jusqu’à la mort de l’empereur Qianlong, en 1799. À l’époque, les Européens n’étaient pas les seuls étrangers engagés dans le commerce avec la Chine, mais ils étaient les derniers arrivés, les plus déterminés à diffuser leur culture et leurs idées, et, collectivement, les plus puissants. Aussi ce chapitre leur est-il pour l’essentiel consacré. S’il est vrai que la Chine n’a pas toujours accueilli à bras ouverts les nouveaux arrivants, sa circonspection en la matière relève plus d’une attitude pragmatique que du conservatisme réactionnaire ou de l’esprit de clocher dont l’ont dédaigneusement accusée les Européens.
Guerre et diplomatie à l’apogée des Qing
4Les quelque 150 premières années des Qing, de l’établissement de la dynastie en 1644 jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, virent se succéder seulement quatre empereurs, dont deux exercèrent le pouvoir pendant plus de 60 ans : Shunzi (1644-1661), Kangxi (1661-1722), Yongzheng (1723-1735) et Qianlong (1736-1795). Ce dernier abdiqua pour ne pas paraître manquer de respect envers son grand-père Kangxi, qui avait régné 61 ans, mais il continua en pratique à gouverner jusqu’à sa mort, en 1799. Ces longs règnes constituèrent des périodes de stabilité après les guerres chaotiques de la transition dynastique. La population dépassa les 300 millions, et les Qing poursuivirent avec vigueur la consolidation et l’expansion de l’empire.
5Les Qing gardèrent toujours une conscience aiguë de leurs origines mandchoues. À la fois empereurs de Chine et khans de vastes domaines de l’Asie centrale, ils régnaient sur un territoire dont la Chine ne représentait qu’une partie. Ils se voyaient à la fois comme de bienveillants souverains confucéens et comme des guerriers conquérants dans la tradition mandchoue. Ils voulaient également asseoir leur autorité religieuse pour écarter la menace que représentait pour eux le dalaï-lama, dont nombre de leurs sujets, au Tibet et en Mongolie, reconnaissaient la primauté dans l’ordre spirituel. En d’autres mots, les dirigeants Qing firent appel à une grande variété de mesures pour renforcer leur domination et contrôler la façon dont on la présentait. L’impérialisme dont ils firent preuve n’a rien à envier à celui des puissances occidentales qui devaient plus tard tenter de les dominer.
6Jusqu’au milieu du XIXe siècle, alors qu’aucune agence gouvernementale ne chapeautait les affaires étrangères, les Qing élaborèrent tout un train de mesures pour maintenir leur contrôle sur l’empire et en défendre les frontières terrestres et maritimes. Certaines de ces mesures se situaient dans la continuité de la tradition chinoise, tandis que d’autres passaient pour des innovations qu’on pouvait rattacher aux origines asiatiques des Mandchous. Différentes agences géraient les relations avec les différents groupes de sujets étrangers. Si la multitude de ces organismes permit une certaine souplesse de la gestion, une telle décentralisation empêcha aussi la mise en œuvre de mesures concertées. Au XIXe siècle, cette absence d’autorité centrale dans les relations extérieures fut interprétée par les puissances occidentales comme une faiblesse majeure de la Chine.
7Un bureau des affaires frontalières (lifan yuan) avait la responsabilité des relations avec les voisins asiatiques du Nord et du Nord-Ouest, Russie comprise. Le lifan yuan était une innovation des Qing qui favorisa la transformation de la politique extérieure de la Chine. À l’égard de ces voisins immédiats qu’étaient les Mongols et les Tibétains, avec lesquels les affrontements avaient été nombreux, le lifan yuan réussit, par de nombreuses concessions rituelles, à atténuer ces frictions et à mieux intégrer ces populations dans l’empire. Ce bureau avait aussi la responsabilité de dissiper toute menace potentielle à l’hégémonie des Qing en Asie orientale.
8Dans les années 1680, les Qing portèrent leur attention sur les frontières du nord-ouest de la Chine. Pour régler leur contentieux territorial avec la Russie, ils pensèrent d’abord recourir à des émissaires hollandais ou portugais afin d’acheminer la correspondance diplomatique avec Moscou via Lisbonne ou Amsterdam. La Chine comptait particulièrement sur les Hollandais, qui avaient établi un important réseau commercial dans l’empire des tsars, mais au bout du compte les Qing réglèrent eux-mêmes le conflit par le traité de Nertchinsk en 1689, avec l’aide d’interprètes jésuites qui parlaient le latin et le mandchou.
9Ce traité, comme celui de Kiakhta qui suivit en 1727, indique clairement une volonté de s’écarter au besoin du cadre du système tributaire. Ces deux traités limitaient le commerce entre la Chine et la Russie à quelques postes-frontières et à certaines périodes de l’année. Le traité de Kiakhta permit aussi l’établissement d’une église orthodoxe pour la petite communauté russe installée à Pékin depuis la fin des guerres sino-russes des années 1680, la visite d’une mission ecclésiastique tous les dix ans et de missions commerciales tous les trois ans. Même si ces traités reconnaissaient l’égalité des pays signataires, la Chine continua d’insister pour que les négociants se plient au cérémonial qui marquait leur subordination et leur soumission.
10La cessation des hostilités avec la Russie dans les années 1690 permit aux Qing de reporter leur attention sur les Zunghar qui menaçaient les frontières du Nord et du Nord-Ouest. Les guerres contre ces tribus se poursuivirent de manière sporadique jusqu’à ce que, dans les années 1750, une série de victoires militaires des Qing aboutisse à l’extermination du peuple zunghar et à l’annexion à l’empire de vastes territoires de l’Asie centrale. Avec l’élimination de la menace séculaire des tribus nomades aux frontières du Nord-Ouest, qui faisait suite à l’annexion effective du Tibet et de la Mongolie, les Qing avaient gagné en 1760 le contrôle du plus grand empire de toute l’histoire de la Chine. La juridiction du lifan yuan s’étendit en conséquence.
11Le deuxième organe gouvernemental chargé des relations avec les pays étrangers, le Bureau des rites (li bu), qui était traditionnellement le troisième des six ministères principaux, avait la responsabilité des relations avec les pays voisins, dont les populations n’étaient pas chinoises mais dont les cultures offraient une quelconque ressemblance avec celle de la Chine : la Corée, la Birmanie, le Siam, le Viêt Nam et le Japon. De ces pays, les Qing exigeaient une reconnaissance formelle de leur suprématie et concédaient en retour des droits commerciaux limités, même si le commerce non officiel fleurissait parallèlement. Les Européens qui recherchaient des privilèges de commerce furent inclus dans ce groupe, tout simplement parce qu’ils ne rentraient dans aucune autre catégorie et qu’à la différence des peuples limitrophes d’Asie centrale ils ne paraissaient pas nourrir d’ambitions territoriales.
12Un troisième organisme chapeautait les missions chrétiennes en Chine. Il s’agissait du ministère de la Maison impériale (neiwufu), qui gérait aussi beaucoup d’autres affaires de l’empereur. Qu’on lui ait attribué la responsabilité des missionnaires indique qu’on estimait que ces derniers avaient peu à voir avec les relations internationales. Mais, en réalité, les missionnaires, qui servirent d’interprètes aux quelques ambassades européennes qui atteignirent la Chine durant cette période, acquirent une influence qui ne doit pas être sous-estimée. Les jésuites de la cour, par exemple, originaires de pays catholiques en lutte contre la Hollande et l’Angleterre protestantes, essayèrent plus d’une fois de barrer la route aux ambassades hollandaises en calomniant les Hollandais ou en entravant autrement leur action.
13Cependant, les divergences religieuses cédaient parfois le pas à un sentiment de complicité qui tenait à de communes origines européennes. En 1656, un jésuite portugais déclara à un diplomate hollandais qu’une invasion de la Chine ne serait pas une opération si difficile, mais il lui suggéra d’attendre pour l’entreprendre qu’il y ait plus de convertis chrétiens pouvant agir comme une cinquième colonne. En d’autres occasions, les missionnaires qui auraient dû normalement se limiter à leur rôle d’intermédiaires fournirent de l’information stratégique aux officiels russes, espérant obtenir par là quelques avantages pour eux-mêmes. Bref, les jésuites ne furent jamais politiquement neutres.
Les échanges commerciaux
14Le commerce joua un rôle considérable dans la Chine du XVIIIe siècle, alors que l’empire était au sommet de sa puissance. Cette période de paix et de prospérité favorisa le développement du réseau des marchés intérieurs, et le commerce international devint florissant comme jamais auparavant. Le commerce indépendant prit de l’expansion, parallèlement au commerce officiel, dont les produits étaient plus ou moins considérés comme des tributs. Au nord, les marchés réguliers, autorisés par traités aux postes-frontières, débordaient d’activité. À l’ouest, les nouveaux territoires du Xinjiang formaient un couloir d’échanges entre la Chine, la Russie et l’Asie centrale, un peu comme l’avait été la Route de la soie. Le long des côtes, un prospère commerce par jonques reliait le continent à Taiwan (rattachée à l’empire depuis 1683), au Japon, à la Corée et à de nombreux Etats dAsie du Sud-Est : Siam, Malaisie, Philippines, Indonésie et au-delà. Les jonques apportaient en Chine des denrées comme le poivre, l’huile de coco, le riz, le sucre de palme et les tripangs ; des matières premières comme le cuivre, le bois et le rotin ; et elles en rapportaient des céramiques, des textiles et d’autres biens de consommation.
15Une bonne partie de la population des provinces côtières du Sud-Est – des centaines de milliers de personnes – vivait du commerce maritime. Il y avait un flux constant d’échanges commerciaux et personnels entre les Chinois restés en Chine et ceux établis dans les communautés d’outre-mer, que surveillaient d’ailleurs très étroitement les Qing, toujours inquiets d’une éventuelle collusion des sujets de l’empire avec des pirates ou des étrangers mal intentionnés. Les autorités des Qing estimaient que seuls de mauvais sujets pouvaient désirer quitter l’empire et ils craignaient de voir ces gens transmettre des renseignements à des étrangers. Ces préoccupations les incitaient régulièrement à décréter un embargo temporaire sur le commerce maritime, ce qui menait certains à se livrer à la contrebande et à la piraterie. On n’envisagea jamais toutefois de mettre fin pour de bon au commerce maritime.
16L’importance du commerce avec l’Asie de l’Est était telle pour les communautés de la côte qu’on ne pouvait imposer d’embargo que dans des cas d’extrême nécessité, comme en 1683, lors des expéditions contre les forces de Zheng (Coxinga) basées à Taiwan. Soixante ans plus tard, en période de paix, après que les colons hollandais eurent massacré plus de 10 000 ressortissants chinois à Batavia, l’empereur Qianlong se refusa à instaurer un blocus total du commerce maritime, qui aurait pénalisé trop durement les provinces côtières.
17Les relations avec le Japon, qui n’avaient jamais été des relations diplomatiques officielles, restèrent empreintes d’hostilité, à l’image de ce qu’elles avaient été à la fin des Ming. Le commerce qui se faisait par l’intermédiaire des Portugais prit fin dans les années 1630, après l’expulsion des Occidentaux du Japon par crainte de l’expansion du christianisme. Mais les constants besoins de la Chine en argent et en cuivre japonais firent en sorte de maintenir les échanges par le port de Nagasaki, seul port de l’archipel où les étrangers avaient le droit de commercer et de résider. Entre-temps, les shoguns Tokugawa, qui avaient réunifié le pays après 1600, insultèrent les Qing en laissant entendre que leur pouvoir, imposé par la force, manquait de légitimité, et ils fournirent un soutien moral et matériel à la résistance loyale aux Ming. Dans de telles circonstances, quand bien même le Japon l’aurait voulu, il était impensable de reprendre les relations dans le cadre du système tributaire.
18Pourtant, en dépit de la méfiance des Japonais à l’endroit des prétentions hégémoniques de la Chine, le néoconfucianisme devint un courant important de la vie intellectuelle nippone. Déjà sous les Ming, la Corée et le Viêt Nam avaient adopté le néoconfucianisme comme idéologie d’État. Ainsi, la plus grande partie de l’Asie de l’Est, sans être politiquement fédérée ni culturellement uniforme, obéissait à des principes néoconfucéens venus de Chine. Il serait exagéré de décrire l’Asie à l’époque des Qing comme une sphère d’influence chinoise, mais, étant donné la large domination du néoconfucianisme, la Chine et sa culture constituaient à tout le moins une présence incontournable dans la région.
19Après la levée des restrictions en 1683, les marchands européens avaient fait du commerce le long de la côte et abandonné progressivement toute prétention de se conformer au système tributaire. Au milieu du XVIIIe siècle, les Britanniques dominaient le commerce avec la Chine, mais leur frustration grandissait devant les exactions commises par les fonctionnaires locaux et les difficultés d’accéder aux autorités supérieures. En 1759, les Britanniques tentèrent de faire directement appel à l’empereur pour affermir un système mieux réglé de commerce international. Cette démarche audacieuse confirma les Qing dans leur vue déjà plus ou moins établie que les Britanniques représentaient une force avec laquelle il faudrait désormais compter.
20Les Qing répondirent à cette initiative l’année suivante en imposant des mesures restrictives destinées à protéger leur frontière maritime et à s’assurer que les négociants étrangers se plient aux conditions fixées par les Chinois. Comme le traité de Kiakhta entre la Chine et la Russie en 1727, ce système, dit de Canton, était à l’avantage des Qing, qui consolidaient de la sorte la défense de leurs côtes, monopolisaient les profits du commerce et contrôlaient les relations des Chinois avec les Européens.
21Le système de Canton restreignait le commerce international à ce seul port du sud-est de la Chine. Les étrangers ne pouvaient résider à Canton que durant la saison commerciale, qui allait d’octobre à mars, et leurs femmes ne pouvaient les accompagner. Les marchands occidentaux devaient confier toutes les armes qui se trouvaient à bord de leurs navires aux autorités chinoises, qui ne les leur restituaient qu’au moment du départ. Ils devaient traiter leurs affaires par l’entremise de marchands dûment mandatés, appelés marchands hong (du mot chinois hang, qui désigne une compagnie, une société commerciale), que les autorités des Qing tenaient pour responsables du paiement rapide de tous les droits de douane et autres redevances, et de la bonne conduite des étrangers. Ces derniers devaient faire appel aux hong pour accéder au hoppo (du chinois hubu, qui désigne le Bureau des revenus publics), le surintendant des douanes maritimes de Canton, qui était nommé directement par la cour. Le hoppo représentait l’autorité impériale auprès des Européens, qu’il aidait à tenir à distance respectueuse du gouvernement central.
22Cependant, le commerce indépendant, qui représentait la plus grande part du trafic maritime, échappait à cette réglementation imposée aux étrangers parce que c’étaient des Chinois – du continent ou d’outre-mer – qui en étaient responsables. Après 1760, il devint crucial d’identifier un commerçant comme chinois ou étranger. La plupart des échanges avec l’Asie du Sud-Est – le commerce de Nanyang – ne furent donc pas touchés par ce nouveau système et se poursuivirent par d’autres ports que celui de Canton.
23Le système de Canton donna l’impression d’avoir atteint son but, qui était de maintenir sous contrôle les commerçants occidentaux et de monopoliser les bénéfices du commerce international au profit du gouvernement. Mais, en réalité, ce fut un échec, et ce, pour deux raisons. Le système s’avéra catastrophique pour les marchands hong. Beaucoup accumulèrent d’énormes dettes qu’ils ne pouvaient pas rembourser parce qu’ils devaient verser d’innombrables pots-de-vin pour continuer de se concilier les faveurs de l’administration et parce qu’ils achetaient à crédit des marchands européens. Plusieurs firent faillite. D’autres furent exilés dans l’extrême nord-ouest de l’empire pour ne pas avoir rempli leurs obligations. La possibilité de faire fortune ne suffisait pas à compenser les risques courus. Le groupe des marchands hong était extrêmement instable, mais aucun de ses membres n’était normalement autorisé à s’en retirer, ne serait-ce que parce qu’il était difficile de lui trouver un remplaçant. Que les marchands hong aient été contraints de poursuivre leurs activités montre bien que les autorités des Qing n’avaient aucune intention de suspendre le commerce international. L’autre raison de l’échec ultime du système de Canton tient à ce que de nombreux Européens le trouvaient tout à fait insatisfaisant. Ils estimaient normal de se voir autorisés à commercer librement, et les restrictions et les inconvénients subis les rendaient furieux.
24Le système judiciaire chinois constitua une autre source de conflits avec les Européens. Devant l’augmentation constante du nombre de marchands occidentaux, les Qing résolurent d’appliquer la loi avec plus de rigueur. Au début de la dynastie, alors qu’il n’y avait encore que peu d’incidents du genre, les autorités acceptaient normalement une compensation financière dans les cas où la mort accidentelle d’un Chinois avait été provoquée par un Occidental. Mais, à partir des années 1750, les autorités prirent des mesures plus strictes et exercèrent leur compétence aussi bien dans les cas n’impliquant que des étrangers que dans ceux qui pouvaient survenir entre Chinois et étrangers.
25Un incident célèbre, qui eut lieu en 1784, illustre cette évolution. Un navire britannique, le Lady Hughes, tira une salve de canon près de Canton, qui tua accidentellement deux Chinois. Les autorités chinoises exigèrent que le coupable leur soit livré, mais le capitaine déclara qu’il était impossible de savoir lequel, parmi les canonniers, avait tiré le coup fatal. Les Chinois arrêtèrent donc le subrécargue, le représentant de l’armateur, comme garant du canonnier et interrompirent tout commerce avec les Européens et toute communication entre les Occidentaux vivant à Canton et ceux à bord des navires au mouillage – Britanniques, Hollandais, Français, Danois et Américains. C’était comme si les Qing avaient considéré tous les Occidentaux, en dépit des nombreuses rivalités qui les opposaient les uns aux autres, comme faisant partie d’une même famille et les avaient tenus collectivement pour responsables de l’incident du Lady Hughes. Affolés à l’idée de voir cesser le commerce, les Européens se rassemblèrent et firent venir dans le port tous leurs marchands armés jusqu’aux dents pour manifester leur mécontentement. Le gouverneur de Canton proposa de rétablir les activités commerciales pour tous les étrangers, mis à part les Britanniques. Tous les Occidentaux acceptèrent, à l’exception notable des Américains, qui se montrèrent solidaires des Britanniques ; moins de dix ans après leur révolution, les Américains avaient déjà un navire qui faisait du commerce avec la Chine, l’Empress of China. Peu après, les Britanniques livrèrent le canonnier aux autorités.
26Le code pénal chinois contenait des clauses très précises et très détaillées pour les cas d’homicide, normalement punis de mort après approbation de la sentence par l’empereur. Une certaine clémence pouvait s’exercer lorsqu’il s’agissait comme ici d’un accident, et le gouverneur de Canton intercéda en ce sens. Mais Qianlong ordonna l’exécution du canonnier.
27Cette décision s’explique par des raisons de politique intérieure. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les Chinois confondaient parfois christianisme et islam, du fait qu’il s’agissait dans les deux cas d’une religion étrangère. En 1784, pour la seconde fois en cinq ans, un groupe de sujets musulmans s’étaient soulevés à l’intérieur du pays. Même si Qianlong savait sûrement faire la différence entre musulmans et chrétiens, il n’était pas sans apercevoir aussi certaines ressemblances ; les uns comme les autres, par exemple, obéissaient à une autorité temporelle sur laquelle lui-même n’avait aucun pouvoir. Il craignait également que les soulèvements musulmans n’entraînent d’autres troubles du côté des chrétiens. De plus, à l’époque de l’incident du Lady Hughes, il venait d’ordonner l’expulsion de tous les missionnaires chrétiens en poste dans les provinces. Il agissait en parfait accord avec les lois chinoises et ne voyait pas pourquoi il aurait agi autrement. Mais les Britanniques furent scandalisés. Ils considéraient l’exécution du canonnier comme la marque d’un système de justice arbitraire et cruel. Pour certains, ce système barbare témoignait de la déchéance des personnes à qui il s’appliquait, une opinion qui servit par la suite à justifier le commerce de l’opium.
28Malgré les difficultés et les frustrations mutuelles suscitées par le système de Canton, ce port connaissait un intense commerce international, stimulé pour une bonne part par l’intérêt des Européens pour les « chinoiseries » : la porcelaine, dont le marché à l’exportation était en pleine expansion ; la soie, toujours très appréciée ; et par-dessus tout le thé, qui en était venu à figurer au premier rang des produits importés de Chine. C’était une petite région montagneuse du nord-ouest du Fujian qui satisfaisait pratiquement à toute la demande des Occidentaux pour cette dernière denrée. L’extraordinaire effervescence du commerce qui s’ensuivit dans cette région constitue sans doute un des effets les plus positifs de l’expansion économique européenne en Chine.
29Mis à part les quantités importantes de thé destinées à la Russie, qui transitaient par le poste-frontière de Kiakhta, c’est la Grande-Bretagne qui représentait le premier marché d’exportation pour cette denrée. La Compagnie britannique des Indes orientales en importait des quantités considérables, et le monopole dont elle jouissait lui permettait d’écarter d’éventuels concurrents, même si différents importateurs européens réussissaient à en faire passer de grandes quantités en contrebande en Grande-Bretagne. La difficulté était maintenant de trouver de quoi payer en nature tout ce thé qu’on importait, car avant la Révolution industrielle bien peu de produits européens étaient susceptibles d’intéresser les Chinois. Seul l’argent était négociable, et il en fallait des quantités presque aussi grosses que de thé.
30Au début des années 1780, le commerce du thé provoqua la faillite de la Compagnie. Elle dut trouver une autre monnaie d’échange, car ses importations de produits chinois étaient trois fois supérieures en valeur à ses exportations d’argent. L’indépendance des États-Unis l’avait déjà privée d’une partie de ses débouchés, en plus de lui susciter de nouveaux concurrents. L’adoption, quelques années plus tard, d’une loi qui réduisait les droits d’importation, aida la Compagnie en rendant la contrebande moins intéressante, mais cela ne lui permit pas de retrouver son équilibre financier, car le volume des échanges commerciaux entre la Chine et la Grande-Bretagne ne cessait de croître.
31L’opium apparut comme une solution. La drogue, produite dans les colonies britanniques des Indes, pouvait se vendre à Canton pour un prix trois fois supérieur à son coût initial. Les Chinois connaissaient l’opium depuis le début du XVIIe siècle et son usage avait commencé à se répandre dans les années 1720-1730. Dans les années 1760, les marchands anglais commencèrent à faire pénétrer en contrebande de petites quantités d’opium indien en Chine. Cherchant désespérément à redresser leur situation financière, ils augmentèrent régulièrement les quantités qu’ils écoulaient sur le marché chinois. La dépendance qu’entraînait la drogue leur assura une demande stable, malgré les efforts des autorités des Qing pour interdire l’opium.
32La politique de l’opium s’avéra un extraordinaire succès pour la Compagnie. C’est dans les années 1780 que se mit en place la stratégie de substituer l’opium à l’argent pour payer le thé que les Anglais s’étaient habitués à boire. Au total, pendant les 50 années qui suivirent, jusqu’avant qu’éclatent les guerres de l’opium, la Compagnie britannique des Indes orientales fit entrer clandestinement en Chine près de 443 000 caisses d’opium, pour un montant total de 230 millions de taels2. La Compagnie préférait avoir recours à des intermédiaires – des Britanniques, des Indiens, des Arméniens et des Parsis – pour mener son commerce avec la Chine, de façon à préserver les apparences. Elle semblait ainsi respecter la prohibition de l’opium par les autorités des Qing, de façon à ne pas mettre en péril son commerce légal du thé et des autres biens de consommation. La politique de substitution de l’opium à l’argent commençait à se mettre en place au moment de l’ambassade de lord Macartney, en 1792 et 1793.
La mission Macartney
33L’ambassade menée par lord Macartney constitue la première tentative concertée d’une puissance d’Europe de l’Ouest pour établir des relations d’égal à égal et « ouvrir le commerce » avec la Chine. Sa mission était double. Son premier objectif était d’exiger la levée des restrictions au commerce, à la fois parce que le gouvernement britannique considérait que l’expansion des échanges commerciaux relevait de l’intérêt national et parce que les industriels anglais, jaloux de la domination de la Compagnie britannique des Indes orientales sur le commerce avec la Chine, cherchaient de nouveaux débouchés pour leurs produits. Les responsables de la Compagnie, auxquels le gouvernement avait fait appel pour financer la mission, nourrissaient des sentiments mitigés à son égard, conscients qu’un succès de l’ambassade pourrait sonner le glas de leur monopole lucratif sur le commerce avec la Chine.
34Le second objectif était d’obtenir l’autorisation d’ouvrir une représentation permanente du gouvernement britannique à Pékin, qui permettrait de communiquer directement avec la cour impériale plutôt que de devoir passer par les marchands hong et les officiels de Canton. On espérait qu’il serait ainsi plus facile de protéger les intérêts britanniques en Chine. La conclusion d’un traité commercial qui permettrait notamment aux marchands britanniques de faire des affaires dans d’autres ports semblait une solution prometteuse.
35Accompagné de nombreux courtisans, hommes de science et interprètes, chargé de cadeaux somptueux, Macartney atteignit la Chine à l’été de 1793, après une longue traversée. Comme il ne venait pas officiellement pour faire du commerce, mais pour présenter les hommages du roi d’Angleterre à l’empereur de Chine, ses navires ne furent pas confinés à Canton comme ceux des marchands occidentaux, mais purent remonter plus au nord jusqu’à Tianjin, le port de Pékin, où l’ambassade débarqua pour poursuivre le voyage par voie de terre.
36Les cadeaux – dont des télescopes et autres instruments d’astronomie, des modèles réduits de navires de guerre britanniques, des tissus et des armes – étaient d’excellente facture, car ils devaient faire valoir les connaissances scientifiques et l’habileté technique des Britanniques. Comme l’écrivait sir George Staunton, le secrétaire de l’ambassade : « Ces cadeaux qui donnaient un échantillon des meilleures productions britanniques et des plus récentes inventions qui ajoutent au confort et à l’agrément de la vie répondaient à la double exigence de procurer du plaisir à leur destinataire et de susciter une demande plus générale pour des produits semblables3. » Les Britanniques faisaient un peu le même calcul que les jésuites, qui avaient cru que les arts et les sciences d’Europe leur vaudraient la tolérance des Chinois et inciteraient même ces derniers à embrasser le christianisme : les Anglais utilisaient le même stratagème pour tenter, cette fois, d’ouvrir le marché chinois.
37Laissant les cadeaux en montre au Yuan Ming Yuan, le palais d’été près de Pékin, pour ne pas risquer d’abîmer leur délicate mécanique dans le transport, l’ambassade poursuivit sa route jusqu’à Rehe (Factuelle Chengde), qui était la résidence de la cour de Qianlong pendant la saison chaude. L’empereur reçut Macartney avec les plus grands égards, en même temps que des émissaires de certaines de ses possessions d’Asie centrale, venus à Rehe rendre hommage à leur suzerain. Il combla l’ambassadeur de cadeaux précieux, mais rejeta ses demandes, le fit raccompagner sous escorte à ses navires et le renvoya chez lui. Il donna ordre à ses fonctionnaires à Canton de bien surveiller les marchands étrangers en général et britanniques en particulier.
38La plupart des comptes rendus de l’ambassade voient dans le refus de Macartney de se prosterner devant l’empereur la cause immédiate de son échec, mais la réalité est évidemment plus complexe. Toute l’ambassade fut placée sous le signe de l’incompréhension mutuelle. Macartney pensait qu’on pouvait établir des relations diplomatiques avec la Chine de la même manière qu’on les établissait en Europe et sur les mêmes bases, alors que Qianlong s’attendait que Macartney se plie au cérémonial des Qing pour la réception des dignitaires étrangers. L’un et l’autre se trompaient. L’échange de cadeaux fut une autre source de confusion. Macartney, par exemple, ignorant que le sceptre d’or que lui présentait Qianlong était un symbole de paix et de prospérité le rejeta comme inapproprié et de peu de valeur. Qianlong, de son côté, estima que les somptueux cadeaux des Britanniques ne différaient fondamentalement en rien des autres produits européens qu’il avait vus. Les constants revirements de Macartney, qui témoignaient de sa volonté de s’adapter et de faire des compromis, achevèrent de convaincre les Chinois que les Britanniques dissimulaient leurs véritables intentions, ce qui ne fit que les irriter. Dans les circonstances, les Qing ne se sentaient aucunement pressés de faire la moindre concession.
39En tout cas, les demandes des Britanniques semblèrent illogiques aux Chinois. Ils demandaient une ambassade à Pékin, mais les représentants qui s’installeraient dans la capitale se trouveraient trop éloignés de leurs compatriotes qui commerçaient à Canton pour leur être utiles en quoi que ce soit. Cela ne ferait qu’un autre groupe d’étrangers qu’il faudrait surveiller. Les Anglais désiraient en outre développer le commerce et l’étendre à d’autres ports, mais les autorités chinoises ne voyaient pas pourquoi elles traiteraient les Britanniques différemment du reste des étrangers. Les produits qu’ils voulaient se procurer étaient déjà vendus par les marchands hong de Canton, qui offraient les mêmes services à tous les marchands étrangers. Du point de vue chinois, comme le laissa entendre Qianlong, des échanges commerciaux sans intermédiaires seraient trop risqués et pouvaient troubler l’ordre social, car l’appât du gain, s’il ne menait pas toujours à des affrontements, pouvait détourner vers le partenaire commercial une part de la loyauté due à l’empereur.
40Rétrospectivement, on peut penser que la mission de Macartney était condamnée dès le départ. Les Britanniques partaient sans conteste avec un handicap. On connaissait bien leurs activités commerciales dans la région, et les missionnaires catholiques de la cour de Qianlong, dont la plupart venaient de France, avaient sans doute dénoncé à l’avance la duplicité des représentants de la perfide Albion. Quoi qu’il en soit et quelles qu’aient été les craintes de Qianlong avant l’arrivée de l’ambassade, sa rencontre effective avec Macartney réduisit encore le peu de confiance qu’il avait dans la bonne foi des Anglais. Et cela renforça en retour les préjugés des Britanniques sur le refus des Chinois de s’ouvrir au vaste monde. Cette première prise de contact augurait donc bien mal de l’avenir.
Arts et sciences de l’Occident en Chine
41En dépit de son indifférence affichée pour les produits britanniques, Qianlong, comme beaucoup de Chinois, s’intéressait vivement à tout ce qui venait de l’étranger. C’est ce qui ressort d’une série d’entretiens qu’il eut avec le jésuite Michel Benoist (1715-1774). L’empereur le pressa de questions sur l’état des connaissances occidentales en matière de sciences, de philosophie, d’art de la guerre, de cartographie, de construction navale et de navigation. Au cours d’une de ces conversations, il demanda au missionnaire si les philosophes occidentaux avaient trouvé la solution d’un problème qui occupait depuis longtemps les Chinois : qui, de la poule ou de l’œuf, était venu en premier ? – question à laquelle le père Benoist répondit de son mieux. Benoist était un des nombreux missionnaires jésuites qui vécurent et travaillèrent à la cour impériale pendant le long règne de Qianlong, et qui contribuèrent à mieux faire connaître la Chine en Europe.
42Les habiletés techniques et la variété de talents que déployèrent les jésuites à la cour des Qing ont de quoi étonner. Ils réalisèrent de nombreux instruments d’astronomie, dont un quadrant, un sextant, un globe céleste, un théodolite, un azimutal et plusieurs sphères armillaires, pour équiper un observatoire qu’on peut toujours visiter à Pékin. Ils construisirent des fontaines et un moulin à vent pour le plaisir de l’empereur. Ils dessinèrent les plans d’un nouveau palais d’été près de Pékin, avec des jets d’eau et des jardins à l’européenne autour d’édifices dont les façades et la décoration intérieure étaient aussi de style européen. Ils introduisirent en Chine les capucines, les jacinthes et d’autres plantes originaires d’Europe, et ils enseignèrent comment les cultiver. Ils conçurent des pendules et des automates. Ils fabriquèrent un clavecin et donnèrent des leçons de musique. Ils agirent comme conseillers techniques dans la fabrication du verre ; ils supervisèrent le travail des verriers et construisirent des fours qu’ils avaient eux-mêmes conçus. Ils apprirent en autodidactes l’art de l’émail pour plaire à l’empereur, qui goûtait fort ce genre d’ornement. Ils élaborèrent des machines hydrauliques compliquées, dont ils expliquèrent en détail le fonctionnement et l’usage à leurs interlocuteurs chinois. Ils dessinèrent des pièces d’artillerie et gérèrent les fonderies qui les produisaient. Ils ouvrirent des dispensaires et, par les marchands installés à Canton, ils fournirent à l’empereur des médicaments rares, comme la quinine contre le paludisme et l’antimoine diaphorétique contre les maladies parasitaires. Ils mirent au point des appareils destinés à soigner par des chocs électriques les maladies nerveuses et, à la fin du XVIIIe siècle, ils traitaient avec un certain succès les Chinois prêts à courir ce risque. Ils cartographièrent l’ensemble de l’empire : dès la fin des conflits, on les voyait accourir dans les régions nouvellement conquises pour y faire des levés topographiques. Ils servirent comme peintres de cour, exécutant des portraits et, en particulier, la série des gravures des Conquêtes de Qianlong. Bref, ils travaillèrent extrêmement dur et avec succès pour satisfaire aux demandes de l’empereur, qu’elles aient été de nature esthétique ou technique. Les empereurs Qing s’intéressaient avant tout aux champs du savoir occidental qui leur permettaient de réaffirmer la légitimité de leur dynastie, de louer leurs exploits militaires, d’appuyer leurs projets et de contrôler les registres historiques. De toutes les matières, ce sont l’astronomie et les mathématiques qui lui étaient associées qui étaient le plus directement concernées par cette volonté d’affirmation de l’autorité politique.
L’astronomie et les mathématiques
43L’astronomie européenne était la pierre angulaire des sciences profanes que les missionnaires ont introduites en Chine. Beaucoup de jésuites recevaient une formation en astronomie avant de prendre la mer, et les six mois de traversée entre Lisbonne et Goa, auxquels succédaient les trois mois permettant de rallier Macao, leur donnaient amplement le temps d’approfondir leur connaissance des étoiles. La réforme du calendrier était un sujet déjà largement débattu en Chine peu de temps avant l’arrivée de Matteo Ricci, de sorte que les jésuites ne firent que s’engouffrer dans une brèche existante.
44En 1629, les missionnaires gagnèrent un concours organisé par la cour pour récompenser ceux qui sauraient prévoir avec le plus de précision possible une éclipse. Ils l’emportèrent sur les fonctionnaires en poste, y compris les musulmans qui appliquaient des méthodes de calcul importées de l’étranger. Après ce coup d’éclat, ils furent appelés au Bureau impérial d’astronomie des Ming grâce à l’intervention du « pilier » Xu Guangqi. À l’exactitude de leur prévision de l’éclipse, ils ajoutaient l’analyse géométrique du mouvement des planètes, la notion de sphéricité de la Terre et la manière d’en mesurer les divisions, qui produisaient des résultats plus justes que ceux auxquels aboutissaient les méthodes en usage en Chine à l’époque. L’acceptation de la supériorité de l’astronomie européenne se fit avec la circonspection nécessaire, comme en témoigne la déclaration qui suit. Elle fut signée en 1629 par dix fonctionnaires du Bureau impérial d’astronomie :
Nous commençâmes par avoir des réticences par rapport à l’astronomie européenne quand elle fut introduite en [1629], mais, après avoir lu de nombreuses explications très claires, nos doutes diminuèrent de moitié. Pour finir, après avoir participé à l’observation précise des étoiles et de la position du Soleil et de la Lune, toutes nos hésitations finirent par céder. Nous avons reçu récemment l’ordre de l’empereur d’étudier ces sciences et nous en débattons quotidiennement avec les Européens. Il faut chercher la vérité non seulement dans les textes, mais en se livrant à des expériences concrètes à l’aide d’instruments ; il ne suffît pas d’écouter avec ses oreilles, il faut aussi procéder à des manipulations avec ses mains. Toute [la nouvelle astronomie] se révèle exacte4.
45Dans les années 1630, les jésuites européens et les lettrés chinois publièrent un ensemble considérable de traductions d’ouvrages occidentaux sur les méthodes de calcul du calendrier, les mathématiques, les techniques d’arpentage et autres sujets scientifiques. Comme nous l’avons vu plus haut, les jésuites offrirent leurs services à la nouvelle dynastie peu de temps après qu’elle eut pris le pouvoir, en 1644. Leurs compétences en astronomie furent particulièrement utiles à ces souverains étrangers à la recherche de légitimité. Un des jésuites fut nommé directeur du Bureau impérial d’astronomie, une des plus hautes charges de l’État, car c’est de lui que relevait la régulation du calendrier impérial. Ce poste, que les jésuites occupèrent pendant 150 ans, leur conféra du prestige et leur permit d’influencer le développement de l’astronomie en Chine.
46Lorsque débutèrent les deux siècles de missions chinoises de la Compagnie de Jésus, l’Europe connaissait une période extraordinaire de découvertes scientifiques : Copernic avait élaboré sa théorie héliocentrique, qui mettait le Soleil au centre de l’Univers avec la Terre et les autres planètes qui tournaient autour, et Galilée venait d’inventer le télescope. Bien que les jésuites aient mentionné cet instrument à leurs interlocuteurs chinois avant d’en fabriquer un, ils gardèrent le silence sur l’héliocentrisme parce que l’Église l’avait condamné, le jugeant hérétique. Pour Rome, admettre que la Terre et les hommes qui l’habitaient n’étaient pas au centre de l’Univers aurait des implications théologiques trop graves pour qu’on puisse même les envisager. Incapables de s’opposer ouvertement au pape, les missionnaires proposèrent à la place le système de Tycho Brahé (1546-1601), qui plaçait la Terre au centre de l’Univers et le Soleil au milieu de l’orbite circulaire des autres planètes.
47Les missionnaires jésuites hésitèrent longtemps à faire connaître la vérité, car ils craignaient que ces révélations tardives ne soulignent d’injustifiables contradictions dans leur comportement. Ils n’avaient pas tort. Les lettrés chinois étaient devenus entre-temps très sceptiques à l’égard de l’astronomie européenne, tant ils y avaient constaté d’incohérences et d’erreurs. Lorsqu’en 1760 le père Michel Benoist finit par présenter à Qianlong le système héliocentrique, cette nouvelle théorie leur sembla obéir au scénario habituel d’une révélation qui serait à coup sûr bientôt suivie de nouvelles dénégations. Il en résulta qu’à la fin du XVIIIe siècle la confiance qu’avait placée l’empereur dans la science européenne se trouvait quelque peu ébranlée. Les astronomes chinois estimaient dans l’ensemble que leurs homologues européens n’avaient pas grand-chose à leur apprendre.
48On a toujours pensé en Occident que le scepticisme des Chinois à l’égard des connaissances scientifiques provenait d’une hostilité tenace à toute idée étrangère, mais cette façon de voir ne correspond pas à la véritable suite des événements. On peut légitimement se demander si la manière incomplète dont furent transmises certaines découvertes nouvelles n’a pas en réalité gêné le progrès des sciences en Chine. L’attitude des jésuites, qui porta un coup fatal à leur crédibilité scientifique, amena aussi les gens à douter de la vérité de leur religion et ralentit donc les conversions.
49Les nouvelles théories de l’Univers présentées aux Chinois nécessitaient l’assimilation de mathématiques nouvelles : géométrie euclidienne, astronomie appliquée, arithmétique, trigonométrie plane et sphérique. Comme ils l’avaient fait pour l’astronomie, les jésuites gardèrent secrètes les récentes avancées des mathématiques. Ils ne firent pas connaître les nouvelles disciplines du calcul des probabilités, de la géométrie algébrique ou du calcul infinitésimal, ni la renaissance de la théorie des nombres ni les progrès de l’algèbre. Ils ne s’y référaient que pour les besoins de l’astronomie. N’oublions pas, en effet, que leur but ultime était de répandre la foi chrétienne, pas la science.
50En dépit de ces limites, la science occidentale eut une immense influence sur les lettrés et tous les spécialistes chinois des mathématiques et de l’astronomie. Elle raviva également l’intérêt pour les sciences proprement chinoises. La chute des Ming avait prouvé qu’il ne suffisait pas de faire valoir de grands principes abstraits pour bien diriger le pays. Elle favorisa un retour aux classiques et à un art de gouverner mieux adapté à la réalité. Les intellectuels s’intéressèrent à des sujets plus pratiques, tels que l’astronomie, la géographie ou l’arpentage, en plus de la philosophie morale.
51Pour une part, ce mouvement entraîna une redécouverte des sages de l’Antiquité, qui furent présentés comme les inventeurs de la technologie chinoise et des parangons de vertu. Un des meilleurs exemples en est le légendaire roi Yu, dont on se mit à vénérer tant les qualités de « dompteur de crues » – une allusion à ses succès en matière de canalisation des principaux fleuves – que la moralité exceptionnelle. Au même moment, des scientifiques chinois tels que Mei Wending (1633-1721) affirmèrent que la vérité scientifique, y compris celle des plus récentes découvertes, transcendait jusqu’à l’autorité des anciens sages. Toutes ces tendances intellectuelles favorisèrent l’émergence d’un mouvement dit des « études critiques » (kaozheng), c’est-à-dire la poursuite d’un savoir susceptible de vérification empirique.
52Les lettrés du kaozheng voulaient trouver la vérité à partir des faits. Ils traquaient l’exactitude et la précision de chaque aspect d’une entreprise intellectuelle, dans les matières les plus techniques comme dans la recherche historique, la philologie et la critique des textes. Cela leur permit de remettre en question l’authenticité de textes anciens et de redécouvrir les idées confucéennes à la source. Dans tous ces projets, les sciences exactes, remises au goût du jour grâce à l’introduction des connaissances européennes, jouèrent un rôle moteur. En d’autres termes, les sciences occidentales, outre leur valeur intrinsèque, s’insérèrent dans un mouvement de réévaluation de toute la tradition classique et fournirent une méthode scientifique à la recherche intellectuelle. Pour que ce nouveau savoir bénéficie d’une attention sérieuse, quelques éminents lettrés prétendirent que les mathématiques occidentales dérivaient d’anciennes idées chinoises. Cette astuce ne procédait pas d’un quelconque chauvinisme culturel, mais du désir de faire accepter les méthodes étrangères en Chine, où l’innovation était plus rapidement assimilée si elle pouvait se prévaloir de l’autorité des anciens. En affirmant que la science occidentale avait une origine chinoise, on lui donnait sa légitimité et l’on pouvait intégrer l’étude des mathématiques et de l’astronomie au mouvement de retour aux sources du confucianisme.
53Les lettrés travaillèrent méthodiquement à remettre en valeur leur passé scientifique. Dans les années 1770 et 1780, beaucoup participèrent à un grand projet soutenu par l’empereur visant à rassembler en une seule compilation toutes les œuvres littéraires et historiques les plus célèbres de Chine : ils purent ainsi réexaminer d’un œil critique les travaux de mathématiques et de sciences d’autrefois. Ils ne cessèrent de souligner l’importance de cette réappropriation du passé pour les recherches fondamentales en cours.
54En 1799, un des lettrés les plus en vue publia une série de biographies d’astronomes et de mathématiciens, dont 37 étaient occidentaux : ce recueil alliait l’astronomie chinoise à l’astronomie occidentale, en attirant l’attention sur cette dernière. Cet ouvrage eut une certaine influence du fait de la renommée de son compilateur principal, Ruan Yuan (1764-1849), qui dirigeait une importante académie pour les futurs mandarins où l’on enseignait la science comme partie intégrante du cursus confucéen. Ruan incitait ses élèves à se pencher sur diverses questions, telles que l’époque où les mathématiques et l’astronomie étaient passées de l’Inde et de la Perse à la Chine (ces deux matières avaient été la source de toute la science musulmane, sur laquelle la Chine s’était largement appuyée du XIIIe siècle jusqu’à l’arrivée des jésuites), les mérites comparés de l’astronomie européenne et de l’astronomie chinoise, et la possibilité d’une origine chinoise des sciences européenne et arabe.
55C’est au XVIIIe siècle qu’on affirma avec le plus de vigueur que les mathématiques et l’astronomie faisaient partie intégrante de toute bonne éducation confucéenne. En dépit du scepticisme auquel les incohérences des jésuites les avaient menés, les lettrés ne rejetaient pas le savoir occidental. Ils attribuaient le retard des sciences chinoises aux néoconfucéens des Song, qui avaient privilégié la métaphysique au détriment des mathématiques : un tel choix n’était plus possible. Comme l’écrit Qian Daxin (1728-1804), un des lettrés kaozheng les plus influents, au milieu du XVIIIe siècle :
Lorsque l’on compare les pays des mers orientales à ceux des mers occidentales, on note que les langues parlées sont incompréhensibles des uns aux autres et que la langue écrite est à chaque fois différente. Et pourtant, lorsqu’on fait effectuer un calcul puis qu’on le vérifie, on n’obtient pas la moindre différence [d’un endroit à l’autre]. Ce résultat ne peut s’expliquer que par l’unité de l’esprit humain, l’identité des combinaisons de phénomènes et l’identité des nombres [où qu’on se trouve]. Il n’est pas possible que l’ingéniosité des Européens dépasse celle des Chinois. C’est tout simplement que les Européens se sont transmis [leurs découvertes] de façon systématique de père en fils et de maître en disciple depuis des générations. Pour cette raison, après une longue période [de progrès], leur savoir est devenu d’une précision extrême. Les lettrés confucéens ont, pour leur part, généralement considéré avec mépris les bons mathématiciens, les tenant pour des techniciens sans importance. [...] Dans les temps anciens, personne ne pouvait être confucéen s’il ne connaissait les mathématiques. [...] Les méthodes chinoises sont [maintenant] en retard sur l’Europe parce que les confucéens ne connaissent pas les mathématiques5.
56Il est incontestable que l’introduction des mathématiques et de l’astronomie occidentales a eu d’immenses répercussions sur l’évolution de la vie intellectuelle en Chine. Leur influence s’étendit bien au-delà de leur champ d’application immédiat. Il est faux de prétendre que les lettrés chinois se seraient opposés à cette pénétration. Bien au contraire, ceux-ci prêtaient attention aux nouveaux domaines de la connaissance que leur présentaient les jésuites, du moment que ce qu’on leur montrait leur semblait avoir du sens. Par ailleurs, en intégrant de manière créative les connaissances et les méthodes scientifiques à leurs débats traditionnels, ils modifièrent considérablement l’orientation et le cadre de la vie intellectuelle en Chine.
La cartographie
57À la différence de ce qui s’était passé pour les mathématiques et l’astronomie, la cartographie jésuite prit en compte la forte tradition chinoise en ce domaine. Occidentaux et Chinois unirent leurs efforts plutôt que de se faire concurrence. Les jésuites se servirent de cartes pour montrer d’où ils venaient et expliquer la situation de l’Europe par rapport à la Chine. Leur première grande réalisation fut, en 1584, la mappemonde de Ricci. C’était la version chinoise d’un planisphère européen que Matteo Ricci avait apporté et affiché chez lui. Cette carte attira l’attention d’au moins un des derniers empereurs Ming et intrigua les Chinois que fréquentait le jésuite, même si, contrairement à ce que pensait Ricci, certains des renseignements qu’elle donnait étaient déjà connus des Chinois. Quoi qu’il en soit, il supervisa sa reproduction à des milliers d’exemplaires, sans compter ceux qui furent exécutés sans son autorisation.
58D’autres ouvrages de cartographie suivirent. En 1623, Giulio Aleni, missionnaire au Fujian, écrivit un traité de géographie illustré qui colligeait des cartes européennes et de l’information de sources chinoises ; le cartographe Li Zhizao, qui s’était converti, en rédigea la préface. En 1674, Ferdinand Verbiest, à l’époque directeur du Bureau impérial d’astronomie, mit à jour une carte du monde, où il faisait la synthèse des nouvelles connaissances, et l’accompagna d’une version augmentée du traité d’Aleni. Au milieu du XVIIIe siècle, Michel Benoist dressa à son tour une mappemonde pour l’empereur Qianlong.
59Le travail cartographique le plus important que réalisèrent les jésuites en Chine fut le relevé systématique de l’empire, entrepris sur l’ordre de Kangxi. Avec l’expansion de leur territoire, les Qing avaient besoin de cartes terrestres et célestes aussi précises que possible. Au départ, Kangxi autorisa les missionnaires de la cour à faire des relevés limités de la Grande Muraille et des environs de Pékin, puis, satisfait des résultats, il commanda un relevé de tout l’empire, effectué sous leur supervision.
60L’Atlas de Kangxi demanda dix ans de travail, de 1707 à 1717. Les missionnaires parcoururent l’empire de long en large, profitant de l’autorisation qui leur avait été accordée de voyager à l’intérieur du pays pour faire avancer leurs projets d’évangélisation aussi bien que de cartographie. Ils faisaient leurs relevés par triangulation et déterminaient les latitudes et les longitudes par des mesures astronomiques et géographiques. Quand cela était possible, ils recueillaient des renseignements auprès des fonctionnaires en poste et étudiaient les ouvrages et les cartes existants. Ils avaient souvent recours à des assistants chinois, qu’ils initiaient aux méthodes de la cartographie européenne. Ces informateurs locaux et ces travaux antérieurs étaient souvent les seules sources sur lesquelles ils pouvaient s’appuyer lorsqu’ils dressaient la carte de régions qu’ils n’avaient pas visitées, comme le Tibet ou la Corée. L’éditeur européen de l’atlas passa sous silence les emprunts faits à la cartographie chinoise et, pour des raisons politiques, en donna tout le crédit aux jésuites.
61En Chine, cet atlas connut quatre éditions entre 1717 et 1726, avant que ces cartes soient gravées sur 44 plaques de cuivre par l’abbé Matteo Ripa. Ce travail servit pendant plus d’un siècle à l’enseignement de la géographie de la Chine tant en Europe qu’en Asie, où des réimpressions partielles parurent par la suite dans des encyclopédies ou d’autres atlas. Une fois ce premier relevé de l’empire terminé, les jésuites continuèrent leurs travaux de cartographie pour les Qing sans guère d’interruption. En 1759, Qianlong choisit deux missionnaires pour faire le relevé des régions nouvellement annexées d’Asie centrale, appelées Xinjiang. Les cartes qu’ils produisirent ne sortirent pas du palais, et l’accès semble en avoir été restreint sans doute parce qu’il s’agissait, comme c’est encore le cas aujourd’hui, de régions frontalières trop instables. Mais le grand Adas de Qianlong, publié en 1764, s’appuya sans aucun doute sur leurs travaux ainsi que sur d’autres, effectués conjointement par des jésuites et des Chinois. En 1776, Qianlong envoya dans l’ouest du Sichuan un des missionnaires qui avaient établi le relevé du Xinjiang, encore une fois pour décrire une région pacifiée depuis peu.
62L’œuvre des jésuites passa progressivement dans le domaine public. Elle fut à l’origine des cartes qui parurent dans certains index géographiques du Xinjiang à partir des années 1770 et dans des ouvrages de la même époque sur le Tibet. Nombre de ces cartes avaient été gravées sur cuivre par le père Michel Benoist, graveur autodidacte qui forma des Chinois à son art. Les résultats de la cartographie jésuite finirent donc par être connus du grand public et restèrent pendant longtemps la source d’information la plus fiable. En outre, pour les lettrés, et plus particulièrement pour ceux qui avaient collaboré à la réalisation des cartes, les travaux des missionnaires permirent aux sciences européennes de contribuer d’une autre manière au mouvement kaozheng. Ils témoignaient aussi d’une évolution des Chinois, qui avaient traditionnellement restreint l’accès des étrangers aux renseignements cartographiques.
La peinture et l’architecture
63Les artistes jésuites à la cour impériale introduisirent en Chine des techniques occidentales comme la perspective et le clair-obscur, et intégrèrent des éléments de style chinois dans leurs propres travaux. Parmi leurs peintures les plus célèbres figurent les portraits des empereurs, de leurs favoris et des membres de la famille impériale. Dans un de ces tableaux, l’empereur Yongzheng porte une longue perruque à l’occidentale, tandis qu’un autre représente une femme, peut-être la concubine impériale Xiangfei, vêtue d’une armure à la manière de Jeanne d’Arc.
64Les membres de l’académie de peinture de Qianlong, européens comme chinois, s’employèrent à célébrer les triomphes de leur maître et, plus particulièrement, ses victoires militaires. Ces documents en images représentaient des régions nouvellement conquises – ils s’appuyaient souvent sur de l’information recueillie auprès des missionnaires cartographes –, des actions héroïques, des généraux et des mandarins méritants, certains hauts faits militaires ou l’empereur en différentes tenues. Ils étaient souvent le fruit d’une collaboration entre Chinois et jésuites. Qianlong préférait, pour les portraits, le style européen au style chinois, plus plat et aux ombres moins marquées. Il faisait exécuter les figures placées au premier plan par les missionnaires et les arrière-plans et les figures de moindre importance par les artistes chinois. La plupart de ces peintures ornaient les palais et les pavillons de la cité impériale. Ils participaient d’un large travail d’historiographie, réalisé sur ordre de l’empereur, pour témoigner de la puissance des Qing.
65Parmi les œuvres les plus célèbres des peintres de cour jésuites, on trouve la série destinée à décorer un palais de la gloire militaire récemment restauré pour célébrer la conquête du Xinjiang. En 1760, Qianlong commanda à quatre artistes missionnaires 16 tableaux de batailles et événements ayant marqué cette conquête. Il est possible que Qianlong ait eu connaissance, par les missionnaires de sa cour, des peintures de ce genre réalisées en Europe, comme celles qu’on peut voir à Versailles ou à l’Escurial, près de Madrid. Comme l’accès à ces œuvres était réservé à un petit nombre d’élus, Qianlong crut bon, pour des raisons de propagande, d’en faire faire des reproductions. Après avoir vu des gravures réalisées d’après les tableaux du peintre allemand Rugendas (1666-1742), il résolut de commander la reproduction des tableaux de ses propres victoires. Comme personne à l’époque en Chine ne connaissait les techniques de la gravure, l’empereur décida, sur le conseil des missionnaires, de faire exécuter ce travail en France. Peut-être aussi Qianlong avait-il tellement entendu parler de la puissance française qu’il voulut saisir cette occasion pour renseigner le roi de France sur le pouvoir de l’empereur de Chine.
66Des copies des 16 peintures partirent pour Paris à bord de vaisseaux de la Compagnie française des Indes orientales, avec une commande pour 200 jeux de gravures. En France, le projet fut confié au célèbre graveur Charles-Nicolas Cochin (1715-1790), qui fit à son tour appel à huit des artistes les plus réputés du pays. Bien qu’en théorie le contrat passé avec la Compagnie française des Indes réservât le droit d’auteur à l’empereur, les Français réalisèrent plusieurs tirages supplémentaires pour leur souverain et ses ministres, ce qui explique que quelques jeux complets se trouvent aujourd’hui dans des collections occidentales. Qianlong fit faire d’autres copies au père Benoist et à ses assistants chinois. Elles étaient destinées à décorer les monuments publics dans tout le pays et à récompenser les fonctionnaires méritants, qui se voyaient par là accorder une marque de la faveur impériale. Plus tard, l’empereur fit entreprendre d’autres séries de portraits et de peintures de batailles pour commémorer de nouvelles victoires, mais la réalisation en fut confiée à des artiste et artisans chinois.
67Les empereurs firent également appel à des architectes européens. En 1747, Qianlong demanda au missionnaire italien Giuseppe Castiglione (1688-1766) de lui dessiner un palais de style européen, à l’instar de son grand-père Kangxi qui avait autrefois demandé aux jésuites de lui construire un moulin à vent et une fontaine. Le recours à un vocabulaire architectural européen exprimait peut-être l’espoir de dominer un jour les peuples qui employaient ces styles, comme c’était le cas pour les éléments tibétains qu’on retrouvait dans d’autres palais des Qing. Les édifices du Yuanmingyuan, au nord-ouest de Pékin, montraient ce que donnait la collaboration des Chinois et des Européens tant sur le plan des techniques que sur celui des styles architecturaux. Les toits de tuiles de style chinois voisinaient avec les piliers et corniches baroques d’inspiration européenne. Alors que les murs de pierres grises seraient restés à nu en Occident, le palais chinois fut décoré de teintes vives : ses façades furent couvertes de vermillon, les tuiles des toits se colorèrent de jaune, bleu, vert, rouge et violet, et l’on réalisa des ornements en porcelaine et en bronze doré. Les pièces furent agrémentées de peintures, gravures, tapisseries et papiers peints à l’européenne, offerts par les ambassades étrangères ou achetés par l’intermédiaire des marchands de Canton. Les palais, qui servaient à exposer les collections d’instruments scientifiques et d’objets décoratifs reçus des Européens, furent garnis de répliques de mobiliers européens, réalisées sans doute par des artisans chinois d’après des gravures que leur montraient les jésuites. Les jardins combinaient rocailles et plantations à la chinoise avec fontaines et topiaires à l’européenne.
68Ces palais connurent une ruine rapide. Les fontaines s’asséchèrent avant la mort de Qianlong, en 1799 et en 1860 l’ensemble fut mis à sac par les troupes britanniques et françaises commandées par lord Elgin. Avant la chute des Qing, les déprédations successives avaient réduit la folie européenne de l’empereur Qianlong à un tas de décombres. Les pavillons de réception, galeries et arcs de triomphe à l’européenne disparurent encore plus rapidement ; ils étaient souvent érigés pour des occasions spéciales le long des trajets officiels reliant les résidences d’été à la Cité interdite, au centre de Pékin. Chaque prince et mandarin de haut rang était alors tenu de faire édifier à ses frais des structures décoratives qui étaient démolies une fois la fête passée. On ne les connaît que par les peintures décrivant ces célébrations. Ainsi, en 1752, plusieurs constructions de style européen balisèrent le parcours d’une procession qui se rendait d’un palais situé au nord-ouest de Pékin à la résidence de l’impératrice douairière dont c’était l’anniversaire. Un de ces ouvrages comportait des colonnes corinthiennes et une série de plaques émaillées où figuraient des personnages qui semblaient tirés de l’iconographie chrétienne, avec de longs cheveux ondulés et le regard tourné vers le ciel, sur un fond de nuages et de lumière radieuse. Une autre de ces constructions arborait sur son pignon une horloge occidentale dont les nombres 5 à n étaient en chiffres romains. Il est impossible de dire si ces structures avaient effectivement été conçues par les jésuites, mais quels qu’en aient été les maîtres d’œuvre, ils étaient manifestement familiarisés avec l’architecture occidentale. Tout comme la vogue des « chinoiseries » passa en Occident, une fois les Européens désenchantés de la Chine en partie imaginaire qu’ils avaient admirée, la passion des Qing pour l’architecture européenne avait fini par s’estomper à la fin du XVIIIe siècle. Il n’en alla pas de même toutefois de leur intérêt pour l’artillerie.
L’artillerie
69L’artillerie européenne eut un rôle à jouer dans les nombreuses guerres que livra la Chine au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’Occident avait connu la poudre à canon par les Mongols et l’artillerie s’y était développée plus qu’en Chine du fait des conflits incessants qui opposaient entre eux les États européens. Si le canon occidental était plus mobile et plus léger que le canon chinois, il semble que la Chine ait en revanche conservé un avantage technique dans la fabrication de la poudre. Au début du XVIe siècle, les commerçants européens avaient fait retraverser le monde à leurs armes et à leurs techniques de fonte, via le Japon, l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Dès 1604, la Chine des Ming avait importé des canons hollandais et, à partir des années 1620, des ouvriers chinois fondaient des pièces d’artillerie à Macao, sous la direction de fondeurs portugais, dont la production était déjà très recherchée dans toute l’Asie. Sur le conseil de convertis chinois de haut rang, les partisans des Ming achetèrent à plusieurs reprises des canons à Macao. Ils invitèrent aussi les artilleurs portugais à se mettre à leur service contre les Mandchous. Ces derniers d’ailleurs utilisaient également l’artillerie européenne contre les Ming. En 1642, les Ming étaient dans une situation désespérée. Le missionnaire Adain Schall (1591-1666) avait déjà fait de nombreuses conversions à la cour, il avait démontré ses compétences en astronomie et gagné la considération de beaucoup de gens. Comme il avait fait preuve de clairvoyance au cours d’un débat sur la défense de la capitale, l’empereur lui ordonna de prendre en charge la fonte des canons. Schall réussit à produire des canons de siège plus petits et plus maniables, ce qui représentait une amélioration considérable. La taille des boulets passa de 75 livres à 40, et l’on en produisit plus de 500. Schall rédigea avec un collaborateur chinois un traité d’artillerie, Huo gongjie yao (« L’essentiel de l’artillerie »), que l’on a conservé.
70Après la chute des Ming, l’artillerie européenne continua d’avoir la faveur des Mandchous. En 1673, l’empereur Kangxi, pour faire face à une rébellion, donna l’ordre au directeur du Bureau impérial d’astronomie, Ferdinand Verbiest, de mettre sur pied une nouvelle fonderie de canons. Comme Schall avant lui, Verbiest était pour le moins réticent à obéir à cet ordre. Il plaida que les prêtres étaient des hommes de paix, peu versés dans l’art de la guerre. Mais comme l’empereur menaçait d’expulser tous les chrétiens de Chine s’il ne se soumettait pas, le missionnaire dut céder. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, ces activités suscitèrent des attaques véhémentes contre les jésuites en Europe, mais le pape jugea quelles tombaient dans la catégorie « utilisation des sciences profanes pour protéger le peuple et faire avancer la Foi6 ».
71Verbiest, comme Schall, avait pour mandat de fondre des pièces d’artillerie plus légères et plus mobiles que celles dont les Mandchous disposaient déjà – y compris les pièces importées –, car les troupes des Qing avaient grand besoin de canons capables de franchir les montagnes et les rivières. À partir de ses plans, les artisans chinois produisirent des pièces de type occidental et améliorèrent les canons chinois en les rallongeant. Certains étaient en bronze, obtenu notamment à partir de canons endommagés, dont le métal était récupéré. D’autres étaient en fonte, avec un anneau de bronze autour de la gueule et une boule de bronze à la culasse, le tout recouvert de bois peint. Beaucoup étaient très richement décorés. Il y en avait différentes sortes, mais tous étaient à chargement frontal.
72L’empereur s’intéressait personnellement à leur production. Verbiest lui proposait le plan détaillé d’un nouveau modèle, puis faisait réaliser un prototype avec lequel on procédait à des essais au Lugouqiao (le pont Marco-Polo), près de Pékin. Si les essais étaient concluants, l’empereur, qui assistait parfois en personne aux séances de tir, ordonnait de fondre plusieurs canons du même type. En observant les essais, il se rendit compte de l’importance d’aligner la mire et la cible : il ordonna aux soldats d’assister aux essais pour apprendre à viser avec plus de précision. Il fut tellement satisfait du travail de Verbiest qu’il lui offrit son propre manteau de zibeline, un geste des plus remarquables.
73La fonderie du jésuite produisit en 15 ans plus de 500 canons, soit plus de la moitié de la production totale réalisée pendant le règne de Kangxi (1661-1722). Le nom de certaines pièces figure dans les registres chinois, dont Shenwei (« Merveilleux et terrible ») et Chongtianpao (« Le canon pour attaquer le ciel », un type de mortier de tranchée appelé aussi xiguapao ou « canon pastèque » en raison de sa forme oblongue). Verbiest, comme cela se faisait parfois dans l’Europe médiévale, baptisait chaque canon du nom d’un saint et le bénissait avant la livraison. Certaines de ces pièces se trouvent maintenant dans les musées européens, après avoir été prises par les troupes occidentales au cours des conflits du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
74Verbiest rédigea un ouvrage d’artillerie, aujourd’hui perdu, qu’il intitula Shenwei tushuo (« Mode d’emploi et illustration [du canon] merveilleux et terrible »). Il y démontrait qu’il fallait impérativement toujours utiliser des boulets de même poids et il expliquait la différence cruciale que pouvait faire l’angle d’élévation du canon dans la précision du tir. Cela signifiait que, si les soldats connaissaient l’exacte distance qui les séparait de leur cible, ils feraient mouche à tout coup et que, pour tirer le meilleur parti possible de l’artillerie, il fallait disposer de relevés topographiques précis.
75Les pièces réalisées par Schall et Verbiest constituèrent une part importante de l’arsenal impérial jusqu’à la fin de la dynastie. La fonderie de Verbiest poursuivit ses activités après la mort de ce dernier, en 1688, et ses plans continuèrent de servir au moins jusqu’aux guerres de l’Opium (1839-1842).
76Même si peu de gens étaient directement concernés par ces travaux, on entendit rapidement parler des extraordinaires talents guerriers des Occidentaux. En 1740, une rumeur se répandit parmi les armées des Qing, rassemblées pour combattre des rebelles dans le Sichuan, à la frontière du Tibet, selon laquelle un fondeur jésuite viendrait à leur rescousse, mais rien ne prouve qu’on ait eu l’intention d’envoyer un tel renfort. Trente ans plus tard, les forces des Qing qui combattaient une autre rébellion dans la même région paniquèrent en entendant qu’une armée de Catherine de Russie s’apprêtait à entrer dans la bataille aux côtés des rebelles. Ce bruit était encore une fois sans fondement.
77L’empereur Qianlong suivit l’exemple de son grand-père Kangxi qui avait su exploiter les connaissances des missionnaires en matière militaire, comme l’indique un rapport envoyé en 1722 de Pékin à Rome : « Sur ordre [de l’empereur], les pères de notre tribunal sont parfois tenus d’assister aux exercices d’artillerie ; à d’autres moments, nous devons expliquer l’utilisation de certaines armes rapportées par les marchands d’Europe et présentées à l’empereur par les mandarins de Canton. Pour finir [...], on demande à nos pères [...] s’il y en a parmi eux qui sauraient, comme par le passé, fondre des pièces d’artillerie, ce à quoi ils répondent qu’il n’y a personne aujourd’hui qui sache le faire7. » Ainsi, dès les années 1770, les jésuites, contre leur gré sans doute, s’étaient-ils faits les complices des producteurs d’armes et des marchands de canons. Qianlong les considérait en tout cas comme des experts en la matière, opinion dont les missionnaires ne semblent guère avoir voulu le détromper. D’après un compte rendu de l’époque, l’empereur s’était intéressé à un de leurs plans pour défendre Pékin, mais ce plan s’était heurté à l’hostilité des Chinois comme des autres Occidentaux. L’empereur avait fait construire une maquette pour bien se faire expliquer ce plan avant de le faire mettre à exécution. Ses ministres s’ingénièrent à y trouver des erreurs et en critiquèrent chaque partie. De leur côté, les jésuites n’insistèrent pas, craignant de se voir accusés en Europe d’enseigner l’art de la guerre aux infidèles8.
78Néanmoins, peu après cet épisode, un missionnaire jésuite aida de nouveau les Qing à fondre des canons destinés à écraser une autre rébellion près de la frontière tibétaine. Les armées des Qing, incapables de transporter de lourdes pièces d’artillerie dans cette région montagneuse, n’avaient pas réussi à détruire les fortins de pierre des rebelles. On avait donc convoyé des milliers de lingots de métal, que des ouvriers qui relevaient de l’armée fondaient sur place en fonction des besoins. Pour fabriquer un canon facile à transporter dans les montagnes, mais assez puissant et précis pour détruire les forts ennemis, l’empereur ordonna au directeur portugais du Bureau impérial d’astronomie, le père Félix da Rocha (1731-1781), de se rendre sur les lieux du combat en 1774. Il était chargé de fournir et d’expliquer les plans des canons et d’y faire des relevés topographiques. Qianlong écrivit : « Nous utilisions autrefois des mortiers pour attaquer [les fortins rebelles], hâtant ainsi notre victoire. Nous envoyons A-mi-ta sur le front avec des boulets, des plans de canons et des arpenteurs. Si ses relevés sont précis, ils pourront nous être utiles. Nous pensons que les Occidentaux sont des arpenteurs plus expérimentés que les Chinois9... » Les plans étaient probablement ceux de Verbiest, qui venaient d’être réédités accompagnés d’instructions détaillées. Peu après avoir atteint les lieux du combat, Da Rocha prit diverses mesures pour ajuster l’angle de tir du canon, comme Verbiest l’avait expliqué dans son traité. On réussit ainsi à minimiser la marge d’erreur et le bombardement des fortifications rebelles gagna en efficacité. Peu après, les artisans de l’armée coulèrent un nouveau canon sans doute d’après les plans apportés par Da Rocha et sous sa supervision. Comme son grand-père Kangxi, Qianlong n’eut donc aucun scrupule à faire appel à la science et à la technologie des étrangers, surtout s’il s’agissait de gagner une guerre. Nous ne devons pas oublier que, contrairement à la situation qui prévalait généralement dans l’Europe du XVIIIe siècle, les questions de sécurité intérieure et de défense étaient au centre des préoccupations des Qing à leur apogée. Comme un des princes impériaux le faisait remarquer à un jésuite qui lui vantait les mérites du tout nouvel aérostat des frères Montgolfier, pour tout ce qui concernait la conduite des expéditions militaires, les Qing ne regardaient ni à la dépense, ni aux difficultés de l’entreprise, ni à ses dangers ; ils étaient prêts à tout essayer10.
79Cette attention portée à la sécurité de l’empire explique en partie les restrictions mises à l’émigration et aux voyages outre-mer. De plus en plus de Chinois réussissaient pourtant à se rendre à l’étranger dans l’espoir, la plupart du temps, d’y faire fortune, mais parfois aussi pour accompagner un missionnaire rentrant chez lui.
Les Chinois à l’étranger
80Depuis longtemps déjà, les Chinois des provinces côtières voyageaient à l’étranger pour leurs affaires ou pour leur plaisir. Au XVIIe siècle, d’importantes communautés chinoises s’étaient constituées dans toute l’Asie du Sud-Est, formant le noyau d’une large diaspora. Certains Chinois étaient allés encore plus loin. Dans les années 1630, par exemple, des barbiers, embarqués sur des galions au départ de Manille pour le Nouveau Monde, avaient suscité des troubles à Mexico en cassant les prix. Encore aujourd’hui, on trouve au centre du Mexique un type de broderie de corsage appelée china poblana.
81Avant 1800 cependant, peu de Chinois s’étaient aventurés au-delà de l’Asie. Au XVIIIe siècle, on trouve la trace de quelques Chinois dans des ports américains ou européens, où ils éveillaient une vive curiosité : il s’agissait sans doute de marins qui s’étaient engagés sur des navires étrangers. Certains allèrent jusqu’à Rome, où ils travaillèrent sur les manuscrits et livres chinois rapportés par les missionnaires et déposés à la Bibliothèque vaticane. D’autres, qui avaient été condamnés par la justice dans les colonies hollandaises d’Asie du Sud-Est, furent déportés en Afrique et à Ceylan. On en signale encore d’autres dans un collège jésuite de Goa, une enclave portugaise sur la côte occidentale de l’Inde.
82Un des premiers à se rendre en Europe fut Michel Shen Fuzong, qui accompagna le père jésuite Couplet (1621-1692) à la fin du XVIIe siècle. Shen fut reçu par Louis XIV et par le roi d’Angleterre Jacques II. Il travailla à Oxford pendant quelques années et mourut au cours de son voyage de retour. Peu de temps après, un dénommé Arcadio Huang, originaire du Fujian, se rendit de Rome à Paris. Huang avait été adopté par un Français de la Société française des missions étrangères à la mort de son père, qui s’était converti. Il trouva du travail à Paris, où il aida à cataloguer les livres chinois de la Bibliothèque royale. Il s’entretint à plusieurs reprises avec Montesquieu (1689-1755), et leurs conversations, vu l’influence des écrits du philosophe, jouèrent indirectement un rôle dans l’image que se fabriqua l’Europe de la Chine. Huang mourut à Paris, précédé dans la tombe par sa femme française ; leur fille ne leur survécut pas longtemps.
83Louis Fan Shouyi (1682-1753) fut l’un de ceux qui réussit à retourner en Chine. Il s’était fait prêtre et accompagna le père jésuite Joseph-Antoine Provana (1662-1720), que Kangxi avait envoyé en mission auprès du pape. Provana mourut pendant le voyage de retour, mais Fan fit un compte rendu de ses rencontres avec le pape, ainsi que des coutumes et de la géographie des pays qu’il avait visités, dont le Portugal et l’Italie. Fan finit sa vie comme missionnaire en Chine. Jean Hu lui aussi rentra au pays, mais son retour fut moins brillant : il avait suivi le jésuite Jean François Foucquet (1665-1741) en France, où il fut interné dans un asile – sans doute plus à cause de malentendus d’ordre culturel que d’une véritable folie – avant de réussir à retourner à Canton, sa ville natale.
84Quand l’abbé Matteo Ripa se prépara à rentrer chez lui, l’empereur l’autorisa officiellement, en reconnaissance de services rendus, à prendre avec lui quatre jeunes Chinois. Ils s’inscrivirent au Collège jésuite de Naples, fondé par Ripa en 1732 et administré par la Congrégation pour la propagation de la foi, basée à Rome. Jacob Li fut sans doute le diplômé le plus célèbre du Collège : il paya sa traversée de retour en travaillant comme interprète pour l’ambassade de Macartney. Certains membres de la délégation y font référence parfois comme à M. Prune, sans doute parce que le caractère li de son nom de famille signifie « prune ».
85Quelques Chinois vinrent en France en conséquence de l’extraordinaire intérêt que portait à la Chine le ministre des Affaires étrangères, Henri Bertin (1720-1792). Les plus célèbres sont Stéphane Yang Dewang (1733-1798 ?) et Aloysius Gao Leisi (1733-1790 ?), qui vécurent en France de 1751 à 1766. En 1759, une fois leurs études terminées, ils entrèrent à la Société de Jésus. Après 1762, les deux Chinois furent placés sous la protection spéciale de Bertin et obtinrent une pension royale de 1200 livres chacun, tout en bénéficiant d’autres libéralités officielles. Ils participaient à un projet conçu par des sinophiles français, comme Bertin et son collègue Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), qui visait à établir une relation intellectuelle particulière avec la Chine, notamment pour montrer à l’empire des Qing à quel point la France dominait la culture européenne. Ainsi, sous la protection des autorités françaises, Yang et Gao étudièrent la physique, l’histoire naturelle et la chimie avec deux membres de l’Académie des sciences, qui se dirent profondément impressionnés par leurs capacités. Ils apprirent également l’art de la gravure, visitèrent des manufactures de brocart à Lyon ainsi que des usines d’armement à Saint-Étienne.
86Les deux hommes finirent par rentrer en Chine, emportant avec eux des cadeaux du roi pour l’empereur et divers messages de Bertin aux missionnaires français. Ils passèrent le reste de leur vie à répandre la foi chrétienne dans leur pays, sans plus guère se soucier de leurs protecteurs étrangers.
Les origines d’un mythe
87À l’époque de l’ambassade de Macartney, l’opinion européenne s’intéressait déjà moins à la Chine. Les Occidentaux, qui au début du siècle avaient voué une admiration presque sans bornes à cette civilisation, en étaient venus à la conclusion que les Chinois ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, perfectionner leurs inventions, comme la poudre à canon et la boussole, sur lesquelles s’était en partie appuyé le développement de l’Occident. La déclaration de Qianlong, citée en exergue à ce chapitre, où l’empereur affirme que son pays se suffit à lui-même, en vint à symboliser le manque d’intérêt des Chinois pour le potentiel offert par la science occidentale et, par extension, pour tout ce qui était étranger.
88Or, Qianlong ne disait pas toute la vérité. Il était, comme de nombreux autres, fasciné par les arts, les sciences et presque tout ce qui venait d’Europe, et il savait en apprécier l’intérêt. L’attitude de l’empereur à l’égard de ses visiteurs britanniques démentit d’ailleurs cette prétendue indifférence, car il leur fit faire une démonstration des instruments qu’ils lui apportaient. Le cadeau qui attira le plus son attention fut un modèle réduit du navire de guerre Royal Sovereign, qui portait 110 canons. L’empereur impressionna son auditoire par les connaissances que révélaient ses nombreuses questions.
89Ainsi la déclaration de Qianlong était-elle pour le moins malhonnête. Elle était d’abord motivée par des considérations de politique intérieure et ne reflétait pas la réalité. Mais les Européens témoignèrent de la même malhonnêteté en prenant ses paroles au pied de la lettre, alors qu’ils disposaient de preuves du contraire.
90La déclaration de Qianlong visait différents publics. Il préférait, pour diverses raisons, ne pas admettre ouvertement son intérêt pour la technique étrangère. Ses motivations s’éclairent lorsqu’on replace l’épisode dans le contexte politique chinois de la fin du XVIIIe siècle. La dynastie mandchoue avait fini par imposer sa domination sur la Chine et elle s’efforçait de donner à ses sujets comme au reste du monde l’image d’un pouvoir à la fois attaché aux valeurs confucéennes et respectueux des diverses ethnies de son territoire. Ces éléments quelque peu contradictoires impliquaient que l’empereur tire gloire de ses réalisations civiles tout en encourageant une certaine culture militaire, notamment en faisant la promotion des traditions guerrières des Mandchous. Il nomma certains généraux victorieux, mandchous pour la plupart, à des charges civiles importantes, alors que de telles fonctions étaient normalement réservées aux lettrés qui passaient avec succès des examens très difficiles, portant sur les classiques. Il interdit la possession d’armes à titre privé et contrôla jalousement l’accès à toute l’information délicate, qui concernait la technologie ou qui pourrait servir à d’éventuels rebelles.
91Il était par ailleurs tout à fait impensable que l’empereur laisse entendre qu’il pourrait avoir besoin d’une aide extérieure. Qianlong savait qu’en déclarant à un État étranger, qui représentait une menace à la sécurité de son empire, que la Chine était autosuffisante il se livrait à un exercice de propagande à destination aussi bien de ses sujets que du reste du monde. Cet empereur, qui prétendait exercer un pouvoir universel, pouvait difficilement admettre, devant le représentant d’un souverain étranger, un intérêt que les Chinois pourraient interpréter comme l’aveu d’une infériorité. La déclaration de l’empereur avait peut-être un autre but, plus subtil : rappeler au peuple que ses dirigeants mandchous entendaient rester fidèles à l’attitude de supériorité que la tradition voulait qu’ils observent officiellement à l’égard des étrangers. Quant aux fonctionnaires chinois, qui devaient toujours savoir jouer de prudence, ils calquaient leur conduite sur celle de l’empereur, ce qui explique leur manque d’intérêt général, décrié par les Britanniques, pour les cadeaux de l’ambassade de Macartney.
92L’indifférence affichée des Chinois s’explique aussi par les luttes de factions qui occupaient la scène politique intérieure à la fin du XVIIIe siècle. En 1793, deux clans principaux s’affrontaient à la cour des Qing, l’un regroupé autour du général Agui (1717-1797) et l’autre proche du favori de l’empereur, Heshen (1750-1795). Agui avait participé à plusieurs des campagnes militaires du milieu et de la fin du XVIIIe siècle, mais c’est surtout celle à laquelle avait pris part le père da Rocha qui avait établi sa réputation. Agui était fort admiré des jésuites et on le disait profondément intéressé par les sciences occidentales. Son adversaire, Heshen, avait été responsable de la liaison avec l’ambassade de Macartney en 1793. Il n’avait ni expérience ni compétence dans les affaires militaires. Agui lui avait sauvé la vie en arrivant au moment crucial au cours de sa seule – et désastreuse – expédition militaire, ce qui avait valu au général de marquer un point auprès de l’empereur. Heshen réussit pourtant à surmonter ce désavantage politique en s’associant avec Fukang’an (mort en 1796), un des généraux les plus célèbres de la fin du XVIIIe siècle. En 1793, celui-ci revenait à peine du Tibet pour occuper la charge de gouverneur général des provinces du Guangdong et du Guangxi-Zuang. Il était un des seuls à avoir affronté les Britanniques à deux endroits : sur la côte du sud-est, où ils se livraient à la contrebande, et au Tibet, où, ainsi qu’il l’avait soupçonné, ils s’étaient alliés aux Gurkhas que combattaient les Qing. Macartney nia avec véhémence toute implication des Britanniques dans cette histoire – il n’apprit la vérité que plus tard –, mais l’expérience de Fukang’an le conduisit à considérer les Anglais comme des fauteurs de troubles. Il leur était non seulement ouvertement hostile, mais il cherchait en outre à dissuader Heshen de les aider ou de promouvoir leurs intérêts. Il est probable que Heshen et ses affidés comptaient, en faisant montre de dédain pour les cadeaux de l’ambassade, saper tout avantage qu’aurait pu tirer Agui du soutien des missionnaires, et marquer par là, à leur tour, un point auprès de l’empereur.
93Par ailleurs, la déclaration de Qianlong était évidemment destinée au roi d’Angleterre par le truchement de son envoyé Macartney. Elle visait par extension tout autre étranger qui pourrait chercher, à titre individuel ou collectif, à modifier la structure des relations extérieures de la Chine, en ébranlant le contrôle des Qing sur leur empire. Nous comprenons mieux les remarques de l’empereur si nous gardons à l’esprit quelles se conforment à un modèle ancien. La Chine s’était toujours efforcée d’intégrer la technique de l’Occident en laissant de côté l’idéologie qui l’accompagnait. Cette attitude contradictoire s’était formée au début des Temps modernes, quand les missionnaires jésuites avaient tenté d’utiliser leurs connaissances scientifiques pour intéresser les Chinois à leur religion. Nombreux étaient ceux qu’attiraient les sciences appliquées, mais qui hésitaient à les adopter tant elles leur semblaient inséparables du christianisme. Comme nous l’avons vu, dans le système politique chinois, il n’y avait qu’une alternative : ou une idéologie était au service de l’orthodoxie, ou elle lui était opposée. Beaucoup de Chinois avaient donc le sentiment que la religion étrangère était porteuse de subversion.
94Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, l’empereur Kangxi, conscient de la menace aussi bien réelle que symbolique que représentait l’autorité du pape sur les chrétiens chinois, et opposé catégoriquement à toute mainmise étrangère, fut néanmoins heureux de pouvoir améliorer son arsenal avec l’aide des jésuites lorsque les rebelles menacèrent sa dynastie encore fragile. Presque un siècle plus tard, sous Qianlong, les missionnaires occidentaux en poste dans les provinces furent en butte aux persécutions, alors que les conseils techniques de leurs collègues jésuites aidaient l’armée des Qing à triompher de ses ennemis et que bien des membres de l’élite cherchaient à se procurer des produits issus des plus récentes techniques européennes. À la fin du XIXe siècle, comme nous le verrons, quelques réformateurs voulurent aussi s’approprier la technique occidentale, qui apporterait richesse et puissance au peuple chinois, sans pour autant renier leur tradition intellectuelle. Ce mode de fonctionnement à deux niveaux s’observe encore aujourd’hui. Les Chinois et leurs dirigeants ont montré une hostilité constante à toute forme de renonciation à leur autorité et à leur indépendance. Il ne s’agit pourtant ni d’isolationnisme, ni de méfiance à l’égard de l’innovation, même d’origine étrangère, ni d’une manifestation de leur supposé complexe de supériorité.
95Les Chinois ne furent pas les seuls responsables de la dégradation de leurs rapports avec les étrangers, que l’on constate à la fin du XVIIIe siècle. Les Européens, pour leur part, passèrent de l’admiration au mépris, au gré de l’évolution de la situation dans leur propre pays plutôt qu’en fonction des changements qui seraient intervenus en Chine. Certains témoignages continuaient à faire état de l’intérêt de la Chine pour l’Occident, comme les lettres des jésuites, qui furent publiées et circulèrent dans toute l’Europe, ou les mémoires des membres de la mission Macartney. Mais l’opinion européenne fut surtout influencée par d’autres récits où l’on soutenait que les Chinois n’étaient ni curieux ni ouverts au progrès, deux traits culturels que s’attribuaient en exclusivité les Occidentaux.
96Plusieurs raisons expliquent cette dépréciation de la culture chinoise. Le déclin progressif de la Société de Jésus en est une. Ses membres s’étaient autrefois faits les intermédiaires quasi exclusifs de la Chine auprès de l’Occident. Le triomphe des ennemis des jésuites, qui obtinrent l’abolition de l’ordre en 1773, sembla confirmer le faible crédit qu’il fallait accorder aux récits des missionnaires. Les bouleversements qui avaient lieu en Europe, notamment l’industrialisation et la nouvelle attention portée aux libertés politiques, ainsi que la profonde révolution intellectuelle qui accompagna ces changements, ont aussi joué un rôle capital dans ce renversement de l’opinion occidentale. Les grandes réussites agricoles de la Chine, où l’on avait vu la marque indéniable de la grandeur de cette civilisation, semblèrent moins admirables à l’ère de l’industrialisation. Les restrictions imposées par le système de Canton allaient directement à l’encontre de la libre circulation des marchandises, prônée par Adam Smith en 1776. Et l’absence de libertés politiques en Chine s’accordait mal avec les idées des révolutionnaires français et américains, qui dominèrent la dernière partie du siècle. Enfin, le mépris croissant qu’affichaient les Occidentaux pour les autres cultures se nourrissait de la comparaison entre le dynamisme de leur société et l’immobilisme des cultures d’Asie et d’Afrique.
97De la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe, les Chinois se sont beaucoup intéressés à l’Europe et à tout ce quelle avait à offrir, comme l’avaient remarqué ceux qui tentèrent d’exploiter cet état d’esprit. Pourtant, lorsque les Chinois nièrent cet intérêt en public, et ce, essentiellement pour des raisons de politique intérieure, les Européens, dont les sociétés connaissaient alors des bouleversements majeurs, interprétèrent ces déclarations comme les preuves d’une xénophobie innée et d’une résistance générale au progrès. Cela suffisait, en cette époque du progrès triomphant, pour mener à la conclusion que les Chinois étaient des être inférieurs. Une telle opinion aura des répercussions si profondes sur les relations entre la Chine et l’Occident qu’on les ressent encore aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 « Yingshi Magaerni laipin an » (« Le cas de l’ambassade anglaise de Macartney et de ses cadeaux »), in Chang gu cong bian (« Recueil de documents historiques »), Beiping, 1930-1943, tome 3, p. 16-24.
2 Un tael valait à peu près un tiers de la livre sterling de l’époque. Un fonctionnaire de haut rang pouvait gagner environ 12 000 taels par année. La plupart des gens du peuple avaient peu de chances de voir plus de 1000 taels dans toute leur vie.
3 Sir George Staunton, An Authentic Account of an Embassy from the King of Great Britain to the Emperor of China, Londres, G. Nicol, 1797, tome I, p. 49.
4 Cité par Joseph Needham, Sciences and Civilization in China, vol. 3: Mathematics and the Sciences of the Heavens and the Earth, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 1959, p. 456.
5 Qian Daxin, Qian van tang wenji, cité par Benjamin Elman, From Philosophy to Philology, Intellectual and Social Aspects of Change in Late Imperial China, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1984, p. 83.
6 Arnold Rowbotham, Missionary and Mandarin: The Jesuits at the Court of China, Berkeley, University of California Press, 1942, p. 98 et 247.
7 Archivum Romanum Societatis Jesu, lettre de Jean-Mathieu de Ventavon, s.j., au père Imbert, s.j., 4 novembre 1772.
8 D’après une lettre inédite du père Bourgeois, 30 octobre 1769, qui se trouve sans doute dans la bibliothèque de Xiujiahui à Shanghai, cité par Louis Pfister, Notices biographiques et bibliographiques sur les Jésuites de l’ancienne mission de Chine, 1552-1773, Shanghai, Imprimerie de la Mission catholique, 1932, p. 914.
9 Cité par Fu Lo-shu, A Documentary Chronicle of Sino-Western Relations, Tucson, University of Arizona Press, 1964, p. 273-274.
10 D’après une lettre du père Joseph-Marie Amiot, s.j. (1718-1793), à Henri Bertin, datée du Ier juillet 1788 à Pékin, conservée à la bibliothèque de l’Institut de France.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000