Chapitre premier. Le cosmopolitisme en Chine avant les Temps modernes
p. 17-64
Texte intégral
1 Entre 629 et 645, sous la dynastie des Tang (617-907), un moine chinois nommé Xuanzang se rendit en Inde à la recherche de textes bouddhiques. De retour en Chine, il traduisit plus de 1000 rouleaux de textes sanskrits. Le récit qu’il fit de son voyage constitue une description inestimable de l’Asie centrale de son temps. Adaptée pour le théâtre et narrée dans toute la Chine par les conteurs, l’odyssée de Xuanzang devint vite un thème classique de la littérature populaire. Elle est au cœur du grand roman chinois du XVIe siècle, La pérégrination vers l’Ouest, également intitulé Le singe-pèlerin, qui raconte les aventures du fabuleux roi-singe qui accompagne Xuanzang dans ses voyages et le protège des périls sur sa route. Cette saga, constamment reprise, ancra très tôt l’idée d’échange international dans la tradition chinoise.
2Au début du XXe siècle, c’est encore à Xuanzang qu’on doit, indirectement, la mise en lumière des relations anciennes entre la Chine et les civilisations à l’ouest de son territoire. En 1907, Aurel Stein, un explorateur d’origine hongroise et de citoyenneté britannique, traversa l’Asie centrale jusqu’à l’oasis de Dunhuang. C’était un poste important sur la Route de la soie, cette route entre la Chine et les contrées occidentales qu’empruntaient depuis des temps immémoriaux commerçants et pèlerins. À proximité de Dunhuang se trouvait un grand complexe de temples dont les murs, au fil des siècles, s’étaient richement ornés de fresques représentant les paradis bouddhiques. Dans un de ces temples, cachés dans une petite pièce murée près de 900 ans plus tôt, des milliers de manuscrits anciens et de peintures sur soie dormaient oubliés. Pour convaincre le bonze qui gardait le temple de lui donner accès à ces précieux rouleaux, Stein raconta comment il avait retrouvé la trace de Xuanzang à travers l’Asie. Par l’évidente familiarité qu’il entretenait avec cette figure de la culture populaire et l’admiration manifeste qu’il lui vouait, il réussit à gagner la confiance du bonze. La nuit même, celui-ci lui montra un petit échantillon des trésors dont il avait la garde. Les premiers documents à surgir ainsi de la bibliothèque secrète se révélèrent certains des textes mêmes que Xuanzang avait rapportés de l’Inde et traduits des siècles auparavant. De nombreuses découvertes suivirent : la plupart, comme les fresques, concernaient le bouddhisme, mais il y avait également des textes confucéens, taoïstes, zoroastriens, nestoriens, qui témoignaient des relations qu’avaient entretenues avec la Chine l’Inde, la Perse, le royaume de Tokhara (dans l’actuel Afghanistan) et la Sogdiane (dans l’actuel Ouzbékistan). Certains textes n’avaient que peu de rapports avec la religion, d’autres étaient rédigés dans des langues encore inconnues à l’époque. Les peintures sur soie de Dunhuang témoignaient aussi d’un large brassage de cultures. Elles représentaient des personnages que les traits de leur visage rattachaient à ce qu’on appelle la tradition gréco-bouddhique – un style indien influencé par l’art hellénistique –, alors que le drapé de leurs vêtements et les paysages dans lesquels ils figuraient relevaient du plus pur style chinois. D’ailleurs, ces peintures avaient sans doute été réalisées par plusieurs artistes à la fois. Ainsi l’héritage du moine Xuanzang, lui-même un représentant de la fécondité des relations de la Chine avec le reste de l’Asie, contribua-t-il à mettre en lumière la diversité culturelle qu’avaient favorisée ces échanges plus de 1000 ans auparavant. Les premiers contacts de la Chine avec d’autres civilisations se firent selon trois grands axes qui se recoupèrent souvent : celui de la politique, qui s’étendait à la diplomatie et à la guerre ; celui de la religion et des échanges intellectuels ; celui, enfin, du commerce, où les soieries et les porcelaines occupaient une place prépondérante. La diplomatie et la guerre répondaient à des objectifs de sécurité nationale et d’expansion, et créaient des occasions de commerce. Quant aux échanges commerciaux, ils pouvaient parfois entraîner une expansion purement pacifique. Par exemple, des marchands engagés dans le commerce avec l’étranger finissaient par s’installer à demeure dans des régions périphériques et y fonder des colonies. Les Chinois menaient leurs relations extérieures de façon telle qu’il est difficile d’y départager commerce et politique ; l’échange formel de cadeaux avec les étrangers constituait dans les faits une forme politisée de commerce international.
3Commerce international et circulation des idées étaient aussi liés. Le bouddhisme, d’origine indienne, pénétra en Chine grâce aux missionnaires et aux marchands qui traversaient l’Asie centrale. D’autres religions, dont l’islam et le christianisme, suivirent, mais se révélèrent moins tenaces. Dans le domaine des échanges intellectuels, les caravanes introduisirent bien d’autres choses que des religions : de nombreux voyageurs rapportaient de l’information sur les dernières découvertes astronomiques, mathématiques, philosophiques, techniques. La Chine ne fut pas qu’un destinataire passif d’idées et de marchandises : avec le temps, une multitude d’éléments de la culture chinoise, tant matérielle qu’intellectuelle, dont certains d’origine étrangère comme le bouddhisme, s’intégrèrent à d’autres cultures de l’Asie et plus particulièrement en Corée, au Japon et au Viêt Nam.
4Enfin, en Chine comme en Europe, religion et politique ont parfois été associées. Les contacts religieux qui se nouaient avec d’autres civilisations participaient en quelque sorte de la politique étrangère, notamment lorsque les missionnaires jouaient aussi le rôle d’ambassadeurs. Toutefois, à la différence de ce que connut l’Europe, les guerres de religion furent pour ainsi dire inconnues en Chine, car il n’y avait pas de religion d’Etat véritablement établie (celles qui ont dominé à différents moments de l’histoire ne manifestèrent jamais un prosélytisme semblable à celui du christianisme) et l’empereur n’était pas divinisé comme il l’était par exemple au Japon. Sa position de fils du ciel lui conférait toutefois des qualités particulières qui influaient fortement sur le commerce international, comme nous le verrons dans la prochaine partie.
Fiction du système tributaire
5Selon les Chinois, l’empereur détenait un mandat du ciel, l’investissant du droit à régner sur les autres peuples en vertu de son incontestable autorité politique, culturelle et morale. Cette doctrine s’est maintenue même sous le règne d’empereurs étrangers : ce qui la fondait, bien plus que l’origine ethnique de son détenteur, c’était l’intégrité morale et le sens de la justice dont ce dernier faisait preuve. Au départ, cette assurance trouvait sans doute une partie de sa justification dans le niveau relativement élevé de la civilisation chinoise, comparé à celui des peuples environnants, constitués pour la plupart, dans l’Antiquité du moins, de tribus nomades et non d’agriculteurs sédentaires comme l’étaient les Chinois. Leurs cultures demeuraient assez peu évoluées – par exemple, rares étaient celles qui possédaient leur propre écriture –, et l’instabilité de leur système politique interdisait de les considérer comme de véritables États.
6Cette vision du monde remonte à bien des siècles avant le premier empire (200 av. J.-C. – 200 ap. J.-C). On croyait l’univers divisé entre centre et périphérie, représentés parfois comme une série de cercles concentriques. Le degré de civilisation de chaque culture dépendait de sa relation avec le centre où, à l’instar d’autres sociétés, la Chine se plaçait d’emblée ; elle était la plus civilisée et les plus éloignées d’elle étaient les plus barbares. En théorie, on tenait pour acquis que la plupart des peuples de l’extérieur aspiraient à « ressembler aux Chinois » et qu’ils finiraient pas s’assimiler. Ce raisonnement était entaché d’un vice logique, puisqu’il impliquait à la limite que la majorité des Chinois, sinon la totalité d’entre eux, descendaient d’étrangers assimilés.
7La Chine des Han (260 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.) conçut un système théorique qui permettait de traiter avec les étrangers dans l’espoir de dépasser le désolant constat que certaines populations ne manifestaient aucune intention de s’assimiler ou d’abandonner leur culture. Ce système, que les historiens appellent le « système tributaire », consistait en un ensemble de pratiques destinées à symboliser la soumission à l’autorité chinoise. Ses caractéristiques principales étaient les suivantes : le chef tributaire ou son représentant devait d’abord venir en Chine pour rendre hommage à l’empereur et, en particulier, se prosterner devant lui en signe rituel d’acceptation de son statut de vassal. L’État tributaire devait ensuite envoyer à la cour un otage important, par exemple le prince héritier. Enfin, il devait donner à l’empereur des produits locaux qui représentaient le paiement du tribut.
8Mais le système fonctionnait dans les deux sens : la Chine garantissait la sécurité de l’État tributaire, bien que ses interventions militaires aient eu tendance à dépendre de l’intérêt variable qu’elle portait à la stabilité de celui-ci. Elle lui offrait également des cadeaux extravagants, des honneurs et des titres ronflants destinés à le rallier. Bien que souvent excessivement onéreux, ces présents revenaient moins cher que d’entretenir une armée permanente pour soumettre le pays par la force. Les étrangers recevaient l’autorisation de se livrer à un commerce soigneusement contrôlé pendant quelques jours, avant d’être reconduits à la frontière et invités à poursuivre leur voyage.
9Cette formule était en fait une fiction optimiste : si la Chine interprétait l’hommage rituel et les offrandes comme des signes de soumission politique, les États tributaires ne l’entendaient pas tous ainsi. Pour eux, en effet, l’ensemble du processus représentait avant tout un moyen pacifique d’acquérir des produits chinois, dont ils n’avaient plus à s’emparer par des raids frontaliers. La question de leur statut politique relatif ne les concernait pas vraiment, même si dans certains cas la reconnaissance de l’empereur chinois a pu contribuer à rehausser le prestige d’un chef lors de conflits locaux.
10Pis encore, une contradiction interne minait le système tributaire, qui ne pouvait fonctionner correctement que dans la mesure où l’autre partie y adhérait ou, à tout le moins, acceptait de ne pas remettre ouvertement en cause les règles du jeu. La chose était possible uniquement quand la puissance de la Chine lui permettait d’imposer cette adhésion. Dans le cas contraire, c’est-à-dire souvent, la Chine devait s’adapter à la réalité. Les dirigeants chinois eurent très tôt conscience que leur empire et les pays voisins ne formaient qu’une petite partie du monde civilisé et que d’autres cultures développées existaient ailleurs. C’est ainsi par exemple que les Han accordaient aux territoires les plus orientaux de l’Empire romain, où se trouve aujourd’hui la Syrie, le titre respectueux de Grande Qin, leur épargnant les appellations condescendantes qu’ils employaient volontiers pour les autres États.
11Une bonne partie des conditions imposées par une Chine qui se voulait supérieure à ses voisins disparurent au fil du temps, en particulier après la chute des Han, en 220, lorsque l’empire fut lui-même divisé en plusieurs petits États dont aucun n’était assez puissant pour exiger l’allégeance d’un autre. De plus, si la Chine aimait prétendre que les étrangers rêvaient de se trouver dans son orbite politique et culturelle, la réalité semble avoir été tout autre : les États voisins affirmaient de plus en plus leur force et leur stabilité, et se dotaient d’une élite cultivée que la Chine ne pouvait plus mépriser.
12En résumé, alors que les valeurs exprimées par le système tributaire ont subsisté jusqu’à nos jours, la Chine s’en est aussi très tôt et très souvent écartée : elle a abordé ses relations avec les autres États et civilisations de manière réaliste, en dépit de ses principes de départ et de la fermeté avec laquelle elle a su affirmer officiellement sa supériorité.
Des Han antérieurs (206 av. J.-C. – 9 ap. J.-C.) aux Han postérieurs (25-200)
13Des échanges entre la Chine, l’Asie du Sud-Est, les royaumes d’Asie centrale, l’Inde, voire des régions encore plus éloignées, ont sans doute eu lieu de manière informelle dès l’époque préimpériale. Mais cette étude débute avec l’empire des Han qui, aux environs de 200 ans av. J.-C., avait établi sa capitale à Chang’an, dernière étape de la Route de la soie à l’emplacement de factuelle Xian, dans le nord-ouest de la Chine. À la même époque, Rome et Alexandrie commençaient à exercer leur domination politique et culturelle sur le monde méditerranéen.
14Les Han cherchèrent à établir des relations politiques et commerciales avec d’autres États par des ambassades et le commerce tant officiel qu’officieux. Dans la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C., l’empereur Wudi (il régna de 141 à 87), qui avait des visées expansionnistes, envoya à deux reprises (vers 124 av. J.-C.) Zhang Qian explorer les possibilités commerciales et diplomatiques qui s’offraient à l’Ouest. Pris à juste titre pour un espion, Zhang resta quelques années prisonnier des nomades Xiongnu, ennemis ancestraux des Chinois. Il finit par rentrer chez lui, rapportant une foule de renseignements sur les conditions de vie en Asie centrale et dans des régions situées encore plus à l’ouest, que lui ou ses agents avait visitées. Ces voyages et ceux d’émissaires envoyés plus tard par les Han vers les « contrées occidentales » permirent à la Chine d’entamer des échanges commerciaux réguliers avec l’Asie centrale.
15La Chine exportait surtout de la soie et de l’or, et importait en retour des épices, des lainages, ainsi que les chevaux essentiels à ses projets militaires. Ce commerce provoqua l’introduction de nouveaux microbes. La variole, par exemple, serait arrivée de l’Inde au cours du Ier siècle.
16La guerre et le commerce faisaient souvent bon ménage. Ainsi, les armées des Han recrutaient parfois, dans leur progression vers l’Ouest, des marchands d’Asie centrale. Par ailleurs, il est probable que les soldats stationnés à la frontière revendaient une partie de l’uniforme que leur fournissait le gouvernement. On peut supposer aussi, sans en avoir la preuve, que les soldats passaient des armes et d’autres marchandises en contrebande. Les récits de ces expéditions dans les régions éloignées stimulaient le désir pour les objets exotiques qui en provenaient, comme en témoignent les lettres échangées par les jumeaux Ban, dont l’un était un éminent historien et l’autre un général qui faisait campagne en Asie centrale. L’historien demande à son frère de lui acheter quelques précieux tapis locaux et de les lui faire parvenir.
17Il était parfois difficile de distinguer les missions diplomatiques des missions commerciales, car l’échange de biens occupait une part importante des relations des Han avec les autres États, et marchands et ambassadeurs confondaient souvent leurs rôles. Plusieurs délégations vinrent de la Parthie, au nord de la Perse, que les Chinois appelaient Anxi. L’une de ces ambassades se rendit célèbre en 10 ap. J.-C. en faisant cadeau d’une autruche à l’empereur ; huit ans auparavant, une expédition maritime, venue d’un État dont le nom est inconnu, s’était déjà distinguée en offrant un rhinocéros. A la même époque, les Parthes, qui selon la tradition chinoise essayaient à tout prix de préserver leur rôle d’intermédiaires entre l’Empire chinois et l’Empire romain – en dressant un tableau terrifiant du voyage à quiconque rêvait de l’entreprendre –, empêchèrent un envoyé des Han d’atteindre Rome. À Rome, les classes supérieures, qui désignaient la Chine par le nom de Seres, le « pays de la soie », en recherchaient les soieries ; de leur côté, les Chinois appréciaient le verre et le corail de la Méditerranée.
18Bien que les Parthes aient largement réussi à décourager les contacts directs entre Chinois et Romains, une célèbre ambassade romaine parvint néanmoins à gagner la Chine en 166. Envoyée par « Antun », qu’on a identifié comme étant Marc Aurèle (121-180) de la dynastie des Antonins, elle apportait des cadeaux d’ivoire, de corne de rhinocéros et d’écaille de tortue, qui avaient sans doute été achetés au cours du trajet dans les ports d’Afrique du Nord.
19À la fin des Han, les liens anciens, jusque-là entretenus de manière très épisodique avec les États accessibles par la mer, s’étaient resserrés à l’initiative de la Chine. L’affaiblissement de la dynastie avait rendu la route terrestre (dite Route de la soie) de moins en moins sûre. Après la chute des Han, les royaumes qui s’étaient reconstitués dans le sud de la Chine se retrouvèrent pour la plupart coupés d’un accès direct à cette route. Ils cherchèrent donc un autre moyen de se procurer les richesses importées auxquelles ils aspiraient, et Canton devint un port commercial florissant. À la même époque, les Chinois commencèrent à émigrer, s’installant plus particulièrement au Japon et en Asie du Sud-Est, ainsi que le long des voies commerciales terrestres. Simultanément, par suite des migrations, des échanges commerciaux, des expéditions militaires et du nombre croissant de bonzes et de pèlerins qui circulaient entre la Chine et l’Inde, une abondante littérature décrivant les pays étrangers et leur culture se développa, permettant à ceux qui étaient restés chez eux d’en apprendre plus sur le monde extérieur.
La greffe du bouddhisme
20La présence du bouddhisme est attestée pour la première fois en Chine au Ier siècle de notre ère, quoique les Chinois aient pu en avoir eu connaissance plus tôt. Le bouddhisme pénétra par Dunhuang sur la Route de la soie, dont nous avons évoqué plus haut les temples. Il fit d’abord peu d’adeptes et demeurait surtout une religion d’étrangers, surtout de marchands. Mais au moment où l’empire des Han commençait à se désintégrer, vers la fin du IIe siècle, on trouve la trace d’une communauté bouddhique à Luoyang, la capitale. On venait de mettre en œuvre la traduction systématique des textes bouddhiques en chinois, et la religion étrangère commençait à se faire plus largement accepter.
21Le bouddhisme repose sur l’idée que le monde n’est ni fixe ni réel et que le moi n’existe pas : de telles illusions sont à l’origine de la souffrance et amènent les gens à se complaire dans les passions terrestres, telles que l’envie, la luxure, la haine et l’orgueil. Les désirs portent aux mauvaises actions, ce qui fait souffrir autrui et condamne l’homme à un cycle infini et misérable de réincarnations. Prétendant offrir une voie de salut hors de ce processus inexorable, le bouddhisme invite les individus à renoncer à ce monde illusoire et à se retirer dans un monastère pour se consacrer à la prière, à la purification spirituelle et aux bonnes œuvres.
22De nombreux principes bouddhiques, issus de la culture indienne si différente de la tradition chinoise, étaient incompatibles avec les croyances du confucianisme, qui valorise le fonctionnement harmonieux de la famille et de la société. Le confucianisme dominait déjà en Chine à l’époque et fut ensuite définitivement intégré à l’idéologie d’État ; le bouddhisme, qui incitait à une existence monacale et au célibat, s’opposait directement, dans une structure sociale centrée sur la famille, aux exigences confucéennes de piété filiale, dont faisait partie l’obligation de perpétuer la lignée familiale. De plus, le confucianisme se concentrait sur l’ici-bas, ce qui l’opposait encore au bouddhisme. Maître Kong n’avait-il pas demandé : « Vous ne savez pas encore servir les hommes ; comment voudriez-vous servir les esprits ? [...] Vous ne comprenez pas encore la vie ; comment voudriez-vous comprendre la mort1 ? » Le bouddhisme se préoccupait, pour sa part, du cycle sans fin de la vie, de la mort et de la réincarnation, auquel les hommes étaient condamnés, enseignant que les actions menées dans cette vie avaient une influence directe sur la suivante. Comment certains Chinois auraient-ils pu accepter de subordonner le « ici et maintenant » à une éventuelle vie future ? La notion de perpétuelle réincarnation était elle aussi profondément subversive, car elle suggérait que la situation d’un individu dans la vie, monarque ou mendiant, homme ou fourmi, n’était pas fixe.
23Les premiers missionnaires bouddhistes essayèrent, non sans succès, de convaincre les Chinois que leur religion s’apparentait au taoïsme, d’origine chinoise, qui en appelait aussi à la purification spirituelle comme moyen de transcender les misères de ce monde et de renouer avec l’âge d’or. C’est pourquoi la terminologie et les idées taoïstes servirent de véhicules aux notions bouddhiques. Cette stratégie de « greffer un corps étranger sur une racine locale » réussit assez bien : elle permit à la nouvelle religion de se répandre dans les communautés taoïstes, contribuant probablement à la propagation plus vaste de ses symboles et de ses idées. Le bouddhisme finit par acquérir son autonomie et devint l’un des principaux cultes chinois, car il comblait le vide spirituel laissé tant par le confucianisme, uniquement préoccupé du monde actuel, que par le taoïsme, qui avait sombré dans l’abstraction.
24C’est après la chute des Han, en 220, que le bouddhisme commença à intégrer la culture chinoise de manière décisive. Les guerres civiles provoquèrent dans la société de profondes fractures qui favorisèrent indirectement le développement de la nouvelle religion, en renforçant le rôle des monastères comme centres de bienfaisance. Cela fit taire les critiques qui remettaient en question l’utilité sociale de cette religion. De nombreuses veuves de guerre se faisaient religieuses et se plaçaient sous la protection des couvents ; bien des nécessiteux comptaient sur les établissements religieux pour se loger et se nourrir. Bref, les femmes et les démunis, auxquels la Chine traditionnelle avait peu à offrir, adhérèrent souvent au bouddhisme et à la vie monastique parce qu’ils y trouvaient la possibilité d’un accomplissement personnel que leur refusait le cadre de vie confucéen.
25Les monastères commencèrent également à jouer un rôle économique important : ils organisaient, par exemple, des festivals religieux où l’on vendait les accessoires de la liturgie bouddhique. Comme nombre de ces produits étaient importés, les résines pour l’encens, les bijoux et les métaux précieux en vinrent à constituer un secteur considérable des échanges internationaux. Le bouddhisme favorisa ainsi le commerce et l’augmentation des prix. Les monastères géraient aussi des officines de prêt sur gage, des sociétés d’assistance mutuelle, et ils contribuèrent à l’essor de l’artisanat en soutenant, entre autres, la production de statues. Ces différentes fonctions permirent l’intégration des établissements bouddhiques à la société chinoise et, de manière presque imperceptible au début, le renforcement de leur pouvoir politique.
26L’influence croissante du bouddhisme s’étendit à l’art et à l’architecture. D’inspiration indienne, les formes et styles artistiques des premiers temples, où le culte se pratiquait dans une tour centrale, subirent un long processus d’adaptation à la Chine. Les stûpas finirent par se transformer en pagodes à étages, ces constructions qui représentent pour nous la quintessence du paysage chinois2. Avec cette nouvelle architecture, on vit apparaître des sculptures monumentales en pierre ainsi que des peintures et des fresques très travaillées, qui intégraient souvent des sujets bouddhiques. Dans les premières de ces représentations, les traits du Bouddha et de ses disciples, de même que le style de la statuaire, témoignent d’influences indiennes, persanes et même gréco-romaines ; mais au fil du temps, ces traces d’une origine étrangère s’estompèrent, comme l’illustrent les peintures murales de Dunhuang, exécutées sur plusieurs siècles.
27Le bouddhisme bénéficia d’une autre façon de la division politique qui suivit la chute des Han. Les royaumes du Sud, qui se considéraient comme « purement » chinois, s’en servirent pour assimiler les « sauvages » jusque-là peu exposés à leur culture ; les royaumes du Nord, souvent dominés par des groupes étrangers, y trouvèrent une solution de rechange commode aux idéologies chinoises, auxquelles ils étaient souvent hostiles. De façon générale, les dirigeants eurent recours au bouddhisme pour affirmer leur légitimité. La légende bouddhique leur offrait des modèles séduisants de comportements princiers, qui s’accordaient tout à fait avec les anciennes théories du gouvernement universel : la piété du prince assurait le succès de son règne terrestre, alors que sa générosité envers les établissements religieux lui conférait un statut semi-divin.
28Concrètement, en retour du soutien financier et de la liberté d’action presque totale qu’ils accordaient aux établissements bouddhiques, des rois obtinrent que certains membres en vue du clergé déclarent qu’ils étaient des incarnations du Bouddha. Ils comptaient que ce statut en ferait des dirigeants politiquement inattaquables, alors que les bouddhistes espéraient que la protection royale les mettrait à l’abri de leurs concurrents taoïstes et confucéens. Ces stratégies se révélèrent dans l’ensemble avantageuses pour les deux parties. La sanction accordée au bouddhisme par les dirigeants politiques rendit extrêmement difficile d’en contenir la croissance. La religion étrangère devint ainsi une institution très puissante et un système de croyances qui se propagea aussi bien parmi les classes dirigeantes que parmi le peuple.
Le multiculturalisme des Tang (618-907)
29La dynastie des Tang est dite chinoise par les historiens qui l’inscrivent dans la lignée des Han et la différencient des royaumes « étrangers » des siècles précédents aussi bien que des dynasties mongole et mandchoue qui viendront plus tard. Mais cette qualification est doublement trompeuse : elle postule l’existence de caractères chinois immuables, vierges de toute influence étrangère, et elle camoufle les origines métissées et les coutumes particulières de la famille impériale. Descendants des Tuoba Xianbei, un groupe turco-mongol qui, un siècle plus tôt, avait régné sur une grande partie du nord de la Chine sous le nom dynastique des Wei du Nord, les Tang préféraient parler entre eux la langue de leurs ancêtres, et leurs pratiques matrimoniales et claniques, ainsi que leurs mœurs, s’écartaient de la tradition chinoise. Ils évitaient de s’associer trop étroitement à l’aristocratie locale qui, de son côté, résista un bon moment avant d’établir des relations avec l’empereur. Soucieux d’asseoir leur légitimité, les Tang réussirent à faire admettre leur maison comme authentiquement chinoise en détruisant les preuves du contraire. Pourtant, ils étaient ouverts aux influences extérieures, appréciaient les produits importés et faisaient librement appel aux services des étrangers.
30C’est la victoire du grand empereur Taizong sur ses ennemis de l’extérieur qui permit l’expansion de la Chine au VIIe siècle : sous son règne (627-649), de nombreux royaumes situés le long de la Route de la soie, presque jusqu’à la frontière de la Perse, passèrent sous domination chinoise. Les étrangers étaient très nombreux dans les armées des Tang, qui comptaient entre autres plusieurs milliers de soldats népalais et tibétains en poste dans le nord de l’Inde. Au siècle suivant, un général d’origine coréenne défit une armée tibétaine à la frontière, pendant qu’au centre du pays une autre armée menée par un général khitan matait la grande rébellion de An Lushan (703-757). An, un gouverneur militaire des Tang, était lui-même moitié sogdien moitié turc, et ses armées comprenaient de nombreux corps de mercenaires non chinois. L’agitation qui continua de secouer une grande partie des troupes étrangères demeura un des problèmes majeurs de l’empire des Tang après la défaite des rebelles.
31La capitale des Tang, Chang’an, qui connut son apogée dans les décennies précédant le soulèvement d’An Lushan, était la plus grande, la plus évoluée et la plus cosmopolite des villes du monde : sa population imposante approchait les deux millions. Seules Bagdad et Constantinople lui étaient, de loin, comparables. Il y avait des gens venus du monde entier : des Turcs occidentaux et orientaux d’Asie centrale (dite parfois Turkestan) ; des Perses de l’Empire sassanide ; des Ouïghours venus du nord-ouest de la Chine ; des natifs de Sogdiane, le pays de Samarcande, dont la langue était la lingua franca de la Route de la soie. Il y avait également des Arabes et des Juifs, des Indiens, tant hindous que bouddhistes, des Coréens, des Tibétains, des Malais, des Japonais et encore une foule d’étrangers aux origines incertaines. Ils apportaient leur culture matérielle, leur religion, leur langue et leurs coutumes. Ils repartaient chez eux avec des produits, des institutions, des croyances.
32Nombre d’entre eux, venus de Syrie et de Perse, voyageaient à travers l’Asie centrale, le long des différents tracés de la Route de la soie. Ces chemins, très empruntés, remontaient vers le nord, par Samarcande dans la Sogdiane ou Kokand dans le Ferghana, ou descendaient plus au sud, par Bactres, en bordure de l’actuel Xinjiang. De là, on avait encore le choix entre deux itinéraires : le premier, par le nord, contournait le grand désert du Taklamakan Sharo et courait le long de la chaîne des Tian shan vers les oasis de Turfan et de Hami ; le second, par le sud, allait du massif du Pamir, via Khotan, le long des contreforts montagneux du Kunlun shan, pour rejoindre la route du nord à l’oasis de Dunhuang. Il existait d’autres trajets moins fréquentés. L’un allait de l’Inde au Yunnan, dans le sud de la Chine, en traversant la Birmanie, du moins jusqu’à ce que le soulèvement du royaume ennemi de Nanzhao au VIIIe siècle le rende trop dangereux. Un autre, apprécié des pèlerins bouddhistes, passait par le Népal et le Tibet.
33Certains voyageurs arrivaient par la mer, de Siraf et d’Ubullah sur le golfe Persique, mais aussi du sud de l’Inde et de Ceylan, via la Malaisie, Java, et les autres comptoirs commerciaux d’Asie du Sud-Est. D’autres encore avaient navigué depuis la Corée ou le Japon. Canton continuait d’être le principal port pour le commerce extérieur, mais des communautés de marchands étrangers apparaissaient tout le long de la côte de la mer de Chine orientale.
34Tout comme à Chang’an, des dizaines de milliers d’étrangers s’étaient établis à Canton à l’époque des Tang. Il y avait là des Khmers, des Javanais, des Cinghalais et des Tamouls, et des Chams, venus respectivement de ce que nous appelons aujourd’hui le Cambodge, l’Indonésie, le Sri Lanka et le Viêt Nam. On y trouvait aussi des Indiens, des Arabes et des Perses. Canton pouvait à juste titre se targuer d’être une ville multiculturelle, une véritable tour de Babel, où le persan, langue commune des marins, était sans doute parlé presque autant que le chinois.
35Canton ouvrait sur toute la Chine grâce à un vaste réseau de routes et de canaux, dont beaucoup venaient d’être construits pour répondre aux besoins de ce commerce en pleine expansion. Une des destinations principales de ce flux de marchandises était Yangzhou, centre commercial florissant, au confluent du Yangzi jiang et du Grand Canal, qui reliait le nord et le sud du pays. La majeure partie des importations maritimes transitait par Yangzhou, avant de remonter vers les grandes villes du Nord. Comme à Turfan et à Dunhuang, sur la Route de la soie, des colonies d’étrangers vendaient leurs marchandises le long du Grand Canal. Ces colonies contribuèrent largement à l’expansion des agglomérations urbaines hors des limites de leurs centres administratifs traditionnels, ainsi qu’à la dissémination des objets et des idées en provenance de l’étranger.
36Malgré le cosmopolitisme de l’empire des Tang, les sentiments des Chinois envers les étrangers semblent avoir été plutôt ambivalents. La fascination et même l’enthousiasme suscités par l’émulation intellectuelle et les éléments de culture matérielle que leur faisaient connaître les étrangers ne suffisaient pas toujours à gagner la confiance ou l’amitié des Chinois. Parfois, comme tant d’autres, ces derniers se contentaient de clichés, qualifiant le Persan de « riche » (et à ce titre ils le jalousaient), le Malais de « noir » (autrement dit de laid) et le Cham de « nu » (c’est-à-dire d’immoral).
37Ceux qui savaient lire avaient la possibilité de se renseigner sur le monde situé au-delà des frontières par les récits des soldats, des marchands et des pèlerins. On pouvait trouver leurs écrits – sous forme de manuscrits à cette époque antérieure à l’imprimerie – dans les librairies des grandes villes, aux côtés des dictionnaires multilingues et des traductions de livres importés. Certains de ces ouvrages étaient mieux documentés et moins fantaisistes que d’autres. L’archiviste impérial Duan Chengshi (mort en 863), qui aimait qu’on lui rapporte des faits extraordinaires, écrivit à propos des peuples d’Afrique de l’Ouest qu’ils « ne mangent pas les cinq céréales, mais seulement de la viande. Ils ont coutume de planter une aiguille dans les veines de leurs bestiaux pour en extraire le sang, qu’ils mélangent à du lait et consomment frais. Ils ne portent pas de vêtements et se contentent de couvrir leurs membres inférieurs avec des peaux de chèvre. Leurs femmes sont propres et ont un comportement décent3. »
38Si les travaux de Duan s’appuyaient sur la réalité, d’autres étaient des récits imaginaires, parsemés de références à des lieux ou à des événements bien réels, censées leur conférer un air de vérité. Duan lui-même écrivit aussi bien des œuvres de fiction que des descriptions géographiques. Son conte fantastique La fille du roi de Perse se déroulait dans un pays étranger et témoignait du sentiment qu’il avait de la charge magique de l’exotisme.
39La poésie des Tang abonde en références aux étrangers, à leurs styles et à leurs mœurs. Certains poètes ne prenaient pas position, mais d’autres condamnaient l’adoption généralisée des coutumes étrangères :
Depuis que les étrangers à cheval ont fait poudrer cendre [et poussière,
Fourrures et laines, fétides et rances, envahissent l’air de Xian et Luo.
Nos femmes imitent les étrangères par l’étude du maquillage [étranger,
Nos amuseurs ne jouent que des airs étrangers, dans leur passion [des musiques étrangères4.
40Dans ces vers de Xuan Zhen (799-831), le terme « étranger » (hu) doit s’entendre au sens péjoratif de « barbare ». Xian et Luo désignent les deux capitales des Tang, Chang’an (anciennement Xian-yang) et Luo-yang. Les « musiques étrangères » font référence au style faqu, introduit sous les Sui (581-607) et toujours très en vogue sous les Tang. Un poème de Bai Juyi (Po Chu-I), un contemporain de Xuan Zhen, attribue directement l’affaiblissement de la dynastie à la passion de l’empereur Xuanzong pour ce type de musique.
41Sous les Tang, les résidents étrangers vivaient et travaillaient dans des zones qui leur étaient réservées. En partie indépendants de l’autorité locale, ils avaient leurs chefs, jouissaient de certains avantages de l’exterritorialité et, pour les affaires qui ne concernaient que les membres de leur communauté, vivaient sous leurs propres lois. Et on les autorisait à prier leurs dieux, comme nous le verrons plus loin. Mais, en matière de commerce, leur marge de manœuvre était beaucoup plus réduite.
Le commerce international
42Sous les Tang, la Chine commença à construire des bateaux capables d’affronter la haute mer. Ces navires suscitaient des commentaires admiratifs dans le sud de l’Inde et dans le golfe Persique, et il est possible qu’ils aient été jusqu’aux Amériques. De la monnaie et des fragments de porcelaine des Tang ont été retrouvés sur les côtes septentrionales et orientales de l’Afrique, sans qu’on puisse établir avec certitude s’ils y avaient été amenés par des navires chinois. D’autres produits chinois, et plus particulièrement des textes et des objets d’artisanat liés au bouddhisme, furent apportés au Japon, en Corée et en Asie du Sud-Est par les voyageurs qui s’y rendaient – en petit nombre mais de manière régulière – et par des diplomates et des marchands qui faisaient l’aller et le retour.
43Plusieurs raisons expliquent cet essor considérable du commerce. La première tient à l’attirance qu’exerçaient la prospérité et le cosmopolitisme de la cour et de la société des Tang. La deuxième vient du développement des connaissances navales et de l’esprit d’aventure des Arabes, qui dominaient encore le commerce maritime. La troisième, enfin, est liée à une évolution de la nature des exportations chinoises. La soie avait longtemps été le produit le plus recherché, mais la céramique commençait à lui disputer la première place, ce qui compensait un peu la perte du monopole de la soie. Cette perte résultait de la contrebande des cocons de vers à soie vers la Syrie, où fut mis au point un tissu de grande qualité, appelé « damas » d’après la ville où on le produisait. La sériciculture s’est rapidement répandue à travers l’Asie mineure et jusque dans certaines régions du sud de l’Europe ; dès le VIIe siècle, l’industrie séricicole, concentrée à Constantinople, était devenue l’un des pivots de l’économie byzantine. Si la demande pour les soieries fines ne fléchissait pas, la nécessité de diversifier les exportations, conjuguée à certains progrès techniques, favorisa la fabrication d’une porcelaine beaucoup plus délicate, ce qui donna un coup de fouet décisif au commerce des céramiques. Comme les pièces étaient encombrantes et lourdes, il était plus commode de les expédier par bateau plutôt qu’à dos de chameau. Aussi, à la fin des Tang, le centre de gravité du commerce de la Chine avait-il commencé à glisser des plaines du nord-ouest, à proximité de la Route de la soie, vers les régions côtières du sud-est. Progressivement, le commerce maritime devint aussi important que le commerce terrestre. La Chine des Tang contrôlait strictement les échanges extérieurs. À Canton, les importations comme les produits destinés à l’exportation devaient passer par un commissariat aux bateaux marchands (shibosi), dirigé par un inspecteur des douanes. Ce système permettait au gouvernement de maintenir son lucratif monopole sur les importations de perles, d’or, de soieries fines et de tapisseries, de percevoir des droits de douane, qui constituaient une source majeure de revenu, car ils s’élevaient parfois jusqu’à 30 % de la valeur des biens importés, et de limiter la contrebande de l’or, des soieries fines mais aussi du fer, dont des États étrangers auraient pu se servir pour produire des armes qu’ils auraient ensuite utilisées contre la Chine.
44Les nombreux contrôles et restrictions imposés aux étrangers suscitèrent des protestations et conduisirent parfois à la violence. C’est ainsi qua la fin du VIIe siècle un armateur étranger tua un fonctionnaire cantonais dont il ne pouvait plus tolérer les malversations, menées soi-disant pour faire respecter la réglementation gouvernementale. Mais pour la plupart des marchands, les énormes profits tirés du négoce semblent avoir eu plus de poids que les dépenses et les inconvénients qu’ils pouvaient trouver à commercer avec la Chine, dans les conditions fixées par les Chinois.
45Sous les Tang, les objets importés s’étaient si parfaitement intégrés à la culture indigène qu’on en oublia parfois leur origine étrangère. La chaise est un bel exemple de cette assimilation : venue d’Asie centrale, elle était désormais considérée comme typiquement chinoise et symbole de statut social. Son utilisation avait même fini par distinguer les Chinois de ceux qui continuaient de s’asseoir par terre sur des nattes, tels les Coréens, les Thaïlandais, les Vietnamiens ou les Japonais.
46Les plus raffinées des importations étaient celles présentées à l’empereur par les dignitaires de passage. Il y avait des paons en provenance de l’Inde, des autruches du royaume de Tokhara, des faucons, des zibelines et des peaux de léopard apportées du Nord-Est par les Coréens et les Mongols, des éléphants d’Indochine, des mastiffs tibétains destinés à la chasse et des chevaux du Ferghana – dont on croyait qu’ils suaient du sang – qu’il était impossible de croiser avec aucune autre race et que les Chinois élevaient surtout pour la guerre.
47Dans les villes, et spécialement à Chang’an, des bazars proposaient des produits exotiques de toutes sortes. On pouvait s’y procurer des résines aromatiques, comme la myrrhe et l’encens d’Arabie et d’Afrique, des pigments et des teintures, comme l’indigo et le henné, des armes, qui faisaient l’objet d’un important commerce clandestin, et des pierres précieuses – perles, coraux, lapis-lazulis, malachites, jades et cornalines – vendues par des marchands persans. On y trouvait aussi, outre des cotonnades indiennes, qui étaient encore un luxe en Chine, des aliments nouveaux : des épinards et d’autres légumes, des petits pains au sésame, semblables à ceux que servent aujourd’hui les restaurants musulmans de Pékin, des pêches de Samarcande, des dattes de Perse, réputées aussi pour rehausser le teint, des raisins pour le vin, un plaisir de l’étranger qu’on venait de découvrir – ou de redécouvrir –, des clous de girofle contre les rages de dents, de l’aloès pour les baumes et du safran, très prisé, utilisé en parfumerie, dans les teintures et comme médicament.
48Les étrangers eux-mêmes entraient parfois dans la catégorie des importations exotiques, bien que cela fût sujet à controverse. Quelques esclaves africains, turcs et malais, vendus par des négociants arabes ou du Sud-Est asiatique, firent leur apparition dans les principales villes et à la cour. Des nains, venus d’on ne sait où, titillaient la passion des courtisans pour le bizarre. Les prostitués étrangers n’étaient pas rares : il y avait là de jeunes Coréennes dans le harem impérial et des garçons des « contrées occidentales », sans doute de Sogdiane ou de Tokhara :
Le jeune Occidental, aux cheveux bouclés, aux yeux pers,
Du haut de la tour, dans le calme de la nuit, joue de sa flûte [traversière en bambou5.
49Les figurines en terre cuite, qui nous sont parvenues de cette époque, représentent souvent des étrangers à la chevelure broussailleuse ou au nez épaté, qui rappellent les habitants de l’Asie de l’Ouest et qui étaient des soldats, des palefreniers, des magiciens, des exorcistes, des musiciens, des danseurs. Les drapés révèlent des influences persanes ou turques, sensibles aussi dans les revers, les chapeaux en peau de léopard, les tuniques à manches étroites, les robes près du corps, les grandes écharpes, les longues jupes plissées, les bottes que portaient les soldats comme les femmes, les turbans en oignon typiques des Turcs, les calottes de même origine, les coiffures en étages et les « chignons ouïghours ». Très vite, les modes importées firent fureur dans la haute société.
50Cette évolution ne se fit pas sans heurts. Les conservateurs accusaient les Chinois à la mode, tous sexes confondus, d’un révoltant manque de tenue ; ils déploraient particulièrement la propension qu’avaient certaines élégantes à sortir tête nue et critiquaient en général ce qui, dans l’habillement et la décoration, s’éloignait de la tradition. Bai Juyi, poète réputé du IXe siècle, condamnait les mouches orange que se dessinaient les femmes de son époque à la mode de Turfan. Mais Bai lui-même succomba au chic exotique et fit ériger, à l’occasion d’une réception, une tente de style turc, en feutre bleu.
51Les Chinois appréciaient les danses venues d’ailleurs, souvent très érotiques, qu’accompagnaient des mélodies étonnantes aux notations musicales étranges. Ils assistaient à des spectacles donnés par des orchestres féminins et des troupes des « contrées occidentales ». Ils prirent goût au jeu équestre du polo, importé de Perse et pratiqué indifféremment par les hommes et les femmes, et ils l’exportèrent au Japon et en Corée. Même ceux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des produits de luxe pouvaient voir et entendre des gens issus d’autres cultures et se faire une idée du monde par-delà les limites de leur propre civilisation.
La circulation des idées
52Les moines bouddhistes, souvent hommes de grande culture, contribuèrent grandement à la circulation des idées en matière de religion et de connaissances scientifiques. Les bonzes d’origine indienne jouissaient d’une excellente réputation comme médecins. Plus d’une fois, les empereurs Tang leur confièrent la direction d’expéditions dans des pays lointains comme Java et Sumatra, à la recherche de plantes médicinales. Beaucoup de membres des classes supérieures appréciaient ceux qui pratiquaient une spécialité de la médecine de façon orthodoxe – l’ophtalmologie, par exemple –, mais aussi les gourous, hypnotiseurs, maîtres de yoga, ascètes et autres faiseurs de miracles, comme les jeteurs de sorts, qui étaient liés au tantrisme, une branche du bouddhisme venue de l’Inde au VIIIe siècle.
53Certains sages indiens s’avisèrent que la quête de la longévité, depuis longtemps associée en Chine aux alchimistes taoïstes, intéressait particulièrement leurs protecteurs. C’est ainsi qu’en 648 un diplomate et général chinois ramena de ses campagnes en Inde non seulement un roi vaincu venu rendre hommage à l’empereur, mais un magicien qui prétendait avoir deux cents ans et détenir la recette de l’élixir de longue vie. L’empereur Taizong lui réserva dans le palais un endroit où préparer ses décoctions alchimiques et ordonna à un officier supérieur de satisfaire ses moindres requêtes. Bien que sa santé se fût effectivement améliorée après qu’il eut bu l’élixir, l’empereur jugea que cette amélioration était due à ses bonnes œuvres, et non pas au remède. Le moine fut renvoyé et mourut peu après, ce qui acheva de le discréditer.
54L’influence étrangère sur les idées s’étendait à la philosophie, aux mathématiques et à l’astronomie. À peu près à cette époque, la Chine, qui se refusait encore à utiliser le zéro, adopta des notions de logique et de trigonométrie qu’elle avait jusqu’alors ignorées. Les connaissances indiennes en matière d’astronomie – elles-mêmes influencées par les conceptions persanes et hellénistiques – s’imposèrent au même moment. L’un des plus importants fondateurs de l’astronomie chinoise fut le moine Yixing (dans les années 720), qui mit sur pied des équipes pour dresser la carte des constellations et mesurer la distance des étoiles. Au-delà de sa valeur scientifique, l’astronomie était investie d’une fonction politique, car la prévision de phénomènes comme les éclipses et la gestion du calendrier étaient des prérogatives impériales ; la connaissance exacte des cieux participait donc de l’action du gouvernement. Durant la plus grande partie du VIIIe siècle, trois familles originaires de l’Inde régnèrent sur l’astronomie officielle de la Chine. À long terme, l’influence indienne en la matière devint toutefois assez faible. Ce sont des moines étrangers qui aidèrent les Chinois à mettre au point la poudre, une de leurs plus célèbres « inventions ». Depuis au moins le IVe siècle av. J.-C., les Chinois utilisaient la fumée à des fins militaires, pour des fumigations ou comme désinfectant, mais le raffinage des ingrédients nécessaires à la production d’explosifs semble s’être développé vers la fin des Tang. Ironiquement, ce fut un effet secondaire des expériences taoïstes pour concevoir un élixir d’immortalité. Les textes taoïstes des Tang indiquent que la connaissance qu’on avait des propriétés chimiques du salpêtre, l’un des principaux ingrédients de la poudre à canon, devait beaucoup à l’information recueillie auprès des moines sogdiens. Comme tant d’autres choses, la poudre à canon n’a donc pas simplement surgi de manière isolée, elle a été le fruit des contacts de la Chine avec le Moyen-Orient.
La diplomatie impériale
55Les dignitaires étrangers qui visitaient la Chine des Tang étaient traités différemment des résidents. Ils voyageaient sous l’égide de la Cour du cérémonial d’État (honglusi), située à Chang’an, et sous le contrôle général du Bureau des rites, l’un des six ministères d’État, qui prenait en charge les visiteurs ou pourvoyait à leurs besoins. En collaboration avec les militaires, les fonctionnaires du honglusi recevaient dès leur arrivée tous les délégués étrangers, les interrogeant sur la géographie, les conditions de vie et les coutumes de leur pays. Sur la base de ce qu’ils avaient appris, ils faisaient ensuite dessiner des cartes qui comportaient souvent des notes très détaillées. Ils présentaient ces cartes à l’empereur, avec copie destinée au Bureau des opérations (zhifang) du ministère des Armées. Pour témoigner de leur soumission, certaines ambassades offraient à la Cour, en plus de spécialités locales, des cartes de leurs propres territoires.
56Les ambassades repartaient avec des produits chinois dont elles faisaient cadeau à leur roi ou quelles revendaient sur les marchés ; avec ces objets, c’était forcément une partie de la culture chinoise quelles rapportaient chez elles. C’est ce qui est arrivé au Japon. Le pays avait adopté au Ve siècle l’écriture idéographique et il s’appropria sous les Tang bien d’autres traits de la civilisation chinoise, dont la structure politique centralisée, la planification urbaine – les capitales de Nara puis de Heian furent édifiées sur le modèle de Chang’an des Tang – et le système foncier. De multiples ambassades japonaises visitèrent la Chine à l’époque et plusieurs ramenèrent avec elles d’importantes délégations de bonzes ainsi que des envoyés politiques. Le bouddhisme, dans une forme qui intégrait des éléments de confucianisme et de culture chinoise, avait déjà gagné le Japon, par la Corée, et le Viêt Nam. Comme les bouddhistes chinois étaient partis chercher en Inde les textes sacrés et les enseignements des maîtres, leur coreligionnaires japonais se rendaient maintenant en Chine. Non seulement le réseau des relations internationales des Tang favorisait les importations étrangères, mais il contribuait aussi à propager l’influence de la Chine à une grande partie de l’Asie de l’Est.
57Si les ambassades servaient au commerce comme aux échanges intellectuels, elles représentaient également des sources d’information capitales sur le monde extérieur. Jia Dan (730-805), considéré comme le plus grand cartographe de son temps, était réputé pour ses vastes connaissances géographiques. Il dirigea le honglusi pendant plusieurs années à la lin du VIIIe siècle, ce qui lui permit d’interroger des dignitaires en visite et de dresser un certain nombre de cartes, dont des portulans, à partir des renseignements obtenus. Malheureusement, aucune de ses cartes des territoires étrangers, non plus que celles qu’on sait avoir été exécutées par d’autres à la même époque, n’est parvenue jusqu’à nous. Il reste toutefois quelques peintures effectuées par des artistes de cour comme Yan Liben – sans doute des œuvres commandées à la gloire des Tang –, qui illustrent, par exemple, la présentation du tribut par des ambassadeurs étrangers ou le paysage des « contrées occidentales » nouvellement conquises.
58De même qu’on interrogeait soigneusement les membres des ambassades à leur arrivée en Chine, les délégations chinoises envoyées à l’étranger avaient pour mission expresse de rassembler des renseignements sur la géographie des endroits quelles visitaient. C’est ainsi que l’empereur Gaozong (qui régna de 650 à 683) envoya des émissaires en Sogdiane et au Tokhara pour recueillir de l’information sur les coutumes et productions locales et pour en établir un inventaire détaillé. Ce travail a été consigné dans 60 rouleaux, sous le titre de Traité illustré des contrées occidentales, rédigés par l’historiographe officiel de la cour et présentés à l’empereur en 658.
59La diplomatie comportait donc une part importante d’espionnage, et les dirigeants chinois ne doutaient pas que ces activités puissent se pratiquer dans les deux sens. Parfaitement au fait des missions de reconnaissance menées par leurs propres diplomates, ils se demandaient souvent avec inquiétude si les délégations venues rendre tribut et les autres visiteurs n’allaient pas utiliser à des fins hostiles ce qu’ils avaient appris pendant leur séjour. Ils considéraient avec la plus grande méfiance tout étranger enclin à poser trop de questions ou, pire, surpris à dessiner des cartes.
60Mais il y avait d’autres moyens de se renseigner sur le monde à l’extérieur de la Chine : il suffisait par exemple d’interroger certains de ceux qui avaient participé aux campagnes militaires des Tang. On connaît le cas d’un officier qui finit par rentrer au pays après avoir été fait prisonnier non loin de Samarcande en 751 ; il avait traversé ce qui correspond à l’Érythrée et à l’Irak d’aujourd’hui et rapporté des renseignements de première main sur ces pays lointains et les mœurs de leurs habitants.
61Le flot relativement continu des pèlerins circulant entre la Chine et l’Inde était une autre source majeure d’information. Quand Xuanzang, dont nous avons évoqué le voyage épique au début de ce chapitre, revint au bout de plusieurs années, l’empereur Taizong lui accorda deux audiences pour recevoir son rapport de vive voix. Appréciant de disposer d’un interlocuteur sûr, il l’interrogea avec soin sur l’histoire de l’Inde, sa géographie, son climat, ses ressources. Il fit plus tard construire à Chang’an une tour en brique de style indien – la Pagode de l’oie sauvage, remplacée depuis par d’autres édifices – pour abriter les textes qu’avait réunis Xuanzang. Une complète liberté de circulation était néanmoins loin d’être la règle : la plupart des gens avaient besoin d’une autorisation expresse du gouvernement pour quitter la Chine. Même Xuanzang, dont le départ n’avait pas été officiellement approuvé, prit la précaution de demander l’autorisation de rentrer en Chine à l’approche des postes-frontières.
62Deux conclusions s’imposent à la suite de ce que nous avons dit de la Chine des Tang : premièrement, la circulation des personnes, des biens et des idées en provenance et en direction de la Chine était si intense qu’elle permit aux uns et aux autres d’amasser des connaissances considérables ; deuxièmement, le rôle central joué par l’empereur et son gouvernement dans la collecte des renseignements témoigne que les dirigeants chinois ont saisi très tôt l’importance de connaître le mieux possible les pays étrangers.
Religions importées
63Un grand nombre de religions étrangères fleurirent au cours des deux premiers siècles des Tang, parmi lesquelles on peut compter le bouddhisme, qui était devenu omniprésent et dont le pouvoir politique était si grand que les Chinois ne prêtaient généralement plus attention à ses origines indiennes.
64Les premiers souverains Tang étaient plutôt tolérants à l’égard des cultes étrangers – sans pour autant en encourager l’adoption – et ils avaient confié à un fonctionnaire la charge de les surveiller. Leur approche variait selon la perception qu’ils avaient de la nature et de l’influence de chacune des religions. Les commerçants étrangers, juifs, musulmans, zoroastriens, manichéens et nestoriens purent sans problème édifier leur propre lieu de culte. D’autres religions comme l’hindouisme étaient peut-être aussi présentes en Chine. Par exemple, au début du VIIIe siècle, dans la seule Chang’an, on comptait quatre temples persans, zoroastriens ou manichéens.
65Le zoroastrisme, venu de Perse et fondé sur la croyance en l’opposition des principes cosmiques du bien et du mal, avait, au début du VIe siècle, obtenu la protection des Tuoba Wei, les ancêtres de la maison impériale des Tang. Le prince Firuz, héritier de l’Empire sassanide, à qui l’empereur Taizong avait accordé le droit d’asile, reçut l’autorisation d’établir un temple zoroastrien à Chang’an pour sa cour en exil. Cette tolérance officielle, assimilable à un quasi-soutien, permit au zoroastrisme de faire quelques conversions en Chine, mais ses principaux adeptes demeuraient les marchands persans. Le manichéisme, autre religion de la Perse, qui combinait des éléments du christianisme oriental et du bouddhisme avec le dualisme zoroastrien, atteignit la Chine en 694 ; 40 ans plus tard, il y fut interdit, car on l’accusait de « s’être approprié faussement le nom du Bouddha et de tromper les gens ». Les étrangers conservaient toutefois le droit de le pratiquer et l’on attribuait à ses adeptes la capacité d’influencer la conjoncture céleste. À la fin du VIIIe siècle, les Chinois, qui appréciaient les connaissances en astronomie des manichéens, les invitèrent à user de leurs formules magiques pour faire venir la pluie dans les campagnes desséchées. C’est pourquoi l’on peut dire que les manichéens préfigurent d’une certaine manière les missionnaires jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, auxquels les gens du peuple prêtaient le don de faire tomber la pluie et dont les empereurs Qing estimaient les connaissances en astronomie.
66Le christianisme apparaît pour la première fois en Chine au début du IVe siècle sous la forme du nestorianisme, mais son influence reste alors limitée. Cette secte chrétienne s’était séparée de Rome et avait établi son patriarcat à Bagdad, après avoir été condamnée pour hérésie au Ve siècle parce qu’elle enseignait que les natures humaine et divine du Christ étaient distinctes, ce qui reléguait le Christ homme et la Vierge Marie à des places inférieures à celles qu’on leur assignait dans la hiérarchie catholique. Les missionnaires nestoriens atteignirent la Chine au VIIe siècle, comme en témoigne à Chang’an une inscription de 781 rédigée en syriaque et en persan. (Bien plus tard d’ailleurs, la découverte que des chrétiens – en dépit de leur statut d’hérétiques – avaient déjà, à une certaine époque, prospéré en Chine souleva un immense enthousiasme parmi les missionnaires européens qui espéraient convertir tout le pays.)
67Enfin, l’islam et le judaïsme pénétrèrent aussi en Chine avec les commerçants étrangers, comme l’atteste la présence de synagogues et de mosquées dans la ville marchande de Canton : une première mosquée y fut construite en 627, cinq ans avant la mort du prophète Mahomet. Mais, au début, ces croyances ne se répandirent guère parmi la population autochtone.
68Au milieu du VIIIe siècle, une explosion de xénophobie marqua la fin de la tolérance religieuse. Un renversement favorable aux cultes indigènes se produisit dans l’opinion, lié en partie aux origines étrangères du rebelle An Lushan, dont la révolte causa bien des souffrances et marqua le début du déclin de l’empire des Tang. Ce n’est pas un hasard si, pendant la rébellion, des Chinois massacrèrent, à Canton et à Yangzhou, plusieurs dizaines de milliers de négociants étrangers, arabes, juifs et persans, à qui l’on reprochait leur richesse et leur cupidité. Le gouvernement commença à restreindre de plus en plus sévèrement les communautés étrangères et, dans ce contexte, certains intellectuels se souvinrent brusquement des racines indiennes du bouddhisme et s’inquiétèrent du pouvoir politique de cette doctrine religieuse.
69Ce type d’hostilité s’était déjà manifesté par le passé. Au début du VIIIe siècle, le bouddhisme avait été associé aux noms des impératrices Wu et Wei, devenus synonymes d’extrême corruption, ce qui l’avait déjà quelque peu discrédité. Puis, sous le règne de Xuanzong (712-756), diverses pratiques abusives des monastères étaient devenues de notoriété publique : certaines familles riches réussissaient à frauder le fisc, soit par l’ordination comme bonzes ou novices de certains de leurs membres, soit en faisant ériger des temples privés. Les riches n’étaient d’ailleurs pas seuls en cause : en 714, le gouvernement avait intimé à des dizaines de milliers de soi-disant bonzes et religieuses, qui cherchaient à échapper à l’impôt ou aux corvées de retourner à la vie laïque et par conséquent de réintégrer les registres fiscaux et ceux du service de l’État. De tels abus, associés à l’influence croissante des institutions bouddhiques, avaient incité les autorités des Tang à restreindre le pouvoir de cette religion. On la plaça donc sous le contrôle du honglusi (« Cour du cérémonial d’État ») dans le but de réduire son emprise en la désignant comme un culte étranger. Parallèlement, l’empereur s’était mis à s’intéresser de plus en plus au taoïsme, principal concurrent du bouddhisme.
70La disgrâce des étrangers et de leurs cultes culmina avec la proscription de toutes les religions non chinoises, promulguée en 845. Aucune, pas même le bouddhisme, ne devait retrouver la position qu’elle avait occupée auparavant. Plusieurs milliers de religieux de toutes confessions furent rendus à la vie séculière.
71Les confucéens étaient à la tête de cette réaction. Dans une diatribe célèbre, le grand homme d’État et essayiste confucéen Han Yu (786-824) avait critiqué l’exposition d’une relique bouddhique dans le palais impérial. Il s’opposait au bouddhisme, qu’il assimilait à de la superstition et trouvait contraire à la morale confucéenne, et qui, en outre, venait d’ailleurs. Voici un extrait de son discours :
Bouddha était un barbare qui ne parlait pas la langue des Chinois et portait des vêtements d’un style différent. Ses paroles ne s’appliquaient pas aux manières de nos anciens rois et sa façon de se vêtir n’était pas conforme à leurs lois. Il ne comprenait ni les devoirs qui lient le souverain à ses sujets ni les sentiments qui unissent un père à son fils. S’il était encore de ce monde aujourd’hui et qu’il se présentait à la cour, envoyé par son gouvernement, Votre Majesté pourrait condescendre à le recevoir, mais cette réception ne mériterait pas plus qu’une audience au palais Xuanzheng, un banquet offert par le Bureau des relations diplomatiques [qui faisait partie du honglusi], la remise de vêtements. Il serait ensuite escorté jusqu’aux frontières de l’Empire et renvoyé chez lui, pour éviter qu’il ne pervertisse le peuple. Comment serait-il possible, alors qu’il est mort depuis longtemps, que ses os pourris, les restes fétides et funestes de son cadavre aient le droit de pénétrer au sein du palais ? Confucius a dit : « Respectez les esprits et les dieux tout en les tenant à distance6. »
72Le reste de ce discours est plus outrancier encore et sa franchise valut à Han Yu d’être exilé dans le Sud. Il ne faisait cependant qu’exprimer un sentiment croissant de l’opinion publique de l’époque.
73L’empire des Tang s’effondra en 907. Après une interruption de 60 ans – ce qui correspond à un cycle complet du calendrier chinois – pendant laquelle plusieurs petits États se disputèrent la suprématie, l’empire des Song (960-1260) lui succéda.
74Le commerce régional et international se développa considérablement durant cet interrègne, à la faveur d’avancées techniques qui améliorèrent la productivité de l’agriculture et de l’artisanat, plus particulièrement dans l’industrie de la céramique. Cela permit de dégager des surplus qu’on put investir dans le commerce avec d’autres régions de la Chine ou avec l’étranger, car au même moment la demande pour les produits de luxe importés augmentait. De plus, les divers États issus de la désintégration de l’empire des Tang mirent à profit la période de paix relative que favorisa leur propre faiblesse militaire pour tisser par le commerce des liens politiques et consolider leurs appuis partout où ils le pouvaient. L’expansion commerciale se poursuivit après l’arrivée au pouvoir des Song.
Les Song, maîtres des mers (960-1276)
75Les Song inaugurèrent une période d’extraordinaires bouleversements économiques, culturels et sociaux pendant laquelle, de l’avis de nombreux historiens, la civilisation chinoise domina l’ensemble du monde. Les Song établirent leur première capitale à Kaifeng, dans le nord de la Chine, avant d’être repoussés au sud en 1127 par des envahisseurs venus du nord-est. Puis, après avoir rétabli leur capitale à Hangzhou, ceux qu’on appelle les Song du Sud régnèrent sur un territoire réduit jusqu’à leur renversement par les Mongols, en 1276. Durant la même période, dans le nord, les envahisseurs avaient proclamé l’empire des Jin, qui dura jusqu’à ce que les Mongols les chassent, au début du XIIIe siècle.
76Comme nous l’avons vu, déjà sous les Tang, la Chine s’était intégrée au commerce maritime mondial et des navires à destination et en provenance des ports de la mer de Chine orientale voyageaient des royaumes d’Asie du Sud-Est jusqu’en Inde, avant de continuer vers le Moyen-Orient. En même temps, l’établissement en Chine de différentes communautés étrangères, l’adoption d’institutions chinoises par d’autres États et la constitution d’une diaspora outre-mer avaient renforcé la présence des Chinois dans le commerce asiatique, et ce, bien avant l’arrivée des Européens.
77Dans les siècles qui suivirent la chute des Tang, la Chine affirma sa domination sur les mers. Les chantiers navals commencèrent à produire d’immenses jonques pour la haute mer ; mesurant jusqu’à 90 mètres de long, elles avaient une capacité d’environ 1100 tonnes et pouvaient transporter de 500 à 1000 personnes. Ces bateaux, en partie inspirés de modèles arabes, pouvaient naviguer au long cours avec d’importantes cargaisons. À peu près à la même époque, les Indiens, les Perses et les Arabes, qui avaient dominé le commerce maritime à l’apogée des Tang, s’en détournèrent, retenus chez eux par des considérations plus pressantes, et le nombre de navires étrangers à atteindre la Chine diminua, ce qui laissa un vide que pouvait désormais combler la marine marchande chinoise.
78C’est sous les Song que se produisit une série de progrès techniques majeurs liés à de nouvelles connaissances en géographie, en astronomie, en cartographie et en construction navale. L’invention de la boussole améliora radicalement la navigation et bientôt tous les bateaux en furent équipés. On installa des phares, des balises, on observa les marées, les vents et les étoiles, on calcula les distances et l’on sonda les fonds avec une précision encore jamais atteinte. Les capitaines d’expérience consignèrent ces nouveaux savoirs dans des registres et amassèrent une documentation essentielle, constituée de cartes et d’itinéraires maritimes, avec le relevé précis des îles, des courants et des écueils.
79Les écrivains des Song rédigèrent aussi des comptes rendus actualisés sur les pays étrangers. Cette information nouvelle, souvent très technique, fut largement diffusée. Les lettrés s’intéressaient aussi aux travaux des navigateurs et géographes arabes et indiens pour permettre à leurs compatriotes d’en tirer profit. Parmi les plus célèbres écrits du genre, on trouve le Zhufan zhi (« Notes sur les peuples étrangers »), rédigé après 1225 par Zhao Rugua, ancien surintendant du Commissariat aux bateaux marchands de Quanzhou, sur la côte du Fujian. Cette ville qui était alors, devant Canton, le premier port de commerce international, abritait entre autres des mosquées et des temples hindous qui desservaient les marchands en provenance de l’Asie du Sud-Est, du sous-continent indien et d’ailleurs ; la municipalité avait adopté la coutume islamique de permettre aux étrangers de se gouverner d’après leurs propres lois, ce qui indique bien l’importance de la présence musulmane. Dans son livre, Zhao traitait en détail de questions liées au commerce, aux pays étrangers et aux produits exotiques qu’il avait découverts dans le cadre de ses fonctions. Il fut ainsi le premier Chinois à décrire l’Égypte :
Le pays de Wusili [Egypte] est sous la domination de Baida [Bagdad]. Son roi a le teint clair ; il porte un turban, une veste et des bottes noires. Il paraît à cheval en public, précédé de 300 chevaux dont les selles et les harnais sont ornés d’or et de pierreries. Suivent dix tigres au bout de chaînes en fer tenues par 50 hommes, et que surveillent 100 autres hommes. Il y a là aussi une centaine de porteurs de gourdins et 30 porteurs de faucons. En outre, 1000 cavaliers l’entourent et le protègent, et 300 esclaves arborent des boucles et des épées. Deux hommes précèdent le roi en portant son blason et 100 joueurs de timbales le suivent à cheval. Tout le cortège est grandiose !
Le peuple se nourrit de gâteaux et de viande et ne mange pas de riz. Le climat est en général plutôt sec. Le gouvernement s’étend sur 16 provinces, qui couvrent plus de 60 stades de circonférence. Quand il pleut, les cultures [n’en tirent aucun bénéfice, bien au contraire, elles] sont emportées par les pluies et détruites. On trouve [dans ce pays] un fleuve dont les eaux sont limpides et douces, et dont la source n’est pas connue. Les années de sécheresse, alors que les rivières de tous les pays se tarissent, ce fleuve est le seul à ne pas décroître, avec abondance d’eau pour les champs, et le peuple y puise pour arroser les cultures7 [...]
80Les autorités des Song décidèrent de faire la promotion active du commerce international, qui représentait pour elles une source importante de revenus. Cette politique, lancée peu après la fondation de la dynastie, consistait à « inviter et encourager » les marchands étrangers. Cette initiative prit différentes formes. En 988, l’empereur envoya dans plusieurs pays une mission porteuse de cadeaux recherchés dans le but d’attirer des commerçants. Et les émissaires des Song achetèrent à l’étranger pour les revendre au retour des produits de luxe, tels qu’ivoire, perles et parfums, plantes médicinales et cornes d’animaux qui entraient dans diverses préparations d’apothicaires. En Chine même, les fonctionnaires impériaux organisèrent dans les principaux ports de commerce des banquets d’adieu annuels et différentes cérémonies pour amadouer les marins et les négociants étrangers. Les navires marchands rejetés sur la côte ou endommagés étaient placés sous la protection du gouvernement impérial, à l’abri des convoitises des fonctionnaires locaux. Cependant, si ces derniers réussissaient à stimuler le commerce extérieur, ils en étaient récompensés par des banquets ou des promotions.
81La croissance rapide des échanges internationaux qui en découla se fit sous le contrôle étroit du gouvernement, à la fois pour protéger une source considérable de revenus et pour restreindre les sorties de devises. Les droits de douane sur les importations s’élevaient à environ 10 %. Les autorités centrales maintenaient leur monopole sur les marchandises les plus rentables, comme l’ivoire, le corail, les cornes de rhinocéros et les peaux de crocodile, interdisant le commerce privé d’un certain nombre de produits de luxe et se réservant la possibilité d’acheter à tarif préférentiel tout bien d’importation. Les exportations étaient aussi étroitement surveillées. Avant de partir, chaque commerçant chinois devait déclarer sa destination. Si, à son retour, il prétendait avoir été dérouté, il devait en faire une prompte déclaration et, si possible, en fournir la preuve. Il était tenu de dresser l’inventaire des produits exportés avec une attestation des impôts déjà acquittés. Comme sous les Tang, rien de ce qui pouvait entrer dans la fabrication des armes n était autorisé à sortir du pays, bien que le commerce illégal du fer avec l’Asie du Sud-Est ait continué de prospérer. Les exportations de riz étaient également interdites, sans doute pour maintenir des réserves en cas de famine ou de guerre. Les marchands avaient le droit d’être armés pour se protéger des pirates, mais ils devaient rendre leurs armes au retour. Ils les récupéraient s’ils repartaient.
82Ces restrictions amenèrent certains négociants à émigrer, principalement vers les comptoirs de l’Asie du Sud-Est. D’autres se firent pirates. Piraterie et contrebande sévissaient sur toutes les mers d’Asie. Ces activités illégales pouvaient s’avérer extrêmement lucratives et représentaient donc pour les marchands à la fois une forte tentation et une terrible menace. Cependant, le commerce autorisé pouvait, lui aussi, être d’un excellent rapport ; on sait, d’après des sources de l’époque, que des gens qui n’étaient pas particulièrement riches avaient investi leurs maigres économies dans le commerce outre-mer.
83La gamme de marchandises entrant et sortant de Chine sous les Song était très variée, mais, dans l’ensemble, les produits chinois les plus en demande demeuraient le fil de soie, les soieries et autres textiles ; les métaux, dont l’or, l’argent, l’étain, le cuivre, le fer blanc et le plomb ; la vaisselle en céramique, depuis la porcelaine la plus délicate jusqu’aux pièces en terre cuite ; et le thé. On exportait également des laques, des pierres semi-précieuses, du papier, du bambou, des litchis et des livres.
84Les importations étaient au moins aussi variées. De l’empire kitan Liao, dans le sud de la Mandchourie, la Chine faisait venir des chevaux, des fourrures, de la laine et des esclaves. Du Japon, elle importait du soufre pour la poudre à canon, des perles et du merrain, qui servait à diverses préparations médicinales, du bois pour les cercueils, des armes et des objets décoratifs. D’Asie du Sud-Est venaient des épices comme le clou de girofle et la cardamome, du bois de santal, de l’aloès, des fruits et de l’écaille de tortue. On échangeait des chevaux du Tibet contre du thé du Sichuan. L’Inde et l’Afrique de l’Est fournissaient de l’ivoire et des cornes de rhinocéros ; la Syrie, du verre ; le golfe Persique, des perles ; et la Méditerranée, du corail. Quelques produits, telles l’ivoire et les cornes de rhinocéros, relevaient d’un monopole d’État, mais dans certains cas, comme pour le fer, des particuliers n’hésitaient pas à risquer la prison tant était considérable le profit qu’on pouvait escompter de ce commerce illégal.
85Le développement des échanges interasiatiques permit l’introduction au Xe siècle d’une variété de riz plus précoce, originaire du Champa, au centre de l’Indochine. Le gouvernement encouragea le recours à cette variété, qui permettait de faire deux récoltes par année, résistait bien à la sécheresse, devait révolutionner l’utilisation des sols et créer les conditions préalables à une croissance de la population. Cette céréale constituait donc une part majeure des importations chinoises.
86Les échanges intellectuels avec les autres civilisations se poursuivirent sous les Song, mais ils nous sont mal connus. Un domaine important de ces échanges concerne la médecine. Un manuscrit persan du début du XIVe siècle reproduit, par exemple, les illustrations d’un livre chinois d’anatomie datant d’une époque antérieure, ce qui témoigne qu’on savait reconnaître l’expertise des Chinois dans ce secteur, comme ceux-ci savaient le faire pour d’autres cultures. On sait aussi qu’au cours du XIe siècle les techniques de vaccination contre la variole se répandirent en Chine, à partir probablement de l’Inde ou la Perse.
87La réapparition en Chine des cultes étrangers fut un des effets de la reprise du commerce international ; certains n’avaient sans doute jamais complètement disparu. Une communauté juive s’établit à Kaifeng avant que les Song transfèrent la capitale au sud, en 1127. Ses membres construisirent leur première synagogue en 1163, qui subsista jusqu’au milieu du XIXe siècle. Venus de Perse, de Palestine et du Yémen, ces juifs parlaient surtout le persan, langue commune à la plus grande partie de l’Asie centrale, et ils vendaient du « tissu occidental », sans doute du coton. Ils ne furent jamais plus de 1500, divisés en sept clans ; mais ils maintinrent leur identité en dépit des mariages mixtes, en partie grâce à la tolérance des autorités, convaincues que les juifs relevaient d’une secte de l’islam, qui se maintenait discrètement en Chine. Certains israélites chinois se convertirent d’ailleurs à l’islam – ils avaient en commun avec les musulmans de ne pas consommer de porc, produit de base de la cuisine chinoise – et, même encore aujourd’hui, on distingue deux groupes parmi les musulmans de Kaifeng : ceux qui disent descendre de Mahomet et ceux qui se réclament d’Abraham et sont sans doute les descendants de l’ancienne communauté juive.
L’immense empire continental des Mongols (1276-1368)
88Le chef mongol Kubilaï Khan conquit la Chine en 1276 et y établit la dynastie des Yuan. Le pays ne constitua plus qu’une partie d’un immense empire asiatique, qui s’étendait de la Corée et de la Mandchourie jusqu’en Mésopotamie et au Caucase, en passant par le Turkestan et la Sibérie. Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que les contacts avec les territoires situés à l’ouest aient été plus fréquents. Le Vénitien Marco Polo, dont on doute aujourd’hui qu’il ait vraiment vécu dans l’empire des Yuan comme il le prétendit, reflétait pourtant fidèlement la réalité lorsqu’il évoquait le cosmopolitisme et la prospérité de la Chine du XIIIe siècle :
C’est le port [Quanzhou, au Fujian] où toutes les nefs d’Inde viennent avec maintes marchandises coûteuses et avec maintes pierres précieuses de grande valeur et avec maintes perles grosses et bonnes. [...] Et vous dis que pour une nef chargée de poivre qui va à Alexandrie ou autre lieu pour être portée en terre de Chrétiens, il en vient plus de cent à ce port de Zayton [Quanzhou]. Il serait presque impossible de croire l’immense rassemblement de marchands et de marchandises en cette ville8 [...]
89Les nouvelles habitudes de consommation et le goût du luxe qui étaient apparus sous les Song continuèrent de se répandre après l’invasion mongole. Des marchands du monde entier allaient en Chine. Navigateurs et négociants en provenance du Viêt Nam, de Bornéo, de Java, de Sumatra, de Pagan, de l’Inde et du Moyen-Orient, de la Corée et du Japon, et de plus loin encore, débarquaient dans les ports de la côte orientale, dans les provinces du Shandong, du Zhejiang, du Fujian et du Guangdong.
90Les Mongols restreignirent pourtant les échanges plus que ne l’avaient fait les Song. Ils tentèrent d’établir leur monopole sur le commerce international afin d’en accaparer tous les profits. En 1284, ils interdirent aux marchands chinois de se rendre à l’étranger, sauf mandat exprès du gouvernement qui leur fournissait alors bateaux et financement. Les Mongols prélevaient 70 % du profit tiré du commerce extérieur et imposaient des taxes plus nombreuses et plus lourdes que leurs prédécesseurs. Le résultat immédiat fut un recul relatif du commerce international, qui conserva toutefois une grande importance.
91L’étendue de l’Empire mongol facilita les échanges d’information comme de marchandises. La Chine des Yuan intégra des notions d’astronomie venues de Perse, où, vers 1260, des savants de tous les pays avaient été appelés à travailler ensemble dans un observatoire international. En 1267, l’astronome et géographe persan Jamal al-Dîn mit au point un nouveau calendrier pour Kubilaï qui devait cependant être remplacé par un calendrier chinois, lui-même peut-être élaboré sous l’influence arabe. Il fournit aussi à l’empereur un globe terrestre accompagné de différents instruments d’astronomie avec leurs schémas d’assemblage qui comprenaient une sphère armillaire, un gnomon et un astrolabe. Quelques années plus tard, Guo Shoujing (1231-1316) réussit à adapter certains de ces schémas d’assemblage aux particularités de l’astronomie chinoise, qui différait de celle des musulmans. Il équipa l’observatoire de Pékin, qui resta en service jusqu’à ce que des missionnaires jésuites en construisent un autre, 400 ans plus tard.
92Pendant ce temps, les cartographes chinois continuaient d’établir des cartes d’une exactitude de plus en plus grande et couvrant des territoires de plus en plus vastes. Aidés par le fait que les Mongols contrôlaient un vaste empire et par les progrès de l’astronomie, ils arrivèrent à calculer avec précision la latitude de bien des endroits, tels que Pyongyang en Corée, le lac Baikal en Sibérie, Karakorum en Mongolie, file de Hainan au large des côtes méridionales de la Chine. Vers 1320, le cartographe Zhu Siben (1273-1337) traça une mappemonde sur laquelle les Chinois allaient fonder, pendant des siècles, leur connaissance du monde. Elle comportait la transcription phonétique d’une centaine de noms de lieux en Europe (« A-lu-mang-ni-a » pour Allemagne et « Fa-li-xi-na » pour France), signalait une ville située approximativement à l’emplacement de l’actuelle Budapest et décrivait la Méditerranée. À la différence des cartes européennes de l’époque, celle de Zhu donnait la forme et l’orientation exactes de l’Afrique, ainsi que quelques détails sur le nord du continent. Elle désignait aussi bien le Sahara que le désert de Gobi en noir, elle représentait Alexandrie par une pagode avec des pharaons et elle indiquait environ 35 noms de lieux africains. Pendant plus d’un siècle, les planisphères chinois continueront de se baser étroitement sur le travail de Zhu.
93Sous les Mongols, les « Arabes » – au départ, ce terme s’appliquait aux Persans et autres ressortissants de l’Asie centrale – dominèrent les sciences et les techniques comme avaient pu le faire un temps les Indiens sous les Tang. Les registres de l’époque révèlent que les armuriers musulmans aidèrent les Yuan à renverser les Song dans les années 1270. Il est tout à fait possible qu’ils aient, entre autres, fourni des renseignements d’ordre militaire. Mais l’information circulait dans les deux sens : la tradition veut que les Mongols aient transmis la formule de la poudre à canon de la Chine à l’Europe, où elle devait transformer complètement l’art de la guerre.
94Autre évolution marquante de la Chine des Yuan : l’expansion rapide de l’industrie cotonnière, dont les Mongols avaient sans doute appris à apprécier les produits dans d’autres parties de leur empire. La culture du coton était jusqu’alors restée plus ou moins circonscrite aux provinces frontalières du Sud, mais, pour l’encourager, les empereurs consentirent des avantages fiscaux et firent diffuser des renseignements techniques. Ce secteur prit une grande importance dans l’économie chinoise. Les efforts de l’État furent relayés par ceux de Huang Daopo (née vers 1245), honorée après sa mort comme patronne du coton. Elle propagea les techniques de lavage et de filage dans la région du bas Yangzi, qui devint un des principaux centres de culture et de tissage.
95Le christianisme nestorien bénéficiait d’un statut enviable auprès des Mongols, qui voyaient dans la chrétienté une alliée potentielle de l’islam, dont la puissance politique compromettait leur projet d’empire mondial. La plupart des chrétiens chinois de l’époque étaient nestoriens, comme la propre mère de Kubilaï Khan, qui incita ses fils à faire preuve de tolérance religieuse. Les nestoriens édifièrent de nombreuses églises dans le sud du pays et entretinrent un certain nombre de communautés florissantes, au grand dam du franciscain Jean de Montcorvin, qui atteignit la Chine en 1294. Ordonné archevêque de Pékin par le pape, il y fit construire deux églises dans l’espoir de convertir les Chinois.
96Kubilaï Khan, peut-être sous l’influence de sa mère, encouragea un certain œcuménisme, en partie pour contrebalancer l’influence du confucianisme. Lui-même prit comme maître le lama tibétain ’Phags-pa, avec qui il établit un régime à la fois religieux et séculier au Tibet.
97Dans les années 1280, le moine nestorien Rabban Sauma devint le premier Chinois connu à atteindre l’Europe. Il partit avec un disciple en pèlerinage aux tombeaux des martyrs et des pères de l’Église nestorienne en Terre sainte. Avec le soutien de leur Église et de la cour mongole, les deux pèlerins voyagèrent d’oasis en oasis en Asie centrale avant d’arriver à Bagdad, où ils se trouvèrent impliqués dans des querelles religieuses et politiques. Rabban Sauma finit par poursuivre seul sa route jusqu’à Rome et Paris : il avait été chargé d’une mission diplomatique par le khan mongol de Perse, qui voulait persuader le pape et les rois de France et d’Angleterre de s’allier à lui dans une croisade contre l’islam. Les deux rois accordèrent une audience à l’émissaire des Persans et promirent, semble-t-il, de se joindre à l’alliance souhaitée ; mais le moine atteignit Rome en plein conclave et fut dans l’impossibilité de remplir totalement sa mission. Il mourut en Perse sans avoir revu la Chine.
98Cette histoire – l’idée même qu’un chrétien de l’extrémité orientale de l’Empire mongol puisse faire office d’ambassadeur auprès des cours d’Europe occidentale – paraît moins étonnante lorsqu’on la replace dans le contexte du cosmopolitisme des Yuan. En Chine, les Mongols réorganisèrent la société en fonction de critères ethniques, sur quatre niveaux hiérarchiques : le premier niveau était occupé par les Mongols ; le deuxième, par les semu, c’est-à-dire les habitants d’Asie centrale et occidentale ; le troisième, par les Chinois du nord qui avaient vécu sous le règne du Jürchen Jin, après la fuite des Song vers le sud en 1127 ; et enfin, tout au bas de l’échelle, les anciens sujets chinois des Song du Sud. Les Yuan préféraient placer des semu aux postes les plus élevés de l’administration, car ils les trouvaient plus sûrs que les Chinois. Outre Rabban Sauma, leurs gouvernements comptèrent des musulmans d’Asie centrale, des Tibétains, des habitants d’Asie de l’Ouest et Marco Polo lui-même, si l’on en croit ses dires. Bien qu’il fût inhabituel dans la bureaucratie chinoise de confier ce genre de responsabilités à des étrangers, cette pratique était alors largement répandue dans toute l’Asie, dans des États dont les attributs étaient souvent assez mal définis.
99Les Mongols manifestèrent également une grande ouverture aux arts : Kubilaï Khan protégea le peintre et architecte népalais A’nige (1224-1306) qui, en plus de faire le portrait de l’empereur, exécuta les plans de plusieurs temples et pavillons en Chine, dans lesquels il introduisit certains éléments d’architecture tibétaine et népalaise.
100Quant à savoir si, sous les Yuan, les lettrés furent aussi cosmopolites que leurs maîtres, cela reste matière à controverse. Le traumatisme de la conquête conforta dans leur opinion ceux qui prétendaient que les étrangers, comme les Mongols – qu’ils tenaient toujours pour des barbares –, aspiraient à devenir chinois. Il est clair cependant que, sous les dynasties étrangères, les influences culturelles se firent sentir dans les deux sens.
Les expéditions maritimes des Ming (1368-1644)
101Au milieu du XIVe siècle, des soulèvements populaires renversèrent les Yuan et aboutirent à la proclamation des Ming, la dernière dynastie proprement chinoise, entre les Yuan mongols et les Qing mandchous. Aux encouragements initiaux donnés au commerce extérieur, dans lequel on voyait une source importante de revenus, succéda un demi-siècle de restrictions sévères afin d’enrayer la fuite des métaux précieux. Puis, entre 1405 et le début des années 1430, l’empereur Yongle (qui régna de 1402 à 1424) lança une série de sept grandes expéditions maritimes. Avec à leur tête Zheng He (1371-1433), un eunuque musulman, ces expéditions traversèrent les mers du Sud-Est asiatique jusqu’à l’Inde, puis rejoignirent Ormuz, à l’entrée du golfe Persique, et atteignirent Malindi, sur la côte orientale de l’Afrique. Elles précédèrent d’à peine quelques décennies les navires portugais partis à la recherche d’un passage vers les Indes.
102Les plus grosses des flottes appareillées pour ces expéditions comptaient plus de 300 navires, dont 62 mesuraient plus de 120 mètres de long et 50 mètres de large, avec trois ponts et neuf mâts de 12 voiles. Ces « bateaux trésors » chinois auraient largement dominé les navires plus trapus à bord desquels Christophe Colomb ferait route vers les Amériques moins d’un siècle plus tard. Chaque flotte comprenait également des bateaux-citernes de façon à toujours maintenir une réserve d’eau potable pour la santé des voyageurs. On pouvait ainsi transporter près de 28 000 personnes, parmi lesquelles on trouvait des troupes armées – cavalerie comprise –, des eunuques et des fonctionnaires pour les missions diplomatiques, des traducteurs et des imams pour traiter avec les marchands musulmans, des médecins et des herboristes (chargés de se procurer des plantes dont les vertus thérapeutiques étaient déjà connues en Chine et d’en découvrir de nouvelles), des ingénieurs, des marins et des marchands.
103Officiellement, Yongle avait lancé ces expéditions pour vérifier le bien-fondé de rumeurs voulant que son prédécesseur, dont il avait usurpé la place, était encore vivant et préparait sa revanche. Mais ces voyages servirent bien d’autres fins. Ils cherchaient d’abord à affirmer le prestige des Ming auprès des gouvernements étrangers et à établir avec eux des relations diplomatiques dans le cadre du système tributaire, avec l’objectif de fonder un empire universel qui aurait été maritime autant que celui des Mongols avait été continental. Par la même occasion, ils permettaient à la Chine de prouver au monde que la menace mongole avait définitivement disparu. C’était aussi le but des missions envoyées en Corée, au Tibet ou en Asie centrale, et des échanges avec le Japon, où le gouvernement chinois se procurait des armes en grande quantité – et, en particulier, des sabres – contre des objets d’art, des textes littéraires et divers objets pratiques.
104Le commerce occupait une grande part des activités de ces expéditions. La flotte de Zheng He ramena des émissaires portant tribut, notamment du Bengale, de Java, de Calicut et de Cochin. Une girafe, qui avait à l’origine été donnée au roi du Bengale par celui du Malindi, se trouvait parmi les cadeaux. Yongle en fut tellement enchanté que les missions suivantes rapportèrent d’autres animaux encore plus exotiques : des zèbres, des autruches, une autre girafe, des léopards. Ces voyages ouvrirent de nouveaux débouchés aux produits de l’industrie chinoise – comme la soie, les broderies et certaines porcelaines fines – tout en faisant connaître une multitude de produits étrangers, notamment des épices. Pourtant, la circulation de produits étrangers se fit moins intense au début du XVe siècle qu’elle ne l’avait été sous les Tang et les Song en partie à cause des critiques que les extravagances de ces expéditions leur attirèrent de la part des esprits conservateurs.
105Pour bien montrer que les liens tributaires visaient à développer des affinités culturelles aussi bien que des relations économiques, ces expéditions distribuèrent des milliers de textes éducatifs. Parmi ces textes, on trouvait le Lienü zhuan, un recueil de biographies de figures féminines écrites pour l’édification des Chinoises. C’est avec ce type d’ouvrages que l’empereur comptait amorcer le processus de civilisation des « barbares ». Cette approche illustre bien le crédit que les Chinois accordaient au rôle civilisateur des femmes et suggère un parallèle éclairant entre leur attitude envers leurs compagnes et celle dont ils faisaient preuve à l’égard des autres cultures : s’ils les traitaient de haut en public, ils admettaient sans mal leur importance en privé.
106Chaque expédition comptait des hommes qui parlaient arabe, qu’on recrutait dans les mosquées et dont la mission était double : servir d’interprètes et faire clairement passer le message que la Chine était favorable à l’islam. La chose s’avérait en effet indispensable, car les premiers empereurs Ming s’étaient violemment opposés aux musulmans, auxquels on reprochait d’avoir été percepteurs des impôts pour le compte des Mongols. Les marchands musulmans se trouvaient aussi souvent en concurrence avec les Chinois pour le contrôle de nombreuses routes commerciales. Ce rôle bienveillant que s’attribuait la Chine se trouva confirmé quand les forces de Zheng He détruisirent, près de Sumatra, une puissante flotte de pirates, ce qui permit d’assurer la sécurité des navires marchands et leur libre circulation sur les voies maritimes vers l’Inde et le Moyen-Orient.
107Avec ces expéditions, la Chine des Ming put rassembler une quantité considérable de renseignements sur les pays environnants, et même sur l’Afrique. Les fonctionnaires impériaux interrogeaient les ambassadeurs étrangers sur la géographie de leurs pays et faisaient exécuter des cartes sur la base de leurs réponses. Ils se renseignaient aussi sur leurs coutumes et, si ces visiteurs avaient une allure particulièrement exotique, ils faisaient faire leur portrait, dans une sorte de relevé ethnographique rudimentaire. De leur côté, plusieurs compagnons de Zheng He firent la relation écrite de leurs voyages, qui étaient certainement, à l’époque, les expéditions maritimes les plus longues jamais menées dans l’histoire du monde. Certains de ces récits – comme les Mémoires sur les royaumes barbares des océans occidentaux de Gong Zhen (1434), les Merveilles découvertes par le bateau à étoile de Fei Xin (1436) ou les Merveilles des océans de Ma Huan (1451) – témoignent des réactions des Chinois vis-à-vis des cultures des différents pays où ils avaient accosté, particulièrement ceux de la mer de Chine méridionale, le long du détroit de Malacca et de l’océan Indien. Les cartes chinoises commencèrent à reproduire avec précision la forme du sous-continent indien, ce qui constituait un progrès par rapport aux travaux de Zhu Siben au siècle précédent.
108Ces écrits forment le compte rendu de voyages en Asie le plus détaillé dont on dispose, depuis Le devisement du monde, de Marco Polo, qui daterait de 1298, et les relations notoirement peu sûres de Ibn Battuta au XIVe siècle. Ils constituent également une mine de renseignements sur la marine chinoise, la navigation et le commerce de l’époque, comme en témoigne la description de la ville sainte de La Mecque par Ma Huan, conseiller musulman et interprète de l’arabe pour Zheng He :
[Le pays de la Ka’ba] est le pays de Moqie [La Mecque]. En faisant voile depuis le pays de Guli [Calicut], on se dirige vers le sud-ouest – le point shen de la boussole – et le bateau met trois lunes pour atteindre le port qui dessert ce pays. Les étrangers l’appellent Zhida [Djedda] et il est dirigé par un chef puissant. De Zhida, il faut aller vers l’ouest et, après une journée de route, on atteint la capitale où réside le roi, connue sous le nom de Moqie.
Ces gens sont de religion musulmane. Un saint homme exposa et diffusa le premier cette doctrine qui se répandit dans tout le pays et, jusqu’à aujourd’hui, ses habitants respectent dans leurs actes toutes les règles de cette religion et n’osent les transgresser en aucune manière.
Les habitants de ce pays sont vigoureux et ont belle allure, leurs membres et leurs visages sont d’une couleur cramoisie très foncée.
Les hommes s’enturbannent la tête, portent des robes longues et des chaussures de cuir. Les femmes se couvrent d’un voile et vous ne pouvez distinguer leur visage.
Ils parlent l’a-la-pi [l’arabe]. La loi de ce pays interdit la consommation de vin9 [...]
109Les expéditions maritimes cessèrent à la mort de Zheng He, en 1433, alors que la marine chinoise entrait dans une période de déclin. Cet arrêt s’explique par un concours de circonstances : les Ming avaient perdu beaucoup de leur prestige quand l’empereur avait été fait prisonnier par les Mongols pendant la désastreuse bataille de Tumu, en 1449. Il était resté prisonnier un an et, devant la progression de la menace étrangère, la dynastie au pouvoir avait dû en priorité renforcer les frontières au nord du pays. Au même moment, l’expansion constante du commerce privé au détriment des monopoles d’État avait débouché sur une raréfaction de l’offre et une augmentation des prix. En conséquence, la valeur du papier-monnaie s’était effondrée et ce numéraire ne pouvait plus servir au commerce international. Les Ming furent contraints de se conformer aux prix du marché ou de faire du troc pour se procurer les chevaux dont ils avaient besoin pour combattre les Mongols, ainsi que d’autres biens de première nécessité. Pour toutes ces raisons, mais aussi parce que les rentrées fiscales avaient diminué à la suite de catastrophes naturelles et que la corruption ne cessait de s’étendre dans l’appareil gouvernemental, le Trésor impérial se trouva à sec, les priorités changèrent et les expéditions maritimes prirent fin. Le commerce interasiatique continua cependant, mettant l’empire en contact avec divers groupes de marchands, venus de toute l’Asie et d’Afrique du Nord. Jusqu’à l’arrivée des Portugais, la Chine demeura la puissance la plus importante de la région.
L’arrivée des Européens et le trafic de l’argent
110Les navires portugais atteignirent les côtes de la Chine au début du XVIe siècle, mais les relations entre les autorités impériales et les marchands européens restèrent pour un temps, sinon hostiles, du moins très froides à cause des inévitables malentendus qui surgirent. Les Portugais espéraient exporter à la fois leurs marchandises et leur religion, mais ils y réussirent moins bien qu’au Japon, où un gouvernement plus centralisé exerçait un contrôle plus efficace sur la société. Le commerce sino-européen se limita donc pour un temps à la contrebande.
111Vers le milieu du siècle toutefois, les marchands portugais s’empressèrent de tirer parti de la détérioration des relations entre la Chine et le Japon. Cette détérioration tenait à divers facteurs. Des pirates dits japonais – qui s’adonnaient au commerce illégal entre les deux pays et qui étaient, en réalité, aussi bien chinois que japonais – menèrent une série de raids sanglants sur la côte. Par ailleurs, les différents prétendants qui s’affrontaient au Japon cherchaient chacun à obtenir des Ming la reconnaissance politique ou une licence d’importation. Tout cela mena la Chine à réduire son commerce avec l’archipel, puis à l’interdire tout à fait en 1560, sans mettre fin pour autant à la demande des Chinois pour l’argent bon marché du Japon (où l’on venait de découvrir de riches gisements) ni à celle des Japonais pour les soieries et autres produits de luxe de la Chine. L’embargo qui avait été décrété ne mit donc pas un terme aux échanges, qui se poursuivirent de manière indirecte et sans réelle interruption. Les marchandises transitaient par les ports d’Asie du Sud-Est grâce à des Chinois qui les passaient en contrebande ou à bord de navires portugais. Le rôle d’intermédiaires dévolu aux Portugais dans le trafic de l’argent s’avérait extrêmement lucratif. Les profits qu’ils en tirèrent contribuèrent à la fondation de Macao, le comptoir qu’ils établirent sur la côte sud-est de la Chine en 1557 avec l’accord tacite des Ming, et financèrent pour une part les missions jésuites en Asie de l’Est. Au Japon, les énormes bénéfices dégagés du commerce de l’argent permirent à ceux qui le contrôlaient de s’emparer du pouvoir et, au bout du compte, d’échapper à l’orbite du système tributaire et de jeter les bases d’un capitalisme commercial en Asie.
112L’argent en provenance du Nouveau Monde et celui qui arrivait du Japon commencèrent à se faire concurrence sur le marché. La Chine, qui, comme nous l’avons vu, s’était depuis longtemps intégrée au complexe réseau commercial de l’Asie, se trouva confrontée à une nouvelle situation avec la multiplication des liens entre l’Asie, l’Europe et les Amériques, et notamment l’établissement de colonies européennes dans le Sud-Est asiatique. De plus, elle était aussi avide d’argent que les Européens l’étaient de soie et de porcelaine chinoises. L’argent servait aussi bien de monnaie que de matière première, ce qui fit grimper sa valeur : en Chine, il valut bientôt le double de ce qu’il coûtait ailleurs. Quelques commerçants, prêts à se risquer dans de longs voyages, pouvaient faire fortune en revendant le précieux métal, acquis deux fois moins cher en Europe. Ils pouvaient ensuite acheter le double d’argent en Europe pour répéter l’opération, et ainsi de suite.
113Le trafic de l’argent prit des proportions jamais vues et les quantités que les Chinois importaient de l’Amérique espagnole dépassèrent bientôt largement celles qui venaient du Japon. Au début des années 1600, on estime qu’environ la moitié de la production des mines d’argent américaines, où de nouvelles techniques d’extraction avaient permis de réduire les coûts, se retrouvait en Chine. Une partie traversait directement le Pacifique à bord de ce qu’on appelait les galions de Manille, qui reliaient Acapulco aux Philippines, sous contrôle espagnol depuis 1571. La cargaison était ensuite transbordée sur des jonques qui gagnaient la Chine. Une autre partie parvenait d’Europe, soit par la mer, soit par les routes commerciales d’Asie centrale. Vers la fin du XVIIe siècle, la loi de l’offre et de la demande ramena le cours de l’argent à un niveau plus raisonnable, ce qui entraîna la baisse des profits qu’on en retirait et des quantités qu’on expédiait.
114Le trafic de l’argent contribua donc à l’intégration de plus en plus grande des économies de la région à un réseau complexe d’échanges internationaux dans lequel les Européens jouaient surtout un rôle d’intermédiaires. La demande chinoise d’argent finança l’Empire espagnol, le Japon de Tokugawa et, plus indirectement, la traite des Noirs : dans certaines régions des Amériques, on achetait des esclaves africains avec de l’argent qui se retrouvait ensuite en Chine. Ainsi, au tournant du XVIe siècle, la Chine était déjà irrémédiablement intégrée à une économie mondiale en pleine croissance.
115La modification des courants d’échange internationaux de même que les déprédations des pirates le long des côtes encouragèrent une forte émigration chinoise vers l’Asie du Sud-Est, où les communautés d’expatriés avaient continué de s’étendre depuis les Song. Certains avaient fui les invasions mongoles du XIIIe siècle, d’autres, dont des musulmans, avaient déserté les flottes des Ming pour s’établir dans toute la région. En se développant, cette diaspora avait acquis une influence politique non négligeable : au XVIe siècle, des Chinois occupaient des postes importants au Viêt Nam (où, à l’époque des Ming, le confucianisme était devenu idéologie d’État), dans les royaumes indonésiens, puis dans les colonies hollandaises qui leur avaient succédé, et aux Philippines.
116Les colonisateurs européens se sentaient souvent menacés par les Chinois, dont ils ne pouvaient cependant se passer parce que ces derniers leur servaient d’intermédiaires auprès des populations locales, en se chargeant souvent de tâches impopulaires comme celles d’usuriers ou de percepteurs, et parce qu’ils leur donnaient accès au lucratif marché de l’empire. Les marchands chinois de Manille tinrent ainsi un rôle central dans le commerce entre la Chine et les colonies espagnoles du fait que le gouvernement chinois avait refusé à l’Espagne de lui concéder un avant-poste sur son territoire.
117En 1603, les Chinois étaient devenus si nombreux à Manille que les Espagnols, qui appréhendaient une insurrection de leur part, provoquèrent un massacre où périrent environ 20 000 ressortissants de l’empire. Les Espagnols n’encoururent pas, pour autant, de représailles du gouvernement des Ming, qui était déjà en crise à cette époque. Les contacts que les survivants des massacres réussirent à maintenir avec leurs familles restées au pays et que relancèrent de nouveaux arrivants permirent de rétablir de nouvelles relations entre la Chine et le monde extérieur, qui allaient se développer avec le temps.
***
118On peut donc dire que la Chine a fait très tôt partie d’un réseau international qui s’étendait de la Syrie au Japon et de la Corée à l’Indonésie. Les liens entre ces différents partenaires étaient commerciaux, religieux, intellectuels ou tout simplement humains. On constate aussi que la Chine prit, de manière officielle ou officieuse, l’initiative des contacts avec l’étranger aussi souvent qu’elle en fut la destinataire passive. Parfaitement consciente de l’existence d’autres pays puissants et civilisés, elle chercha avec le plus grand pragmatisme à établir des relations avec nombre d’entre eux par la diplomatie – qui s’appuyait parfois sur la menace militaire – et par le commerce. Le monopole qu’elle exerçait à l’origine sur la production de la soie, puis sur celle de la porcelaine, assura à ses marchands une position dominante dans le commerce international. Les récits des voyageurs, en permettant à ceux restés au pays de s’informer avec précision sur le monde extérieur, aiguisèrent souvent un intérêt profond à l’égard des autres civilisations.
119Non seulement la Chine étendit-elle son rayonnement sur le monde, mais elle accueillit aussi les représentants de nombreux pays qui recherchaient les spécialités nationales. Ces voyageurs apportaient avec eux un large échantillon de leurs propres productions, dont les Chinois étaient très amateurs et qu’ils adoptaient avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Les étrangers introduisirent de nouvelles religions, partagèrent leurs connaissances scientifiques et établirent des relations diplomatiques, ce qui donna l’occasion aux Chinois d’affiner leur connaissance du monde. L’exportation des idées et des produits de même que l’établissement d’une diaspora constituent des phénomènes très importants, car ils contribuèrent à diffuser la culture intellectuelle et matérielle de la Chine et à faire connaître ses institutions les plus caractéristiques, par exemple son système de gouvernement. Les échanges se sont donc faits dans les deux sens, en direction comme en provenance de la Chine. Bien avant l’apparition des Européens sur la scène asiatique, l’empire du Milieu était déjà fortement intégré à un réseau qui, avec les Occidentaux, allait s’étendre encore plus loin.
Notes de bas de page
1 Les entretiens de Confucius, XI, 12, ouvrage traduit du chinois, présenté et annoté par Pierre Ryckmans, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1987, p. 60-61.
2 Voir Wilma Fairbanks, Liang and Lin : Partners in Exploring China’s Architectural Past, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 69, pour une présentation des différents types de pagodes et leur relation avec les stûpas indiens.
3 Duan Chengshi, Yuyang Zazu, vers 850, cité par Frank Dikötter, The Discourse of Race in Modem China, Stanford, Stanford University Press, 1992, p. 15. Pour d’autres descriptions chinoises des étrangers, voir Edouard Schafer, The Golden Peaches of Samarkand: A Study of Tang Exotica, Berkeley, University of California Press, 1963, p. 22. Cette partie sur les Tang doit beaucoup aux travaux de Schafer.
4 Schafer, op. cit., p. 28, citant partiellement Zhen Yuan, Faqu.
5 Ibid., p. 54, citant Ho Li, Long Ye Yin.
6 Supplique de Han YU citée dans William Theodore de Bary (dir.), Sources of Chinese Tradition, New York, Columbia University Press, 1960. La citation de Confucius (VI, 22) reprend la traduction de Pierre Ryckmans, op. cit., p. 37.
7 Chau Ju-Kua: His Work on the Chinese and Arab Trade in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Entitled Chu-fan-chï, traduit du chinois et annoté par Friedrich Hirth et WW. Rockhill, Saint-Pétersbourg, Académie impériale des sciences, 1911 ; réimprimé à New York, Paragon, 1966, p. 144.
8 Marco Polo, La description du monde, texte intégral en français moderne par Luis Hambis, Paris, Klincksieck, 1955, p. 227.
9 MA Huan, Ying-yai Sheng-Lan (« Merveilles des océans »), traduit du texte original chinois, édité par Feng Ch’eng-Chün avec une introduction, des notes et des annexes de J.V.G. Mills, Cambridge, Hakluyt Society, 1970, p. 173-174.
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
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