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Conclusion générale

p. 291-299


Texte intégral

1La tradition philosophique postérieure à Leibniz a surtout interprété sa position à l’égard de l’individuation au moyen du principe des indiscernables. Jointe aux deux grands principes, à savoir le principe de contradiction et le principe de raison suffisante, la thèse de l’identité des indiscernables complétait l’armature de la métaphysique leibnizienne en réponse à la question de l’individualité des êtres. Héritier des nombreux débats médiévaux au sujet de l’individuation, Leibniz n’en proposait pas moins un point de vue original. Grâce à une conception renouvelée de la substance, Leibniz stipulait qu’aucun être réel ne saurait être entièrement semblable à quelque autre. Pour déterminer l’identité de la substance, il faudrait analyser l’ensemble des propriétés intrinsèques qui l’individualisent ; ces propriétés seraient d’ailleurs en nombre infini, étant donné que chaque substance se différencierait selon une perspective particulière, voire singulière sur le monde, lui-même constitué d’une infinité de substances. La raison de l’individualité s’exprimerait donc par tous les événements de la nature que l’être singulier perçoit selon son actualité propre. En ce sens, plusieurs commentateurs ont tenté de réduire la conception de Leibniz à ce principe métaphysique de l’identité des indiscernables1.

2Notablement, l’interprétation kantienne constitue une explication qui emprunte cette direction. En effet, dans l’Amphibologie des concepts de la réflexion de la Critique de la raison pure, Kant résume la thèse leibnizienne par le seul principe des indiscernables : c’est l’analyse conceptuelle stricte qui devrait indiquer la manière dont les êtres s’individualisent les uns par rapport aux autres. Selon les explications kantiennes, Leibniz aurait confondu le domaine des phénomènes et celui de la chose en soi pour rendre compte des indiscernables. En ne distinguant pas clairement la sensibilité et l’entendement, Leibniz aurait proposé un critère d’individuation confus, exclusivement intensionnel et intellectif :

Leibniz prenait les phénomènes pour des choses en soi, par conséquent pour des intelligibilia, c’est-à-dire pour des objets de l’entendement pur (bien qu’il les désignât sous le nom de phénomènes, à cause de la confusion de leur représentation) et son principe des indiscernables (principium identitatis indiscernibilium) était incontestablement inattaquable ; mais comme ils sont des objets de la sensibilité et que l’entendement par rapport à eux ne peut avoir aucun usage pur, mais simplement un usage empirique, la pluralité et la diversité empirique sont déjà données par l’espace même comme condition des phénomènes extérieurs2.

3La réponse kantienne au problème de l’individuation est bien connue : les êtres s’individualisent de prime abord par les moyens de la sensibilité en ce qu’ils se distinguent à travers les intuitions pures de l’espace et du temps. Kant rejette ainsi le principe des indiscernables pour favoriser son principe phénoménal extrinsèque qui repose en dernière analyse sur une synthèse spatio-temporelle issue des formes pures de la sensibilité3. Retenons surtout que l’interprétation kantienne a insisté sur la complétude notionnelle, de nature strictement intensionnelle, dans l’explication du principe leibnizien. La seule manière d’individualiser les substances consisterait à énoncer l’ensemble des propriétés intrinsèques qui les singularisent.

4L’analyse proposée par Kant n’est certes pas entièrement erronée, même si elle apparaît dans un contexte polémique défavorable à la philosophie leibnizienne. Par notre analyse, nous n’entendions évidemment pas proposer une réponse à une interprétation de type kantien depuis un cadre d’analyse leibnizien. Nous avons principalement tenté d’exposer la diversité des points de vue qu’on trouve chez Leibniz au regard de l’individuation. Autrement dit, il serait faux d’affirmer que le principe des indiscernables constitue de manière univoque la thèse leibnizienne au sujet de l’individualité. Le principe de l’identité des indiscernables est sans conteste essentiel sur le plan métaphysique, mais la conception leibnizienne permet également d’envisager des conditions cognitives complémentaires pour parvenir à identifier les êtres. On peut facilement pardonner à Kant d’avoir présenté le seul principe des indiscernables comme solution envisagée par Leibniz ; mais il faut comprendre que cette image ne reflétait pas la richesse et l’originalité de la philosophie leibnizienne sur cette problématique.

5Il nous semblait par ailleurs qu’un moyen intéressant d’examiner les problèmes de la substance et de l’individu consistait à prendre appui sur les thèses épistémologiques que Leibniz proposait dans plusieurs ouvrages importants : en parallèle aux travaux de logique et de métaphysique, Leibniz construit une philosophie de la connaissance qui se questionne sur le statut du substantiel et de l’individuel du point de vue de la représentation humaine. En complément au principe intrinsèque des indiscernables, des critères épistémologiques ont permis, à notre avis, de traduire les modalités de l’identification des êtres compris comme choses représentées. L’examen de ces éléments cognitifs nous paraissait essentiel pour interpréter les thèses logiques et métaphysiques de Leibniz d’une façon différente, mais tout aussi pertinente. Corrélativement, c’est en nous interrogeant sur la substance et sur l’individu que nous avons cru pouvoir en partie démontrer l’autonomie de principe de l’épistémologie leibnizienne. Nos différents chapitres ont prétendu fournir autant de preuves pouvant cautionner l’existence de ce corps de doctrine distinct et déterminant dans la pensée leibnizienne.

6Nous avons désigné Leibniz comme un héritier des débats médiévaux quant au problème de l’individuation. Il s’agissait par conséquent d’analyser dans un premier temps les similitudes de la philosophie leibnizienne avec le nominalisme, deux doctrines qui accordent priorité ontologique à l’individuel. Nous avons dressé les constats suivants : 1/ sur les plans métaphysique et logique, Leibniz se range généralement à la théorie nominaliste. D’une part, la plupart des nominalistes, comme Leibniz l’a soutenu, ont rejeté toute forme de réalisme ontologique qui approuverait l’existence de formes intelligibles ou de prédicables communs : l’ontologie nominaliste stipule que seuls les individus constituent des entités réelles. D’autre part, nous avons constaté que le conceptualisme leibnizien, qui fait reposer la signification des termes sur les concepts, n’était pas étranger à un courant important au sein de la tradition nominaliste, représenté par exemple par Occam ou par Buridan ; 2/ toutefois, du côté des questions épistémologiques, les affinités entre les philosophies nominaliste et leibnizienne semblaient rompues. Deux oppositions principales, qui regardent la connaissance de l’individuel, séparent les deux doctrines : la majorité des nominalistes, tant médiévaux que modernes, approuvent une forme de réalisme épistémologique ou direct, thèse selon laquelle l’essence des choses individuelles pourrait être conçue de manière adéquate par et dans l’entendement humain. Au contraire, Leibniz rejoindrait sur ce point la position de Duns Scot, stipulant que le singulier ne saurait se percevoir dans sa singularité. En outre, la doctrine nominaliste défend, dans l’ensemble, une théorie de l’abstraction visant à rendre compte de la signification universelle depuis la représentation du particulier. Or, nous avons souligné que l’épistémologie leibnizienne était imperméable, à bien des égards, à cette position sur l’abstraction.

7Le principe des indiscernables constitue, comme nous venons de le réitérer, la pierre de touche de la métaphysique leibnizienne à l’égard du problème de l’individuation des êtres. Le principe leibnizien explique comment chaque être s’identifie dans la réalité par la série complète des propriétés internes qui le singularisent. Néanmoins, un problème épistémologique majeur apparaissait aussitôt : l’entendement humain, en vertu de sa nature finie, serait incapable de concevoir la substance comme individualité, c’est-à-dire d’appliquer de façon adéquate le principe des indiscernables dans sa représentation des êtres individuels. On a cependant constaté que Leibniz ne se bornait pas à cette première difficulté et envisageait d’établir les caractéristiques générales du substantiel. Il semblait plausible de transférer la question de la substance, du concret vers l’abstrait : comme raison formelle du concret, l’abstrait permettrait d’analyser par concepts distincts les composantes de la métaphysique de la substance.

8Du point de vue de la cognition, la substance s’est élaborée chez Leibniz à partir d’un modèle a priori qu’il s’agissait d’expliquer en détail. Deux éléments se sont avérés importants : 1/ d’abord, la théorie de la définition réelle que Leibniz a reprise de la tradition aristotélicienne et scolastique. La définition réelle permet d’exprimer la possibilité de la chose de manière propre et rationnelle ; c’est depuis de tels types de définition que la substance s’énoncera de manière appropriée ; 2/ ensuite, la typologie des connaissances qui constitue le cœur de l’épistémologie leibnizienne. Nous avons remarqué que l’influence du cartésianisme n’était pas négligeable à cet égard, mais que Leibniz s’en était rapidement éloigné pour soutenir ses propres principes de la connaissance. C’est grâce à la gradation des connaissances, de l’obscur jusqu’à l’intuitif, que la théorie leibnizienne de la cognition nous a par la suite servi dans la décomposition des notions métaphysiques.

9Dans le quatrième chapitre, nous avons envisagé l’hypothèse suivante : à l’aide de la théorie de la définition réelle, mais surtout de la typologie des idées, il serait possible de reconstruire la métaphysique de la substance et d’en tirer des conclusions épistémologiques pertinentes. La discussion devait d’abord porter sur l’enracinement de l’ontologie leibnizienne dans la tradition, en raison de l’importance accordée aux principes aristotéliciens. Bien qu’il soit impossible de fournir une définition de la substance individuelle, Aristote suggère tout de même de dégager les attributs en déterminant l’essence. Deux significations domineraient tant le corpus aristotélicien que leibnizien : 1/ les attributs seraient d’abord des prédicables, tels qu’on les trouve synthétisés chez Porphyre, lesquels distingueraient les types d’être. Chez Leibniz, la perception, la mémoire ou l’aperception constitueraient des attributs prédicatifs de cette sorte sur lesquels la distinction des types de substance prendrait appui. En outre, l’articulation des prédicables suivrait un ordre méréologique d’inhérence conceptuelle, de telle manière que les genres subalternes seraient inclus de façon intensionnelle dans les genres supérieurs ; mais 2/ c’est le deuxième sens qui nous intéressait surtout en rapport à la notion abstraite de substance : les attributs catégoriques énonceraient les propriétés générales du substantiel. Deux types d’attributs catégoriques ont par ailleurs été signalés : les transcendants et les prédicaments ou catégories au sens strict. La différence principale entre le modèle générique des prédicables et celui des attributs catégoriques repose sur l’absence d’un ordre ontologique hiérarchisé – exprimé dans des relations d’inhérence sémantique – parmi les prédicaments et les transcendants. Or, à notre avis, il était tout à fait possible de réintroduire une hiérarchisation des attributs catégoriques à l’aide de la typologie leibnizienne des connaissances. En particulier, l’unité transcendante serait conçue au moyen de l’intuition comme entité première et indécomposable, tandis que les prédicaments, par exemple d’action ou d’individualité, le seraient par des genres moindres, perçus à l’aide de notions adéquates. L’une des répercussions de cet agencement des attributs catégoriques concernait les débats contemporains relatifs à l’évolution du concept de substance dans l’œuvre leibnizienne. L’ajout principal que nous avons évoqué révélait la possibilité de différents points de vue sur la substance, selon que Leibniz avait mis l’accent, à divers moments, sur les différents prédicaments.

10La métaphysique de la substance ne constituait cependant pas la seule explication apte à déterminer l’ampleur du concept leibnizien d’individualité. En complément à l’analyse a priori du substantiel, Leibniz considérait également important de traiter des entités individuelles selon une perspective empirique. Il s’agissait de détailler les principaux points de la théorie de l’expérience, qui prolonge le domaine de la connaissance rationnelle. Leibniz dégageait les principes de la connaissance empirique à partir d’une thèse centrale : contrairement à ce que présumait Bacon, la représentation sensible y était considérée comme distincte lorsqu’elle met à contribution les principes de l’entendement. Les notions nominales conçues dans l’imagination joignent les concepts de la raison aux données sensibles pour parvenir à des contenus définissables et quantifiables. La science des phénomènes ne se réduirait donc pas à la description des faits historiques particuliers, mais relèverait encore les lois causales générales de la nature. Nous avons par ailleurs souligné le statut provisionnel des descriptions nominales : le contenu des définitions a posteriori se modifierait selon l’avancement des connaissances expérimentales, afin d’atteindre une explication plus exacte des phénomènes.

11Or, l’expression de l’individuel comme entité factuelle ne se limiterait pas à l’énonciation des principes de la science phénoménale : la représentation factuelle permettrait aussi de circonscrire des critères d’identification qui s’adaptent au type phénoménal de la connaissance. Deux critères ont été mentionnés : 1/ Leibniz tentait dans un premier temps d’assimiler le concept de substance à l’ego. La conscience du moi permettrait non seulement de reconnaître l’unité substantielle au niveau du concret, mais aussi d’exprimer la relation un/multiple, susceptible d’identifier par un processus de comparaison analytique les substances corporelles. À l’aide de cette première idée du moi, l’esprit reconnaîtrait des substances de manière analogique dans l’expérience ; 2/ malgré l’importance du principe intrinsèque des indiscernables, Leibniz n’évacuerait pas entièrement les moyens purement extrinsèques d’individualiser les phénomènes. Le critère spatio-temporel suppléerait même, sur le plan du contingent, les limites de la connaissance rationnelle. En somme, le savoir empirique servirait, d’une part, à décrire les phénomènes communs exprimant les entités individuelles dans des rapports de similarités et, d’autre part, à concevoir de manière concrète le singulier : soit par la conscience du moi d’où est déduite la notion actuelle de substance, soit à l’aide de la désignation directe des individus par voie extensionnelle.

12Dans le dernier chapitre, nous nous sommes tourné vers les problèmes de l’abstraction et de la classification du point de vue des phénomènes. En premier lieu, Leibniz rejette les théories de l’abstraction pour y substituer une division des abstraits. La doctrine de Locke incarnait précisément les dérives d’une doctrine inadéquate de la généralisation. La difficulté majeure reposerait sur les présuppositions de l’empirisme strict : la sensation pure ne transmettrait pas de contenus de pensée distincts, lesquels pourraient ensuite être abstraits par la réflexion. De plus, la seule manière de concevoir les notions empiriques, selon Leibniz, consiste à les modeler depuis les principes de la raison, sinon tout processus d’abstraction demeurerait invalide. La philosophie leibnizienne propose toutefois différentes catégories d’abstraits selon les genres de connaissance : les abstraits qualitatifs qui s’obtiennent par les seuls principes a priori, les abstraits quantitatifs auxquels aboutit la description phénoménale de la nature et l’abstrait thétique qui serait le résultat du principe spatio-temporel d’individuation. À cette division s’adjoint le modèle générique appliqué à la connaissance des phénomènes. Le point central qui se dégage de nos analyses concerne la primauté de la différenciation spécifique. C’est la représentation de l’espèce qui coordonne tout le modèle générique selon une perspective épistémologique. Nous concluons à la complémentarité des critères tant intensionnels qu’extensionnels dans la classification des individus. L’individu serait une species infima pour l’entendement humain aussi bien comme entité abstraite que concrète.

13Le principe des indiscernables, présumions-nous, ne saurait constituer la seule voie pour déterminer la substantialité ou l’individualité du point de vue de la représentation humaine. À quels autres principes épistémologiques Leibniz aurait-il fait appel à cette fin ? C’est ce que nous avons tenté d’élucider. Hormis le principe d’identité des indiscernables, Leibniz aurait, à notre avis, envisagé quatre manières d’énoncer ou de désigner la substance et l’individu. Énumérons-les selon le degré de distinction qu’elles renferment :

  1. le principe d’identification extensionnelle par les propriétés d’espace et de temps. Dès la Confessio philosophi, mais également dans des ouvrages subséquents comme les Generales inquisitiones et la correspondance avec Clarke, Leibniz signale ce principe référentiel qui sert à distinguer les corps au sein de la perception externe. L’identité de la chose y est certes minimale et sert à une pure délimitation numérique. Il s’avère pourtant que l’esprit opère dans certains cas par discernement indexical préalablement à l’analyse de l’objet désigné. Il s’agit d’une première individualisation qui devra nécessairement être explicitée par d’autres outils analytiques, notamment à l’aide de la description nominale. Néanmoins, l’espace et le temps, comme abstraits relatifs, désignent une entité thétique primitive, l’individu, qu’il suffit de positionner de manière numérique. Une analyse intensionnelle complète évacuerait sans conteste l’usage de ces déterminations extrinsèques, mais l’entendement humain, dont les capacités cognitives sont limitées, recourt quand même au critère spatio-temporel afin d’identifier directement le corps externe ;
  2. la classification phénoménale par les genres et les espèces. La science des phénomènes permet également d’individualiser les choses dans l’expérience. Contrairement au principe indexical, la science des phénomènes s’appuie sur une véritable connaissance de la chose. Cette connaissance est sans doute incomplète et procède par définitions nominales qui pourront ultérieurement être modifiées. Toutefois, un individu, comme le notent encore une fois les Generales inquisitiones, se discerne également par un ensemble de marques suffisamment distinctes dans la représentation empirique. Plusieurs passages, dont ceux des Nouveaux Essais, corroborent chez Leibniz ce principe de classification phénoménale. L’individu appartient nécessairement à un genre et à une espèce, à une similarité abstraite naturelle, qu’il s’agit de décrire de manière empirique. Le type de connaissance qui permet les notions nominales est évidemment mixte, puisqu’il requiert, dans le sens commun, tant les données sensibles que les notions premières issues de l’entendement. En somme, un corps phénoménal est identifié par une série de réquisits qui suffit à le reconnaître et à le distinguer de manière nominale ;
  3. le principe interne d’individuation par la conscience du moi. À l’aide de la perception interne, la substance réflexive perçoit sa propre nature comme substance. Il ne s’agit plus de reconnaître des individus dans l’expérience externe, mais d’apercevoir le substantiel dans la conscience interne en acte. Le processus factuel de reconnaissance révèle deux propositions inférées depuis l’argument du cogito : je suis une unité substantielle et je constate la multiplicité de mes perceptions. Grâce à la notion du moi exprimant tant l’un que le multiple, l’entendement est par ailleurs apte à discerner dans la nature des êtres substantiels de même type. La projection de l’ego s’établit par un acte comparatif complexe d’objectivation que nous avons décrit en détail. La substance composée et externe, comme corps, se trouve identifiée, au préalable, par le concept interne du moi. L’analyse des attributs de la substance s’incarnerait par conséquent dans le contexte existentiel de la conscience concrète ;
  4. la définition a priori de la notion abstraite de substance. Le stade le plus distinct d’identification opère par l’analyse des attributs depuis les principes de la raison. Du point de vue de la cognition, nous étions d’avis que l’agencement des attributs catégoriques devait s’effectuer au moyen de la typologie leibnizienne des connaissances. L’individuation du substantiel prendrait appui sur les connaissances intuitives et adéquates qui distinguent les propriétés transcendantes et les prédicaments. Non seulement cette connaissance s’accomplit par notions abstraites, mais elle exprime également des représentations a priori. La déduction rationnelle des attributs catégoriques constitue la connaissance la plus distincte. Toutefois, l’articulation des abstraits qualitatifs ne permet pas à l’entendement d’identifier la substance dans les circonstances existentielles de son actualisation. Il semblerait que les trois autres types de principe soient tout aussi nécessaires à l’individuation dans et par l’entendement humain. Chaque principe remplit dès lors des fonctions épistémologiques propres : le critère spatio-temporel individualise directement l’individu par référence immédiate ; la classification phénoménale regroupe les individus selon les catégories du générique et du spécifique ; la conscience du moi perçoit la substance dans un ancrage réflexif concret – à la suite de quoi il serait possible de reconnaître des êtres substantiels de même type par un processus de comparaison analogique. Finalement, ce dernier principe s’établit à l’aide d’abstraits qualitatifs relatifs à l’essence catégorique, aboutissant à la définition de la substance.

14La multiplicité des principes d’individuation faisait ressortir une dernière thèse centrale : sur le plan ontologique, la notion d’individu s’assimile à celle de substance ou de monade, puisque Leibniz ne déroge jamais au postulat de l’ontologie nominaliste. En un certain sens, les concepts de substance et d’individu se superposent parfaitement dans la métaphysique leibnizienne. Toutefois, en prenant en considération les composantes épistémologiques, nous avons constaté que cette assimilation n’était que partielle. D’une part, la substance se concevrait depuis un double point de vue : soit comme entité abstraite définissable selon les différents attributs, soit comme entité concrète conçue dans la conscience actuelle en tant qu’ego. D’autre part, l’individuel ne saurait se réduire au substantiel et s’exprimerait également depuis un double point de vue : soit comme individu catégorisé en genre et en espèce, soit comme individu occupant un lieu et un temps distincts. L’adéquation entre la substance et l’individu ne serait donc pas complète dans la philosophie leibnizienne de la connaissance. Toute substance est individu, mais tout individu n’est pas nécessairement substance. L’individuation s’actualiserait de plusieurs manières, suivant les moyens épistémologiques employés, rationnels ou empiriques, abstraits ou concrets. En ce sens, la conception de l’individuel dans la représentation empirique constituerait le prolongement et le complément naturel de la métaphysique de la substance.

Notes de bas de page

1 Les commentateurs les plus connus qui ont insisté sur cet aspect de la philosophie leibnizienne ont certainement été Russell (1901), Couturat (1901) et Cassirer (1902).

2 Critique de la raison pure A264/B320 trad. Tremesaygues et Pacaud (1986), 234.

3 Critique de la raison pure A263/B319-A264/B320.

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