Chapitre 6. Les réseaux commerciaux
p. 121-145
Texte intégral
L’importation et la disponibilité du livre
FIONA A. BLACK
1En juin 1795, Anna Kearny, jeune épouse d’un officier de la garnison de Halifax, « courut à la fenêtre dès [qu’elle] ouvrit les yeux » pour voir si on avait hissé au mât les pavillons de la poste maritime1. Mrs. Kearny, qui se délectait de romans récemment publiés, avait bien des motifs de s’intéresser à ce point aux pavillons de signalisation2. Si les cargaisons commerciales étaient interdites aux paquebots, il leur était permis de transporter des colis et des lettres adressés à des particuliers. Les paquebots n’étaient qu’une composante d’innombrables infrastructures législatives, commerciales et de transport, qui influaient sur la disponibilité du livre en Amérique du Nord britannique3.
2Le commerce et les liens de communication dans les colonies étaient inévitablement façonnés par l’environnement politique et physique. Les économies d’échelle, si fragiles dans le commerce du livre, même dans des conditions idéales, étaient terriblement réduites avant l’immigration florissante des années 1820 et les débuts de la construction des chemins de fer dans les années 1830, compte tenu de la population relativement peu nombreuse, fort dispersée, sans oublier les moyens de transport lents et limités, Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles, à ses débuts, le commerce du livre, dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique, se soucia d’abord d’importer et de distribuer la plupart des textes imprimés — à l’exception notable des journaux — plutôt que de les produire.
Les réglementations relatives à l’importation et à la distribution du livre
3Plusieurs réglementations influaient sur l’importation de chargements commerciaux de livres. Le Navigation Act de 1696 renforçait une loi antérieure stipulant que toutes les marchandises expédiées par mer dans les colonies devaient être transportées à bord de navires britanniques (anglais, à strictement parler), En Amérique du Nord britannique, les marchandises qui circulaient entre les colonies étaient assujetties à cette loi ; cependant, les navires construits dans les colonies étaient considérés comme « anglais ». L’objectif recherché : forcer les colons à acheter des biens manufacturés dans la mère patrie (à savoir en Grande-Bretagne plutôt qu’aux États-Unis, après la Révolution). Les colons s’adonnaient néanmoins à des échanges illégaux avec des pays étrangers, pour la plupart européens, dont l’Irlande. À l’époque, de vastes régions de ce qui est actuellement le Canada ne se trouvaient pas directement sous l’autorité impériale et, affranchis de restrictions législatives, des livres étaient acheminés aux officiers et employés de « The Company of Adventurers of England Trading into Hudson’s Bay ». Ces envois n’étaient cependant pas des chargements commerciaux ; ils résultaient de commandes, individuelles ou collectives, passées par des officiers pour leur usage personnel ou, occasionnellement, pour des bibliothèques de postes de traite des fourrures ; les marchandises allaient des almanachs nautiques aux collections complètes de l’Encyclopoedia Britannica, transportés par canot jusqu’à un poste de traite de l’intérieur4.
4Le service postal évolua de pair avec les moyens de transport, et le bureau de poste devint un relais important pour l’information, les commandes, les opérations financières et d’autres questions relatives au livre. Pendant toute la période antérieure à 1840, le gouvernement britannique administra la poste. Les premiers services postaux transatlantiques et coloniaux traitaient le courrier commercial aussi bien que privé, et c’est en 1754 que fut officiellement créé, en Nouvelle-Écosse, le premier bureau de poste de l’Amérique du Nord britannique. Le premier service postal de la Nouvelle-France avait été institué en 1759, pendant la période de gouvernement militaire ; fait significatif, il desservait alors Québec, Montréal et Albany, et plus tard New York. Au tournant du XIXe siècle, il était assez courant que les fournisseurs de livres des Haut et Bas-Canadas aient un agent commercial à New York5. Un amendement apporté en 1765 au Post Office Act stipulait que les tarifs postaux en Amérique du Nord britannique devaient se fonder sur la distance et le nombre de feuilles de papier6. Dès 1784, il fallait environ 10 jours pour acheminer du courrier par voie navigable, de Montréal à New York, et le service était hebdomadaire. Le service entre les colonies se développa aussi et, à la fin des années 1780, Hugh Finlay, maître général des Postes adjoint, inaugurait entre Québec et Halifax un lien postal par voie de terre dont l’aller-retour exigeait 15 semaines. On a diversement estimé le nombre précis de bureaux de poste pour chacune des décennies ; cependant, dès 1820, on en dénombrait plus de 20 dans le Bas comme dans le Haut-Canada et au moins 10 dans les colonies atlantiques.
5Comme pour tous les autres modes et routes de transport, la température jouait un rôle important : les délais de livraison, outre-Atlantique comme au nord de New York, étaient plus longs pendant les mois d’hiver. Néanmoins, le service postal amenuisait grandement les délais pour l’échange transatlantique d’information commerciale. Les particuliers pouvaient passer par leurs correspondants pour acheter des livres et leurs commandes étaient transportées à bord de vaisseaux qui naviguaient souvent en solitaire et pouvaient ainsi régler eux-mêmes leur allure, ce qui réduisait la durée du voyage7. On pouvait aussi recourir à des navires marchands pour l’acheminement de commandes personnelles, comme en fait foi l’arrivée de l’Adriatic apportant au capitaine Kearny « un gros colis de magazines, de revues et de “Parliamentary Registers” », envoyé d’Angleterre par l’oncle de sa femme8.
Les réseaux et les pratiques commerciales
6Il n’existait pas de commerce du livre intégré dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique avant 1840. Une série de réseaux régionaux indépendants, dont plusieurs se chevauchaient, permettait plutôt la distribution des livres et nul lieu n’avait la primauté. En ce sens, ce commerce aux premiers temps des colonies britanniques ressemblait à celui qui avait cours aux États-Unis9. Plusieurs éléments caractérisaient l’importation et l’exportation de livres, depuis les rapports personnels de nature commerciale jusqu’aux politiques des prix.
7Les importateurs de livres devaient prendre en compte la préférence des exportateurs britanniques à traiter avec quelqu’un de connu (ou à tout le moins recommandé par quelqu’un de connu) pour des raisons de sécurité financière. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des relations personnelles et d’affaires dans le commerce transocéanique avant 1840. Certains importateurs, comme John Neilson à Québec et Édouard-Raymond Fabre à Montréal, se rendaient en Grande-Bretagne et en France ; de ce fait, de nombreux libraires grossistes les connaissaient. Le très prospère négociant Laurent Quetton St. George, né en France, se rendait souvent, depuis le Haut-Canada jusqu’à New York, dans le but de faire des provisions, y compris de livres, pour ses débouchés commerciaux10. Des liens directs entre fournisseurs et distributeurs étaient donc intentionnellement entretenus par certains individus engagés dans le commerce du livre.
8D’autre part, les marchands généraux et ceux qui se spécialisaient dans le commerce d’une seule marchandise — comme le tabac, le bois de charpente ou le sucre — avaient déjà constitué des réseaux de part et d’autre de l’Atlantique Nord. Parfois, des Ebraires britanniques ou européens approvisionnaient principalement ces marchands en stock de livres : ouvrages religieux de base, livres d’histoire, manuels scolaires et revues. Dans ces cas, il est possible que l’impulsion soit venue du marchand plutôt que du libraire. Le marchand voyait là une occasion d’affaires indiscutable et le libraire britannique ou irlandais avait l’avantage de traiter avec un marchand ou un représentant sur place. Au moins quelques marchands généraux de villes de l’Amérique du Nord britannique acquéraient leur stock de livres en usant de cette méthode relativement sans risques. Ils achetaient de fournisseurs britanniques, au détail ou en gros, dans les ports d’exportation où ils avaient des agents.
9Les relations directes entre acheteurs de livres de l’Amérique du Nord britannique et fournisseurs britanniques et américains étaient certainement un fait notoire, puisque des offres d’exécuter sans intermédiaires des commandes étaient insérées régulièrement, sinon fréquemment, dans les journaux des colonies. Par exemple, l’entreprise de vente de livres au détail James Eastburn and Company de New York passa une annonce de ce genre dans un journal montréalais en 181911. Les commandes sans intermédiaires en provenance d’Amérique du Nord britannique, que ce soit en gros, au détail ou pour le compte d’une bibliothèque, semblaient garantir au fournisseur un certain degré de sécurité financière. Une annonce publiée dans un journal en 1806 invitait à passer directement des commandes à un libraire-éditeur de Londres sur la foi que, « partout en Amérique du Nord, [s’affirmait] un goût grandissant pour la littérature anglaise, sans une amélioration correspondante des moyens de se procurer les meilleures [...] publications12 ». Pour des raisons démographiques, et de ce fait économiques, les villes de l’Amérique du Nord britannique et leurs marchés de l’arrière-pays n’offrirent suffisamment d’avantages pour susciter des visites de prospection de libraires grossistes européens qu’à partir de la deuxième décennie du XIXe siècle13.
10L’Amérique du Nord britannique n’a pas échappé aux consignations — des envois par mer de marchandises non sollicitées — qui ne semblent toutefois pas avoir été usuelles à partir de ports britanniques. Pour diverses raisons, dont plusieurs ont trait au financement, la consignation pourrait ne pas avoir été une méthode de commercialisation prisée par une population outre-mer. Les envois maritimes en consignation se seraient apparemment soldés par l’application acharnée du vendeur local à fixer des prix suffisamment bas pour s’assurer de les vendre en totalité. Les libraires britanniques n’auraient guère apprécié les retours d’invendus à cause des grandes distances impliquées dans la transaction. En 1821, l’éditeur Archibald Constable d’Édimbourg écrivait à John Young de Halifax au sujet de livres et de périodiques expédiés par mer, de Greenock à Halifax : « Nous nous désolons de constater que l’Edin[burgh] Review ne trouve pas preneur [...] et [...] plutôt que d’en assumer les frais de retour, nous consentons à ce que vous en disposiez, si vous le pouvez, à 25 % de réduction du prix facturé14. » Cette observation est révélatrice des marges bénéficiaires relativement étroites dans le cadre d’envois outre-mer, ce qui devait gêner tout commerce spéculatif des deux côtés de l’Atlantique.
11Les éditeurs britanniques répondaient promptement aux commandes qui leur étaient adressées. Par exemple, Archibald McQueen de Miramichi, au Nouveau-Brunswick, commanda en 1820 des livres de l’éditeur Archibald Constable d’Édimbourg pour une petite bibliothèque. Constable y donna suite en écrivant : « Nous serions bien aise de continuer à approvisionner la bibliothèque de Miramichi [...] et, en témoignage de notre désir de favoriser pareils engagements, nous consentons une remise de 15 [ %] de la facture ci-incluse [...]. Nous serons heureux de recevoir d’autres commandes de vous15. » Les marges bénéficiaires intermédiaires entre éditeur, grossiste et détaillant n’étaient pas assez importantes pour absorber les coûts du transport transatlantique ; les frais d’emballage et les primes d’assurance étaient en outre ajoutés à la facture.
Les grossistes
12Dans les colonies d’Amérique du Nord britannique, tant de langue française que de langue anglaise, la plupart des vendeurs de livres étaient des marchands généraux. Leur principale branche de commerce tendait non seulement à dicter la taille et la qualité de leurs stocks de livres, mais aussi leurs mécanismes d’acquisition. Ce fut une période « de grand changement dans la [...] capacité de distribution des métiers du livre » en Grande-Bretagne comme dans les colonies16. Ce qu’on en sait laisse croire que les marchands généraux dépendaient largement des grossistes pour leurs stocks de livres. Le commerce de gros avait tendance à compter sur une rotation rapide et régulière de quantités relativement importantes d’un stock aisément disponible — qu’il s’agisse de chaussettes de laine peignée, de chapeaux ou de livres. Les grossistes qui fournissaient les colonies n’étaient sans doute pas aussi enclins à stocker le plus récent ouvrage de rhétorique philosophique, destiné à un consommateur très instruit, que des piles de titres qui avaient fait leurs preuves sur le marché scolaire et d’œuvres légères pour des lecteurs du genre d’Anna Kearny dans les villes en expansion. Poésie, théâtre et roman inédits avaient plus de chances de se vendre17.
Tableau 6.1 Exportations de livres à partir de ports écossais de 1783 à 1811 « normalisées » (en poids) à des fins comparatives d’après les comptes annuels sommaires des douanes
Année |
Bas-Canada |
Nouvelle-Écosse |
Terre-Neuve |
États-Unis |
1783 |
1 q 3 qt 8 lb |
36 q 2 qt 24 lb |
||
1784 |
1 q 1 qt 13 lb |
61 q 3 qt 26 lb |
||
1789 |
3 q 2 qt 16 lb |
9 q 0 qt 10 lb |
||
1792 |
0 q 3 qt 18 lb |
2 q 2 qt 20 lb |
46 q 3 qt 14 lb |
|
1801 |
12 q 3 qt 12 lb |
6 q 0 qt 0 lb* |
52 q 1 qt 13 lb |
|
1802 |
2 q 1 qt 21 lb |
1 q 1 qt 24 lb |
169 q 0 qt 12 lb |
|
1807 |
1 q 0 qt 0 lb |
8 q 1 qt 16 lb |
||
1810 |
0 q 3 qt 21 lb |
0 q 1 qt 0 lb |
2 q 0 qt 12 lb |
|
1811 |
0 q 0 qt 20 lb |
0 q 0 qt 10 lb |
||
0 q 2 qt 25 lb* |
Source: Chiffres tirés de PRO, CUST 14/1-23, « British and Foreign Goods and Merchandize to and Exported from Scotland ». Des données ne figurent que les années où sont inscrites des destinations d’Amérique du Nord britannique. « Bas-Canada » renvoie à des expéditions au port de Québec.
Note : Tous les chiffres expriment des quintaux (q), des quarts (qt) et des livres (lb).
* Livres non reliés seulement.
13Pour analyser le rôle grandement méconnu des papetiers grossistes, il faut d’abord connaître l’exportation du livre en général. Entre 1750 et 1780, les frets enregistrés de livres publiés en Grande-Bretagne et expédiés de Londres en Nouvelle-Écosse totalisèrent 596 quintaux et 28 livres18 (soit un poids total de 66 752 livres ou d’environ 30 000 kilos)19. Des chiffres sommaires des exportations depuis les ports écossais, entre 1783 et 1811, donnent aussi un aperçu des envois de livres par mer dans les deux Canadas, en Nouvelle-Écosse (qui englobait le Nouveau-Brunswick jusqu’en 1784) et à Terre-Neuve (voir tableau 6.1). Mieux vaut traiter avec une certaine circonspection ces chiffres empruntés aux écritures des percepteurs des douanes. Les annonces dans les journaux, tant en Nouvelle-Écosse qu’au Nouveau-Brunswick, démontrent clairement que des livres arrivaient, selon toute apparence, de Port Glasgow ou de Greenock, les années où les rapports sommaires des percepteurs indiquent qu’aucun n’avait quitté un port écossais à destination de la Nouvelle-Écosse ou du Nouveau-Brunswick. Pour se soustraire aux droits de douane élevés afférents aux livres imprimés, on les a peut-être communément exportés comme de la « papeterie ». Certains types d’ouvrages — bibles, dictionnaires, littérature de colportage et livres pour enfants — sont spécialement susceptibles d’avoir été expédiés par mer comme de la papeterie. Des papetiers grossistes, dont la firme MacGoun’s de Glasgow, incluaient d’ailleurs des livres dans leurs annonces, en plus du papier et des registres de comptabilité. Le fait que MacGoun’s ciblait à dessein les commerces d’exportation est particulièrement pertinent20.
Routes de navigation
14Le transport à destination et à l’intérieur de l’Amérique du Nord britannique se fit encore essentiellement par voie navigable pendant une bonne partie du XIXe siècle ; navires, bricks, sloops et canots étaient les bateaux les plus prisés pour le transport des livres et d’autres marchandises21. Pour des raisons de climat, les expéditions transatlantiques de livres étaient plus susceptibles d’arriver à bon port en avril, mai ou octobre, qu’à tout autre moment22. L’information concernant les affréteurs appropriés, les horaires de navigation et d’autres détails, avait de l’importance pour les libraires et les marchands généraux qui fournissaient les lecteurs de l’Amérique du Nord britannique. Des deux côtés de l’Atlantique, les cafés les plus fréquentés des principaux ports jouaient un rôle équivalent à celui des bulletins d’affaires quotidiens au XXIe siècle : dans le climat d’affaires et de socialisation de ces lieux de rencontre, on se communiquait sur une base régulière les dates de départ des navires, les noms des capitaines et des agents maritimes.
15Voici un exemple de publication potentiellement vitale pour les négociants de livres, extrait d’un journal de Halifax en 1801 :
prospectus d’un registre maritime marchand général
Publié au bureau de poste général conformément à un projet soumis au Maître de poste général de Sa Majesté et approuvé par lui. Ce registre rend périodiquement compte des départs et des arrivées de navires marchands dans tous les ports, tant étrangers qu’intérieurs [...]. Publication chaque lundi, mercredi et vendredi [...]. Le registre sera envoyé par la poste [...] en Amérique au tarif annuel de 1 £ 3 shillings [...]. Tout maître de poste d’établissements britanniques à l’étranger [...] recevra les commandes23.
16Des registres maritimes marchands semblables étaient publiés dans de nombreux ports, dont Londres, Glasgow, Liverpool et New York. Leur titre variait, mais tous avaient pour objectif de soutenir le commerce. Les journaux régionaux tenaient souvent un rôle similaire en insérant dans leurs pages de l’information sur les chargements. Les marchands de l’Amérique du Nord britannique pouvaient commander de marchands britanniques une gamme de produits, avec instruction d’acheminer la marchandise à bord de navires spécifiques dont ils savaient (de source autorisée) qu’ils mettaient le cap sur Halifax. Comme il ne s’agissait pas d’une entreprise commerciale inconséquente, on avait le temps, en théorie du moins, de choisir mûrement les livres qu’il fallait commander.
17Tous les grands pays fournisseurs (la Grande-Bretagne, l’Irlande, la France et les États-Unis) pouvaient approvisionner un même détaillant. Par exemple, James Brown de Montréal annonça des livres scolaires importés de Londres et Liverpool aux côtés d’une consignation de nouveaux romans, de livres de voyage et d’ouvrages de droit en provenance de New York24. En général, les stocks de livres dans les colonies atlantiques provenaient plutôt de Grande-Bretagne et des États-Unis, tandis que la ville de Québec s’approvisionnait presque également à des sources britanniques et françaises, de 1764 à 183925. Comme le fleuve Saint-Laurent gelait à chaque hiver, les envois transatlantiques de livres sur cette voie navigable étaient saisonniers à destination des villes du Bas et du Haut-Canada. Ces villes recevaient toutefois des livres à longueur d’année, grâce à des fournisseurs américains. Par exemple, les marchands au détail de York (Toronto) et de Brockville recevaient des livres par la voie des Grands Lacs en décembre et en janvier26. À l’opposé, le Nord-Ouest se ravitaillait en livres à deux sources distinctes : les lecteurs à l’emploi de la Compagnie de la Baie d’Hudson devaient exclusivement les leurs aux démarches du secrétaire de la compagnie, à Londres ; les membres de la Compagnie du Nord-Ouest les recevaient de Montréal. Ces envois étaient à l’image de la structure organisationnelle et du siège social de chacune de ces compagnies.
La distribution locale
18Une fois importés en Amérique du Nord britannique, les livres pouvaient être acheminés une nouvelle fois. La construction de canaux, spécialement du canal Lachine (complété en 1825) et du canal Welland (complété en 1829), améliora le transport fluvial et permit de faire circuler entièrement sur l’eau les marchandises entre Montréal et le lac Érié. Les routes et la circulation concomitante de diligences et de chariots mirent du temps à se développer et, au moins jusqu’à la première décennie du XIXe siècle, le transport par voie de terre était peu usité, ou impossible, entre plusieurs établissements. En Nouvelle-Écosse, par exemple, les représentants de commerce du livre de Halifax recoururent au cabotage pour distribuer leur marchandise sur le pourtour de la province. Windsor fut, au XVIIIe siècle, une rare exception : située à 50 milles de Halifax, elle recevait des journaux et probablement des livres par chariots qui roulaient sur une route apparemment exécrable, la première à sillonner la province. Dans les villages comme Windsor, les marchands avaient certainement des provisions de bibles, d’abécédaires et de livres d’épellation, perpétuels succès de vente27. Les représentants de commerce du livre, répertoriés dans le Kingston Chronicle en 1819, se retrouvaient à plus de 200 milles de Kingston, considérablement plus loin que la plupart des intermédiaires en Nouvelle-Écosse. Le réseau du Haut-Canada était toutefois semblable à celui de la Nouvelle-Écosse en ce que la plupart des liaisons se faisaient encore par voie navigable, même pendant la deuxième décennie du XIXe siècle.
Le financement des envois
19Le paiement des marchandises était l’une des contraintes majeures du commerce du livre (dans les faits, de tout commerce). Les banques et leurs méthodes de transfert international de fonds en diverses devises étaient encore en évolution à l’époque. Cependant, grossistes et détaillants engagés dans le commerce outre-mer observaient des pratiques convenues. Il faudra poursuivre la recherche pour clarifier les arrangements financiers dont usaient les grossistes du livre, mais ils étaient presque certainement assurés d’un prompt règlement en traites émises par des institutions mercantiles réputées s’ils faisaient affaire avec de plus importants marchands généraux.
20Pour réduire les risques, on pouvait, par exemple, exiger un mode de paiement clairement défini. Comme l’éditeur londonien Richard Phillips y insistait en 180628, « l’envoi de traites valables » était impératif et cela signifiait habituellement paiement par une institution mercantile londonienne29. La procédure était plutôt fastidieuse et coûteuse pour les paiements transatlantiques de livres qui pouvaient impliquer du papier-monnaie, des lettres de change ou des billets à ordre. Pour diverses raisons, on utilisait souvent les lettres de change dans les opérations transatlantiques30. Londres était le centre de l’organisation du crédit et le commerce du livre n’était pas différent des autres négoces en ce qui a trait au besoin de crédit garanti. En bref, une relation d’affaires londonienne n’était pas seulement importante, mais souvent vitale, pour les opérations financières des métiers du livre. Il faudrait interpréter à la lumière de ce contexte financier contraignant les activités des métiers du livre d’Écosse et d’Irlande, surtout en ce qui a trait à leurs envois outre-mer. À au moins une occasion, le marchand écossais James Dunlop de Montréal fut en mesure de plaider la solvabilité de John Neilson de Québec : « Mr. Nilson, l’imprimeur de Québec, a commandé des caractères de Mr. Wilson. Je le considère parfaitement solvable31. »
21La difficulté tient à ce que le commerce du livre en était un « où détaillants et acheteurs s’attendaient à un crédit exceptionnellement prolongé32 ». Les libraires fournisseurs devaient prendre en charge entre-temps non seulement les coûts de production des livres eux-mêmes, mais les frais non négligeables d’assurance et d’expédition. Globalement, du moins pour certains éditeurs et libraires grossistes de Grande-Bretagne, le commerce avec les colonies « valait à peine » tout l’effort engagé33. D’un point de vue financier, il était donc nettement avantageux que les livres soient vendus à des sociétés marchandes nationales et payées par elles ; celles-ci, à leur tour, enverraient les livres outre-mer par leur propre réseau de distribution. En outre, dans les colonies, les marchands généraux qui, par définition, faisaient le commerce d’un large assortiment de marchandises, ne se retrouveraient pas aussi financièrement dépendants de l’écoulement rapide de leurs stocks de livres. Les livres proposés par les marchands généraux ne constituaient qu’une proportion relativement petite de leur fonds de commerce. Même ceux qui s’adonnaient au commerce de l’imprimé n’espéraient pas toujours de l’argent en paiement de livres et de journaux ; ils acceptaient en échange, particulièrement au XVIIIe siècle, des produits comme du grain ou quelque autre denrée, voire des chiffons34. À cet égard, le marché du livre en Amérique du Nord britannique ressemblait à ceux des Carolines et du Maryland, décrits par Warren McDougall35.
22Si on n’a pas retrouvé, pour les débuts de la période, de tables détaillées des droits d’importation pour les livres et la papeterie, comme il en existe pour la période postérieure à la Confédération36, les journaux fournissent la preuve de coûts additionnels de ce genre. Les principales sources d’information en ce sens sont les avis gouvernementaux relatifs à la circulation de marchandises provenant des États-Unis, avis qui paraissaient sur une base régulière. Pendant les révolutions française et américaine, ces avis spécifiaient quels biens essentiels pouvaient entrer, exempts de droits, en Amérique du Nord britannique : la farine, diverses essences de bois, la poix, le goudron, la térébenthine, et ainsi de suite37. Apparemment, ce droit sur toutes les autres marchandises était généralement le même. Il était, par exemple, de 10 % à l’été de 181538.
23Les primes d’assurance pour le commerce du livre variaient considérablement dans les colonies, mais elles connaissaient une hausse significative dans les périodes de risques accrus, comme pendant la guerre d’indépendance américaine39. En outre, le commerce d’outre-mer était grevé par un fret maritime relativement élevé. La mention « pour coûts et frais » figurant dans les annonces de journaux de l’Amérique du Nord britannique indique clairement que les détaillants dans les colonies ne pouvaient généralement pas prendre en charge les frais élevés d’assurance et d’expédition40. Fait inattendu, il existe des preuves que, dans certains cas, la valeur forfaitaire londonienne s’appliquait, même si un vendeur de Nouvelle-Écosse devait aussi couvrir les frais d’assurance et d’expédition41. D’autre part, une librairie de Gate Street, ouverte depuis peu à Niagara (Niagara-on-the-Lake), annonçait en 1818 : « B. F. & Co. s’engage à vendre les livres à des prix de détail aussi bas qu’à New York. Bibliothèques constituées en sociétés, marchands et autres qui achètent en grande quantité recevront tous une remise généreuse42. »
24Une relation d’affaires londonienne était aussi d’usage pour les livres expédiés par mer au Bas-Canada. Par exemple, les sulpiciens achetaient des livres français chez Dulau, un libraire de Soho, et des livres anglais chez Keating. Les sulpiciens auraient pu se les procurer directement chez des libraires de Londres, mais ils traitaient avec des mandataires et des « transitaires » à New York, tirant peut-être profit de la navigation fluviale vers le nord, à partir de cette ville. Vers 1840, d’autres envois arriveraient, de chez Méquignon à Paris et de chez Marne à Tours, pour aider les sulpiciens à remplir leur mission pédagogique et religieuse43.
Le prix de revient et la fixation des prix
25Dans la période antérieure à 1840, aucune législation britannique ou coloniale ne réglementait le prix de détail des livres44. Relativement rares, les documents sur le prix de détail de livres importés en Amérique du Nord britannique sont néanmoins révélateurs. Premièrement, l’hypothèse que les prix auraient été nécessairement plus élevés dans les colonies que dans les villes de province en Grande-Bretagne, compte tenu du transport sur de plus longues distances, ne se confirme pas toujours dans les faits, même si en général les livres importés devaient assurément coûter davantage que les livres produits sur place45. On peut cependant difficilement mesurer l’effet exact de diverses variables, comme les différentes qualités de papier ou de reliure. Deuxièmement, la pratique apparemment généralisée chez les libraires des États-Unis de doubler le prix en livres sterling n’a certainement pas été imitée au nord de la frontière46. Troisièmement, les prix dépendaient sans doute du format ; or, les libraires de province en Grande-Bretagne pouvaient se procurer des livres en gros, non reliés, cousus, cartonnés ou reliés47, alors que les marchands dans les colonies importaient presque toujours des livres reliés, si on en juge d’après les documents douaniers. En Amérique du Nord britannique, la règle semble avoir été de majorer de 25 % le prix demandé hors des grands centres en Grande-Bretagne. Par exemple, Arabian Nights Entertainments en quatre volumes, qu’on vendait 12 shillings dans les petites villes écossaises48, coûtait 15 shillings à Halifax ; et le prix des Sermons de Hugh Blair était aussi respectivement de 12 et 15 shillings49. On relève toutefois des exceptions surprenantes à cette majoration de 25 % lorsque, par exemple, le prix à Halifax est inférieur à celui pratiqué dans les villes de province en Grande-Bretagne. Dans ces cas-là, la variable déterminante pourrait avoir été la reliure ou une édition différente. En 1789, le prix apparemment courant de Domestic Medicine de William Buchan était, en Écosse, de 7 s 6 d50. La même année, on le vendait 5 s 6 d à Halifax, un prix qui soulève des questions quant à l’origine de l’expédition et la probabilité d’une édition pirate51.
26D’autres comparaisons de prix sont passablement plus complexes. Dans la « Province de Québec », la devise locale était la livre, évaluée à un vingt-quatrième de la livre sterling, mais ce cours du change fluctuait52. Ainsi, par exemple, une fois converti en 17 s 1 d, le prix de 21 livres inscrit dans le registre d’un encanteur montréalais pour cinq volumes de Philosophical and Political History of the [...] West Indies de l’abbé Raynal est proche du prix demandé (18 shillings pour les six volumes du même ouvrage) seulement quatre années plus tard à Elgin, en Écosse53. Les prix concurrents de réimpressions pirates économiques de titres européens (aussi bien français qu’anglais) leur assuraient un marché tout trouvé en Amérique du Nord britannique.
27La disponibilité du livre, dans le commerce en Amérique du Nord britannique, était le résultat d’une structure commerciale nouvelle et nécessairement fragmentée. Londres, en tant que centre du crédit européen, avait une importance considérable, mais sa position s’arc-boutait sur les libraires coloniaux dont les éditeurs londoniens et parisiens dépendaient pour une distribution outre-Atlantique efficace. Les lois maritimes, les règlements des postes et le développement des voies de communication jouèrent tous un rôle aussi décisif, dans la disponibilité des livres, que l’évolution des techniques d’impression.
Les commerces du livre et la librairie
YVAN LAMONDE ET ANDREA ROTUNDO
28La librairie est au cœur du développement culturel des colonies d’Amérique du Nord britannique. Pour qu’elle ait pu exister, cependant, il a fallu, dans une population agglomérée, des imprimeurs, des marchands importateurs, des marchands généraux et spécialisés, ainsi que des acheteurs à l’aise et alphabétisés, membres des élites civile, militaire et religieuse. C’est cette bourgeoisie marchande et libérale qui a mis sur pied des institutions dont le développement a nécessairement été lié à l’imprimé : assemblées parlementaires, cours de justice, églises, écoles, collèges et associations volontaires diverses. Imprimé, commerce, vie civique et opinion publique vont de pair.
29La librairie est un commerce qui s’affirme au terme d’un processus d’autonomisation ou de spécialisation des métiers de l’imprimé : le libraire vient le plus souvent du milieu de l’imprimerie, tout comme l’éditeur peut être un ancien imprimeur-libraire ou un libraire54. Cette évolution du métier de libraire explique pourquoi, au XVIIIe siècle, un habitant d’Halifax, de Québec ou de Montréal à la recherche d’imprimés, de périodiques ou de livres, pouvait les trouver en de nombreux endroits et pourquoi il ne sera pas aisé de faire la distinction entre vendeurs de livres et libraires.
Les prédécesseurs du libraire : l’imprimeur, le marchand et l’encanteur
30À l’origine, on pouvait trouver des livres chez l’imprimeur local d’un journal qui tirait son primum vivere de celui-ci : l’imprimeur sortait aussi de sa presse des travaux de ville (affiches, formulaires), des textes de lois, des ouvrages scolaires et religieux, des brochures qu’il vendait à son atelier (voir illustration 6.1), tout comme d’autres titres importés dont il pouvait tirer des extraits pour son journal, qui servait du coup à annoncer ses publications et celles des autres. C’est le cas, entre autres, de Robert Fletcher à Halifax, de Henry David Winton à St. John’s, de John Neilson à Québec ou de Fleury Mesplet à Montréal. Le même modèle s’impose encore en 1812 à Kingston, en 1815 à York (Toronto), en 1825 à Niagara, en 1828 à Ancaster et à St. Catharines où le Printing Office annonce des livres dans le journal qu’il imprime et publie. Le processus d’autonomisation du métier de libraire se prolonge et s’intensifie à mesure que recule la frontière occidentale.
31On pouvait aussi trouver des livres chez le marchand général ou chez un marchand spécialisé, quincaillier ou apothicaire, la diversité étant ici la norme. Misant le plus souvent sur l’importation, ces marchands polyvalents commandaient et recevaient des produits fort variés, dont des livres. La famille Kidston d’Halifax représente le cas achevé d’un marchand général offrant une belle variété d’imprimés. Imprimeurs et marchands de toutes sortes annoncent fréquemment dans la presse les produits importés qu’ils ont à offrir, ce qui souligne de nouveau l’importance de la presse locale pour l’histoire de la librairie.
6.1 Publicité en faveur de John Ruthven au bas de la couverture de Address to the Inhabitants of the District of Gore de John Willson (Hamilton, 1840). Avec l’aimable autorisation de la Toronto Public Library (TRL).
32La vente à l’encan est souvent l’occasion d’acquérir des livres ; on en a recensé 90 à Montréal, par exemple, entre 1778 et 1820, dans des cafés ou les salles d’encan des maisons Cuvillier, Fraser, Henry ou Spragg ; à Halifax, les maisons Bowie et De Blois, C. et R. Hill, et John Moody et associés comptent parmi les plus importantes. Rendue possible par la vente de biens à liquider provenant d’autres commerces ou d’individus décédés (voir illustration 6.2), en instance de départ ou de retour en Europe ou aux États-Unis, la vente aux enchères permet d’acheter des livres ou des lots de livres. La presse de l’époque regorge d’annonces de ces ventes à l’encan de biens divers et de livres. Les biens offerts sont parfois d’une ampleur telle qu’ils justifient la publication d’un catalogue mentionné dans l’annonce publiée et plus rarement conservé dans le patrimoine imprimé canadien55.
33Seuls quatre catalogues de livres vendus à l’encan avant 1840 ont, semble-t-il, survécu parmi la centaine de titres identifiés56 : le Catalogue des bibliothèques des défunts l’honorable Adam Mabane et Alexander Gray (1792), le Catalogue des Livres de Jurisprudence (1801), le Catalogue of Books Composing the Library ofthe Late John Fleming, Esquire (1833) et le Catalogue of the Household Furniture, Books, and other Effects and Property, Belonging to David Chisholme (1836 ?). Les trois catalogues analysés ci-après, qui proviennent du Bas-Canada, sont néanmoins représentatifs des différents types de ventes aux enchères de l’époque : la vente à l’encan où l’on offrait des livres d’un genre spécifique (de jurisprudence), celle où l’on disposait des livres parmi d’autres biens (ceux de David Chisholme) et celle où l’on vendait une bibliothèque personnelle (celle de John Fleming).
34Le Catalogue des Livres de Jurisprudence, Oui seront Vendus par Encan chez Messrs. Burns et Woolsey consiste en 87 titres (231 volumes publiés entre 1613 et 1801) en français et se divise sommairement en deux parties : Droit Canon et Droit Civil. Il s’adresse aux juges et avocats de Québec qui pratiquent le droit civil français et dépendent de l’importation de livres de Paris pour avoir accès aux livres de droit57. Les encanteurs Burns et Woolsey ont tenu au moins six autres ventes de livres à l’encan entre 1792 et 1805, mais seul ce catalogue a été conservé58. Il est intéressant parce qu’il révèle une partie du domaine du savoir juridique contemporain ainsi que certains aspects du commerce du livre.
35Beaucoup d’autres ventes de livres à l’encan d’un genre spécifique avaient alors lieu, par exemple, à Niagara, à Halifax et à Québec59. Cependant, la plupart des ventes de livres à l’encan se faisaient dans le cadre plus général de ventes aux enchères de biens divers. Ce fut le cas de la vente en 1837 des biens de l’Écossais David Chisholme (1796-1842), ancien coroner de Trois-Rivières, éditeur de journaux et auteur (voir illustration 6.3).
6.2 Page de « An Account of the Sale of the Effects of the late Major Brock sold at Auction on the 4th of January 1813 » indiquant les livres vendus, leurs prix et les noms des acheteurs (York [Toronto], 1813). L’inventaire fait état de 38 titres (172 volumes) et d’un « lot de livres » parmi les effets personnels d’Isaac Brock, chef des forces armées et du gouvernement civil du Haut-Canada de 1811 à sa mort, le 13 octobre 1812, lors de la bataille de Queenston. Au nombre des acheteurs figurent le révérend docteur John Strachan, George Crookshank, le major William Allan, Edward McMahon, Andrew Mercer et John Louis de Koven. TRL, fonds Wm Allan, série VI, « Miscellaneous Papers, Brock Inventory ». Avec l’aimable autorisation de la Toronto Public Library, (TRL).
36Le Catalogue de cette vente à l’encan consiste en 563 lots qui correspondent aux appartements de la propriété : « Dining Room, Pantry, Lobby, Drawing Room, Library, Kitchen, Stairs, Upper Lobby, Bedroom, Dressing Room, Second Dressing Room, Servant’s Room, Yard, and Cellar. » La bibliothèque de Chisholme comprend 193 titres (646 volumes) ; elle inclut, entre autres, de la poésie, des collections ou « bibliothèques », des périodiques, des écrits philosophiques, des ouvrages d’histoire et des biographies. La plupart des livres sont publiés à Londres ou à Édimbourg, mais on y trouve aussi quelques oeuvres canadiennes. Le Catalogue des biens de David Chisholme révèle tout autant des facettes de l’histoire de l’imprimé que de la culture matérielle bourgeoise60.
37La vente à l’encan de la bibliothèque personnelle de l’Écossais John Fleming (c. 1786-1832), important homme d’affaires de Québec et auteur d’ouvrages de politique et de polémique61, fut sans doute aussi un événement culturel qui attira l’élite locale : collectionneurs, individus à l’aise ou membres d’institutions religieuses et gouvernementales. Ce fut la plus grosse vente à l’encan d’une bibliothèque personnelle canadienne de cette période, consistant en 4 204 lots de livres (10 380 volumes).
38Le catalogue de cet encan fut publié en 1833 par les encanteurs A. et J. Cuvillier, firme qui a tenu au moins 15 autres ventes de livres à l’encan à Montréal de 1802 à 1815, dont trois avec mention d’un catalogue62. Le catalogue pour la vente Fleming compte 265 pages et comprend même une table des matières. Il se divise en six grandes sections : Théologie, Droit et Gouvernement, Affaires nationales, Philosophie, Belles-Lettres et Histoire, subdivisées à leur tour en sous-sections. L’Histoire, par exemple, se subdivise en Histoires universelle, grecque, romaine, européenne, britannique, française, asiatique, africaine, américaine et ecclésiastique. Chaque entrée comprend le titre, le nom de l’auteur, le lieu et la date de publication, le format et le nombre de volumes ; quelques titres comprennent aussi des détails sur la reliure. Les titres qui « méritent l’attention particulière des collectionneurs des Institutions publiques » sont en majuscules. La sous-section des bibles illustre la richesse de cette collection : les 26 bibles datent de 1583 à 1823 et viennent des grands centres de l’imprimerie européenne et américaine. Bien que la plupart des 4 204 titres proviennent de Londres, Paris, Dublin, Édimbourg, Boston, Amsterdam, Glasgow et Lyon, la bibliothèque comprend aussi des titres canadiens (78 lots).
39Ces trois catalogues mettent en lumière le rôle crucial joué par les encanteurs dans le commerce du livre en milieu urbain. Le collectionneur misait sur ces occasions pour construire une bibliothèque où brillaient des raretés d’abord acquises par d’autres. Enfin, les lecteurs pouvaient également recourir aux services du colporteur, marchand qui ne cédait pas sa place en matière de livres populaires.
6.3 Catalogue de la vente aux enchères des biens de David Chisholme (1836 ?), Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale du Québec.
Les colporteurs
40L’habitant des campagnes, habituellement moins alphabétisé que le citadin, pouvait à l’occasion trouver matière à lire auprès d’un colporteur, qui opérait aussi dans les villes où la concurrence des marchands était forte et où ceux-ci veillaient à se protéger légalement, La loi de la Nouvelle-Écosse (1782), instaurée pour « empêcher les colporteurs et petits marchands de colporter des campagnes à la ville et de la ville à la campagne sans permis » (22 Geo. III, c. 1), entend protéger le commerce et réduire la vente itinérante. La loi, qui exclut la vente de produits cultivés ou faits à la main, qui ne réfère pas à l’imprimé et qui ne sera guère amendée avant 1815, permet l’émission de permis sous condition de l’approbation d’au moins trois juges de paix, et son coût croît selon que le colporteur voyage avec ou sans cheval ou chevaux.
41La loi du Bas-Canada de 1795 (33 Geo. III, c. 8), intitulée Acte pour accorder à sa Majesté des droits sur les licences de colporteurs, porte-cassettes et petits marchands, qui n’est guère amendée avant 1840, stipulait, à l’article XIII, que la loi ne s’appliquait pas aux personnes qui vendaient des « Actes de la législature, livres de prières ou cathéchismes de l’Église, proclamations, gazettes, almanacs ou autres papiers imprimés ou autorisés ». Au dire d’Egerton Ryerson, qui évoquait un souvenir de 1799, la cassette (ou la hotte) du colporteur contenait le plus souvent du calicot, de la mousseline, du ruban, des bandes de toile, des aiguilles, des mouchoirs, des châles, des bas de coton ou des peignes63. La loi ne mettait pas les Églises sur le même plan que le colporteur et décrivait les imprimés « autorisés » susceptibles d’être diffusés d’une façon ou d’une autre. Mais le pouvoir prenait des précautions : la loi sur les colporteurs, passée après la Révolution française de 1789 et surtout après la Terreur de 1793, imposait certes le paiement d’un droit, mais elle obligeait en outre le colporteur à porter un serment d’allégeance et précisait que toute personne convaincue « de tenir des discours séditieux, de proférer des paroles de trahison, de répandre malicieusement de fausses nouvelles, de publier ou de distribuer des libelles ou papiers séditieux écrits ou imprimés, tendant à exciter du mécontentement dans les esprits, et à diminuer l’affection des sujets de sa Majesté » était passible d’amendes et de suppression de licence.
42De fait, la loi sur le colportage ne faisait que consigner une pratique déjà existante, vers 1770, de diffusion de bibles et de tracts par des missionnaires protestants ou des évangélistes. La naissance et la multiplication des sociétés missionnaires et bibliques au tournant du XIXe siècle lancent la diffusion d’imprimés religieux par des prédicateurs tels que Thaddeus Osgood dans le Haut-Canada vers 1810 ou Walter Johnstone à l’Île-du-Prince-Édouard une décennie plus tard. C’est dans ce contexte que sont fondées les boutiques de publications religieuses ou des méthodistes et que, pour favoriser au Bas-Canada l’essor du protestantisme chez les francophones catholiques, on fait appel à des missionnaires suisses, protestants et francophones, bien identifiés comme colporteurs de bibles « protestantes ». L’esprit de la loi du Haut-Canada du 1er avril 1818 (58 Geo. III, c. 4-5), qui amende celle de 1816 (56 Geo. III, c. 34), est le même, mais s’y ajoutent les nouveaux moyens de transport maritime, barques ou bateaux.
43À Cobourg ou à Brockville, dans les années 1830, le livre est offert parmi la marchandise sèche, l’épicerie, la vaisselle ou les alcools. À Bytown (Ottawa), c’est l’horloger Dray qui offre les livres, comme l’annonce la Bytown Gazette du 27 juillet 1839 ; à Niagara, The Gleaner du 16 août 1833 annonce une vente de livres à l’Hôtel Kourk. L’annonce du « Book-Store » de Joseph Wilson dans le Hallowell Fret Press du 8 novembre 1831 indique bien que la librairie naît dans le « Magasin de livre ». Ce n’est que petit à petit que, dans les agglomérations les plus populeuses, la librairie émerge du commerce des nouveautés et des métiers de l’imprimé. Nombreux sont les cas de figure du rapport de la librairie aux autres commerces de l’imprimé — imprimerie, reliure, fabrication de papier, bureau de la poste —, mais le phénomène dominant et durable est celui du libraire-papetier.
L’émergence de la librairie
44Le dépouillement systématique de la presse fournirait les renseignements nécessaires pour établir une distribution géographique valable de la librairie coloniale d’Amérique du Nord britannique. Faute d’un tel inventaire, on peut affirmer qu’au XVIIIe siècle, quatre villes coloniales comptent une librairie : celles d’Alexander Morrison (1786) puis de George Eaton (1811) à Halifax ; l’entreprise de Jacob S. Mott (1799) à Saint-Jean (N.-B.) ; la librairie de Thomas Cary (1797) à Québec, attenante à sa bibliothèque de location et à son cabinet de lecture ; puis celle d’Edward Edwards (1784) à Montréal. De 1800 à 1840, les commerces « autonomes » de librairie — avec papeterie et parfois reliure, sans compter l’offre de divers autres produits d’importation plus ou moins de luxe — se multiplient dans l’est et jusqu’à Berlin (Kitchener) à l’ouest64. La librairie trouve aussi ses assises dans des réseaux commerciaux (Morrison-Eaton-Belcher à Halifax, Mesplet-Edwards à Montréal), des partenariats (Lesslie-Mackenzie, Horan de Québec et Fabre de Montréal) et des filiations familiales (les Neilson à Québec, les Lesslie au Haut-Canada) et parentales (Bossange-Fabre à Montréal). Il arrive quelquefois qu’un imprimeur-relieur-libraire se lance en affaires après avoir fait son apprentissage auprès d’un homme de métier bien établi, tel Henry Chubb formé à Saint-Jean (N.-B.) auprès de Jacob S. Mott ou de John Bennett de York, apprenti chez John Neilson à Québec.
45L’origine des libraires, l’approvisionnement et l’inventaire des boutiques indiquent qu’à ses débuts la librairie est une entreprise coloniale qui a misé sur l’immigration des hommes et l’importation des biens. Les commerçants de livres venus d’Écosse (John Neilson, James Brown, George Dawson, Edward Lesslie et ses fils James, John, Joseph et William, William Lyon Mackenzie, James Macfarlane, John Dougall, Robert Armour, Hugh Scobie) et d’Angleterre (William Gossip, Henry David Winton, Henry Rowsell, Thomas Cary) dominent, Jacob S. Mott est représentatif de ces marchands venus de l’est des États-Unis et de tradition loyaliste. Fleury Mesplet, originaire de Marseille, est passé par Lyon, Londres et Philadelphie ; Hector Bossange, issu d’une grande famille de la librairie parisienne, se forme à New York avant que son beau-frère montréalais Édouard-Raymond Fabre n’aille faire un stage à Paris. Un bon nombre de ces hommes de l’imprimé appartenaient à des familles impliquées en métropole dans l’imprimerie ou le commerce du livre, ou qui avaient fait quelque forme d’apprentissage. Les réseaux sont ici fondamentaux, qu’ils relient la colonie à l’Angleterre, à l’Écosse ou à la France. À telle enseigne que la conquête militaire de la Nouvelle-France et le blocus économique de Napoléon ont sur le commerce bas-canadien des effets majeurs et obligent au transit des importations françaises par Londres ou les États-Unis. Ce n’est qu’avec la fin du blocus que l’arrivée d’Hector Bossange rendra possible et durable la librairie de langue française à Montréal.
46L’étude des inventaires a déjà fait voir la dépendance du commerce du livre des importations britannique, française et américaine et la répercussion de ce phénomène d’importation sur le prix du livre. Mais d’ores et déjà, la périodicité et le contenu de la publicité de librairie dans la presse confirment cette dépendance coloniale. La publicité du livre est impressionnante, à Québec et à Halifax surtout : de 1750 à 1820, le nombre de titres annoncés se multiplie par trois à chaque décennie. Les annonces paraissent en fonction des arrivages et, pour les villes de la vallée du Saint-Laurent, du dégel du fleuve. Elles sont enfin d’une extrême diversité et l’imprimé se taille une place parmi la « marchandise sèche », la verrerie, le vêtement, la chaussure, les produits alimentaires et les objets de culte65,
Le catalogue de librairie
47Le catalogue de librairie, autre moyen de publicité, était davantage centré sur le livre, bien que pendant un moment on y trouvait encore quantité d’autres objets de luxe importés. Toutes les librairies importantes publièrent des catalogues de livres, imprimés dans un journal ou imprimés séparément. William Brown, propriétaire de La Gazette de Québec/Quebec Gazette, publia le premier catalogue de livres (124 titres) de sa librairie dans son journal, en novembre 1781. D’autres libraires firent de même, y compris John Neilson, le neveu de Brown, qui publia des catalogues dans la Gazette en 1797 (166 titres), 1802 (244 titres), 1817 (634 titres) et 1820 (521 titres), et James Dawson, qui publia un catalogue de 300 titres dans le Novascotian du 3 octobre 183266.
48Signe de son importance, Neilson fut le premier libraire à publier des catalogues de livres séparément67, ce qu’il fit régulièrement entre 1800 et 1819. D’autres libraires publièrent des catalogues séparément dont des copies ont survécu : ce sont Clement Horion Belcher (à Halifax), Robert Armour et Hew Ramsay, Hector Bossange et Édouard-Raymond Fabre (à Montréal), Augustin-René Langlois, dit Germain et Thomas Cary fils (à Québec) et Edward Lesslie (à Toronto)68.
49En 1836, Armour et Ramsay offraient 1059 titres (1 038 de langue anglaise) dans leur catalogue, divisé en 11 sections : Histoire et Biographie (87 titres) ; Sciences et Philosophe (80) ; Médecine (40) ; Voyages (50) ; Romans (189) ; Poésie (98) ; Théologie (228) ; Divers (163) ; Publications annuelles et illustrées (29) ; Ouvrages scolaires (74) ; en français (21) ; Gravures et divers autres articles. Ils avaient commandé ces titres en Angleterre (une fois par mois) pour être expédiés par bateau au printemps, au cœur de Tété et à l’automne, et à New York, Philadelphie et Boston (une fois par semaine) pour expédition plus régulière. Quelques titres publiés en Amérique du Nord britannique apparaissent çà et là au catalogue. Un bon nombre de titres qui figurent au catalogue d’Armour et Ramsay se retrouvent aussi dans le Catalogue of Books de Edward Lesslie et Sons (Toronto, 1837). Leur catalogue offrait quelque 1 000 titres (tous en anglais), présentés par ordre alphabétique, puis par format. La même année, Belcher offrait aux acheteurs potentiels d’Halifax 1300 titres dans son catalogue.
50Fabre offrait à sa clientèle francophone 1 749 titres (à des prix « extrêmement réduits ») dans son Catalogue général de la Librairie canadienne (1837), le terme « librairie » étant ici signe d’une évolution. Le catalogue est divisé en quatre parties : Littérature et Histoire (819 titres) ; Jurisprudence (160) ; Médecine (89) ; Religion et Piété (601), avec une petite section à la fin de « Livres de prières » (54 titres) et de « Livres d’école » (26 titres). Les prix sont indiqués à la fin de la description de chaque ouvrage.
51La majorité de ces livres proviennent de Paris, mais aussi de Londres, de New York et de Philadelphie. La plupart des titres de ce catalogue sont de langue française, mais on y trouve aussi des titres de langue latine (17 titres), tels que le Breviarium romanum et les Institutiones philosophicoe ad usum studiosae juventis de l’abbé Jérôme Demers, premier ouvrage de philosophie publié dans la colonie, et des titres de langue anglaise (19 titres). Bien que le catalogue de librairie soit assez rare avant 1840, les 21 catalogues actuellement localisés donnent une bonne idée de la variété des livres disponibles dans la colonie.
La librairie, lieu de sociabilité
52La publicité dans la presse et le catalogue permettaient donc au libraire d’annoncer sa marchandise et à une clientèle urbaine et rurale de faire des choix et des achats, et ce, sur place ou par correspondance. Cette clientèle est constituée de gens de professions libérales, de membres du clergé, de petits commerçants et de seigneurs au Bas-Canada, auxquels s’ajoutent, en milieu anglophone dans la colonie, les hauts fonctionnaires, les marchands, les officiers et les artisans. Les libraires peuvent aussi compter sur une clientèle institutionnelle au fur et à mesure que la vie culturelle coloniale s’organise : bibliothèques parlementaires — pour lesquelles on peut aussi être relieur —, écoles, collèges, bibliothèques de location (circulating libraries), cabinets de lecture (reading and news rooms), bibliothèques de souscripteurs, de professions (avocats, médecins), de métiers (instituts d’artisans) et d’associations littéraires, scientifiques ou historiques. Pour un libraire tel que Henry Rowsell de Toronto qui compte sur les emplettes du temps des fêtes — le 24 décembre étant un ready-money day —, un Stephen Miles de Kingston accepte le paiement en nature : « On peut, dans chaque famille, mettre de côté assez de chiffons échangeables contre livres et papeterie69. » Façon d’acheter des livres et du papier en permettant de fabriquer du papier !
53La librairie, comme la presse, contribue de façon essentielle à la formation d’une culture canadienne. Si les libraires font office d’agents d’abonnements à des périodiques étrangers ou de représentants uniques d’un éditeur (Belcher et Blackwood) ou d’une collection (Macfarlane et l’Encyclopedia Americana), ils sont plus globalement des « agents » socioculturels. La boutique de librairie est souvent un lieu de sociabilité et d’échanges, tout comme le café, l’auberge ou la taverne. On sait qu’on peut aller y afficher une liste de souscription à la publication d’un roman, façon à peu près unique alors de se faire publier dans la colonie. Les libraires participent activement à la vie culturelle et associative des villes : James Lesslie est un des fondateurs du York Mechanics’ Institute en 1830, son frère William est trésorier de celui de Kingston en 1834, Andrew MacKinlay est au cœur du développement de celui d’Halifax vers 1835, Henry Rowsell est de toutes les assemblées du Shakspeare Club devenu le Toronto Literary Club.
54Les libraires et les hommes des métiers de l’imprimé sont aussi engagés politiquement, du côté du pouvoir ou de l’opposition. À Terre-Neuve, Henry David Winton se montre favorable aux institutions représentatives et à l’émancipation des catholiques avant de se retourner violemment contre eux. Il faut compter au nombre des constitutionnalistes James Brown, de Montréal, qui dirigera en 1837-1838 un groupe de volontaires loyaux ; les Armour, imprimeurs du roi et opposants au gouvernement responsable ; Thomas Cary, de Québec, un moment secrétaire du gouverneur Robert Prescott et fondateur du francophobe Quebec Mercury ; George Perkins Bull, bureaucrate avoué, figure importante de l’orangisme à Montréal et à York ; James Macfarlane, très près de l’exécutif au Haut-Canada ; et Henry Rowsell, soutien de la « clique », qui s’occupe même de mettre en caisses les livres du gouverneur John Colbome en route pour le Bas-Canada. L’éditeur de La Gazette de Québec et libraire John Neilson appuie le Parti patriote au Bas-Canada jusqu’à la radicalisation de celui-ci ; James et William Lesslie passent quelques jours en prison au temps des Rébellions, qui bousculent la vie de William Lyon Mackenzie, journaliste, libraire et leader patriote ; la boutique d’Édouard-Raymond Fabre à Montréal est le rendez-vous des Patriotes et le lieu de contact du Comité de correspondance des députés patriotes.
La bibliothèque de location et le cabinet de lecture
55Comme il s’agit aussi d’entreprises commerciales, il faut évoquer la bibliothèque de location et le cabinet de lecture où l’on pouvait également, contre déboursé, trouver des imprimés, Inspirée du modèle européen, la bibliothèque de location offre des livres moyennant un coût de location, et les titres peuvent ainsi « circuler ». Ce commerce des livres est soit lié ou attenant à une librairie-papeterie, soit autonome et semble se répandre durant la décennie 1810. On en trouve à Québec (Thomas Cary père et fils, Augustin-René Langlois, dit Germain), à Montréal (William Manson, James Laughlin, John Nickless), à Kingston (Stephen Miles et Miss Read), à Halifax (Thomas Bennett, Mary Davis, Abdiel Kirk, D. Spence, Jacob Keefer), à York/Toronto (George Dawson, Thomas Caldicott, Henry Rowsell), à St. Catharines (William Mitchell). La publicité insérée dans les journaux donnerait une bonne idée des genres littéraires privilégiés par cette bibliothèque de location, mais le Catalogue of Cary’s Circulating Library/Catalogue de la bibliothèque ambulante de Cary (1830), le seul catalogue imprimé séparément de cette période qui ait survécu70, permet d’affirmer que la majorité des titres offerts sont des œuvres de fiction : romans, poésie, théâtre et contes. Le catalogue comprend 1 857 titres en anglais (4 664 volumes) et 295 titres en français (824 volumes), aussi bien que des indications sur les heures d’ouverture, le tarif d’abonnement, les conditions et le taux de prêt. Les autres catégories de classification utilisées dans le catalogue sont les suivantes : Histoire, Biographie, Voyages, Théologie et Miscellanées. Cette dernière comprend des essais, des périodiques, dont le Canadian Magazine, et de la correspondance. Le loueur de livres pouvait aussi y trouver des collections d’ouvrages ; par exemple, British Essayists de Jones en 45 volumes et Mémoires de Maximilien de Béthune, duc de Sully en 9 volumes, et même un des premiers romans à quatre sous, The Terrific Register ; or, Record of Crimes, Judgments, Providences and Calamities (Londres, 1825).
56Quelques auteurs bien connus apparaissent en traduction en français et en anglais (Edward Bulwer-Lytton, Fanny Burney, Henry Fielding, Mme de Genlis, Mrs. Opie, Bernardin de Saint-Pierre et sir Walter Scott). Cependant, la grande majorité des auteurs, des romanciers, sont moins connus et n’apparaissent qu’une seule fois dans le catalogue, L’habitant de la ville de Québec curieux de littérature locale pouvait finalement louer quelques titres bas et haut-canadiens : Julia Beckwith Hart, St. Ursula’s Cornent ; Or, The N un of Canada (Kingston, 1824) ; William Fitz Hawley, Ouebec ; The Harp ; and Other Poems (Montréal, 1829) ; Adam Kidd, The Huron Chief, and Other Poems (Montréal, 1830) (voir illustration 5.5).
57Le catalogue de Cary montre bien que la bibliothèque de location a largement mis en circulation des œuvres de fiction avec lesquelles les bibliothèques d’associations volontaires, en particulier, auront à composer. Déjà, à la fin des années 1820, l’Edinburgh Ladies Association finance la mise sur pied, au Cap Breton, non pas de bibliothèques de location avec leurs romans, mais de bibliothèques itinérantes qui mettent en circulation des bibles, des tracts religieux, des catéchismes et des ouvrages en gaélique71.
58Il convient enfin d’évoquer les cabinets de lecture, qui semblent privilégier la lecture de la presse périodique et qui sont parfois liés à une bibliothèque de location. Initiative, le plus souvent, d’imprimeurs et propriétaires de journaux tout autant que de marchands, ces cabinets, à l’enseigne de l’association volontaire et de l’échange, facilitaient l’information politique, religieuse et économique, celle des prix des denrées sur différents marchés, par exemple, tirée de journaux européens, américains et locaux. La venue de bibliothèques d’associations et d’instituts d’artisans avec leurs bibliothèques explique le recul et la disparition de ces bibliothèques de location et de ces cabinets de lecture dorénavant intégrés aux bibliothèques d’associations volontaires72.
59En 1840, après avoir été offert comme « marchandise sèche » chez des marchands, puis dans des « magasins de livres », le livre l’est enfin en librairie, mais il demeure un produit de luxe. Un processus de canadianisation s’amorce alors, passant tout autant par les libraires eux-mêmes que par une partie encore infime de leur inventaire qui comprend des descriptions de la Nouvelle-Écosse ou de la ville de Québec, des titres de droit, de poésie et d’histoire.
Notes de bas de page
1 NSARM, MG 1, no 526A, inscription du 6 juin 1795.
2 Ibid., inscription du 3 octobre 1795 : « Ai lu le Banish’d Man jusqu’à l’heure d’aller au lit. »
3 F. A, Black, « Book Availability in Canada, 1752-1820 ».
4 F. A, Black, « Beyond Boundaries ».
5 Sur les agents commerciaux des marchands français, voir Y. Lamonde, « La librairie Hector Bossange », p. 80.
6 5 Geo. III [1765], c. 25.
7 J. E. Harrison, Adieu pour cette année.
8 NSARM, MG 1, no 526A, inscription du 1er juillet 1795.
9 J. N. Green, « From Printer to Publisher », p. 29.
10 Ouetton St. George annonça au moins deux envois du genre à York, en 1804. Voir Upper Canada Gazette, 15 septembre et 15 décembre 1804.
11 Montreal Herald, 22 mai 1819.
12 Nova Scotia Royal Gazette, 17 avril 1806.
13 Par exemple, voir l’annonce de T. Fairbairn dans le Fret Press de Halifax, 20 juillet 1819.
14 NLS, MS 791, Archibald Constable, Letter-book, 1820-1822: Constable à John Young, Halifax, 26 mars 1821.
15 Ibid., Constable à Archibald McOueen, Miramichi, 19 août 1820.
16 J. Raven, Judging New Wealth, p. 13.
17 Ibid., p. 21.
18 Suivant la méthode de calcul de McDougall, ce poids représente approximativement 89 000 volumes. Voir W. McDougall, « Copyright Litigation in the Court of Session », p. 15. Il est possible que certains des milliers de volumes envoyés en Nouvelle-Écosse aient été transbordés dans des ports des Treize Colonies ou des Indes occidentales.
19 Les statistiques des douanes sont conservées, sur divers supports, au PRO, CUST14/1-23 et aux NAS, E 504. Les relevés sommaires annuels dont elles sont tirées précisent la colonie à laquelle les livres étaient destinés, mais sans mentionner à quel port.
20 Université de Glasgow, Special Collections, Eph N/139, prospectus de la MacGoun’s Stationery Warehouse. Par le truchement du Scottish Book Trade Index, on a pu relier cette firme à Archibald MacGoun fils, qui résida à l’adresse spécifiée de 1797 à 1800.
21 C. A. Andreae, Lines of Country, p. 3.
22 Conclusion tirée d’annonces d’arrivées de navires, publiées dans les journaux de l’Amérique du Nord britannique avant 1820.
23 Nova Scotia Royal Gazette, 20 août 1801.
24 Montreal Gazette/Gazette de Montréal, 10 décembre 1810.
25 R. Lemoine, « Le marché du livre à Québec », p. 165.
26 Upper Canada Gazette, 15 décembre 1804, annoncé par Ouetton St. George ; Kingston Gazette, 16 janvier 1813, annoncé par H. Spafford and Co.
27 NSARM, MG 3, vol. 236, Horton’s Landing, comté de King, Livre de comptes, 1793-1794 ; Colchester Historical Society Archives, D13, 89.37, James Patterson, Livre de comptes et main courante, 1802-1803 ; NSARM, mf. 13512, Livre de comptes de Windsor, 1778-[1782 ?].
28 Nova Scotia Royal Gazette, 17 avril 1806.
29 J. Raven, « Establishing and Maintaining Credit Lines Overseas », p. 144-162 passim.
30 Ibid.
31 NAS, GD 1/151, James Dunlop à Alexander Dunlop, 16 décembre 1798.
32 J. Raven, « Establishing and Maintaining Credit Lines Overseas », p. 144.
33 Ibid., p. 154.
34 On trouve un exemple d’acceptation de paiement en nature dans la Upper Canada Gazette, (28 avril 1804) où figure aussi une annonce de l’imprimeur John Bennett ; on demandait des chiffons dans la Kingston Gazette (30 octobre 1810). Mower and Kendall, imprimeurs de la Kingston Gazette, requirent du grain pour leur représentant à York, Ouetton St. George (Kingston Gazette, 19 février 1811).
35 W. McDougall, « Scottish Books for America », p. 25-27.
36 Voir Agence des douanes et du revenu du Canada, Trade and Navigation, Unrevised Monthly Statements.
37 Par exemple, Acadian Recorder, 3 juin 1815.
38 Ibid.
39 J. Raven, « Establishing and Maintaining Credit Lines Overseas », p. 150-151.
40 Voir, par exemple, les annonces des marchands Brymer et Belcher, Royal Gazette and Nova Scotia Advertiser, 9 mars 1790.
41 Nova Scotia Gazette and Weekly Chronide, 7 mai 1771.
42 J. R. Johnson, « Availability of Reading Material for the Pioneer in Upper Canada », p. 132.
43 M. Lajeunesse, « Le livre dans les échanges sulpiciens Paris-Montréal ».
44 J. Feather, « English Book Trade and the Law », p. 57.
45 R. Lemoine, « Le marché du livre à Québec », p. 164.
46 Rick Sher, courriel à l’auteure, 13 mars 1996 ; renseignement fourni par James Green.
47 The London Catalogue of Books […] 1811 précise que les livres étaient cousus ou cartonnés (à l’exception des livres scolaires) et propose un tarif distinct pour les livres reliés,
48 Catalogue of the Public Library at Hawick (1792): NLS, mf. 52 (18[1]).
49 Royal Gazette and Nova Scotia Advertiser, 23 juin 1789; I. Forsyth, A Catalogue of the Elgin Circulating Library (1789).
50 I. Forsyth, A Catalogue of the Elgin Circulating Library; Catalogue of the Public Library at Hawick (1792): NLS, mf. 52 (18[1]).
51 Royal Gazette and Nova Scotia Advertiser, 21 juillet 1789.
52 Heureusement, le clerc de l’encanteur de Montréal consignait à la fois ses calculs du change et la valeur en livres de la vente. Voir ANC, MG 29, A 2, série III, vol. 144, Sales at Vendue.
53 Exemple emprunté à la même source que la note précédente. Vente des biens de William Harkness, 20 juin 1785 : Vendu à B. Hart. Le prix payé à Elgin est tiré de I. Forsyth, A Catalogue of the Elgin Circulating Library.
54 Y. Lamonde, La librairie et l’édition à Montréal ; la plupart des imprimeurs, journalistes et libraires évoqués ici ont fait l’objet d’une biographie dans le DBC ; nous remercions Patricia Lockhart Fleming d’avoir mis sa documentation sur le Haut-Canada à notre disposition.
55 Y. Lamonde et D. Olivier, Les bibliothèques personnelles au Québec
56 Y. Lamonde, B. MacDonald et A. Rotundo, « Canadian Book Catalogues/Catalogues canadiens relatifs à l’imprimé », disponible sur le site du projet HLIC/HBiC ; les catalogues utilisés ici sont décrits dans cette base de données.
57 R. Lemoine, « Le marché du livre à Québec », p. 132.
58 Y. Lamonde, B. MacDonald et A. Rotundo, « Canadian Book Catalogues/Catalogues canadiens relatifs à l’imprimé ».
59 « Will be Sold by Public Auction, On Tuesday the 13th day of July, a Large Collection of Medical, Surgical, and Historical Works, [the property of the late Dr. Kerr] [... ] at 7 o’clock [... ] J. Thorner, Auctioneer, Niagara. June 23d, 1824 », Niagara Gleaner (Niagara), 26 juin 1824; « [Auction Sale by Wm. Allan] of a Valuable library of books and about 100 volumes on fortifications and gunnery [...] [Halifax] 1830 », Novascotian (Halifax), 4 février 1830; mention dans S. Greaves, « Book Culture in Halifax in the 1830s [...] », p. 8 ; « Une grande collection de livres de droit, de littérature, de religion, de médecine [...] en français, et en anglais, dont il sera préparé des catalogues avant le jour de la vente », Le Canadien (Québec), 23 octobre 1835 ; mention dans Y. Lamonde et D. Olivier, Les bibliothèques personnelles au Québec [...], p. 91.
60 Y. Lamonde et D. Olivier, Les bibliothèques personnelles au Québec [...], p. 91.
61 P. Deslauriers, « Fleming, John », DBC VI.
62 Y. Buono, « Imprimerie et diffusion de l’imprimé à Montréal (1776-1820) », p. 203-205.
63 Ryerson cité dans B. S. Osborne, « Trading on a Frontier », p. 61-62 ; voir également S. Jaumain, Le colporteur dans le Québec du XIXe siècle [...], p. 13-18 ; G. L. Parker, The Beginnings of the Book Trade in Canada, p. 19-20.
64 Clement Horton Belcher, Andrew et William MacKinlay, William Gossip à Halifax ; James Dawson à Pictou ; Henry Stamper à Charlottetown ; Henry David Winton à St. John’s ; Stephen Humbert, George Blatch à Saint-Jean (N.-B.) ; John, Samuel et William Neilson, Joseph Crémazie à Québec ; James Brown, Henry H. Cunningham, Merrifield and Co., Hector Bossange, John Nickless, Édouard-Raymond Fabre, Thomas A. Starke, George Perkins Bull (parti à York [Toronto] en 1833), Robert et Andrew Armour, Charles-Philippe Leprohon à Montréal ; William Buell à Brockville ; J. B. Cheesman, Thomas Tomkins, James Macfarlane à Kingston ; la famille Lesslie à York, à Kingston et à Dundas à laquelle s’associe momentanément William Lyon Mackenzie à Dundas avant de s’installer à York où George Dawson, le Methodist Book Room, James et Thomas A. Starke, Thomas Ford Caldicott, Henry Rowsell (aussi établi à Kingston) et Hugh Scobie font des affaires. James Ruthven à Hamilton et Emanuel Christian Enslin à Berlin sont aussi dans le commerce. Ces librairies bien établies ne doivent pas faire oublier que le « Book-Storc » de Rufus Colton a aussi pignon sur rue « dans le village de Saint-Thomas », comme l’annonce le St. Thomas Liberal du 15 mai 1833.
65 F. A. Black, « Book availibility in Canada, 1752-1820, and the Scottish Contribution », p. 65 et 120; « “Advent’rous Merchants and Atlantic Waves [...]” », p. 171; « Searching for the “Vanguard of an Army of Scots” in Early Canadian Book Trade »; Y. Lamonde, « La librairie Hector Bossange de Montréal (1815-1819) et le commerce international du livre », p. 190-191; C. Galameau, « Le commerce du livre à Québec (1766-1820) »; E. Hulse, A Dictionary of Toronto Printers, Publishers, Booksellers.
66 R. Lemoine, « Le marché du livre à Québec », p. 25 et 91 ; S. Greaves, « Book Culture in Halifax [...] », p. 9.
67 S. Alston, « Canada’s First Bookseller’s Catalogue ».
68 On en trouvera la description complète dans Y. Lamonde, B. MacDonald et A, Rotundo, « Canadian Book Catalogues/Catalogues canadiens relatifs à l’imprimé ».
69 H. Rowsell, journal, entrée du 24 décembre 1835, cité dans F. N. Walker, Sketches of Old Toronto, p. 133; H. Pearson Gundy, « Publishing and Bookselling in Kingston since 1810 », p. 22-23.
70 Un catalogue de la York Circulating Library de George Dawson a été publié dans 1’Upper Canada Gazette (York), 26 février, 1818; mention dans F, A. Black, « Searching for the “Vanguard of an Army of Scots” in Early Canadian Book Trade », p. 91.
71 K. Donovan, « “May Leaming Flourish”: The Beginnings of a Cultural Awakening in Cape Breton During the 1840’s », p. 108.
72 J. L. McNairn, The Capacity to Judge, p. 144-148.
Auteurs
Attachée à la School of Library and Information Studies de la Dalhousie University. Ses recherches et publications portent principalement sur deux aspects de l’histoire du livre : la contribution écossaise à la diffusion du livre au Canada et l’application de systèmes géomatiques à la recherche sur la culture de l’imprimé. Elle est directrice du volume II de l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada/History of the Book in Canada.
Enseigne l’histoire et la littérature québécoises à l’Université McGill. Il a publié des livres et des articles sur l’histoire de l’imprimé, des bibliothèques et de la librairie au Québec ainsi qu’une Histoire sociale des idées au Québec (volume I : 1760-1896 ; volume II : 1896-1929). Il est directeur général du projet HLIC/HBiC et directeur des volumes I et II.
Prépare un doctorat à la Faculty of Information Studies et dans le cadre du Collaborative Program in Book History and Print Culture de la University of Toronto. Elle étudie les catalogues de librairies, de maisons d’édition, de ventes aux enchères et de bibliothèques publiques et privées.
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