Chapitre 12. Le génie à l’œuvre
p. 229-241
Texte intégral
1De tous les romans inspirés par la Chine, les plus parfaits du point de vue esthétique sont trois œuvres du XXe siècle. Il s’agit de La Muraille de Chine, de Franz Kafka, du Jardin aux sentiers qui bifurquent, de Jorge Luis Borges, des Villes invisibles, d’Italo Calvino, trois œuvres écrites à des intervalles d’environ vingt-cinq ans, l’une à l’époque de la Première Guerre mondiale, une autre à celle de la Seconde et la troisième dans les années 1970. Ces trois auteurs ont en commun une éducation et un héritage intellectuel cosmopolites. Franz Kafka est né en 1883 dans une famille de Juifs tchèques germanisés et il écrivit en allemand. Jorge Luis Borges, né en 1899, fut élevé en anglais, mais en Argentine, et il étudia le français et l’allemand en Suisse, à Genève, avant de rentrer dans son pays. Il écrivit, lui, en espagnol. Italo Calvino est né en 1923 à Cuba, mais il s’installa en Italie et étudia la littérature à Turin. Tous trois furent des écrivains prolifiques, très travailleurs et extrêmement doués. Aucun d’eux ne connaissait beaucoup la Chine et ils n’en traitèrent qu’à l’occasion des trois œuvres en question, s’intéressant chacun à un aspect de la Chine qui avait une véritable importance historique : Franz Kafka au problème de l’autorité en Chine, Jorge Luis Borges à celui des origines de la Chine, et Italo Calvino au thème de l’observateur observé. Ils écrivirent sans prétention, d’une manière précise et concise, en évitant l’érotisme et le sensationnalisme, et créèrent des mondes fabriqués de toutes pièces, mais d’une grande vraisemblance et qui offraient des possibilités infinies de relecture.
2Franz Kafka écrivit sa nouvelle La Muraille de Chine au printemps 1917, alors qu’il faisait des journées de six heures au Groupe d’assurances contre les accidents du travail, à Prague. (Le titre allemand de la nouvelle, Beim Bau der chinesischen Mauer, veut dire « Lors de la construction de la muraille chinoise ».) La Grande Muraille est, depuis des siècles, un puissant symbole de la grandeur de la Chine archaïque et c’en est peut-être aussi le monument le plus connu. Franz Kafka avait fait des lectures sérieuses sur la Chine. Il avait lu les traductions en allemand qu’avait faites Richard Wilhelm des œuvres confucéennes et de celles de la tradition taoïste, traductions qui ont beaucoup influencé Karl Wittfogel plus ou moins à la même époque. Franz Kafka gardait un exemplaire de la traduction des classiques du taoïsme dans le tiroir de son bureau et il avait noté en marge les passages qui l’intéressaient le plus1.
3Mais la Grande Muraille de Franz Kafka, son interprétation de la manière dont elle a été construite et des raisons pour lesquelles elle a été érigée, est au plus haut point une création originale. Selon lui, la Grande Muraille de Chine a été construite de façon à la fois planifiée et par morceaux, en une série de sections d’environ cinq cents mètres de long chacune, qui n’avaient apparemment aucun rapport entre elles. Une vingtaine d’ouvriers travaillaient sur chacun de ces fragments. On reliait ensuite les morceaux de muraille qui avaient été construits en même temps mais, de peur que les ouvriers ne désespèrent d’avoir à accomplir ce long et laborieux travail, on ne leur montrait que la partie qu’ils avaient construite et, une fois leurs morceaux reliés, on les expédiait très loin pour qu’ils recommencent et construisent ailleurs, dans une région tout à fait différente, d’autres fragments de la muraille. Avec une précision tout à fait convaincante, Franz Kafka s’identifie au narrateur et raconte comment, à cette époque lointaine, le petit garçon qu’il était, élevé tout près de la frontière séparant la Chine du plateau tibétain, donc loin au sud du lieu où l’on construisait la muraille, était pourtant inexorablement attiré par les histoires qu’il entendait à propos de cette muraille. L’éducation qu’il reçut le préparait à sa vie future, qui serait consacrée à la construction de la muraille : « Je me rappelle encore fort bien que, quand nous étions petits enfants, à peine capables de tenir sur nos jambes, on nous faisait construire, dans le petit jardin de notre maître, une sorte de mur avec des cailloux ; le maître soulevait sa robe, s’élançait contre le mur qui naturellement s’écroulait et il nous faisait de tels reproches à cause de la fragilité de notre construction que nous partions tous en pleurant à chaudes larmes, chacun de son côté, pour aller rejoindre nos parents2. »
4Le narrateur déclare que, par chance, il avait tout juste vingt ans lorsque la construction de la muraille avait été entreprise ; ceux qu’on avait formés avant lui n’avaient pas pu mettre à profit ce qu’ils avaient appris. Ceux-là, nous dit le narrateur d’un ton songeur, tournent en rond avec les plus magnifiques plans de construction en tête et ils dépérissent, inutiles. Mais lui, il est capable de travailler physiquement à la construction du mur et il peut aussi servir d’historien, car il est « l’observateur incorruptible » de cette construction : « Mon enquête est, en effet, uniquement historique : [...] je puis, [...] chercher une explication de la construction fragmentaire qui aille plus loin que celle dont on se contentait en ces temps-là3. »
5Les horizons de cette enquête, cependant, reculent à l’infini. Il y a une réponse à chacune des questions posées par le narrateur, mais chacune de ces réponses soulève à son tour une question plus profonde. Pourquoi la muraille fut-elle construite ? pouvait-on se demander. Pour se protéger des peuples du Nord. Mais pourquoi des gens du sud-est de la Chine, comme le narrateur et sa famille, devaient-ils consacrer leur vie à une telle tâche, si loin de leur pays natal ? Parce que la Direction le voulait. Pourtant, la Direction ne s’était pas réunie comme les grands mandarins qui, poussés par un beau rêve qui leur est venu le matin, convoquent en hâte une assemblée et prennent en hâte leurs décisions. La Direction avait existé de tout temps, de même que la décision de construire une muraille4. Mais alors, les peuples du Nord ne pouvaient pas en être la cause et aucun empereur ne pouvait en avoir donné l’ordre.
6Un certain lettré avance alors une autre théorie, ce qui complique encore plus l’enquête. Selon lui, la muraille telle que nous la connaissons ne serait que le support de quelque chose d’autre, une nouvelle tour de Babel : « D’abord la muraille et puis ensuite la tour. » Mais comment cela était-il possible ? Peut-être trouverait-on la réponse au cœur de la race chinoise elle-même. Voici ce que le narrateur en dit : « Déjà au temps de la construction du mur et jusqu’à aujourd’hui, je me suis occupé presque exclusivement de l’histoire comparée des peuples [...] et j’ai trouvé, ce faisant, que nous autres Chinois possédons certaines institutions populaires et politiques d’une incomparable clarté, mais d’autres institutions qui sont d’une incomparable obscurité5. »
7Cette argumentation méticuleuse illustre le travail auquel se livre Franz Kafka pour essayer de percer l’obscurité qui entoure ce pays et ses dirigeants. Un passage d’une variante initiale de cette même histoire montre comment, au début, il pensait utiliser des images conventionnelles de la Chine rendues familières par l’engouement pour l’exotisme chinois, encore très en vogue à l’époque où il écrivait. Voici comment le narrateur décrit son père dans cette version : « Sa grande barbe raide et rare se dressait en l’air et, tout en savourant sa pipe, il levait ses regards vers le ciel par-dessus la rivière. Sa natte, objet du respect des enfants, n’en retombait que plus bas, en frottant doucement la soie brodée d’or de son vêtement de fête6. »
8La pipe, la natte et la soie brodée appartiennent au stock des chinoiseries d’antan. Franz Kafka, l’artiste, les rejette et il oriente plutôt l’enquête de son narrateur historien vers le cœur même de la société chinoise. Dans un passage extraordinaire, Franz Kafka rapproche sa vision de l’empereur de Chine de l’ignorance dans laquelle se trouve le peuple chinois quant à la vie réelle de son souverain, victime et prisonnier des intrigues de ses courtisans : « Tous ces combats et ces souffrances, le peuple les ignore ; comme des tard venus, comme des gens étrangers à la ville, ils sont au bout des rues latérales toutes bondées de monde, dévorant paisiblement les provisions qu’ils ont apportées, tandis qu’au milieu sur la place du Marché, loin devant eux, se déroule l’exécution de leur Seigneur7. »
9Franz Kafka n’a pas fait paraître La Muraille de Chine de son vivant. Il est mort de tuberculose en 1924, une maladie qui le ravageait depuis l’automne 1917. Mais, en 1919, il avait publié séparément un fragment du récit dans un hebdomadaire juif de Prague. Il donna à ce fragment le titre « Un message impérial »8. On pourrait donc supposer qu’il pensait que ce passage faisait un tout, mais il figure pourtant dans la version manuscrite finale de l’histoire, et c’est ainsi qu’il fut publié à nouveau, avec le reste, après sa mort. Si on replace ce passage dans le contexte global de La Muraille de Chine, il ne représente, semble-t-il, qu’une partie des ruminations de Franz Kafka sur le caractère immense et énigmatique de l’empire chinois et sur sa signification profonde. Mais si, par contre, on lit ce passage hors contexte, il prend un air beaucoup plus austère, comme un hymne à l’impossibilité de « savoir » : « Et il est toujours à forcer le passage à travers les appartements du palais central ; jamais il ne les franchira, et s’il surmontait ces obstacles il n’en serait pas plus avancé ; [...] il lui faudrait traverser les cours ; et après les cours, le second palais qui les entoure, et de nouveau des escaliers et des cours, et de nouveau un palais ; [...]9. »
10Le narrateur de Franz Kafka, dans La Muraille de Chine comme dans beaucoup de ses récits et fables, est un observateur bien informé, mais qui rencontre des problèmes qui sont à la limite de sa compréhension et que néanmoins il croit pouvoir, avec un peu de détermination, résoudre ou au moins mettre en perspective. On trouve juste avant la fin du récit une note critique curieusement discordante, selon laquelle, parmi les maçons qui construisaient la muraille de Chine, régnait « une certaine faiblesse d’imagination ou un manque de foi » qui les empêchait « d’arracher l’idée impériale à sa torpeur pékinoise et de l’admettre, vivante et présente dans leur propre cœur ». Pourtant, fait dire Kafka à son narrateur, « cette faiblesse est un des principaux moyens d’unification de notre peuple ; c’est, si on ose risquer cette expression, le sol même sur lequel nous vivons10 ».
11La nouvelle de Borges, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, ressemble à une tentative délibérée de réaffirmer la valeur de la foi et la puissance de l’imagination qui manquaient, selon le narrateur de Kafka, aux ouvriers de la Grande Muraille. On trouve chez Borges le même genre de métaphore, avec le jardin labyrinthe de Ts’ui Pên, l’esprit universel, mais son narrateur chinois, contrairement à celui de Kafka, ne se contente pas de rester anonyme. Plutôt, comme Goldsmith et d’autres avant lui, Borges préfère personnifier son narrateur, lui donner un nom, Yu Tsun, et faire l’esquisse de sa vie. Il nous dit presque tout de suite qu’il s’agit du docteur Yu Tsun, ancien professeur d’anglais à la Hochschule de Qingdao. Tous ceux à qui l’histoire de la Chine est familière savent que Qingdao fut le centre des régions de la province du Shandong qui, pendant quelques décennies, furent sous contrôle allemand. On peut donc supposer qu’un professeur chinois dans une école allemande, même s’il y enseignait l’anglais, connaissait l’allemand et qu’il avait peut-être aussi des sympathies proallemandes. Quelques lignes plus loin, on apprend que c’est en effet le cas. En fait, Yu Tsun a été un agent de l’empire allemand pendant la Première Guerre mondiale, au moment des combats les plus meurtriers, lors de la bataille de la Somme, en 1916. Peut-être Yu Tsun a-t-il été contraint à devenir un espion, car, nous dit-il, « peu m’importe un pays barbare qui m'a contraint à l’abjection d’être un espion11 ».
12Yu Tsun a connu le bonheur, semble-t-il, du moins « il a passé son enfance dans un jardin symétrique de Haifeng », et c’est peut-être pour cela qu’il a agi comme il l’a fait, par orgueil : « J’ai fait cela, parce que je sentais que le Chef méprisait les gens de ma race — les innombrables ancêtres qui confluent en moi. Je voulais lui prouver qu’un Jaune pouvait sauver ses armées12. » Mais s’il a été élevé dans un jardin symétrique, ce qui suggère l’ordre et le calme, Yu Tsun sait qu’il y a une autre sorte de jardin — un jardin labyrinthe qu’on appelle aussi « le jardin aux sentiers qui bifurquent » — qui faisait jadis la fierté de ses ancêtres.
13« Je m’y entends un peu en fait de labyrinthes », dit Yu Tsun au lecteur : « [...] ce n’est pas en vain que je suis l’arrière-petit-fils de ce Ts’ui Pên qui fut gouverneur du Yunnan et qui renonça au pouvoir temporel pour écrire un roman qui serait encore plus populaire que le Hong lou meng et pour construire un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient13. »
14Le Hong lou meng, ou Le Rêve dans le pavillon rouge, dont parle le narrateur de Borges est un des romans chinois les plus célèbres du XVIIIe siècle. C’est un roman qui traite de vérité et d’imposture, de réalité et d’invention, et où l’action se déroule dans un jardin clos. Ces références que Yu Tsun fait à un roman qui existe vraiment donnent une dimension nouvelle au jardin de son ancêtre, mais aussi au jardin de l’érudit anglais Stephen Albert, que Yu Tsun visite dans le récit de Borges. Ce jardin a ses propres complexités labyrinthiques et ses sentiers qui bifurquent, on y trouve aussi des bosquets, des pavillons et des portails rouillés. Il est égayé par la lueur des lanternes au loin et le son de la musique chinoise, aiguë et comme syllabique, qui s’approche et s’éloigne dans le va-et-vient du vent, affaiblie par les feuilles et la distance14. Ces références rappelleront le jardin qu’avait conçu Oliver Goldsmith dans les années 1750, dans le chapitre XXXI de son Cosmopolite, au double titre curieux de « La Perfection des Chinois dans l’art du jardinage. Description d’un jardin chinois ». Dans ce chapitre, Lien Chi écrit à son ami Fum Hoan à Pékin que les Anglais commencent à apprendre de la Chine comment construire un jardin. Ils font des progrès, mais pour ce qui est de la subtilité, ils ont encore beaucoup à apprendre :
leurs jardiniers paysagistes n’arrivent pas encore à combiner l’instruction avec la beauté. Un Européen comprendra difficilement si je lui dis qu’on trouve rarement en Chine un jardin dont la conception générale n’inclut pas un aspect moral ; celui qui s’y promène doit éprouver un peu de sagesse, ressentir la force de quelque noble vérité ou d’un précepte délicat par la disposition même des bosquets, des cours d’eau ou des grottes. Permettez-moi de vous montrer ce que je veux dire par là en vous décrivant mon jardin à Quamsi15.
15Ce jardin de Quamsi, que nous décrit Lien Chi, se compose de deux parties distinctes. L’une d’elles a une entrée d’allure plutôt rébarbative, mais s’avère belle et sereine une fois dépassée la première réaction de déception. L’autre a une entrée séduisante, qui toutefois perd son charme lorsqu’on pénètre plus loin le long de ses sentiers sinueux. À peine entré dans ce deuxième jardin, explique Lien Chi, le promeneur y trouvait :
des arbres et des fleurs disposés de façon à créer une impression des plus agréables. Mais au fur et à mesure qu’on avançait, le jardin prenait imperceptiblement un air sauvage, le paysage s’assombrissait et les sentiers devenaient plus compliqués. Le promeneur avait l’impression de descendre et ce qui avait l’air si beau au premier abord faisait maintenant place à des rochers effrayants qui paraissaient suspendus au-dessus de sa tête, à des cavernes lugubres, à des à-pics inattendus, à des ruines terribles et à des tas d’os qui n’étaient pas ensevelis. À cela s’ajoutait le bruit terrifiant que faisait de l’eau qu’on ne pouvait voir. Il était vain de vouloir rebrousser chemin. Le labyrinthe était bien trop complexe pour que personne d’autre que moi puisse faire demi-tour et arriver à en sortir. Puis, quand le promeneur avait été suffisamment impressionné par toutes les horreurs qu’il avait vues et par l’imprudence de son choix initial, je le ramenais en arrière, par une porte dérobée, jusqu’à l’endroit à partir duquel il s’était égaré16.
16On pourrait construire un tel labyrinthe, explique Lien Chi, dans un tout petit endroit, dans un espace dix fois plus petit que celui dont on aurait besoin en Angleterre pour faire un jardin anglais d’une telle complexité.
17Ce qui a trait à la Chine dans l’intrigue ramassée mais complexe du roman de Borges rappelle certaines idées préconçues des chinoiseries d’autrefois, mais les deux éléments principaux du récit — la relation avec le missionnaire Stephen Albert et l’anecdote tirée de l’histoire de la Première Guerre mondiale — s’inspirent de sources historiques très différentes qui sont utilisées d’une manière pleine d’imagination. Stephen Albert est un missionnaire anglais que Borges décrit comme un homme très grand, aux traits accusés, à la barbe et aux yeux gris. C’est lui qui trouve la solution à l’énigme du labyrinthe de Ts’ui Pên quand il comprend que le labyrinthe et le roman ne font qu’un. C’est un personnage qui aurait pu exister à la fin du XIXe siècle, un missionnaire qui aurait travaillé à Tianjin et qui aurait par la suite abandonné la vie religieuse pour se consacrer à la sinologie. Il aurait acquis des objets d’art chinois et se serait monté une belle bibliothèque avant de prendre sa retraite à la campagne en Angleterre, à Fenton dans le Staffordshire, où il se serait lancé dans la traduction de textes chinois rares en s’aidant des ressources de l’université d’Oxford. Des hommes comme Stephen Albert, à la retraite en Angleterre ou en Amérique, il n’en manquait pas.
18C’est l’intelligence supérieure de Stephen Albert — que Yu Tsun compare à Goethe — qui le distingue des autres missionnaires de son temps. Stephen Albert explique à Yu Tsun que sa plus grande victoire a été la découverte que le jardin aux sentiers qui bifurquent n’était qu’une énorme devinette, ou parabole, dont le thème était le temps. Et c’est justement parce que le temps était le thème principal de son histoire que Ts’ui Pên avait décidé de ne jamais utiliser le mot « temps ». Jorge Luis Borges touche ici, avec une subtilité remarquable, au thème de la comparaison des chronologies chinoise et biblique, qui avait été l’une des préoccupations majeures de générations d’érudits et de missionnaires occidentaux. Stephen Albert poursuit ainsi : « Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n’existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d’autres, moi, et pas vous ; dans d’autres, tous les deux17. »
19On peut faire l’hypothèse que Borges a eu l’idée du troisième volet de l’intrigue de son roman, où il est question de la Première Guerre mondiale, d’une façon soudaine, se souvenant de ce qu’il avait lu sur l’histoire de cette guerre dans le livre de Basil Liddell Hart. On y apprend que le quartier général et l’entrepôt de ravitaillement britanniques, avant la désastreuse bataille de la Somme en juillet 1916 — la bataille au cours de laquelle les Anglais subirent les plus lourdes pertes de toute la guerre —, se trouvaient dans une ville du nom d’Albert18. Ce nom prosaïque, avec ses répercussions funestes, donna à Borges l’idée d’une intrigue selon laquelle il fallait informer les Allemands que cette ville du nom d’Albert devrait être bombardée à titre préventif. Yu Tsun assassine donc Stephen Albert en pensant que la nouvelle du meurtre fera la une des journaux anglais et qu’elle parviendra ainsi jusqu’à ses supérieurs en Allemagne. Cette intrigue n’a absolument rien de vraisemblable, mais Borges réussit à la ramener dans l’ordre du possible ; chez les Chinois, la subtilité la plus intense est mêlée à ce caractère déloyal et impitoyable dont Stephen Albert fait bien involontairement les frais, tout en pensant que c’était lui, l’Occidental, qui était le « Barbare » : « C’est à moi, barbare anglais, qu’il a été donné de révéler ce mystère transparent », explique-t-il à Yu Tsun. Mais Stephen Albert connaît bien l’histoire et il rappelle un peu plus loin à Yu Tsun que le temps bifurque perpétuellement vers d’innombrables futurs. Dans l’un d’eux, il sera son ennemi19.
20Stephen Albert dit à Yu Tsun que « dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres [...]. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps, qui à leur tour prolifèrent aussi et bifurquent20. »
21Ce concept d’une intrigue dont les différents volets se croisent sans fin fascina également Italo Calvino et cela l’amena à écrire sa parabole fantastique Si par une nuit d’hiver un voyageur..., qui date de 1979. Italo Calvino avait déjà commencé en 1972, dans son roman Les Villes invisibles, à jouer avec l’infinité des formes que peut prendre l’art narratif. Il avait choisi pour cela la relation entre Marco Polo et Kublai Khan. Le peu qu’on trouve à propos de leur relation dans le livre de Marco Polo est bref, mais extrêmement stimulant, et offre plein de possibilités :
Quand le khan réalisa que Marco Polo avait plein de bon sens et qu’il se conduisait d’une manière si convenable, il l’envoya en ambassade dans un pays qui se trouvait à un bon six mois de distance. Le courageux jeune homme s’acquitta de sa mission avec discrétion. Il avait remarqué que, quand les ambassadeurs du prince revenaient de différentes parties du monde, ils ne pouvaient rien lui dire d’autre que ce qui concernait les affaires qu’ils devaient traiter et que le prince les considérait comme rien de plus que des imbéciles et des balourds, leur disant : « Je préférerais de loin vous entendre parler des choses étranges et des mœurs des différents pays que vous avez visités plutôt que de vous écouter me faire un simple compte rendu de votre mission. » Car il prenait grand plaisir à ce qu’on lui raconte ce qui se passait dans ces étranges pays. Par conséquent, Marco se donna beaucoup de mal, lors de ses voyages, pour apprendre toutes sortes de choses à propos des pays qu’il visitait, afin de pouvoir ensuite les raconter au Grand Khan21.
22D’une façon qui évoque très finement cette ancienne narration de la relation entre Marco Polo et Kublai Khan, Italo Calvino raconte la progression des entretiens entre les deux hommes, depuis le premier d’entre eux où Marco Polo, tout à fait ignorant des langues de l’Orient, décrit ses expériences en s’exprimant par gestes, en sautant, en poussant des cris d’émerveillement et d’horreur, et en improvisant des pantomimes dans lesquelles un poisson s’enfuit du bec du cormoran ou un homme nu traverse le feu. Italo Calvino explique comment les deux hommes communiquent en suppléant à leurs paroles par des gestes et comment les mains du Grand Khan, blanches et chargées de bagues, répondent par des mouvements majestueux à celles, agiles et nerveuses, du marchand22.
23Mais dès qu’ils se comprennent mieux, le khan se lasse des renseignements répétitifs que lui apporte Marco Polo. Il se met à inventer ses propres villes et il demande à Marco Polo de vérifier si elles existent et si elles sont bien telles qu’il les a imaginées. Il ordonne finalement à Marco Polo de retrouver les villes qui lui sont apparues dans ses rêves. Lorsqu’il est d’humeur mélancolique, Kublai Khan est certain que les villes que lui décrit Marco Polo ne peuvent pas exister, quelles ne sont que « les fables consolantes » d’un empire qui « pourrit comme un cadavre dans un marais ». Mais quand le khan est entraîné par des élans d’euphorie, il voit son empire comme s’il était fait de la matière des cristaux, agrégeant ses molécules selon un ordre parfait23.
24Kublai Khan s’enfonce toujours plus dans ses rêves et il se met à concevoir un modèle de ville à partir duquel peuvent être déduites toutes les villes possibles, puisqu’elles contiennent « tout ce qui répond à la norme ». Marco Polo lui répond qu’il a pensé lui aussi à un modèle de ville duquel il déduit toutes les autres, c’est une ville qui n’est faite que d’exceptions, d’impossibilités, de contradictions, d’incongruités, de contresens24. Au fur et à mesure que le roman progresse, l’empire du Grand Khan s’agrandit et commence à crouler sous son propre poids, gonflé, tendu, lourd. Alors, le khan fait apparaître dans ses rêves des villes légères comme des cerfs-volants, des villes ajourées comme des dentelles, des villes transparentes comme des moustiquaires, des villes semblables à des nervures de feuilles25.
25Puis, quand toutes les pistes paraissent épuisées, quand le khan en a fini avec ses rêves et que Marco Polo est forcé de reconnaître qu’il lui a décrit toutes les villes qu’il a visitées, le khan lance à son visiteur un nouveau défi, lui parler de sa ville natale, Venise : « Les images de la mémoire, une fois fixées par les paroles, s’effacent, constata Marco Polo. Peut-être, Venise, ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue, peu à peu26. »
26Accusé maintenant par son protecteur Kublai Khan de ne faire qu’un voyage dans la mémoire, « Marco pensait aux vapeurs qui couvrent l’étendue marine ou les chaînes de montagnes et qui, lorsqu’elles s’éclaircissent, laissent un air sec, diaphane, révélant des villes lointaines. C’était au-delà de l’écran d’humeurs volatiles que son regard voulait atteindre : la forme des choses se distingue mieux de très loin27. »
27Finalement, les deux hommes commencent à se demander si leur dialogue est bien réel. Pour clarifier définitivement la situation, Kublai Khan demande à Marco Polo de lui décrire les villes qu’il a visitées en se contentant de déplacer les pions d’un échiquier géant qu’il a fait installer au pied des marches du palais. Kublai Khan cherche à découvrir un système cohérent et harmonieux sous l’infinité des difformités et dysharmonies et il garde désormais Marco Polo à ses côtés, dans l’espoir que par les mouvements réglés du jeu il parviendra à la connaissance de son empire. En retour, Marco Polo lui apprend à lire le passé propre à la nature dans la matière des petits morceaux de bois qui composent l’échiquier, dans l’anneau du tronc qui a tenté de croître pendant une année de sécheresse, dans un nœud à peine marqué, dans une pousse qui a tenté de sortir un jour de printemps précoce28.
28Pour finir, les deux hommes, le souverain et le voyageur, se retrouvent devant l’atlas du Grand Khan. Ils y voient des villes comme Cambaluc, où le khan a habité. Ils y voient celles dont Marco Polo se souvient, comme Jérusalem et Samarcande. Ils y voient des villes dont ils connaissent l’existence, mais qu’ils ne peuvent visiter : Grenade, Paris, Tombouctou. Leurs têtes se touchant presque, ils songent à des villes que personne en Occident n’a encore réussi à trouver, Cuzco et Novgorod. Ils y voient aussi des villes vaincues et englouties par les sables, Troie, Ur et Carthage. L’atlas révèle même la forme des villes qui n’ont pas encore de forme ou de nom, Los Angeles et Osaka29. Ils visitent, en pensée, des terres promises qui ne sont pas encore découvertes ou fondées, Utopie, New-Lanark et la Ville du Soleil30. Et ils voient des villes qui les menacent dans leurs cauchemars, Enoch, Yahoo et Brave New World.
29Lors d’un moment de calme et de réconciliation, alors que les deux hommes ont pour un bref instant pris racine dans une réalité partagée, Italo Calvino met dans la bouche du khan, qui se tourne avec affection vers Marco Polo, les paroles suivantes : « Quand tu retourneras en Occident, répéteras-tu à ton peuple les mêmes récits que tu me fais ? »
30Marco Polo ne répond pas à cette question directement. « Moi, je parle, je parle, dit-il à Kublai Khan, mais celui qui m’écoute ne retient que les paroles qu’il attend. [...] Ce qui commande au récit, ce n’est pas la voix : c’est l’oreille31. »
31Cette réponse d’Italo Calvino est certainement tout aussi bonne que n’importe quelle autre et elle s’applique à la totalité de cette histoire. Le secret vient de l’oreille, l’oreille qui entend ce qu’elle veut entendre et ce quelle s’attend à entendre. À l’écoute de la Chine, à travers les siècles, les auditeurs occidentaux ont toujours été intrépides et ils ont constamment cherché à percer l’écran d’humeurs volatiles pour atteindre l’air sec, diaphane, du fond des choses32. La Chine a fasciné les Occidentaux depuis le début et cette fascination a été alimentée par un flot incessant d’informations. Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Cela a toujours été un mystère pour moi. Mais l’histoire que nous avons retracée donne à penser qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer davantage pourquoi la Chine se trouve ancrée dans la pensée occidentale.
Notes de bas de page
1 Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, traduit par Bernard Lortholary, Maurice Nadeau, Paris, 1988, p. 204-208.
2 Franz Kafka, Œuvres complètes, traduit par Claude David, Paris, Gallimard, 1980, t. II, p. 475.
3 Ibid., p. 475 et 480.
4 Ibid., p. 480-481.
5 Ibid., p. 481.
6 Ibid., p. 487.
7 Ibid., p. 482-483.
8 Ce fragment du récit sur la muraille de Chine fut publié par Kafka dans le recueil intitulé Un médecin de campagne, dans Œuvres complètes, p. 1073.
9 Ibid., traduit par AlexandreVialatte, p. 483-484.
10 Ibid., p. 486-487.
11 Jorge Luis Borges, Fictions, (« Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », traduit par P. Verdevoye), Paris, Gallimard, 1957, p. 116 et 119.
12 Ibid., p. 117 et 119.
13 Ibid., p. 121-122.
14 Ibid., p. 122.
15 Goldsmith, Le Cosmopolite, t. I, p. 123, lettre XXXI.
16 Ibid., p. 125.
17 Borges, Fictions, p. 128-129.
18 Liddell Hart, A History of the World War, 1914-1918, Londres, 1934, p. 306-318.
19 Borges, Fictions, p. 124 et 129.
20 Ibid., p. 126.
21 Yule et Cordier, t. I, p. 27-30.
22 Italo Calvino, Les Villes invisibles, traduit par Jean Thibaudeau, Paris, Seuil, 1974, p. 30 et 49-50.
23 Ibid., p. 55 et 73-74.
24 Ibid., p. 84.
25 Ibid., p. 90.
26 Ibid., p. 104-105.
27 Ibid., p. 117-118.
28 Ibid., p. 142-143 et 152.
29 Ibid., p. 160-161.
30 Ibid., p. 188.
31 Ibid., p. 157-158.
32 Ibid., p. 117-118.
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