L’éducation a-t-elle un avenir au Québec1 ?
p. 217-227
Résumé
Sur la base de sa réflexion sur la notion de culture et sur les méthodes utiles à son étude, Rioux développe la sociologie critique qui, sous certains aspects, traduit son engagement politique et social. Dans le prochain article, il cherche à répondre à une question qu’il s’est déjà posée, mais qui devient d’une brûlante actualité dans le feu des contestations étudiantes dont le Québec est témoin à l’époque : comment les manières d’être et de vivre vont-elles évoluer dans cette société secouée par un vent de changement ?
Selon lui, on le verra, le rapport Parent s’évertue à mettre l’école au diapason de la société industrielle qu’est devenu le Québec. Toutefois, le rôle de l’école ne doit pas se limiter à former des producteurs et des consommateurs dans un contexte où les mentalités sont en voie de mutation. « Peut-on se moderniser sans devenir américain ? », voilà la question à l’ordre du jour. Les jeunes incarnent à ses yeux la principale force de changement à l’œuvre dans la société et s’opposent en masse à un système d’éducation axé uniquement sur les besoins de l’État et des entreprises. L’optimisme est donc de mise pour un observateur comme Rioux qui juge que la société est en bonne santé quand l’éducation est sujette à réflexion et critique. Le débat à son sujet se forme à la lumière de conceptions et de positions qui, avancées par des classes sociales ou des groupes sociaux opposés, ne font pas l’unanimité. L’affrontement est de rigueur et les disputes s’étendent en fait à la conception « de la bonne vie et de la bonne société ».
Rioux s’emploie ici à montrer que par-delà les changements en matière d’instances scolaires, de programmes de formation et de pédagogie, apparaît en filigrane de la réforme de l’éducation la nécessaire réflexion sur la société globale et ses finalités, sur le pouvoir en vigueur au sein de la société, sur la vision de « l’homme idéal ». Sous cette optique, il défend avec force la nécessité de prendre conscience de l’environnement – écologique et social – et de créer une société à visage humain.
Texte intégral
1On pourrait poser cette question dans tous les pays où sévit la contestation étudiante : aux États-Unis, en France, au Japon, en Allemagne, par exemple, et même dans des pays socialistes comme la Pologne et la Yougoslavie. Selon certains observateurs, on assisterait aujourd’hui à la formation d’un mouvement international apparenté à celui qui est apparu aux États-Unis au XIXe siècle, le Know-Nothing, c’est-à-dire un mouvement social et politique qui, à cause de ses positions sectaires et intransigeantes à l’égard des catholiques et des immigrants, aboutissait à la suppression de tout dialogue et de toute connaissance des points de vue des autres. Ses membres ne voulaient rien savoir ! Pour d’autres, le mouvement étudiant serait téléguidé de Chine et ne viserait à rien de moins que la désorganisation des pays industriellement avancés, fussent-ils dans l’orbite d’influence de Washington ou de Moscou. Dans le premier cas, des forces d’extrême droite seraient à l’œuvre ; dans l’autre, les étudiants obéiraient aux mots d’ordre des maoïstes. Depuis toujours, on a eu tendance à voir une main invisible diriger ceux qui contestent l’ordre des choses et veulent changer la société. On présuppose facilement que la société représente l’ordre naturel et que ceux qui veulent la changer ne peuvent être que des étrangers ou des barbares. Le plus souvent, il arrive que les mouvements dits subversifs prennent origine à l’intérieur même des sociétés où ils se produisent. Un des plus sûrs indices qu’une société traverse une période de changements profonds, c’est lorsque l’éducation y est mise en question. La contestation qui s’élève au sujet de l’éducation traduit des bouleversements qui traversent la structure sociale – réseau de relations qui lient les individus et les groupes – ainsi que les infrastructures technologiques et économiques. C’est au-delà du système d’éducation lui-même qu’il faut chercher les causes qui provoquent sa contestation.
Chercher les causes de la contestation au-delà du système d’éducation
2Derrière les critiques qu’on adresse aux administrations scolaires, aux programmes et aux pédagogies, se dessine une critique plus fondamentale et plus virulente : celle qui met en question la société globale et ses finalités, la structure du pouvoir et la conception de l’homme idéal. En bref, toute critique généralisée d’un système d’éducation met en cause l’idée que les hommes se font de la bonne vie et de la bonne société. Les éducateurs et les hommes politiques ne s’en rendent pas toujours compte. Le plus souvent, pour pallier les maux qu’on dénonce, ils réformeront programmes et pédagogies, qui ne sont que les moyens dont la société dispose pour assurer la transmission des idées reçues. Ils laissent ainsi intact le problème des valeurs, c’est-à-dire des différentes conceptions du désirable qui s’affrontent au-delà des moyens mis en œuvre pour assurer leur transmission et leur perpétuation.
3Si un système d’éducation a ultimement pour but de transmettre aux jeunes non seulement des techniques et des connaissances, mais les valeurs mêmes d’une société, comment arrive-t-il que des conflits s’élèvent au sujet des valeurs mêmes que le système d’éducation a pour mission de transmettre ? S’agit-il simplement d’une carence dans le système ou s’agit-il d’autre chose ? Les valeurs qui, à un moment donné, sont acceptées et transmises aux jeunes générations sont celles d’un groupe particulier de la société qui, parce qu’il occupe une place privilégiée dans la structure sociale, est à même de proposer ses propres valeurs, c’est-à-dire ses conceptions du beau, du bon et du vrai, et de les imposer à toute la société. Il peut arriver que ce groupe dominant reste en place pendant plusieurs décennies. Le système d’éducation reste stable et ne fait l’objet que de réformes mineures. Lorsqu’un autre groupe menace de déloger le groupe dominant de sa position privilégiée et de substituer ses propres valeurs à celles qui ont cours dans la société, il se déclenche des conflits profonds dans le domaine de l’éducation. On voit donc, en première analyse, qu’un conflit où s’affrontent des conceptions différentes au sujet de l’éducation révèle un conflit de groupes et de classes qui luttent pour le pouvoir et ultimement pour imposer leurs propres conceptions de la bonne vie et de la bonne société, c’est-à-dire leurs propres valeurs.
4Plus fondamentalement encore, si des groupes au sein de la même société en viennent à se disputer le pouvoir et à contester les valeurs reçues, c’est parce que se sont produits des changements radicaux dans la façon dont ces groupes font leur vie. Les rapports qui s’établissent entre les individus et les groupes sont fonction, en dernière analyse, de la place respective qu’ils occupent dans le système de production, c’està-dire dans la technologie et dans l’économie de leur société. Les conflits dans le domaine de l’éducation, tels ceux qui éclatent aujourd’hui dans plusieurs pays, sont l’aboutissement de bouleversements dans la structure sociale – classes en lutte pour le pouvoir – et, plus loin encore, de changements profonds dans les façons dont les hommes font leur vie matérielle. Il est bien entendu que toutes ces couches de la réalité sociale sont en constante interaction et qu’elles réagissent l’une sur l’autre. Tout ce qu’on a voulu signaler, c’est l’importance de phénomènes autres que ceux qui sont directement impliqués dans la contestation étudiante. Celle-ci se déroule sur un arrière-fond social et dans des conditions précises de l’état de l’appareil technologique et économique.
Le Québec : première société de culture non anglo-saxonne à atteindre le stade postindustriel ?
5Il va sans dire que, pour discuter des problèmes de l’éducation au Québec, il faut tenir compte de certains problèmes très généraux – qui tiennent au type de société auquel le Québec appartient – dont les effets se font sentir tout autant aux États-Unis que dans d’autres pays du monde occidental. Parce que le Québec est étroitement imbriqué dans le continent nord-américain dont il est le maillon le plus faible, il subit profondément l’influence de ses voisins. De sorte qu’il faut distinguer, dans la situation québécoise, ce qui est commun à d’autres sociétés et ce qui lui est spécifique. Sur un fond qui peut paraître le même ici qu’aux États-Unis, on trouve certains phénomènes qui sont la résultante de conditions historiques et culturelles qui colorent différemment les déterminismes que charroie chaque type de société. Il existe, même pour le Québec, une marge d’autodétermination qui peut varier selon l’ordre des priorités que se donnera une société. De ce point de vue, le cas du Québec est exemplaire. À cause des retombées techniques et économiques que son voisinage avec les États-Unis lui apporte, le Québec est en passe de devenir la première société de culture non anglo-saxonne à atteindre le stade postindustriel ou technétronique. La question qui se pose alors, c’est de savoir quelle marge de liberté est laissée au développement d’une société originale.
Peut-on être américain par la technologie tout en restant québécois dans d’autres domaines ?
6La question va se poser bientôt à de nombreuses sociétés qui accueillent les techniques et les capitaux américains. Dans quelle mesure les écarts qui existent entre le Québec et les États-Unis sont-ils la conséquence directe du retard historique que le Québec a accumulé ? Peut-il préserver des valeurs et une culture qui lui sont propres, tout en tâchant de rattraper le niveau de vie de son puissant voisin ?
7Mise à part une individualité culturelle qu’il est difficile de caractériser brièvement, la spécificité du Québec tient au fait que s’y télescopent, sur une très courte période, des types différents de société. Au Québec coexistent et s’entremêlent des pratiques et des mentalités de type traditionnel, industriel et technétronique. Il en va peut-être ainsi aux États-Unis mêmes, mais le phénomène n’a pas la même acuité, puisqu’il est étalé sur une période beaucoup plus longue. De plus, les États-Unis, étant à la pointe de l’évolution technologique, n’ont pas à se soucier de problèmes de rattrapage. Le Québec, parce qu’il est à l’autre bout de la chaîne américaine et canadienne, doit de toute évidence se fixer des objectifs de rattrapage tout en participant – et c’est là l’aspect paradoxal de sa situation – aux formes les plus modernes de la technologie. Archaïsme, modernité et futurisme définissent l’originalité de la position du Québec en Amérique. On retrouve les termes de cette problématique dans les problèmes de l’éducation.
Le rapport Parent2 : un système d’éducation adapté aux impératifs de la société industrielle
8Quand le gouvernement Lesage présenta, en 1962, un projet de loi visant à établir un ministère de l’Éducation, on assista à une levée de boucliers de la part de groupes et d’individus qui considéraient, en dernière analyse, que les Églises devaient garder le monopole de l’éducation et qu’un système d’éducation devait être fondé sur des postulats métaphysiques et moraux.
9Pour eux, il était évident que l’école devait avoir comme but premier de préparer ceux qui la fréquentaient à mieux faire leur salut. C’était là une conception héritée de la société préindustrielle. On s’étonne que les tenants d’une telle théorie de l’éducation soient si nombreux au Québec dans la deuxième moitié du XXe siècle. Bien que la loi ait été votée et que le ministère de l’Éducation ait été organisé, il ne fait pas de doute que ces traditionalistes font des pieds et des mains pour saboter la réforme en cours, parce que, pour eux, le Québec est toujours une société traditionnelle qui doit rester à l’âge de la paroisse. Le rapport Parent sur lequel le ministère s’appuie pour structurer l’éducation au Québec s’était justement donné pour but d’établir un système adapté aux impératifs de la société industrielle que le Québec était devenu depuis plusieurs décennies. Profitant des expériences que d’autres sociétés industrielles – États-Unis, URSS, France, Grande-Bretagne – ont faites en matière d’éducation, les commissaires proposèrent un projet au modernisme flagrant et qui devait doter le Québec d’un système adapté à notre âge. Leurs recommandations furent d’autant plus contestées qu’un vaste secteur de la population, comme nous l’avons vu, pensait leur société en termes de théocratie. D’autre part, le rapport Parent fut bien accueilli par tous les éléments de la population qui voulaient que le Québec se modernisât et rattrapât les autres sociétés du continent nord-américain.
La contestation au Québec : un télescopage des âges et des réformes
10Ce n’est que depuis très récemment que certaines couches de la population – les jeunes en particulier – contestent qu’un système d’éducation doive être fonctionnellement lié aux impératifs de l’industrie manufacturière et des services. Leurs critiques et leurs revendications rejoignent celles des autres jeunes – américains, japonais, français. La différence capitale, c’est qu’ici nous sortons depuis peu de l’âge préindustriel, que le système adapté à la société industrielle est à peine implanté et que déjà les étudiants de niveau collégial et universitaire réclament un système plus adapté à la société technétronique que le Québec est en passe de devenir. Cet itinéraire à travers plusieurs types d’impératifs et de mentalités que d’autres sociétés ont mis de nombreuses décennies à parcourir, le Québec le parcourt en quelques années à peine. D’autres phénomènes se greffent au télescopage des âges et des réformes pour faire du problème de l’éducation le problème le plus explosif du Québec.
11Jusqu’à très récemment, les jeunes francophones du Québec étaient moins nombreux dans les écoles et y restaient moins longtemps que les jeunes américains et même que les anglophones de Montréal. Ils sont en train aujourd’hui de rattraper les autres jeunes de l’Amérique du Nord. Les investissements que nécessite cette scolarisation généralisée des jeunes populations sont considérables. On retrouve donc aux niveaux secondaire et collégial des populations de jeunes qui, dans le passé, n’avaient pas développé des aspirations aussi grandes de mobilité verticale et de bienêtre. La gratuité scolaire enlève certains obstacles qui jusqu’ici avaient tenu les couches économiques défavorisées loin des écoles.
La question nationale et linguistique rend la situation plus dramatique et plus explosive
12Ce nouvel afflux d’étudiants n’est pas sans causer de graves problèmes. Comme le Québec possède l’un des plus hauts contingents de chômeurs en Amérique du Nord – sinon le plus élevé – les jeunes se demandent où les mèneront leurs études. Les emplois les plus rémunérateurs étant occupés par des non-francophones, on peut s’attendre à une lutte très âpre de la part de ceux qui arriveront bientôt sur le marché du travail pour la conquête d’emplois qui correspondent à leurs qualités professionnelles et à leur attente de rémunération élevée. Au temps où la propagande officielle du gouvernement québécois tablait sur le « Quebec cheap and reliable labour » pour attirer de nouveaux capitaux industriels, les aspirations des travailleurs étaient beaucoup plus modestes. Aujourd’hui, l’école et les moyens de communication de masse leur dévoilent des mondes dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence et qui aiguisent chez eux le désir de s’élever vite dans l’échelle sociale. Pour la première fois dans l’histoire du Québec, des cohortes de jeunes aux dents longues vont réclamer des emplois et des postes qui sont aujourd’hui encore occupés par des non-francophones. D’autre part, comme ils auront été scolarisés intégralement en français, ils désireront de plus en plus que le français devienne leur langue de travail. Il est bien évident qu’on retrouve les mêmes problèmes dans d’autres pays, mais au Québec la question nationale et linguistique rend la situation plus dramatique et plus explosive. C’est pourquoi les jeunes des collèges et des universités sont devenus les plus déterminés continuateurs de l’esprit de la Révolution tranquille ; certains ont même abandonné la tranquillité pour passer à d’autres formes de protestation et de contestation. Pour un grand nombre d’entre eux, il ne s’agit pas seulement de dignité humaine ou nationale, mais de leur gagne-pain. La contestation à laquelle se sont livrés les étudiants des cégeps en 1968, pour être moins idéologique que celle des écoles secondaires et des collèges américains, n’en est pas moins aussi âpre et aussi violente.
Maîtres et contestataires se reconnaissent de moins en moins dans un univers culturel commun
13À l’inquiétude que beaucoup d’étudiants ressentent quant à leur avenir se mêle une autre source de conflit. Jusqu’à récemment, le monde de l’éducation au Québec baignait dans des préoccupations, un langage et une vision du monde hérités de l’humanisme classique et de la religion catholique. Dans un tel univers, même ceux qui étaient en révolte contre leurs maîtres et contre le système scolaire parlaient le même langage. C’était des combats à fleurets mouchetés, parce que les adversaires se reconnaissaient dans un univers culturel commun. Aujourd’hui c’est de moins en moins vrai. Les étudiants qui ont commencé d’être scolarisés au secondaire dans des écoles publiques par des maîtres plus laïques et moins en cheville avec la vieille culture humaniste parlent déjà un autre langage et affichent des valeurs et une vision du monde beaucoup plus séculières et plus près de celles des jeunes américains. Ils sont tous enfants de la télévision. Quoi qu’on ait dit de ce médium, il est probable qu’il a puissamment contribué à démythifier plusieurs aspects de la culture qui, jusqu’à présent, étaient restés inaccessibles et hermétiques. Il n’est pas sûr que la télévision n’ait pas développé chez les jeunes un désir de participer à l’organisation et au fonctionnement des secteurs d’activité qui les concernent directement. Tous ces éléments ont contribué à former des générations d’étudiants passablement différentes de celles qui fréquentaient les écoles supérieures, il y a quelques années à peine. Comme d’autre part les cégeps ont été mis sur pied à partir d’anciens collèges classiques, fief traditionnel du clergé, leur personnel administratif et enseignant se recrute chez les clercs ou les anciens clercs qui ont conservé une vue ancienne des choses et des hommes. C’est là une source de conflit et de contestation.
14Quant à l’université, elle est restée jusqu’à maintenant un haut lieu du savoir où entraient surtout les diplômés des collèges classiques. Encore là, on se retrouvait. Étudiants et professeurs, entre soi, loin de la vie quotidienne du gros de la population. Il est probable que la venue à l’université des premières générations des cégeps va activer la contestation ou à tout le moins en changer la nature.
Second style de contestation : refus d’une université liée à l’establishment
15À part des causes de malaises et de conflits qui tiennent à des conditions historiques et culturelles propres au Québec, on peut en repérer d’autres qui sont communes à tous les jeunes des pays industriellement avancés. Souvent, ces dernières sont à l’opposé des premières ; si beaucoup de jeunes québécois ont peur du chômage qui les guette à leur sortie des écoles, d’autres reprochent justement à l’université de les former trop étroitement en fonction des besoins du système. Pour eux, l’université aurait partie liée avec l’establishment qui domine la vie socioéconomique et ne ferait que produire des robots qui aideraient le système à fonctionner et à se perpétuer. Rejetant ce qu’ils nomment la société de consommation, ils se présentent comme les négateurs de la classe dominante et veulent substituer leurs vues sur la bonne vie et la bonne société à celles de l’élite du pouvoir. Leur contestation de la pédagogie et des programmes traditionnels vise un au-delà qui atteint la société globale elle-même. Alors que le premier type de contestation est celui des Québécois pauvres, visant à rattraper leurs voisins, la deuxième variété s’apparente à la contestation en vogue dans les universités et collèges opulents d’outre-frontière. Le paradoxe, c’est que les deux types coexistent souvent dans le même collège ou la même université. Il n’est pas exclu que les deux types de contestation s’enclenchent l’un dans l’autre pour activer la contestation scolaire et le refus global de la société. Si l’on peut prévoir qu’à moyen terme les causes proprement québécoises du malaise actuel peuvent être enrayées, il n’en va pas ainsi de la contestation plus générale et qui est commune à plusieurs pays industriellement avancés et à ceux qui atteignent déjà le stade postindustriel. Elle est l’indice de changements profonds qui conduisent au rejet du type d’éducation qu’appelait la société industrielle. « Éducation scolaire, familiale, apprentissage professionnel doivent constituer autant d’étapes préparatoires à une entrée soumise dans le système de production », dit Émile Copperman en parlant du type d’éducation institutionnalisé par la classe dominante de la société industrielle. Tant que chaque classe sociale conservait des traditions et des valeurs qui orientaient la conduite de ses membres, on avait tendance à accepter que l’école ne soit qu’un lieu où les jeunes acquéraient les connaissances et les techniques qui leur étaient nécessaires pour s’insérer dans la société. Aujourd’hui, les jeunes ont tendance à demander plus à l’école. Ils mettent de plus en plus en question l’ancien ordre des choses et cherchent à se situer par rapport à tous les grands problèmes qui depuis toujours angoissent les hommes.
L’école ne peut plus se contenter de former des producteurs et des consommateurs
16L’école ne peut plus se contenter de former des producteurs et des consommateurs. Le sens profond de la contestation étudiante se situe justement là. Pourquoi le savoir ? Tant que les hommes suivaient aveuglément les finalités du système de production – croissance économique et efficacité technique –, le problème des finalités propres de l’homme et de la société ne se posait pas. C’est la redéfinition de ces finalités par d’autres couches de la population – les jeunes en particulier –, qui explique que, derrière la contestation étudiante, c’est finalement la société globale elle-même qui est visée. À ce type de contestation le Québec n’échappe pas, pas plus que les autres sociétés occidentales. Le sociologue David Riesman a bien posé la question fondamentale : Abundance for what ? Pourquoi la richesse, pourquoi la croissance économique ? Si ces questions doivent être débattues, où doivent-elles l’être ? À l’école et singulièrement à l’université ? Parce qu’elles le sont si peu, la contestation risque de se poursuivre, sinon d’augmenter.
Quelle est la véritable fonction de l’université ?
17La plupart des universités nord-américaines sont peuplées aujourd’hui de deux types principaux de professeurs et de chercheurs. Les uns sont convaincus que la fonction de l’université est de préparer les techniciens dont le système économique a besoin. L’université est au service des employeurs des secteurs public et privé. Au nom de l’idéal démocratique, les tenants de cette pratique se disent prêts à enseigner toute matière dont on est prêt à payer les frais de scolarité : gérance d’hôtel, nursing, assureurs tous risques, jusqu’au scoutisme. L’université devient « multiversité » qui se consacre à la formation technique et professionnelle.
18À cette conception toute pratique et toute fonctionnelle s’oppose celle du savoir désintéressé. L’université n’a pas de comptes à rendre à la société ni de directives à en recevoir ; elle est une communauté de savants et de chercheurs pour lesquels l’acquisition et la transmission du savoir sont la forme suprême d’activité.
19C’est contre ces deux conceptions de l’université que bon nombre d’étudiants et plusieurs jeunes professeurs ont commencé de réagir. Pour eux, une des fonctions principales de l’université – sinon la principale – est, comme le dit Theodore Roszak, « de mettre la connaissance au service des valeurs de civilisation ». Plusieurs spécialistes de renom, Pitirim Sorokin pour les sociologues et Kenneth Boulding pour les économistes, ont aussi plaidé dans le même sens. Pour Boulding, toute une génération d’économistes s’est engagée sur une voie sans issue et ils « ont négligé presque totalement plusieurs des plus importants problèmes contemporains3 ». Pour eux les universitaires sont soit totalement intégrés à l’establishment et travaillent pour le plus grand bien de l’élite au pouvoir, soit totalement en dehors de la société et de ses préoccupations et s’occupent de questions où la pédanterie le dispute à l’insignifiance.
Prendre conscience de son environnement et travailler à créer une société humaine
20Tout en étant largement d’accord avec les critiques que formule la troisième catégorie d’universitaires, je ne suis pas du tout certain que la fonction de l’université soit, comme le dit Roszak, « la défense des valeurs de civilisation » (civilized values). Cette fonction me paraît bien conservatrice et, somme toute, assez ambiguë. Quelles sont ces valeurs de civilisation ? De quelle civilisation s’agit-il ? Qui va décider quelles valeurs il faut défendre ? La fonction de l’université me paraît devoir être plus créatrice, plus critique et plus positive. Il faut explorer et imaginer de nouvelles façons de rendre le plus grand nombre possible de citoyens désireux de participer à l’élaboration de nouvelles valeurs. En plus d’acquérir de nouvelles connaissances et de les rendre disponibles au plus grand nombre possible de citoyens, les universitaires doivent aider les étudiants et la population en général à prendre conscience de leur environnement et travailler avec eux à créer une société plus humaine.
21L’éducation a certes un avenir au Québec si on laisse l’imagination et la créativité exercer leurs fonctions et si on ne la met pas exclusivement au service des puissances en place, ni entre les mains des traditionalistes de la « culture ».
Notes de bas de page
1 Forces, no 9, automne 1969, p. 3-16.
2 Rapport établi par la Commission royale d’enquête sur l’enseignement au Québec, présidée par l’ancien recteur de l’Université Laval de Québec, Alphonse-Marie Parent. Cette commission fut créée en vertu d’une loi adoptée le 28 février 1961 par l’Assemblée législative du Québec.
3 Cité par Theodore Roszak, « The Competencies of the Academy », dans Walt Anderson (dir.), The Age of Protest, Pacific Palisades (Cal.), Goodyear Publishing Company, 1969, p. 32.
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