Chapitre 2. La réception du catholicisme en Chine aux xviie et xviiie siècles
p. 65-103
Texte intégral
Mais que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leur loi P [...] Vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens : votre loi le demande, je le sais bien : mais en ce cas-là, que deviendrions-nous ? Les sujets de vos rois ? Les chrétiens que vous faites ne reconnaissent que vous ; dans un temps de trouble, ils n’écouteraient point d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’actuellement il n'y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par 1000 et 10 000, alors il pourrait y avoir du désordre. [...] L’Empereur mon père a perdu beaucoup de sa réputation dans l’esprit des lettrés, par la condescendance avec laquelle il vous y a laissés établir1.
Yongzheng
(empereur de 1723 à 1735)
1Le Portugal, conscient des possibilités d'expansion que lui offraient les découvertes de Vasco de Gama et de Magellan, s’était, au début du XVIe siècle, fixé deux objectifs principaux en Asie. Le premier était d’ordre économique : s’emparer du lucratif commerce des épices entre l'Asie et l’Europe, resté aux mains des marchands musulmans, qui en contrôlaient les routes maritimes depuis le déclin de la puissance navale des Ming. Le second était d’ordre religieux : gagner à l’Église catholique de nouveaux territoires en Asie, comme au Brésil et en Afrique, pour compenser le terrain perdu en Europe au profit de la Réforme protestante.
2À la fin du XVe siècle, le Portugal et l’Espagne s’étaient entendus pour se partager le monde à l’extérieur de l’Europe. Par le traité de Tordesillas en 1494, le pape Alexandre VI prétendit reconnaître officiellement leur domination sur les routes commerciales du monde, séparant par une ligne de « démarcation » leurs sphères d’influence respectives : au Portugal reviendrait l'Asie, à l’exception des Philippines ; à l’Espagne, le Nouveau Monde, à l’exception du Brésil. Cette solution étonnante intervint avant même que soient cartographiés en détail les territoires nouvellement découverts. Elle visait à placer l’expansion européenne sous contrôle catholique, au moment où l’autorité de l’Église allait faire face aux premiers assauts de la Réforme.
3Sans pouvoir interdire les marchés d'Asie de l’Est aux autres Européens, Portugais et Espagnols demeurèrent longtemps les principaux commerçants occidentaux dans la région – les Portugais avec leurs comptoirs de Macao en Chine et de Goa en Inde, et les Espagnols avec les Philippines ; leur hégémonie dura jusqu’à ce que les compagnies britannique et hollandaise des Indes orientales, fondées respectivement en 1600 et 1602, réussissent à s’emparer d’une partie du marché des épices. Peu après, les Hollandais établirent des comptoirs à Batavia (actuelle Jakarta) en Indonésie et sur l'île de Taiwan, où l’Espagne maintint également un poste avancé. La domination ibérique et, par conséquent, catholique sur le « marché » des âmes en Asie se révéla plus tenace. Si, dans certains pays, le catholicisme eut à subir la concurrence de l’islam, il eut plus de latitude en Chine, où l’islam se faisait moins envahissant et où les missionnaires protestants n’allaient pas intervenir avant deux siècles encore.
4Ce chapitre porte sur l’introduction du catholicisme en Chine et s’intéresse plus particulièrement aux missionnaires de la Société de Jésus, qui en furent les propagandistes zélés. Bien qu’il soit difficile, comme les Chinois le constatèrent eux-mêmes, de séparer l’accueil fait à cette religion de celui fait aux marchandises et aux savoirs occidentaux, nous avons choisi, pour des raisons de clarté et au risque d’inévitables recoupements chronologiques, de distinguer ces deux volets. Le présent chapitre traite avant tout de la diffusion du christianisme de la fin du XVIe siècle, époque où s’amorça le déclin des Ming, jusqu’au début du XVIIIe, où la religion étrangère commença à refluer inexorablement. Nous nous intéresserons dans le chapitre suivant aux échanges internationaux de biens et d’idées durant le règne de Qianlong (1736-1795), qui connut un développement sans précédent du commerce extérieur et des sciences profanes.
5Contrairement à ce qu’on pense souvent, la Chine rejeta rarement les connaissances venues de l’étranger sur la base de leur seule origine. Cette origine ne joua ni en leur faveur ni en leur défaveur, et l’accueil réservé au christianisme dépendit plutôt de trois facteurs principaux. Le premier tenait au degré de compatibilité entre certaines croyances traditionnelles et l’exigence de n’honorer que le Dieu des chrétiens. Le deuxième était lié à la manière dont les missionnaires jésuites, premiers propagateurs du christianisme en Chine, firent appel à des sciences profanes comme les mathématiques et l’astronomie pour susciter l’intérêt des Chinois avant d’aborder avec eux la question religieuse. S’ils parvinrent parfois à leurs fins, dans l’ensemble, cette stratégie échoua, car elle sema le doute sur leurs intentions réelles. Enfin, il faut aussi prendre en compte les changements politiques qui bouleversèrent le pays. En 1644, la dynastie des Ming (1368-1644), qui avait bouté les Mongols hors des frontières, fut renversée par les envahisseurs mandchous venus du Nord-Est, qui fondèrent l’empire des Qing (1644-1911). Pour la majorité de la population, la transition dynastique n’a sans doute eu d’autre signification que la fin des opérations militaires et le retour à une vie normale. Mais, à la suite de l’expérience traumatisante de l’occupation mandchoue, l’élite des lettrés, vers laquelle les jésuites dirigeaient en priorité leurs efforts, porta un jugement défavorable sur les étrangers et leur culture. Nous commencerons par un rapide portrait de la situation en Chine au moment de l’arrivée des premiers missionnaires en 1583.
La Chine de la fin des Ming
6À première vue, la Chine de la fin des Ming semblait florissante. Sa population dépassait les 150 millions d’habitants, soit bien plus que celle de l’Europe de l’époque, qui couvrait un territoire à peu près équivalent. Une prospérité agricole sans précédent favorisait les transactions commerciales et contribuait à l’expansion des marchés des provinces et de l’empire. Au même moment, le gouvernement avait remplacé le vieux système des impôts en nature et des corvées par une contribution unique en argent, que le peuple payait avec la monnaie de cuivre utilisée dans la vie de tous les jours. C’est à peu près à cette époque que l’utilisation du numéraire, notamment des pièces et des lingots d’argent, s’imposa, aussi bien dans l’économie de marché que dans le système fiscal.
7Ces transformations contribuèrent à l’essor de l’urbanisation, particulièrement dans la prospère région de Jiangnan, dans le bas Yangzi jiang. L’extension des villes entraîna à son tour une série de changements : une progression de l’alphabétisation chez les hommes comme chez les femmes ; un accès plus large aux livres ; et une attention nouvelle portée à l’éducation des femmes, changement étonnant dans un monde où le but principal du système d’éducation avait toujours été de préparer les hommes aux examens d’admission de la fonction publique.
8On assista à l’expansion d’une culture matérielle, où la possession de biens de consommation prenait une signification sociale. Plus qu’à aucune autre époque antérieure, les membres des classes supérieures se mirent à collectionner objets d’art et antiquités, qui témoignaient du bon goût et du statut social de leurs propriétaires. Les produits de luxe et les importations exotiques faisaient fureur. L’artisanat japonais, particulièrement les objets en laque et en métal, était recherché des élégants (c’était, à l’inverse, les articles de luxe chinois qu’on préférait au Japon), mais d’autres curiosités étaient également très prisées des collectionneurs : les dindes du Nouveau Monde, qui servaient d’animaux de compagnie ; les textes religieux tibétains, qu’on se procurait plus par snobisme que par piété ; le papier et les pinceaux de Corée, qui donnaient un cachet particulier aux calligraphies et aux peintures. La civilisation de la fin des Ming n’était ni opposée au commerce avec l’étranger ni fermée aux influences extérieures.
9Cette époque marque aussi une certaine émancipation de la vie intellectuelle. Au cours des siècles, le confucianisme avait été forcé d’évoluer pour faire face à la concurrence du bouddhisme. Sous les Song, aux XIe et XIIe siècles, certains lettrés, dont Zhu Xi (1130-1200), avaient élaboré une philosophie beaucoup plus orientée vers la métaphysique que le confucianisme originel. Le néoconfucianisme, comme devaient l’appeler plus tard les Occidentaux, mettait l’accent sur la rigueur morale, la maîtrise de soi par l’éducation et l’étude, et le sens des devoirs d’un loyal sujet de l’empereur. Cette doctrine réussit à évincer le bouddhisme et devint l’idéologie officielle des concours de recrutement de la fonction publique. Elle resta à la base de l’éducation de tout jeune homme ambitieux jusqu’à la suppression du système des examens, en 1905.
10Au XVe siècle, le philosophe Wang Yangming (1472-1529) chercha à infléchir les thèses de Zhu Xi en défendant l’idée qu’existait en chacun une conscience morale authentique qui permettait une compréhension innée du sens de la vie. Cela sous-tendait que l’accès à la vertu confucéenne ne dépendait peut-être ni d’études poussées ni même de quelque forme d’éducation que ce soit. Pour certains lettrés de la fin des Ming, les idées de Wang ouvraient la possibilité d’accéder à un individualisme et à un égalitarisme plus grands à l’intérieur même du cadre confucéen, si peu orthodoxe qu’ait pu sembler cette interprétation. À la même époque, plusieurs penseurs esquissèrent diverses synthèses des idées confucéennes, taoïstes et bouddhiques.
11Cet éclectisme se heurta à la forte désapprobation d’une partie des mandarins, qui craignaient que l’abandon de la tradition orthodoxe ne mène directement à la corruption et à l’égoïsme personnel. Pourtant, sur les plans tant culturel qu’intellectuel, économique et social, la fin des Ming fut dans l’ensemble une époque dynamique, ouverte à des modes de vie et de pensée non traditionnels. C’est sur ce terrain propice que devaient tomber les premiers germes du christianisme.
12En dépit d’une apparente prospérité, les Ming commençaient à montrer des signes de faiblesse. L’empereur avait cessé de s’intéresser au gouvernement pour s’adonner aux plaisirs de la vie de palais, laissant la direction du pays aux eunuques et aux fonctionnaires. Des querelles de factions et une corruption extrême occupèrent le devant de la scène politique, ce qui semblait confirmer les pires craintes des lettrés. La main de fer du gouvernement central se relâchait peu à peu, et toute la structure du pouvoir se fissurait.
13Des catastrophes naturelles vinrent aggraver les difficultés causées par la négligence de l’homme. Les conditions climatiques exceptionnellement rudes du début du XVIIe siècle, dont on pense qu’elles étaient causées par ce qu’on appelle aujourd’hui le petit âge glaciaire, détruisirent les récoltes et, par le fait même, épuisèrent les réserves alimentaires et firent fondre les revenus d’une grande partie de la population. Le gouvernement ne pouvait accorder aucun secours parce qu’il avait négligé d’entretenir les greniers de l’État. Puis, une série de terribles épidémies, qui ressemblaient à la peste, ravagea une partie du pays : certaines régions virent périr plus de la moitié de leurs habitants ; des cadavres gisaient partout. La population, dont le nombre est un indice de prospérité, amorça un net déclin. Les survivants étaient souvent réduits à la misère et au désespoir. Certains se regroupèrent en bandes armées que l’administration locale était incapable de combattre ou de faire disparaître. Des jacqueries éclatèrent un peu partout.
14Ces bandes étaient souvent extrêmement hétéroclites et leur action ne répondait ni à une idéologie particulière ni à des buts révolutionnaires. À cause du nombre croissant de désœuvrés qui gonflaient leurs rangs, elles commencèrent d’occuper de larges portions de territoire, terrorisant les populations et détruisant jusqu’au moindre signe d’autorité de l’État. Au même moment, sur la côte sud-est, l’expansion du commerce maritime avait fait surgir des problèmes persistants sur les plans tant militaire qu’économique, alors que les incursions de plus en plus fréquentes de troupes ennemies aux frontières septentrionales ne rencontraient qu’une faible résistance.
Conquête Qing, loyalisme Ming
15En 1644, les Ming finirent par s’effondrer devant l’étendue des insurrections paysannes. Ils furent remplacés par les envahisseurs mandchous, venus du Nord-Est, qui proclamèrent l’empire des Qing. Mais le pays resta profondément désuni et il fallut encore 40 ans à la nouvelle dynastie pour convaincre qu’elle pouvait légitimement prétendre au mandat céleste et asseoir son autorité sur toute la Chine. Les survivants de la cour des Ming s’enfuirent vers le sud et tentèrent à plusieurs reprises de restaurer l’ancien régime en s’appuyant sur les forces loyalistes qui offraient une résistance acharnée, mais les Mandchous réussirent peu à peu à juguler toute opposition. En 1673, Wu Sangui (1612-1678), un ancien général des Ming dont le passage aux Qing avait rendu possible l’invasion mandchoue, se souleva avec deux autres satrapes des royaumes méridionaux : ils étendirent leur pouvoir militaire à tout le sud et le sud-ouest de la Chine, et les Mandchous ne réussirent pas à venir à bout de cette rébellion ni à rétablir leur autorité sur ces provinces avant 1681.
16Entre-temps, Taiwan avait été transformée en une base arrière des opposants aux Qing. L’île n’avait jamais fait partie de l’empire des Ming, qui la voyaient comme un coin perdu et sauvage ; cependant, les marchands espagnols et hollandais, ainsi que les pirates « japonais », utilisaient ses ports. Dans les années 1640, les Hollandais avaient chassé les derniers colons espagnols et les pirates, avant de se voir à leur tour expulsés assez facilement par Zheng Cheng’gong, plus connu en Occident sous le nom de Coxinga, qui établit sa mainmise sur l'île en 1662.
17Fils d’une Japonaise et d’un loyaliste Ming passé aux Qing en 1646, Zheng était un pirate ambitieux qui réussissait à alterner soutien aux Ming déchus et négociation avec les conquérants Qing. Il mena ses opérations militaires dans un contexte inhabituel. Ayant grandi à Hirado, port japonais où les Hollandais maintenaient un comptoir commercial, Zheng avait vite saisi le potentiel que représentait l’armement européen qu’il y avait vu et qu’il utilisa d’ailleurs plus tard, tant contre les Chinois que contre les Hollandais. Dans ses campagnes contre les Qing, il se procura des armes, des canons et des fournitures auprès des Hollandais et des Britanniques en échange d’un droit de commerce. Ses gardes du corps étaient des esclaves africains échappés de Macao. Dans les années 1650, Zheng conquit, pour le compte de ce qui restait des Ming, de larges portions de la Chine du Sud-Est et du Sud-Ouest à partir de sa base de Xiamen (Amoy), sur la côte du Fujian. Inquiets et manquant encore d’expérience politique, les Qing réservèrent un assez bon accueil aux ambassades hollandaises qui tentaient d’obtenir des concessions commerciales. Ils espéraient gagner leur appui militaire. Mais après avoir échoué à enlever Nankin, l’ancienne capitale des Ming, aux Mandchous, Zheng se retira à Taiwan, où les Hollandais ne surent pas lui résister. Les Qing ne virent pas d’avantages à poursuivre une alliance avec les Hollandais et refusèrent donc sans ménagement toutes leurs requêtes d’accroître les échanges commerciaux.
18Zheng mourut à Taiwan en 1662. Ses descendants y demeurèrent, défiant l’autorité impériale jusqu’en 1683, date à laquelle l’île passa sous le contrôle des Qing. Ce rattachement consolida le pouvoir mandchou et marqua le début d’une émigration chinoise importante vers Taiwan. C’est d’ailleurs de cette époque que datent les revendications de souveraineté chinoise sur l’île. Plus tard, Zheng Cheng’gong devait acquérir un statut mythique tant en Chine qu’au Japon : il fut révéré à la fois en tant que loyaliste confucéen, anti-impérialiste, nationaliste japonais, nationaliste chinois et héros du mouvement d’indépendance taïwanais. Il représente donc, réellement et symboliquement, une figure clé dans les relations agitées de l'Asie de l’Est avec l’Occident.
19L’attachement aux Ming déchus suscita une profonde ambivalence parmi les lettrés. Ceux qui se réclamaient de la tradition de loyauté à la dynastie régnante eurent à faire face à un dilemme moral : pouvaient-ils, ou non, transférer leur allégeance au nouveau régime ? Le chaos dans lequel avait sombré l’empire et l’expérience traumatisante de la conquête avaient complètement découragé l’intelligentsia des Ming. Beaucoup avaient trouvé refuge dans le loyalisme, une des composantes majeures de l’éthique traditionnelle qui exigeait que les hommes et les femmes fidèles au souverain et à la dynastie déchus sacrifient leur vie au besoin, comme preuve de leur attachement.
20La fidélité aux Ming prit deux formes principales. L’une impliqua une résistance armée et déboucha souvent sur la mort ; l’autre, qui visait le long terme et se voulait plus subtile, conduisit à une évolution significative du milieu intellectuel. De nombreux lettrés, portés à l’autocritique et aux récriminations, s’interrogèrent sur les raisons de l’effondrement de la dynastie. Dans leur recherche d’une explication, beaucoup condamnèrent l’atmosphère de la fin des Ming, l’associant à une période de relâchement moral et intellectuel. Ils estimaient que le manque de rigueur et la nonchalance les avaient détournés de la poursuite d’objectifs pratiques, susceptibles de bénéficier au pays. On assista donc, chez les intellectuels Han, à un retour à une éthique rigoureuse, accompagné d’un intérêt renouvelé pour l’étude des classiques et la pratique de l’administration, dans l’espoir de compenser la trop grande tolérance dont on avait fait montre à l'égard du laxisme des dernières années des Ming. De ce point de vue, tout soutien au nouveau régime apparaissait particulièrement choquant.
21De manière paradoxale, ces préoccupations trouvaient aussi un écho chez les dirigeants Qing. Sans le soutien des intellectuels, la légitimité des nouveaux dirigeants pouvait à tout moment être remise en cause. Les Mandchous étaient minoritaires et avaient désespérément besoin de la coopération des mandarins pour asseoir leur pouvoir. L’orthodoxie intellectuelle reçut donc aussi l’appui des Qing. Ils se posaient en défenseurs des traditions chinoises et confondaient ceux qui mettaient en doute leur légitimité.
22En définitive, ni les champions des Ming déchus ni les nouveaux maîtres de la Chine ne pouvaient se refuser à prendre position. Les choix effectués dans ce contexte incertain conditionnèrent le jugement des contemporains et de la postérité, et déterminèrent en grande partie le sort de la religion catholique en Chine.
Les premières missions catholiques en Chine
23Les missionnaires sont ceux qui ont le plus contribué à faire connaître la culture européenne en Chine et, parmi eux, les plus nombreux et les plus remarquables furent les membres de la Compagnie de Jésus, fondée en 1540 dans le but avoué de convertir les populations païennes des pays lointains. Les premiers jésuites s’établirent en Chine en 1583 et beaucoup y passèrent le reste de leur vie, au milieu de populations dont ils apprirent la langue et la culture dans l’espoir de les gagner au christianisme.
24Constituée par Ignace de Loyola (1491-1556) et organisée comme un corps d’armée, la Compagnie de Jésus fut à la tête des opérations missionnaires en Chine. Parfois qualifiés de « troupes de choc de la Contre-Réforme », les jésuites, sous la direction d’un « général », avaient pour objectif ultime de conquérir le monde pour le Christ. Le Christ lui-même, « objet de dévotion tranquille, [était] devenu [pour eux] une figure militante conduisant son ordre au combat contre le diable2 ».
25Les jésuites mettaient en priorité leurs efforts dans l’enseignement. Leurs collèges assuraient une éducation catholique aux classes supérieures d’Europe et une solide formation aux futurs missionnaires. On y enseignait aussi bien les classiques occidentaux que l’histoire, la théologie, les mathématiques, la physique, la métaphysique, l’astronomie, la logique et la philosophie morale. Les novices recevaient également une formation apologétique qui leur apprenait à établir des liens entre les différentes branches du savoir afin de mieux analyser et défendre leur foi. En résumé, les missionnaires, qui furent souvent les premiers représentants de la culture européenne à l’étranger, étaient issus de l’élite intellectuelle de leur temps, ce qui était particulièrement opportun dans le cas de la Chine dont la civilisation, ancienne et raffinée, avait conféré aux lettrés une position prééminente. C’était d’ailleurs à ces derniers qu’on s’adressait prioritairement pour ouvrir la voie au christianisme.
26Quelque 900 jésuites travaillèrent en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles. D’autres ordres – franciscains, dominicains, augustins, ainsi que la Société française des missions étrangères, qui regroupait des prêtres séculiers – y étaient également représentés, mais ils étaient moins nombreux et se faisaient, par comparaison, beaucoup plus discrets. Les membres de ces différentes communautés s’opposaient souvent sur des questions doctrinales ou tactiques, et il y avait parfois des dissensions au sein d’un même ordre. Les affrontements qui en résultaient nuisaient aux objectifs à long terme des missions, car ils minaient la considération que portaient les Chinois à la cause chrétienne et à ses zélateurs.
27Il est difficile d’évaluer le nombre total des conversions en Chine. Certains missionnaires convertissaient des mourants et certains convertis reniaient par la suite leur foi. Les déclarations des missionnaires ne sont pas, non plus, toujours fiables. Les prosélytes devaient se compter par dizaines de milliers dans la première moitié du XVIIe siècle. À la fin du même siècle, d’après les estimations d’un observateur jésuite de l’époque, les quelque 60 religieux de tous les ordres qui travaillaient en Chine convertissaient chacun près de 500 ou 600 personnes par an, soit un total annuel de plus de 30 000, sans compter les quelques milliers d’enfants abandonnés que les missionnaires prenaient sous leur protection chaque année. Les persécutions périodiques qui eurent lieu au cours du XVIIIe siècle réduisirent dramatiquement le nombre de chrétiens. Vers 1800, on estime qu’ils étaient de deux millions à deux millions et demi, répartis sur l’ensemble du territoire.
Stratégie de la Compagnie de Jésus
28La stratégie des jésuites fut à l’origine de leurs plus grands succès comme de leurs plus grands échecs. Les plus remarquables réussites sont généralement portées au crédit de Matteo Ricci (1552-1610), qui fut l’un des premiers jésuites à atteindre la Chine en 1583 et qui fixa, pour les deux siècles à venir, les principes du travail missionnaire. Le premier aspect de cette stratégie consistait à viser la conversion des classes supérieures, plutôt que celle du petit peuple, que les jésuites laissaient aux autres ordres religieux. C’est ainsi que les missionnaires jésuites se firent une place de choix à la cour impériale.
29Deux idées sous-tendaient cette démarche. Les jésuites comptaient d’abord obtenir un soutien politique pour leur activité missionnaire. Ils espéraient ensuite créer un effet boule de neige, en estimant qu’une fois l’élite convertie les gens du peuple imiteraient les classes supérieures. Cette stratégie n’était bien sûr pas toujours strictement respectée et, même du vivant de Matteo Ricci, certains de ses collègues évangélisaient activement les petites gens, de sorte qu’à la fin du XVIIe siècle la grande majorité des catholiques chinois venaient du peuple.
30La conversion de trois lettrés importants à laquelle parvint Ricci constitue la justification la plus éclatante de cette stratégie de viser le haut pour atteindre le bas. Passés à l’histoire comme les « Trois Piliers de l’évangélisation » (kaijiao san dazhushi), ces hommes, qui occupaient de hautes fonctions dans l’administration, accordèrent aux missionnaires leur puissant patronage. Impressionnés par les qualités personnelles des missionnaires européens qu’ils rencontrèrent, ils s’intéressaient beaucoup aux sciences occidentales. Mais c’était aussi le cas de bien des Chinois, qui ne se convertirent pas pour autant. Ce qui semble avoir été déterminant dans leur cas – comme dans celui d’autres lettrés de cette première génération de catholiques chinois –, c’est que le christianisme leur apportait des certitudes morales à une époque très troublée.
31Xu Guangqi (1562-1633), le premier des trois à recevoir le baptême, était né à Xujiahui, qui abrita par la suite une bibliothèque jésuite et la cathédrale Saint-Ignace, et qui fait aujourd’hui partie de Shanghai. Très impressionné par Ricci à leur première rencontre en 1600, Xu fut baptisé à Nankin quelques années plus tard. Reçu peu après aux examens du doctorat, il entra dans l’administration et partit travailler pour la prestigieuse académie Hanlin à Pékin. Il collabora alors avec Ricci aux premières traductions en chinois de livres européens. Ils traduisirent ensemble des ouvrages de géographie, d’astronomie, d’hydraulique et de mathématiques, dont les six premiers livres des Éléments, d’Euclide, d’après la nouvelle édition établie quelques années plus tôt par le professeur de Matteo Ricci à Rome, Christophe Clavius. Xu adapta également certaines idées venues d’Europe dans ses propres écrits sur l’agriculture et la trigonométrie. Il devint plus tard « grand secrétaire », un des postes les plus élevés de l’administration de l’empire, et était donc très bien placé pour promouvoir la cause des jésuites.
32Le deuxième des Trois Piliers s’appelait Li Zhizao (mort en 1630) et était originaire de Hangzhou. Ricci le baptisa lui-même en 1610, alors que cela faisait neuf ans que les deux hommes se connaissaient. Li, qui s’était d’abord lié au missionnaire pour ses connaissances en géographie, fut convaincu qu’il avait en face de lui un homme extraordinairement cultivé et vertueux, doté d’un sens quasi infaillible du bien et du mal. Il commença par résister à la conversion, peut-être parce qu’il répugnait à renvoyer sa concubine, comme l’exigeait l’Église. Ce n’est qu’après que Ricci l’eut soigné pendant une grave maladie que Li accepta de recevoir le baptême et de renoncer à sa concubine. Le jésuite mourut peu après, mais le nouveau converti devint un puissant soutien des missionnaires, en grande partie en raison de son vif intérêt pour les découvertes scientifiques qu’ils lui avaient fait connaître. Il publia une série de traductions de textes occidentaux et choisit un titre dont l’ambiguïté témoigne de la complexité de son attirance pour les sciences étrangères : il l’appela Première collection d'écrits sur la connaissance du Ciel (Tianxue chu han), où le mot « Ciel » renvoie fort probablement autant à la religion qu’à l’astronomie.
33Sous l’influence de Li, un autre lettré, également fonctionnaire à Hangzhou, se convertit en 1612 : Yang Tingyun (1557-1627) devint ainsi le dernier des Trois Piliers. Ses centres d’intérêt étaient typiques de la vie intellectuelle de la fin des Ming. Il avait d’abord activement défendu à la fois le néoconfucianisme orthodoxe et le bouddhisme. Mais, après sa conversion, il persuada de nombreux membres de sa famille de se faire baptiser, dont son père et sa mère, formant avec eux une société où ils pourraient améliorer ensemble leur compréhension du dogme chrétien. Tout comme Xu Guangqi et Li Zhizao, Yang publia énormément afin de faire connaître la religion, mais aussi la science, la géographie et la philosophie venues d’Occident, avec lesquelles il avait pu se familiariser auprès des missionnaires. Comme nombre de ses contemporains, il en vint à remettre en question certaines idées reçues sur l’unicité de la culture chinoise en arrivant, par exemple, à la conclusion que la race humaine était partout la même en dépit de différences liées au milieu et à l’histoire. De telles observations ne plaidaient évidemment pas, aux yeux de ses contemporains plus traditionalistes, en sa faveur ou en celle de la religion qu’il avait embrassée.
34Yang Tingyun s’efforça aussi d’opérer une distinction nette entre christianisme et bouddhisme. Pour lui, la doctrine chrétienne tirait sa force de sa rigueur morale et de son humanité, qui contrastaient avec l’attitude bouddhique. Il nota, par exemple, que les règles du bouddhisme, instituées par l’homme, l’auraient autorisé à garder une concubine, contrairement à la loi divine du christianisme, plus rigoureuse et immuable. (Comme Li Zhizao, et lui aussi au terme d’un déchirant conflit intérieur, Yang avait renvoyé la concubine qui lui avait donné deux fils.) Mais Yang préférait la religion du Christ avant tout parce qu'elle élevait l’homme au-dessus des autres créatures, alors que celle du Bouddha portait le même regard sur tous les êtres vivants : il était nettement plus gratifiant de consacrer son énergie à aider ceux qui étaient dans le besoin que de soustraire un animal à la boucherie. Après avoir sauvé la vie d’un être humain, rien n’empêchait qu’on s’emploie à sauver son âme. Les efforts déployés par Yang Tingyun pour démontrer la supériorité du christianisme, associés au retrait de son soutien financier aux institutions bouddhiques, fournirent aux bonzes la preuve que le bouddhisme perdait du terrain vis-à-vis de la nouvelle religion. Leur hostilité s’en trouva renforcée.
35À côté des Trois Piliers, les jésuites réussirent à convertir près de 200 membres de la cour des Ming, dont des eunuques et des courtisanes. Mais les pères ne purent échapper aux remous politiques causés par le changement de dynastie. Après la chute des Ming, quelques missionnaires accompagnèrent la cour dans sa fuite vers le sud. Avec l'aide du puissant eunuque chrétien Pang Tianshou (mort en 1647), ils convertirent la femme du futur empereur Yongli, sa mère et son fils aîné, ainsi que l’épouse officielle de son père, qui prit le nom chrétien de Hélène. Dans une tentative désespérée pour trouver un soutien à la cause des Ming et présumant sans doute aussi, à l’instar de nombreux convertis, que l’adhésion à la religion étrangère comportait la promesse d’une aide qui allait au-delà du spirituel, l’eunuque Pang et l’impératrice Hélène envoyèrent en 1650 une lettre au pape et au général des jésuites à Rome pour implorer leurs prières et leur secours dans la résistance aux Mandchous. L’impératrice écrivit ainsi : « J’espère que, en communion avec l’Église catholique, Une et Sainte, Vous demanderez pour nous la protection de Dieu et Son aide pour rétablir la paix dans mon pays. De la sorte, le dix-huitième souverain des grands Ming [l’empereur Yongli], de la douzième génération issue du Grand Fondateur ainsi que Ses Ministres sauraient tous qu’il faut vénérer le vrai Seigneur, Jésus3 [...] » Mais lorsque leur émissaire parvint à remettre les lettres à leurs destinataires, la cause des Ming était déjà perdue.
36Réalistes, les missionnaires qui demeurèrent à Pékin en 1644 reportèrent leur allégeance sur la nouvelle cour des Qing, qui accueillit favorablement leur offre de service. Mais, pour les lettrés chinois, cette façon d’accepter la collaboration des étrangers rappelait les Mongols et exacerba leurs craintes que les nouveaux dirigeants veuillent détruire leur pouvoir politique et, en fin de compte, leur civilisation entière.
37Les jésuites rendirent toute une variété de services aux empereurs Qing, ce qui explique sans doute que leur présence reçut la sanction impériale, même si cet appui n’alla pas jusqu’à soutenir ouvertement leur religion. L’influence qu’ils acquirent à la cour grâce à leurs travaux leur valut aussi des haines farouches. Un tel ressentiment n’avait rien pour surprendre dans une société où l’accès à l’empereur constituait une des principales clés du pouvoir politique : quiconque réussissait à bénéficier d’un tel accès se faisait inévitablement des ennemis par la même occasion.
38À long terme, le transfert d’allégeance au nouveau régime eut des conséquences fatales sur la mission des jésuites : il les discrédita auprès des lettrés d’origine chinoise. Ces derniers avaient perdu le pouvoir, mais ils restaient nombreux et influents. Ayant constitué jusque-là le principal soutien aux missions et la cible prioritaire de l’évangélisation, ils voyaient maintenant les jésuites comme des traîtres et des collaborateurs des Mandchous dans un assaut en règle contre la culture chinoise. Ils les méprisaient donc à ces deux titres. La politique des Qing, qui limitait délibérément les contacts entre les missionnaires et l’élite chinoise, favorisa encore cette désaffection progressive. En accueillant les jésuites dans le camp mandchou, le nouveau régime priva consciemment les lettrés d’une source de stimulation intellectuelle et spirituelle qui aurait pu s’avérer subversive et la gardèrent sous leur contrôle. L’abandon par les jésuites d’une stratégie tournée vers l’élite chinoise, par empressement pour les nouveaux détenteurs de l’autorité, se révéla donc une terrible erreur de jugement.
39Dans le climat très lourd qui entoura le transfert de pouvoir, le rôle des collaborateurs catholiques, celui que joua par exemple Zhu Zongyuan (né en 1609), sapa encore davantage la position des jésuites. Zhu avait reçu le nom de Cosimo au cours de son baptême à Hangzhou, au Zhejiang, en 1631. Cette ville abritait une florissante communauté chrétienne et Zhu y acquit une influence considérable par ses écrits qui, espérait-il, sauraient susciter les conversions. Il affirmait qu’à différents pays correspondaient différentes valeurs, mais qu’une différence de cet ordre ne signifiait pas forcément une infériorité. Par conséquent, poursuivait-il, c’était une erreur de stigmatiser la barbarie des étrangers, et la Chine avait beaucoup à apprendre d’autres civilisations. Le christianisme pouvait servir à indiquer la vraie voie. Menant son raisonnement à son terme logique, Zhu finit par apporter son soutien aux Mandchous, entraînant avec lui nombre de ceux qu’il avait réussi à convertir. Ses arguments préfiguraient ceux des penseurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, qui laissaient entendre que les influences étrangères avaient souvent revitalisé la culture chinoise quand elle commençait à stagner.
40Au début des Qing, il se trouva que le nouveau gouverneur des provinces du Zhejiang et du Fujian, originaire de la frontière du nord, s’était fait baptiser avec les membres de son clan. Il avait servi les Mandchous avant la conquête et avait connu le christianisme lors de l’occupation de Pékin. Ainsi, sous la direction politique du gouverneur catholique, et pressée par Zhu Zongyuan et son groupe de convertis, la province du Zhejiang, jusque-là fidèle à l’ancien régime, passa aux Mandchous. L’effet boule de neige escompté par les jésuites déboucha, dans ce cas précis, sur un transfert à grande échelle de l’allégeance politique. Pour les loyalistes, la chute rapide et imprévisible de cette prospère province côtière était à mettre au compte du christianisme des collaborateurs chinois.
41Après les années 1630, les jésuites réalisèrent peu de conversions d’hommes aussi puissants sur le plan politique que les Trois Piliers ou l’eunuque Pang Tianshou. Mais le christianisme continua de faire son chemin parmi les Chinois cultivés, se maintenant plus particulièrement parmi les lettrés les moins élevés dans la hiérarchie. Certains des membres de l’élite chinoise, chrétiens de la deuxième et de la troisième génération, assimilèrent plus profondément les dogmes de la religion étrangère que leurs prédécesseurs. Entre le milieu et la fin du XVIIe siècle, devenir chrétien finit par ne représenter plus rien d’extraordinaire. En fait, nombre de ces Chinois catholiques de la fin du XVIIe siècle se convertirent pour la simple raison que leurs ancêtres l’avaient fait avant eux. C’était, pour ainsi dire, une affaire de famille, et beaucoup de ces nouveaux chrétiens ne fréquentèrent jamais de missionnaires européens. D’ailleurs, le christianisme, en se transmettant de génération en génération, se teinta de piété filiale confucéenne.
42Pour les prosélytes les plus récents, la doctrine de l’Église se transforma souvent en une force de création au sein de leur propre civilisation. Rechercher les points de compatibilité entre les croyances chrétiennes et chinoises les incitait à réexaminer les concepts traditionnels différemment des premiers lettrés convertis. Certains, par exemple, consacraient leur vie à comparer les deux cultures, s’efforçant de démontrer comment le christianisme renforçait le confucianisme, alors que le bouddhisme s’y opposait. Par exemple, les cinq relations du confucianisme – d’empereur à sujet, de père à fils, de mari à femme, de frère aîné à frère cadet et d’ami à ami – ainsi que les cinq vertus qui leur étaient associées – la justice, la bonté, la conformité, le discernement et la confiance – semblaient faire écho aux lois du Dieu chrétien, alors que les Chinois avaient toujours reproché au bouddhisme son mépris de l’ordre social. Les derniers convertis insistaient beaucoup plus que leurs prédécesseurs sur l’expression de leur foi au travers de l’action sociale. Leur approche générale, qu’on a parfois qualifiée d’acculturation, différait de celle d’hommes comme les Trois Piliers. Ainsi, pour Yang Tingyun, l’attrait le plus fort du christianisme résidait dans sa fermeté morale à une époque d’incertitude, alors que pour les prosélytes qui suivirent, c’était le sentiment que le christianisme pouvait être utile au confucianisme. Ces deuxième et troisième générations de l’élite chrétienne ont été relativement peu étudiées, de sorte que nous savons encore peu de choses sur elles. On pense qu’elles ne comptaient pas beaucoup de membres. On sait cependant que, bien qu’ils n’aient pas exercé d’influence notoire sur leurs contemporains lettrés, les nouveaux chrétiens eurent parfois beaucoup d’ascendant dans leur région et contribuèrent ainsi à l’évangélisation des campagnes.
Le recours aux sciences profanes
43La stratégie des jésuites se caractérisait aussi par un recours aux sciences profanes pour séduire les Chinois. Ils espéraient parvenir à établir avec eux une relation intellectuelle plus ou moins égalitaire pour éviter qu’on ne les accuse d’essayer à tout prix de les convaincre des vérités du christianisme. En outre, comme ils étaient disposés à admettre l’ancienneté et les accomplissements exceptionnels de la civilisation chinoise, ils craignaient qu’une confrontation directe avec ses valeurs fondamentales ne se révèle contre-productive.
44Cette politique réussit dans l’ensemble, mais eut deux conséquences importantes. La première tient au choix de reporter à plus tard toute discussion relative à une éventuelle conversion : certains en conçurent des doutes quant aux intentions réelles des Européens. Les Chinois pensaient que les missionnaires souhaitaient simplement parler de science, de technologie et d’éthique, et échanger de l’information. Ce n’est que progressivement qu’ils en vinrent à comprendre qu’on espérait les convaincre d’adopter le christianisme. La seconde conséquence fut que bien des gens continuèrent d’approfondir les connaissances scientifiques et techniques acquises auprès des missionnaires avec au moins autant de zèle qu’ils se consacraient à l’étude de la religion et de la philosophie européennes. La prudence de la Chine à l’égard du christianisme tient donc, en bonne part, à la manière dont il lui fut présenté.
45Une fois encore, Matteo Ricci donna le ton : son érudition et sa maîtrise de la langue et de la culture lui permirent de publier directement en chinois plusieurs ouvrages qui l’aidèrent à gagner la confiance des lecteurs chinois. De l’amitié, par exemple, qui parut en 1595, en appelait à la tradition occidentale comme pouvaient le faire les lettrés chinois avec leurs classiques. Apprécié des amis cultivés de Ricci, ce traité livrait un message optimiste, conçu pour faire aimer certains des aspects les plus nobles de la culture européenne, mais sans parler de religion. Le jésuite fit également grande impression par sa mémoire exceptionnelle : elle séduisit les lettrés, pour qui le succès dépendait de leur capacité à retenir de larges pans du savoir traditionnel.
46Ricci fut également le premier à présenter à la cour des objets raffinés comme des prismes en cristal de Venise, des pendules sophistiquées, des jouets mécaniques ou des gravures. Ces produits de luxe reçurent un accueil enthousiaste, même si certains Européens conclurent faussement de cette popularité qu’ils avaient affaire à un peuple futile. Les jésuites se servirent aussi de la cartographie pour attirer les lettrés. Ricci avait, par exemple, accroché à son mur une carte du monde sur laquelle il avait tracé, à l’intention de ses visiteurs, l’itinéraire qui l’avait conduit de Rome en Chine. Cette carte avait été établie à partir de sources tant chinoises qu’européennes, dont certaines n’étaient pas aussi sûres que l’aurait lui-même souhaité Ricci. Pourtant, elle en impressionna plus d’un, ce qui l’incita à dresser une série de mappemondes destinées aux Chinois, où il tenait compte des dernières découvertes occidentales. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, la cartographie et l’astronomie jésuites constituèrent une part essentielle du savoir occidental introduit en Chine.
47En transmettant des connaissances profanes, les missionnaires jésuites attirèrent l’attention sur les aspects les plus remarquables de leur culture d’origine. Les empereurs qu’ils servirent cherchaient d’abord à tirer parti, à des degrés divers, des connaissances et des habiletés que pouvaient inculquer ces hommes de talent.
48L’empereur Kangxi (qui régna de 1661 à 1722) était passionné par les sciences européennes, auxquelles il entreprit de s’initier à titre personnel. Les jésuites de sa cour lui prodiguèrent leur enseignement dans une multitude de domaines, allant de l’horlogerie à la musique. Le père Verbiest lui expliqua les différentes étapes de la fonte d’un canon. Mais ce qui l’intéressa le plus, ce furent les mathématiques, dont il apprécia les applications à l’arpentage et à l’aménagement des cours d’eau4.
49Le recours aux sciences profanes n’entraîna pourtant pas de conversions majeures. Outre qu’une telle approche provoquait de la méfiance quant aux véritables intentions des missionnaires, lier comme ils le faisaient ces deux domaines de la pensée donnait l’impression que la science était aussi rigide et invariable que les dogmes qui prétendaient formuler des vérités éternelles. Les missionnaires espéraient qu’en découvrant l’exactitude scientifique les Chinois seraient amenés à reconnaître la perfection du Dieu judéo-chrétien. Pourtant, la science ne cessait d’évoluer : mais comme les jésuites poursuivaient d’abord des objectifs évangélisateurs, ils ne dévoilaient que le minimum de connaissances pour atteindre leur but initial. Nous reviendrons plus en détail sur les activités séculières des missionnaires jésuites en Chine dans le prochain chapitre.
Une politique d’accommodement
50L’accommodement était conforme à la tradition jésuite de respecter la culture de ceux qu’ils tentaient de convertir. Cette attitude rappelait celle de l’Église des premiers temps, qui avait dû, par la force des choses, s’adapter aux civilisations grecque, romaine et autres, avant de perdre cette « modestie culturelle » au cours du Moyen Âge. Pour beaucoup d’Européens des XVIe et XVIIe siècles, paganisme et barbarie étaient synonymes, et toute forme d’accommodement passait pour une démission. Matteo Ricci semble avoir été à l’origine de cette politique : il estimait qu’une certaine souplesse était indispensable si l’on voulait gagner l’empire à l’Église. La grande réticence de certains Chinois – par ailleurs très ouverts – à abandonner quelques-unes de leurs pratiques traditionnelles venait confirmer cette façon de voir.
51Il convenait donc de s’adapter le plus possible aux usages chinois sans toucher à ce qui constituait le cœur de la doctrine catholique. Il s’agissait d’atteindre un équilibre entre deux séries de principes fermement établis, pour lesquelles chaque culture restait persuadée que la vérité finirait par s’imposer à l’autre. C’est la raison pour laquelle les jésuites se lancèrent dans le long apprentissage du mandarin. Ils s’efforçaient de comprendre la civilisation chinoise dans son contexte par l’étude des classiques et de leurs commentaires érudits. Ils se familiarisèrent avec la religion, les coutumes, la culture et le système politique de la Chine, et la plupart consacrèrent leur vie à cette tâche. Ils en vinrent à s’habiller et à vivre comme les lettrés dans l’espoir d’être considérés, dans la mesure du possible, comme leurs égaux.
52Les membres de la Compagnie de Jésus s’opposaient à la tradition chinoise sur trois points principaux : la question des « rites » chinois, autrement dit du culte des ancêtres et de Confucius ; celle de la terminologie à adopter pour désigner « Dieu » et traduire d’autres concepts chrétiens ; et l’insistance sur la monogamie, qui se heurtait à l’usage, fréquent dans les classes supérieures, d’entretenir des concubines.
53À propos des rites, les jésuites aboutirent aux conclusions suivantes : si ces pratiques étaient de nature religieuse, elles constitueraient une forme d’idolâtrie et, en ce cas, il faudrait convaincre les futurs convertis de les abandonner avant d’entrer dans l’Église. En revanche, si elles n’étaient que la célébration d’un culte civique, les néophytes chinois pouvaient être autorisés à les poursuivre.
54Les missionnaires comprirent que l’interdiction des formes traditionnelles du culte des ancêtres saperait les valeurs confucéennes de piété filiale, à la base de la structure sociale et politique de la Chine, ce que même le plus convaincu des Chinois convertis aurait du mal à accepter. La politique d’accommodement correspondait donc à un compromis pragmatique. Les jésuites n’étaient pas tous d’accord entre eux sur la question des « rites ». Certains croyaient sincèrement que les pratiques chinoises ne rivalisaient en rien avec le culte dû au Dieu chrétien et ne contredisaient pas la théologie catholique. D’autres concevaient le compromis comme une étape, provisoire mais nécessaire, sans laquelle il serait impossible de faire des conversions.
55Diverses pressions venaient encore renforcer l’attachement des jésuites au principe du compromis. Pour bien se faire voir en Europe, dans le cas où ils réussiraient à évangéliser la Chine, ils avaient toujours dépeint ce pays comme une civilisation raffinée : il leur était donc difficile d’admettre que les rites auxquels était attaché son peuple n’étaient que des cérémonies païennes, car les païens étaient par définition des sauvages. Pour cette raison, on dut clairement démontrer que certaines coutumes chinoises n’étaient pas de nature religieuse afin d’éviter qu’elles ne soient condamnées pour idolâtrie. Partant, il n’y avait alors plus aucune raison d’exiger des nouveaux chrétiens qu’ils les abandonnent. Cette position devint de plus en plus difficile à défendre à mesure que les attaques des autres ordres se multiplièrent.
56Quelles qu’en aient été les justifications pratiques, la politique d’accommodement causa de nombreux problèmes aux jésuites. En Chine, on leur reprocha leur inconstance. Certains missionnaires ne conseillaient-ils pas aux fidèles de prier Dieu dans le temple familial ou dans la pièce principale de la maison, à l’endroit même où ils vénéraient leurs ancêtres ? Pour les Chinois, cela revenait à mettre sur le même pied leurs ancêtres et le Dieu chrétien qui prétendait pourtant à la suprématie. D’autres recommandations contrevenaient plus directement aux lois et aux coutumes chinoises. Les catholiques qui plaçaient le Seigneur et son représentant terrestre, le pape, au-dessus de l’empereur de Chine transgressaient l’ordre politique établi. Ricci lui-même, dans un rare moment d’imprudence, avait indiqué à ses fidèles chinois qu’obéir à un père supérieur (le Christ) plutôt qu’à un père inférieur (l’empereur ou l’un des parents du fidèle) s’accordait parfaitement avec les exigences de la piété filiale. Mais dans la tradition chinoise, cela revenait à en appeler à l’insurrection ou à la désobéissance envers le père, toutes deux qualifiées par le code pénal de crimes odieux, punissables par l’exécution du coupable et de toute sa famille. Comme l’a résumé un commentateur qui voyait les chrétiens placer le Maître du Ciel au premier rang, devant l’empereur et devant leurs propres père et mère : « Il y a là une atteinte sans précédent aux règles les plus constantes. Comment leur doctrine pourrait-elle être admise en Chine5 ? »
57En Europe, on accusa les jésuites de tolérer l’hérésie. Ce type d’accusation fut régulièrement porté contre eux au cours de ce qu’on a appelé la querelle des rites. Ces débats durèrent plus d’un siècle et nuisirent beaucoup aux missions jésuites en Chine, comme à la Société de Jésus en général. Puisque les « rites » chinois impliquaient de vénérer les tablettes gravées de l’autel domestique et de « rendre un culte » à Confucius et aux ancêtres comme s’il s’agissait de dieux, on reprochait à cette politique d’accommodement de contrevenir à au moins deux des dix commandements de Dieu. Même si le compromis amenait plus de convertis, il demeurait inacceptable aux yeux de bien des catholiques européens, comme, pour d’autres raisons, à ceux des Chinois. Mais si l’on espérait l’humble consentement de la Chine, c’était compter sans le grand empereur Kangxi.
58En 1692, Kangxi, contre l’avis de certains de ses conseillers, indignés de l’influence des jésuites à la cour, proclama un édit de tolérance qui accordait dans les faits la liberté religieuse aux chrétiens. L’édit autorisait les missionnaires à officier au culte et, bien qu’il ne permît pas expressément de prêcher en dehors des églises ou de mener d’autres activités évangélisatrices, il ne les interdisait pas non plus. Cet édit fut interprété comme un immense triomphe pour le christianisme, et les jésuites se prirent à espérer qu’il s’agissait d’un premier pas vers la conversion de l’empereur.
59Mais la tolérance officielle de Kangxi n’entraîna pas un enthousiasme particulier pour la religion étrangère. La levée de l’interdiction procédait d’une volonté de reconnaître, d’une part, les services techniques rendus par les jésuites et, d’autre part, leurs efforts pour comprendre et apprécier la civilisation chinoise. Ledit de tolérance donna à penser que la stratégie d’utilisation des sciences pour obtenir des conversions portait ses fruits, alors qu’il ne faisait au mieux qu’avaliser le fait que le christianisme ne troublait pas l’harmonie sociale et servait la moralité publique, et qu’il différait des sectes hétérodoxes.
60Le pape tenta de faire reconnaître le pouvoir de Rome sur les chrétiens chinois, ce qui mit fin à l’indulgence impériale. En 1705, le pape envoya un légat en Chine dans le but de faire accepter à l’empereur son autorité sur les convertis. Kangxi rejeta catégoriquement la proposition qui menaçait de manière directe son autorité. Un second légat atteignit la Chine en 1720 et échoua à son tour. Pour réconcilier les positions du pape et de l’empereur, les missionnaires jésuites eurent recours à des moyens détournés. Ils tentèrent, par exemple, de faire évoluer certaines pratiques funéraires, sans pour autant les remplacer totalement : ils invitaient ainsi les proches du défunt à payer pour le cercueil plutôt que de donner de l’argent à brûler dans les sacrifices aux morts.
61L’indulgence de la Chine à l’égard du prosélytisme catholique prit fin avec les légations et les décrets du pape. Kangxi, déjà alarmé que certains Occidentaux puissent se faire passer pour des missionnaires de manière à dissimuler des motifs plus obscurs, institua un système de certificats signés. Tout Occidental souhaitant s’installer en Chine devait s’engager à y finir ses jours ; on espérait ainsi décourager espions, profiteurs et missionnaires. Ces derniers étaient en outre tenus d’autoriser les convertis chinois à révérer Confucius et les ancêtres. Un refus de signer entraînait l’expulsion du réfractaire.
62Certains, à l’intérieur de l’Église européenne, étaient jaloux des succès des jésuites. Sous leur influence, le pape décréta bientôt que ces rites étaient tout simplement inacceptables et rédigea une première bulle contre les positions des jésuites en 1707, qui fut reconfirmée en 1715 et en 1742. L’Église refusait d’autoriser les chrétiens chinois à poursuivre leurs pratiques traditionnelles jugées idolâtres et incompatibles avec le christianisme. Pour se convertir, il fallait d’abord y renoncer. Lorsqu’il prit connaissance de la traduction chinoise du décret pontifical de 1715, Kangxi s’étonna qu’on pût ainsi discourir des principes de la civilisation chinoise sans rien y comprendre : « Comme absurdités, on n’a jamais rien vu de pareil. J’interdis à partir de maintenant que les Occidentaux propagent leur doctrine en Chine. On évitera ainsi bien des tracas6. »
63Un autre sujet de querelle concernait la terminologie à adopter pour rendre en chinois les notions chrétiennes : fallait-il, pour désigner Dieu, reprendre les dénominations chinoises ou bien celles-ci, trop associées à des notions païennes, portaient-elles à confusion ? Ce débat, comme celui sur les rites, était semé d’embûches. Les Chinois avaient autrefois révéré Shangdi (« le Très-Haut ») et Tian (« le Ciel ») : certains jésuites étaient persuadés que ces termes convenaient pour désigner leur Dieu omnipotent et omniscient. Mais en utilisant des appellations identiques, on courait le risque que les chrétiens chinois confondent les deux. Était-il préférable de créer des termes tels que Tianzhu, le « Seigneur du Ciel », ou d’importer en chinois un mot étranger pour donner un nom à Dieu ? Les jésuites eux-mêmes étaient partagés et certains Chinois s’offusquaient qu’on puisse mettre sur le même plan le Souverain Très-Haut des classiques et le Dieu de la religion occidentale.
64Au XVIIe siècle, ces questions devinrent plus litigieuses quand elles s’inscrivirent dans un débat plus large où certains voulaient prouver que plusieurs croyances anciennes des Chinois coïncidaient avec celles de la Bible. Les missionnaires, pour qui les Saintes Écritures rendaient compte de toute l’histoire de l’humanité, avancèrent l’hypothèse que les Chinois auraient quitté les régions méditerranéennes pour se diriger vers l’Orient à l’époque du Déluge. Si les Européens ont pu accorder foi à cette théorie, ses implications étaient en revanche irrecevables pour les Chinois, qui se retrouvaient dépossédés de leur propre histoire et à qui l’on demandait de renier leurs ancêtres. Et c’était précisément ce que cherchaient à éviter les jésuites dans la querelle des rites.
65Ce qui compliqua encore les choses, ce furent les tentatives de certains Européens et de certains convertis de démontrer que, selon les mots du « pilier » Li Zhizao, « les esprits et les principes [étaient] les mêmes sur les mers occidentales et orientales7 ». Il s’agissait de prouver que religion européenne et tradition chinoise se rejoignaient sur l’essentiel. Pour les uns comme pour les autres, l’intention ne variait pas – faire mieux accepter la nouvelle religion-, mais ils ne mettaient pas l’accent sur les mêmes choses : les lettrés cherchaient à démontrer le caractère proprement chinois des croyances chrétiennes, alors que les missionnaires s’efforçaient d’établir que le premier confucianisme avait été, grosso modo, en accord avec le christianisme, suggérant ainsi que les Chinois avaient autrefois connu le Dieu de la Bible, mais qu’ils s’en étaient ensuite éloignés. En somme, on désirait prouver que les nouvelles idées d’Occident n’étaient qu’une autre mouture d’idées déjà connues dans l'Antiquité chinoise.
66Les mandarins convertis et les missionnaires dressèrent des listes de citations tirées des classiques, censées révéler des affinités avec le christianisme. L’une de ces compilations donne 65 occurrences des termes Shangdi ou Tian dans les textes fondamentaux du Canon chinois : 33 dans le Classique de l’histoire (Shangshu), 26 dans le Livre des odes (Shijing), trois dans le Mencius (Mengzi), deux dans les Entretiens de Confucius (Lunyu) et une dans L’invariable milieu (Zhongyong). Ceux qui cherchaient à discréditer les Européens pouvaient interpréter différemment ces arguments, en montrant que le christianisme n’était que la distorsion tardive de la pensée chinoise. En définitive, et non sans provoquer d’opposition, le catholicisme prit le nom de Tianzhujiao, « l’enseignement du Seigneur du Ciel ».
67La fidélité conjugale à laquelle contraignait le christianisme et son opposition à la coutume de prendre des concubines constituaient le troisième problème auquel se heurtait la politique d’accommodement. Un chrétien ne pouvait avoir qu’une seule femme et l’adultère contrevenait à un commandement de Dieu. Que faire lorsque celui qui souhaitait se convertir avait une ou plusieurs concubines ? C’était une pratique répandue dans les classes aisées qui se justifiait par le devoir filial d’assurer une descendance mâle pour perpétuer la lignée. Les missionnaires refusaient le baptême à ceux qui ne renvoyaient pas leur(s) concubine(s) et c’est sans doute ce qui retarda la conversion de Li Zhizao en 1608. Si les choses étaient claires pour les chrétiens, elles ne l’étaient pas moins pour les Chinois. On ne pouvait, en conscience, chasser une femme, car c’était une marchandise usagée, un bien dévalué ; sa famille ne la reprendrait pas sans perdre la face ni devoir s’imposer des dépenses supplémentaires, et il était presque certain que personne d’autre n’en voudrait. On pourrait éventuellement la donner à un pauvre, incapable de s’offrir une femme, ou la vendre comme prostituée.
68La confession publique de Wang Zheng, un lettré converti qui se suicida lorsqu’il apprit la chute des Ming, témoigne du traumatisme que causa parfois cette question. Les tourments de Wang, typiques de ses contemporains qui envisageaient de se faire baptiser, débouchèrent sur une solution à laquelle beaucoup ont eu recours, avec plus ou moins d’hypocrisie : ils gardaient leur concubine, mais ne couchaient plus avec elle. Quand Wang se convertit, il décida de ne jamais prendre de seconde épouse ; mais sa femme n’avait pas d’enfants et sa famille lui força la main. Se l’étant par la suite reproché, il essaya de chasser la concubine, ce qui entraîna une scène éprouvante. Sa femme le suppliait de garder la concubine, cette dernière pleurait, se trouva mal et lui, bouleversé, y pensa toute la nuit pour finalement se repentir : « Je jure devant Dieu qu’à l’avenir je traiterai ma concubine comme une sœur. Si jamais je péchais de nouveau avec elle, les anges [m’en sont témoins] j’accepterai le salaire de la mort8. » L’obligation de la monogamie soulevait également le problème du statut des enfants des concubines. Un détracteur des missionnaires raconte une histoire personnelle qui le scandalise vivement : un de ses amis, déjà âgé, avait enfin pu avoir un fils d’une concubine. Comme des barbares, les missionnaires le convainquirent pour son salut de renvoyer cette femme : « Mon ami leur obéit et chassa la mère de cet enfant. Je ne sais maintenant si cet enfant est encore en vie9. » Les missionnaires crurent trouver un expédient. Ils autorisaient les convertis dont la femme refusait de se faire baptiser à épouser une de leurs concubines. Mais ils n’avaient pas le droit de donner une telle autorisation, qui allait à l’encontre de la loi chinoise. Les jésuites fermaient parfois les yeux sur la polygamie, car ils étaient bien conscients de la complexité de la question. Un critique leur reprocha d’adopter cette attitude lorsque le futur converti était particulièrement influent. Et, pour faire bonne mesure, il les accusa aussi de comportements licencieux : « Mais eux, dans leurs résidences, ils invitent des femmes ignorantes à entrer la nuit dans une pièce tendue de tentures rouges, ils ferment les portes, pratiquent fonction avec de l’huile sainte et leur imposent les mains en cinq endroits : rites impurs et secrets10. »
69Toutes ces questions – la monogamie, la querelle des rites et la terminologie religieuse – étaient une aubaine pour les Chinois qui estimaient la religion catholique incompatible avec leurs coutumes et qui accusaient les jésuites d’hypocrisie.
70On voit que la politique d’accommodement était à double tranchant. Il ne fait pas de doute qu’elle a rendu possibles les conversions les plus spectaculaires, et si les jésuites s’étaient parfois heurtés à de la résistance, c’était qu’on reprochait au christianisme de détourner les Chinois de leurs coutumes les plus sacrées. Cette politique permit également aux missionnaires de gagner la confiance de l’empereur Kangxi : c’est sous son règne que leur influence en Chine fut la plus grande. Mais, en fin de compte, les compromis suscitèrent une extrême rancœur qui fut une des principales raisons des revers de fortune des jésuites, en Chine comme en Europe. Chacune des parties redoutait une perte d’autorité : Kangxi voyait dans la proposition d’abandonner au pape le contrôle de ses sujets chrétiens une menace à sa souveraineté, alors que les hommes d’Église craignaient que de laisser un empereur étranger et laïque contrôler les convertis porte atteinte à l’intégrité du catholicisme. En Chine, cette politique alimenta les doutes sur les contradictions doctrinales du christianisme et les jésuites perdirent le respect des lettrés. En Europe, elle contribua à la suspension – qu’on crut à l’époque une suppression définitive – de la Société de Jésus, en 1773. En cherchant des compromis, les jésuites perdirent probablement plus qu’ils ne gagnèrent. Cependant, les missionnaires des autres ordres, qui rejetaient leur stratégie, n’obtinrent pas de meilleurs résultats.
Le combat chrétien contre la superstition
71Quand les missionnaires jésuites réintroduisirent le christianisme en Chine, ils se heurtèrent au bouddhisme, qui avait fini par s’y enraciner profondément. Chinois comme Européens avaient conscience de ce qui opposait les deux cultes, opposition qu’ils interprétaient toutefois différemment. Une immense animosité s’accumula donc, en partie attribuable à la conversion d’hommes tels que Yang Tingyun et à la perte de soutien politique et financier qui s’ensuivit pour les bouddhistes. Mais cette haine s’explique aussi par l’attitude des jésuites. Les premiers missionnaires, dont Matteo Ricci, avaient commencé par se vêtir comme des moines bouddhistes, tant ces deux religions semblaient, à première vue, assez proches. Quand les pères comprirent que les lettrés n’accordaient pas au clergé le même respect qu’en Europe et que le bouddhisme lui-même ne jouissait pas d’un grand prestige auprès des plus puissants, ils adoptèrent la robe des lettrés confucéens, espérant ainsi accroître leur chance de se mesurer à l’intelligentsia chinoise. Après cette volteface, les jésuites se déchaînèrent contre les bouddhistes.
72Voyant que le bouddhisme risquait de leur disputer le contrôle de l’esprit des Chinois, les jésuites l’accusèrent de n’être qu’une superstition. Dans un premier temps, ils gagnèrent le soutien de ceux qui reprochaient au bouddhisme son manque de conscience sociale et qui pensaient utiliser le christianisme pour le combattre. Les bouddhistes en conçurent de la haine tout comme ceux qui, remettant en question les prétentions chrétiennes à l’originalité et à l’exclusivité, trouvaient qu’il n’existait que d’infimes différences entre les deux religions : elles avaient en commun l’interdiction de tuer, le recours aux images religieuses et aux cérémonies, ainsi que la croyance en un paradis et en un enfer. Cela ne fit que renforcer la condamnation qu'en firent les missionnaires, pour qui ces ressemblances étaient des pièges du démon pour inciter les gens à embrasser une fausse doctrine. L’hostilité des bonzes et de leurs puissants protecteurs fut donc, pour une bonne part, provoquée par les succès des missions, par le zèle de convertis riches et influents comme Yang Tingyun et par les accusations diffamatoires des jésuites.
73Les « pratiques superstitieuses » du bouddhisme, tant décriées, contribuèrent largement à encourager le peuple à adopter le christianisme, ce qui ne manque pas de sel. Les gens ne faisaient pas toujours bien la distinction entre la religion européenne et leurs propres croyances, et jugeaient d’abord les dieux sur leur capacité à les aider dans les moments difficiles. Nous savons peu de chose de leur compréhension du christianisme, mais des renseignements épars nous permettent de saisir de quelle manière celui-ci s’est répandu dans le peuple.
74Pour démontrer l’efficacité de la religion chrétienne, les missionnaires eurent souvent recours à des récits de miracles qui évoquaient pour les Chinois un genre narratif déjà présent dans la tradition bouddhique. Cela aida vraisemblablement à la diffusion du christianisme au sein du petit peuple, tant il est vrai que les idées nouvelles sont mieux assimilées lorsqu’elles paraissent familières. Ces récits édifiants étaient fort éloignés des débats doctrinaux qui enflammaient les missionnaires et l’élite des convertis ; pourtant, même les plus cultivés étaient sensibles à leur force de persuasion : la conversion de Li Zhizao, après sa guérison, en est un bon exemple.
75La morale de ces histoires de miracles était que seule la croyance au Dieu chrétien pouvait apporter le salut. En voici deux échantillons qui donnent une idée de leur tonalité générale. Elles proviennent de la riche communauté des chrétiens du Fujian au début du XVIIe siècle, où vécut le jésuite italien Giulio Aleni (1582-1649), parfois appelé le Confucius occidental. Ces deux histoires sont tirées d’un recueil fait par un lettré converti et c’est tout ce qu’il nous reste de ces récits de miracles.
76La première histoire raconte la mort d’un certain Zhang Shi, qui avait reçu au baptême le nom de Michel : largement diffusé, ce récit eut une influence considérable et fut interprété comme la preuve de l’existence du ciel et de l’enfer, et de ce que les Chinois pouvaient accéder au paradis et y vivre heureux pour les siècles des siècles – à condition bien entendu de se convertir au christianisme. On y voit le Dieu chrétien présider un tribunal céleste, à l’image du roi Yama de la tradition bouddhique, assisté de l’apôtre Matthieu et de Matteo [Matthieu] Ricci lui-même. Michel Zhang Shi avait été averti de sa mort de façon miraculeuse : alors qu’il priait, 21 caractères dorés apparurent sur les tentures de son lit. Les cinq derniers caractères disaient : « Dans trois ans, je viendrai te chercher. » Le jour de sa mort, exactement trois ans après cet événement :
[...] il vit de ses yeux grands ouverts comme le Maître du Ciel [Dieu] jugeait un pécheur et l’expédiait en enfer ; un enfant fut envoyé à la place des enfants [dans les limbes]. Au troisième jugement, ce fut le tour de Michel [Zhang Shi]. Il fut d’abord sévèrement sermonné. L’apôtre saint Matthieu et le très vertueux Matteo Ricci, qui étaient témoins des jugements, implorèrent sa grâce auprès du Très-Haut. Le Très-Haut s’adressa alors à l’esprit céleste [l’ange] Michel : « Laisse-le aller au Ciel. »
À ce moment précis, l’ordre retentit comme un coup de tonnerre et Michel [Zhang Shi] revint à lui. Il avait très chaud et demanda immédiatement qu’on l’évente, puis il raconta en détail sa vision à sa famille. Quand il eut terminé, il rendit l’âme paisiblement11.
77Le second miracle concerne une famille poussée à se convertir au christianisme après qu’une femme eut été libérée de la possession du démon. Le lettré qui compila ces récits laisse entendre que cette femme était en partie responsable de sa possession parce qu’elle avait encouragé le démon en exprimant son mécontentement à l’égard de son fiancé, mais l’histoire ne contient rien qui indique que le mari ou d’autres membres de sa famille l’aient blâmée :
Zhang Qixun habitait Sunjiang, dans la préfecture de Quanzhou [Fujian], Il était batelier, comme on l’avait toujours été dans sa famille depuis des générations. Il avait été marié à une fille du nom de Fu, [d’]une famille distinguée de Wurong : elle avait perdu son père jeune et avait été fiancée à [Zhang Qi] Xun alors qu’elle n’avait pas 14 ans. [Pour cette raison], elle était perpétuellement mécontente et malheureuse, elle pensait : « Ce Zhang ne m’arrive pas à la cheville. » Il se trouvait que son [futur] époux avait chez lui une image impie d’un pied [carré] seulement représentant celui qu’on appelle le seigneur Zhang [divinité taoïste qu’on invoque pour obtenir des enfants mâles]. La nuit, quand ce démon apparaissait, il allait dans la chambre de Fu pour entraîner son esprit dans son palais, qui s’élançait tout en tours aux grilles dorées et en étages de jade, et de toutes sortes de matières précieuses et rares, et il lui disait : « Je veux te prendre pour femme. » Le manège dura trois ans, pendant lesquels le visage [de Fu] prit chaque jour une apparence plus [maladive, comme si elle avait souffert] de jaunisse. Sa tante s’en inquiéta et lorsque, après enquête, elle apprit la raison [de la maladie de Fu], elle décida de la marier sur-le-champ à Zhang Qixun, espérant ainsi empêcher le démon de continuer à la torturer. [En fait, ce fut le contraire qui se produisit ;] mais alors qu’auparavant il ne venait qu’une ou deux fois par mois, il se manifestait maintenant toutes les nuits. Fu et son mari dormaient ensemble et le démon partageait, lui aussi, la couche de Fu. Furieux, le mari ne put plus le supporter et, en cachette de Fu, il planta un clou dans [le nombril] du démon de l’image. Cette nuit, le démon revint et montra à Fu ses intestins et son nombril sanguinolents. La maladie de Fu empira de jour en jour. Elle cessa de manger et, au bout de deux ou trois mois, ou peut-être même plus, elle avait atteint un état critique. Bouleversé, son mari fit venir un magicien pour qu’il chasse et expulse [le démon], mais rien de ce qu’il entreprit n’aboutit. C’est alors que le mari entendit parler de la sainte doctrine du Seigneur du Ciel [c’est-à-dire du Dieu chrétien]. Il se rendit donc à l’église, implorant humblement de l’aide, et invita les Amis de la religion à se rendre chez lui pour répandre de l’eau bénite et inscrire le nom de Dieu sur [les murs de] la chambre. Ce même jour, à la tombée de la nuit, le démon apparut de nouveau, mais n’osa pas entrer dans les appartements des époux – il resta dans l’entrée en demandant à Fu de l’y rejoindre. Les Amis de la religion revinrent avec un crucifix, et le démon disparut sans laisser de traces. Fu se rétablit peu à peu et recommença à s’alimenter et à boire comme avant. Toute la famille fut touchée par la grâce [divine] : ils se mirent à observer la sainte religion et furent baptisés. Cela se passa en [février ou mars de l’an 1633]12.
78Pour certains Chinois qui côtoyaient les missionnaires, la promesse de la vie éternelle rappelait la possibilité évoquée par les taoïstes de mettre au point un élixir d’immortalité. Qu Rukui, un savant reconnu qui vécut au tournant du XVIIe siècle, avait au départ été attiré par Ricci parce qu’il croyait les jésuites versés dans l'alchimie, qui était sa passion. Qu finit par se convertir, trouvant dans le christianisme une consolation vis-à-vis de la mort supérieure à celle que lui offrait l’alchimie.
79L’alchimie et la possibilité de prolonger la vie conduisirent parfois à d étonnants résultats. Au cours de l’été 1678, le procureur jésuite de Hangzhou fit déplacer les restes d’un de ses confrères, Martinus Martini, au cimetière chrétien qui venait d’être inauguré. Comme ce décès remontait à 17 ans, il fallait s’attendre à ce que le corps soit décomposé, malgré la qualité des cercueils chinois, réputés pour être hermétiques. Mais « [ses] cheveux, sa barbe et ses ongles étaient [...] intacts, et aucune odeur désagréable ne se dégageait de la tombe13 ».
80L’état du corps de Martini fit sensation parmi les habitants de Hangzhou, qui s’intéressèrent davantage au christianisme dès lors qu’ils crurent que les jésuites avaient apporté avec eux une substance magique permettant de conserver le cadavre à jamais. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec l’espérance de la vie éternelle que les pères s’efforçaient de transmettre. La décomposition très lente du corps continua d’exciter la curiosité jusqu’au milieu du XIXe siècle, près de 200 ans après le décès, et des pèlerinages avaient lieu au cimetière jésuite pour entretenir les cheveux et les ongles.
81Certains missionnaires ne purent résister à la tentation d’utiliser l’alchimie pour séduire le public. En 1735, Dominique Parennin (1665-1741) mit à profit ses connaissances en physique et en chimie pour réaliser quelques « tours de magie » en préambule des séances où il apportait à un auditoire cultivé le message du christianisme. Son stratagème ne réussit guère, sans compter qu’il était dangereux d’avoir une réputation d’alchimiste, car certains auditeurs hostiles étaient prêts à accuser ces « magiciens » des actes les plus odieux. Nous y reviendrons.
La méfiance des autorités
82Le recours aux récits de miracles et à la « magie » pour susciter les conversions, la promesse d’un pouvoir alchimique ou magique et les histoires propagées par les jésuites sur les dons miraculeux de Jésus amenèrent les autorités chinoises à soupçonner les missionnaires d’être des fauteurs de troubles. Après tout, le Christ n’avait-il pas été accusé d’avoir enfreint la loi, puis n’avait-il pas été exécuté par l’État ? En Chine, il y avait des lois contre ceux qui dissimulaient la subversion sous le masque de la religion.
83La Chine dans son ensemble tolérait divers cultes comme le bouddhisme, le taoïsme, l’islam et le bouddhisme tibétain, de même que des sectes populaires telles que le Lotus blanc, nébuleuse rassemblant divers groupes de façon assez lâche et connue pour ses tendances à la sédition. Mais tous devaient respecter la loi. La législation contre les groupes religieux précisait plusieurs transgressions qui étaient inacceptables : modifier le calendrier impérial, ce qui aurait laissé entendre qu’on avait autorité sur l’empereur lui-même ; prétendre détenir des pouvoirs magiques, dont l’alchimie ; tenir de grandes assemblées d’hommes et de femmes, ce qui offensait la moralité publique et pouvait causer des troubles ; promettre des récompenses dans une vie ultérieure à ceux qui étaient persécutés dans celle-ci. Le christianisme tombait sous le coup de ces lois et certains de ses adeptes avaient des activités assez proches de celles qui étaient proscrites. Pire, les missionnaires prêchaient la fraternité entre les hommes et l’égalité de tous, deux thèmes rappelant étrangement la doctrine du Lotus blanc. Dans une société où le rôle de chacun était fonction de la place qu’il occupait dans une hiérarchie complexe, ces idées passaient difficilement. Elles étaient en tout cas en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de l’organisation sociale.
84Il était donc facile de rassembler des arguments convaincants contre le christianisme : les missionnaires et leurs fidèles agissaient dans la clandestinité, réunissant des groupes et créant des cellules dans plusieurs régions du pays ; ils ignoraient la hiérarchie traditionnelle, avaient de très nombreux liens avec l’étranger et étaient financés de l’extérieur ; leur organisation était solide et ils semblaient obéir à des directives émanant d’une autorité centrale. On avait peut-être affaire à des espions, comme pouvait le laisser croire leur intérêt pour la cartographie. On se rappela avec inquiétude que l’on comptait 15 000 convertis chrétiens dans les troupes japonaises qui avaient combattu en Corée dans les années 1590. Les Chinois savaient en outre que les nations étrangères qui avaient déjà colonisé certaines parties de l’Asie pratiquaient toutes une forme ou l’autre de christianisme. Il n’était donc pas exagéré de craindre, comme le prétendaient certains ennemis du christianisme, que la diffusion de cette religion étrangère puisse n’être que le sinistre prélude à une invasion.
85Ces débats éclairent deux conceptions fondamentalement différentes de la place dévolue à la religion dans la société. Dans l’Europe catholique, où les tentatives de séparation de l’Église et de l’État étaient encore récentes, l’Église proclamait toujours son autorité sur la sphère séculière. En Chine, c’était exactement le contraire : l’empereur avait pouvoir sur tout, il était le fils du ciel et le seul médiateur entre le ciel et la terre. Il était impossible que le chef d’une institution religieuse ait préséance sur lui ou que la religion existe de manière indépendante : soit elle était spécifiquement au service de l’État, auquel cas on la jugeait orthodoxe, soit elle ne l’était pas, et il s’agissait alors d’une hérésie. Il était donc impensable qu’un souverain chinois adopte officiellement une religion qui reconnaissait une autre autorité que la sienne et, plus encore, qu’il institutionnalise une telle religion. Autrement dit, la conception chinoise de la place du religieux dans l’ordre social s’opposait de manière insurmontable à la propagation du christianisme en Chine, qui semblait trop subversif. Dans de telles circonstances, il n’y a donc rien d'étonnant à ce que le christianisme ne soit pas parvenu à s’implanter durablement en Chine.
Le déclin de l’influence catholique en Chine
86Le nombre global de convertis catholiques en Chine déclina d’environ un tiers au cours du XVIIIe siècle, et les missions durent fonctionner dans la clandestinité. L’affrontement entre le pape et l’empereur Kangxi au début de ce siècle fut la cause principale de leur perte d’influence, mais il y en eut d’autres, comme l’engagement des jésuites du mauvais côté dans la lutte pour la succession au trône. Ils s’attirèrent l’hostilité du vainqueur qui régna sous le nom de Yongzheng (1723-1735). En 1724, celui-ci bannit le catholicisme, intimant à tous les chrétiens de renoncer à leur foi, et expulsa à Macao tous les missionnaires étrangers, à l’exception de ceux qui rendaient des services techniques à la cour. Son successeur, l’empereur Qianlong (1736-1795), partageait l’hostilité de son père à l’égard du christianisme et décida d’interdire l’accès des provinces aux missionnaires. Cette décision fut irrégulièrement appliquée et des groupes de missionnaires européens poursuivirent l’évangélisation des campagnes chinoises tout au long du XVIIIe siècle.
87La répression du christianisme avait en partie pour origine la crainte des grands rassemblements, comme en témoigne un épisode de 1754 où des catholiques pratiquant ouvertement leur religion non loin de Pékin attirèrent l’attention des pouvoirs publics. Le chef du groupe avait déjà été condamné pour prosélytisme et il semblait depuis lors prêcher régulièrement devant de larges assemblées. Les autorités perquisitionnèrent les maisons des fidèles les unes après les autres et détruisirent les crucifix et les livres religieux. Une enquête révéla que la communauté s’était formée après que les jésuites, qui travaillaient à Pékin dans les ateliers impériaux, eurent converti leurs apprentis chinois qui, une fois rentrés au village, avaient répandu la bonne parole14.
88Les choses étaient plus faciles lorsqu’on s’éloignait de Pékin. Par exemple, dans la province du Sichuan, à l’ouest de la Chine, au contraire de ce qui se passait ailleurs dans l’empire, le nombre de catholiques s’accrut, notamment pendant la deuxième moitié du siècle : vers 1800, on y comptait environ 40 000 convertis.
89L’Institut des vierges chrétiennes constitue sans doute l’exemple le plus frappant de toutes les communautés chrétiennes installées au Sichuan à la fin du XVIIIe siècle. Soutenu par la Société française des missions étrangères (opposée aux jésuites), l’Institut était né d’un mouvement d’opposition au mariage chez des femmes qui désiraient vouer leur existence à la religion. Ses membres faisaient vœu de chasteté et se consacraient à des œuvres sociales et à l’enseignement dans des écoles de jeunes filles. Ces femmes cherchaient bien entendu à convertir leurs élèves et mettaient l’accent sur l’évangélisation, mais le simple fait de donner une éducation aux filles était déjà suffisamment inhabituel pour être jugé quasi révolutionnaire.
90La plupart des Vierges chrétiennes étaient issues de familles aisées, elles-mêmes souvent converties, et désireuses de soutenir leurs filles : il n’y avait pas de place pour des groupes de célibataires indépendantes au sein de la société chinoise. Tout comme la secte du Lotus blanc, souvent soupçonnée de subversion, le christianisme permettait de canaliser la ferveur religieuse des femmes et leur accordait un pouvoir qui leur était refusé par le confucianisme orthodoxe. L’Institut des vierges chrétiennes fut souvent attaqué par les confucéens, qui jugeaient antisocial, voire carrément subversif, le vœu de chasteté : le mariage faisait partie des obligations sociales. Mais le groupe grandit peu à peu – à la fin du XIXe siècle, un millier de femmes y était affilié – et ne fut dispersé qu’aux alentours de 1950.
91Certains récits laissent à penser que les Qing avaient quelques raisons de craindre la menace de subversion représentée par les missionnaires. En 1746, dans le Fujian par exemple, un Chinois auquel le provincial jésuite avait refusé un prêt accusa les missionnaires d’acheter les conversions, de faire du trafic d’armes et d’inciter le peuple à la révolte. On apprit au même moment qu’un certain nombre de brigands locaux étaient chrétiens et qu’ils gardaient chez eux des armes et des devises européennes. Les religieux réussirent à fuir, mais un évêque dominicain fut mis à mort à la suite de cet épisode.
92Parallèlement au déclin progressif de son influence en Chine au cours du XVIIIe siècle, la Société de Jésus perdait aussi du terrain en Europe. Les jésuites furent expulsés du Portugal en 1759 et de Macao en 1762 après confiscation de leurs biens. D’autres États firent de même et, en 1773, le bref pontifical Dominus ac Redemptor supprima la Compagnie de Jésus partout dans le monde. À Pékin, ce bref entra en vigueur deux ans plus tard : les jésuites qui se trouvaient déjà en Chine y demeurèrent, mais il n’y eut plus de nouveaux arrivants. Pendant le dernier quart du XVIIIe siècle, notamment en 1784 et 1785, à l’issue de la deuxième et dernière grande insurrection musulmane, on assista à une vague de persécutions des chrétiens. Un peu comme certains Anglais qui croyaient que la Chine était en réalité un pays musulman, de nombreux Chinois en vinrent à confondre islam et christianisme parce que ces deux religions étaient d’origine étrangère. On prit donc des mesures préventives contre de possibles soulèvements. Au sommet de la puissance impériale des Qing, l’influence chrétienne en Chine atteignit son point le plus bas.
Un parallèle entre bouddhisme et christianisme
93Si le bouddhisme, qui était aussi une religion d’origine étrangère, a réussi à s’enraciner plus profondément en Chine que le christianisme, cela tient pour une bonne part à la différence de ses structures institutionnelles. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, le bouddhisme s’infiltra petit à petit depuis l’Inde au Ier siècle, grâce aux marchands, aux voyageurs et aux bonzes qui revenaient d’Asie centrale. Par la suite, des Chinois se rendirent en Inde pour approfondir leurs connaissances du bouddhisme et rassembler des textes à traduire.
94Mais la diffusion du bouddhisme ne fut jamais centralisée comme ce fut le cas pour le christianisme du XVIe au XVIIIe siècle, alors que Rome exerçait son contrôle sur les missions en Chine. Cette surveillance réduisit considérablement la liberté de mouvement et le pouvoir de décision des missionnaires, qui avaient pourtant l’expérience du terrain. Beaucoup des décisions qui guidèrent leur action s’expliquent par les politiques de la Contre-Réforme, qui avaient bien peu de rapport avec la situation en Chine. Cela mina l’efficacité de faction missionnaire, alors que les premiers bouddhistes ne connurent pas de tels inconvénients.
95Un autre facteur tient à la différence du contexte politique en Chine au moment de l’introduction de la nouvelle religion, à savoir principalement la présence ou l’absence d’un pouvoir central fort. Lorsque le bouddhisme commence sa pénétration, l’empire des Han est sur le déclin et sa chute en 220 est suivie d’environ quatre siècles de fragmentation politique. Au moment où le christianisme catholique parvient en Chine, à la fin du XVIe siècle, l’empire entre aussi dans une période d’instabilité politique et sociale. On pourrait donc estimer que les circonstances étaient identiques, mais la ressemblance n’est que superficielle. Tout d’abord, la désintégration politique de la fin des Ming ne dura que jusqu’à l’arrivée au pouvoir des Qing, soit une soixantaine d’années tout au plus. Ensuite, le programme du nouveau régime impliquait, pour une part, une stricte limitation de la liberté intellectuelle ; après la conquête, les lettrés chinois répugnèrent à prendre des risques. L’atmosphère intellectuelle de la fin des Ming, qui avait été si favorable à la cause des missionnaires, se dissipa complètement. Quant aux Chinois, inquiets des menaces qui pesaient sur leur civilisation, l’expérience de l’occupation étrangère les rendait méfiants à l’égard de tout système de croyances d’origine extérieure. Enfin, la décision des jésuites de servir le régime mandchou leur aliéna une grande partie de l’élite Han, restée loyaliste et nationaliste. Dans le climat de l’époque, ce transfert d’allégeance fut ressenti comme une trahison.
96Une autre raison du succès du bouddhisme tient aux œuvres sociales de ses fidèles ; les catholiques, à quelques exceptions près, se concentraient sur le débat d’idées. Si, comme nous l’avons vu, le bouddhisme entretenait des relations étroites avec le commerce international, les liens entre missionnaires chrétiens et commerçants européens sous les Ming et les Qing étaient beaucoup plus lâches, et leurs deux domaines d’activité demeuraient essentiellement distincts. Les commerçants étaient confinés aux régions côtières, tandis que les missionnaires s’éparpillaient sur tout le territoire. De plus, les Anglais et les Hollandais, qui en vinrent à représenter une part importante de la communauté des marchands étrangers, étaient des protestants, peu susceptibles de nouer des relations avec les missionnaires catholiques, qu’ils soient français, espagnols, portugais ou italiens.
97Par ailleurs, à son arrivée en Chine, le bouddhisme n’eut à faire face qu’à la seule concurrence du taoïsme, avec lequel il avait quelque ressemblance. Comme une vigne grimpante, le bouddhisme parasita le taoïsme indigène, puis s’épanouit tant qu’il manqua de l’étouffer. À l’époque, le confucianisme était encore relativement jeune et ne constituait pas un ensemble stable de principes de gouvernement et, surtout, il se souciait peu de répondre aux besoins spirituels. Le bouddhisme, qui offrait à chacun le salut indépendamment de son statut social, combla donc un vide. Mais lorsque le catholicisme fit son apparition, il se trouva en concurrence avec d’autres traditions comme le bouddhisme lui-même et un néoconfucianisme solidement implanté, bien mieux placé pour prétendre diriger la vie spirituelle. Le bouddhisme tira également avantage de son rôle politique : à une époque de conflits permanents, il représentait une source de légitimité pour les dirigeants qui s’affrontaient. Par contraste, si les jésuites réussirent à acquérir une influence politique, elle n’atteignit jamais ce niveau et finit même par être source de plus de problèmes que d’avantages.
98Enfin, l’intransigeance du christianisme heurtait les habitudes des Chinois. Ceux-ci voyaient dans les pratiques religieuses le moyen de transmettre un message aux puissances occultes. Ce qui les intéressait avant tout, c’était l’efficacité de ces pratiques. Il n’y avait pour eux rien d’étrange à mélanger et à agencer différents systèmes de croyances. Le bouddhisme s’accommoda de cette tradition, mais les prétentions du christianisme à l’exclusivité et ses exigences dogmatiques constituèrent un obstacle presque insurmontable.
99En conclusion, les missions chrétiennes qui s’établirent en Chine entre les XVIe et XVIIIe siècles échouèrent à réaliser les percées anticipées du fait de la politique de l’Église d’un côté et d’une combinaison de facteurs culturels et politiques propres à la Chine de l’autre. Les missions chinoises, dominées par les jésuites, ne furent pas un désastre total du point de vue de l’entreprise religieuse - les quelque 200 000 convertis chinois représentent dans l’absolu un nombre considérable –, mais restent peu de chose en regard de deux siècles de labeur dans un pays dont la population en 1800 approchait des 300 millions. C’est en donnant la possibilité aux Chinois de se familiariser avec d’autres branches du savoir européen, ainsi qu’avec d’autres peuples et d’autres coutumes, que les missionnaires remportèrent en fait le plus de succès,
Notes de bas de page
1 Lettre du père de Mailla, s.j., Pékin, 16 octobre 1724, Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites, 1702-1776, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 236-238.
2 David E. Mungello, Leibniz and Confucianism: The Search for Accord, Honolulu, University of Hawaii Press, 1977, p. 9.
3 D’après Lynn Struve, Voices from the Ming-Qing Cataclysm: China in Tiger’s Jaws, New Haven, Yale University Press, 1993, p. 237. L’original de la lettre se trouve aux archives du Vatican.
4 Voir Jonathan D. Spence, Emperor of China: Self-Portrait of K’hang-hsi, Londres, Jonathan Cape, 1974, p. 72-73.
5 Jacques Gernet, Chine et christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1982, p. 84, traduction de Siku quanshu zangmu tiyao, chapitre 134, notice sur le Tianxue churan.
6 Cité par Gernet, ibid., p. 252-253.
7 LI Zhizao, note sur la carte de Ricci de 1602, cité par Willard J. Peterson, « Why Did They Become Christians? Yang T’ing-yün, Li Chih-tsao, and Hsü Kuang-ch’i », in Charles E. Ronan, s.j., et Bonnie B.C. OH (dir.), East Meets West: The Jesuits in China, 1582-1773, Chicago, Loyola University Press, 1988, p. 142.
8 Albert Chan, s.j., « Late Ming Society and the Jesuit Missionaries », in Ronan et OH, op. cit., p. 171-172, citant Wang Zheng, Chong-yi-tang wu bi (« Divers écrits de Wang Zheng »).
9 Xu Dashou, cité par Gernet, op. cit., p. 259.
10 Ibid., p. 259-260.
11 Nicolas Standaert, « Chinese Christian Visits to the Underworld », in HT. Zurndorfer et L. Blussé (dir.), Conflict and Accomodation in Early Modern East Asia: Essays in Honour of Erik Zürchen, Leyde, E.J. Brill, 1993, p. 58, traduisant Xiong Shiqi, Zhang Mi-ke-er yi ji (« Mémoires de Michael Zhang »), 8a-8b. La date de cet ouvrage demeure inconnue, mais Yang Tingyun, qui mourut en 1627, en écrivit la préface. Le mémoire doit donc être antérieur à cette date.
12 David E. Mungello, The Forgotten Christian of Hangzhou, Honolulu, University of Hawaii Press, 1994, p. 56-57, citant la lettre annuelle du jésuite de 1678-1679, aujourd’hui déposée dans les archives de la Société de Jésus à Rome. La présente description de l’effet provoqué par le corps de Martini doit beaucoup au compte rendu du professeur Mungello.
13 E. Zürcher, « The Lord of Heaven and the Demons – Strange Stories from a Late Ming Christian Manuscript » in G. Naundorf, K.H. Pohl et H.H. Schmidt (dir.), Religion und Philosophie in Ostasien: Festschrift fur Hans Steininger am 65. Geburstag, Königshausen & Neumann, 1985, p. 368-369, traduction de Li Jiugong, Li Xiu Yi Jian 2, 9b-10b.
14 MA Shilin (dir.), Cheng’an Suo Jian Ji (« Collection of Leading Cases [I Have] Seen ») édition de 1805, par Xie Kui, 16, 3b.
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