1 L’école de Kyōto s’étend sur trois « générations » de philosophes. La première est celle des disciples directs de Nishida, à savoir Tanabe, Nishitani et Hisamatsu Shin’ichi (1889-1980), de même que Kōyama Iwao (1905-93), Kōsaka Masaaki (1900-1969), Shimomura Toratarō (1902-1995) et Suzuki Shigetaka (1907-1988). La seconde génération est celle de Takeuchi Yoshinori (1913-2003), Tsujimura Kōichi (né en 1922) et Ueda Shizuteru (né en 1926). Viennent enfin les philosophes contemporains, avec notamment Ōhashi Ryōsuke (né en 1944), Matsumaru Hisao (né en 1945) et Fujita Masakatsu (né en 1949). — Le propos n’étant pas ici de réécrire l’histoire de la philosophie japonaise du XXe siècle, toutes les données biographiques et historiques ont été ramenées au strict nécessaire. Pour un aperçu général de cette philosophie, voir par exemple Hamada Junko, Japanische Philosophie nach 1868, Leiden, E. J. Brill, 1994, 188 p. ; James W. Heisig (éd.), Japanese Philosophy Abroad, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, 2004, 304 p. ; Gino Piovesana, Recent Japanese Philosophical Thought, 1862-1996. A Survey, Richmond, Japan Library, 1997, 310 p. ; Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS Éditions, 2005, 233 p.
2 Après un séjour en Allemagne (1922-1924), Tanabe devint en 1927 professeur à l’Université de Kyōto, suite à la recommandation de Nishida. Écrivain prolifique, il fit de la dialectique la problématique majeure de sa carrière. Son itinéraire philosophique peut être divisé en trois phases : la période éclectique initiale (1910-1927), où il commença à développer ses réflexions à propos des sciences, des mathématiques, de la phénoménologie et de l’épistémologie ; la période intermédiaire (1928-1944), celle du développement d’une logique de l’espèce accordant la primauté à l’État sur l’individu et supposée dépasser la logique du basho de Nishida ; enfin, la période d’après-guerre (1945-1962), durant laquelle Tanabe réorienta la logique l’espèce vers une métanoétique au sens religieux.
3 À ce titre, la notion omniprésente de « néant absolu » (, zettai mu) dans la philosophie japonaise permit l’élaboration d’une philosophie première de stature équivalente à celle des grandes philosophies occidentales.
4 Ce n’est pas un hasard si une bonne proportion des articles de cet ouvrage est consacrée à cet auteur qui est considéré comme le chef de file de la philosophie japonaise. Suivant l’appréciation de son disciple Nishitani, Nishida est, avec Bergson, celui qui fut à son époque en mesure d’orienter la philosophie dans une nouvelle direction. Il initia cette tâche en développant en 1911 la notion provisoire d’« expérience pure » (, junsui keiken) qui, en raison de son psychologisme, ne tarda pas à être remplacée par une série d’autres notions plus en mesure de rendre compte du projet global de Nishida, et dont l’une des plus importantes est celle d’« auto-éveil » (, jikaku). La philosophie de Nishida est maintenant connue dans les milieux philosophiques occidentaux sous l’appellation de « logique du basho » (, bashoteki ronri) ou du lieu.
5 Dans cette optique, la notion de néant absolu, par exemple, est probablement l’indice de l’« autre commencement » qu’avait déjà entrevu Heidegger.
6 La pensée de Nishitani fut pour une bonne part marquée par le bouddhisme Zen. Elle est centrée sur une conception critique du nihilisme élaborée à travers un dialogue avec Nietzsche, Heidegger (dont il fut un temps l’étudiant), Kierkegaard et Eckhart. L’adoption de ce thème l’amena à retourner aux sources indiennes de la philosophie japonaise, notamment à la notion de sûnyatâ. Les thèmes principaux développés par Nishitani sont la philosophie religieuse, la rencontre des civilisations, l’analyse de la temporalité et l’existence. Nishitani poursuivit les efforts de Nishida et de Tanabe en vue de proposer un nouveau type de logique, dans son cas une logique non formelle mettant l’accent sur l’interpénétration des concepts et des choses.
7 Le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ; l’instant présent s’en va directement rejoindre le passé car il est dénué d’extension ; il s’ensuit que le passé, le futur et le présent sont tous les trois marqués par le non-être.
8 Watsuji devint professeur assistant à l’université de Kyōto en 1925, après quoi il se rendit en Allemagne (1927-1929). Son œuvre dense, née de la rencontre de multiples influences, dément les séparations instituées entre disciplines pour déployer une « philosophie de la culture » orientée vers l’éthique. La pensée de Watsuji est nécessaire aujourd’hui dès lors que ce qui nous manque trop souvent, c’est une manière de penser autrement. Il construisit sa « science de l’humain » et son éthique en confrontation à la philosophie occidentale, et proposa en retour le moyen de repenser les diverses formes de rapports sociaux qu’on retrouve en Occident.
9 L’étude par Watsuji de la spatialité s’effectua en lien avec la temporalité heideggérienne, mais plutôt à titre de repoussoir.
10 Kimura Bin est docteur en médecine et professeur de psychiatrie. C’est lors de ses études à Munich qu’il ajouta à ses intérêts pour Minkowski, Binswanger et von Weizsäcker les pensées de Heidegger, Husserl et Nishida. Ce dernier eut une importante décisive dans l’élaboration de sa psychopathologie phénoménologique.
11 Il sera plus longuement question des thèmes majeurs de la pensée de Kimura dans la section suivante.
12 Karatani fut jusqu’en 2006 professeur à l’Université Kinki. Il est l’un des fondateurs de la revue Espace critique (, Hihyō kūkan). Il est connu aussi pour son examen du marxisme et pour sa relecture de Kant et de Marx. Ses intérêts tournent également autour des questions de la nation, de l’État et du capitalisme.
13 Kuki est connu surtout pour sa pensée esthétique et pour son analyse du problème de la contingence. Il fut professeur à l’Université de Kyōto, où il enseigna l’histoire de la philosophie, la philosophie française, l’existentialisme et la phénoménologie.
14 Tosaka subit l’influence des néokantiens avant de s’intéresser à la phénoménologie, puis, à partir de 1929, à la pensée de Miki. Il contribua à faire connaître au Japon le marxisme soviétique. Ses ouvrages principaux sont La Logique de l’idéologie (, Ideorogii no ronri) (1935) et Essai sur l’idéologie japonaise (, Nihon ideorogii-ron) (1935).
15 Miki étudia à partir de 1917 avec Nishida, Tanabe et le philosophe des religions Hatano Seiichi (1877-1950). De 1922 à 1925, on le trouve à Heidelberg, Marburg et Paris, où il subit l’influence notamment de Heidegger, de Rickert et de la pensée socialiste allemande. Après son retour au Japon, il s’efforça d’y introduire certains des aspects philosophiques et anthropologiques du marxisme. Comme Tosaka, il mourut en prison en 1945.
16 Je dis bien « non-Japonais » plutôt qu’« Occidentaux » puisque des recherches concernant la philosophie japonaise sont actuellement en cours à Taiwan, à Hong Kong, en Chine et en Corée.
17 Jusqu’à maintenant, les colloques concernant la philosophie japonaise ont été très peu nombreux dans la francophonie. Mais fort heureusement, la renommée de Nishida en France doit beaucoup aux deux événements organisés à Paris par Augustin Berque en 1996 et 1997, dont les actes ont été rapportés dans trois volumes. Ils ont représenté en France un coup d’envoi pour la recherche en philosophie japonaise du XXe siècle. Voir Augustin Berque et Philippe Nys (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997, 276 p. ; Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique, Bruxelles, Ousia, 2000, 390 p. ; Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 2 : Du lieu nishidien vers d’autres mondes, Bruxelles, Ousia, 2000, 294 p.). Signalons qu’ont aussi eu lieu les 26 et 27 mars 2004 une conférence et une session d’étude au Centre d’Études Japonaises d’Alsace, sous la responsabilité scientifique d’Asari Makoto (INALCO). La plupart des communications ont été consacrées à Nishida.
18 Le premier de ces événements a consisté dans deux ateliers de philosophie que j’ai organisés dans le cadre du second congrès du Réseau Asie (www.reseauasie.com) (Paris, 28-30 septembre 2005 ; thématique « Arts et littérature »). Le premier s’intitulait « La philosophie japonaise moderne. Une pratique au carrefour de plusieurs disciplines ». Le second atelier portait sur le thème « Individu, subjectivité et société au Japon. Le point de vue philosophique ». Le second événement majeur autour de la philosophie japonaise du XXe siècle s’est tenu à l’Université de Montréal, les 14 et 15 octobre 2005. J’ai pu réaliser ce colloque grâce à l’aide que m’a apportée Bernard Bernier (département d’anthropologie) et à une subvention de la Fondation du Japon. Enfin, trois réunions ont eu lieu au Japon en juillet et en août 2006. Les participants de ces réunions ont eu l’occasion de présenter leur contribution au projet et d’échanger des idées.
19 Laval Théologique et Philosophique. Philosophie japonaise du XXe siècle, 64 (juin 2008, no 2) 233-573.
20 Voir à ce propos Jacynthe Tremblay, « Nishida Kitarō. Approches actuelles et recherche future », dans James W. Heisig (éd.), Japanese Philosophy Abroad, Nagoya, Nanzan Institute for Religion and Culture, 2004, 304 p. ; p. 46-62.