Chapitre 11. La mystique du pouvoir
p. 211-227
Texte intégral
1Lors de la première de La Mesure à la Salle philharmonique de Berlin, le 13 décembre 1930, Karl Wittfogel était assis à côté de Bertolt Brecht. Huit jours plus tard, une discussion publique de la pièce fut organisée dans la grande salle d’une école locale. La réunion était présidée par Karl Wittfogel et Bertolt Brecht se trouvait sur la tribune avec lui. L’auditoire connaissait bien le marxisme et les méthodes habituelles du Komintern, de sorte que la discussion fut acharnée. Il s’agissait surtout de savoir si vraiment le parti communiste tuait les camarades qui commettaient des erreurs, s’il avait raison d’agir ainsi et s’il y avait d’autres solutions que celle-là. Certains dans l’auditoire soutenaient avec Karl Wittfogel que, pour un communiste convaincu, la mort physique était moins tragique que l’expulsion du parti. La plupart s’accordèrent pour dire que tuer les membres qui commettaient des erreurs ne se faisait pas au sein du parti et le groupe critiqua la description que Bertolt Brecht avait faite de la mort du jeune camarade.
2Le groupe de discussion réaffirma le principe de l’omnipotence du parti — élément présent dans la pièce de Bertolt Brecht — en déclarant que si un individu n’avait que deux yeux, le parti, lui, en avait mille. Bertolt Brecht leur répondit qu’il avait déjà décidé que le jeune camarade de la pièce se demanderait, juste avant sa mort, s’il y avait une autre solution que la mort et qu’il répondrait à la question par la négative1. La scène finale, revue et corrigée, se présentait désormais ainsi :
Le premier agitateur, au jeune camarade. — [...] Donc, il faut que nous te fusillions nous-mêmes et te jetions dans la fosse à chaux, afin que la chaux te dévore. Mais nous te demandons : connais-tu une autre issue ?
Le jeune camarade. — Non.
Les trois agitateurs. — Alors, nous te demandons : es-tu d’accord ? Silence.
Le jeune camarade. — Oui2.
3Une bonne partie de ce qui définissait la discipline du parti et l’attitude envers le Komintern se trouvait dans cette « pause », et cela Karl Wittfogel et Bertolt Brecht le savaient très bien. Ils connaissaient les règles du monde qu’ils avaient choisi, même s’ils allaient suivre plus tard des voies totalement différentes. Bertolt Brecht, après avoir connu une longue période de désillusion à Hollywood pendant la guerre, rentra en Allemagne, à l’Est, la partie contrôlée par les communistes, diriger sa célèbre troupe du Berliner Ensemble. Karl Wittfogel, lui, passa quelques années en Chine, puis il devint foncièrement anticommuniste et il écrivit Le Despotisme oriental, son grand ouvrage théorique, une fois installé aux États-Unis. Mais il resta en contact avec Bertolt Brecht pendant des années. En 1943, alors qu’ils se trouvaient tous les deux aux États-Unis, Bertolt Brecht envoya à Karl Wittfogel le tapuscrit de sa nouvelle pièce, La Bonne Âme du Sichuan. Cependant, cette pièce n’était pas une pièce sur la Chine. Elle se bornait à explorer le thème de la bonté et de la cruauté humaines en utilisant la Chine comme toile de fond. Par la suite, le fossé qui les séparait s’élargit et leur relation atteignit le point de rupture lors d’une dispute à New York, quand Wittfogel accusa Brecht de refuser d’admettre que l’Union soviétique était une société exploiteuse. Bertolt Brecht rétorqua que les ouvriers finiraient par contrôler l’État et que, lorsqu’on voyait un âne qui se faisait fouetter par son maître, il ne fallait pas oublier que l’acte de fouetter n’était qu’un aspect superficiel, car c’était l’âne qui en fait se servait de son maître pour arriver à ses propres fins. Karl Wittfogel soutint que c’était en utilisant pareils arguments que Staline avait aidé Hitler à prendre le pouvoir en 1931 et 19323.
4L’amitié, puis l’éloignement, qui ont caractérisé la relation entre Wittfogel et Brecht représentent deux des nombreuses étapes que Karl Wittfogel traversa avant de devenir le dernier d’une longue série de théoriciens qui cherchaient à faire de la Chine le centre d’un système gigantesque qui fournirait l’explication de la formation et du développement des différentes sociétés du monde. Karl Wittfogel, né en Allemagne en 1896, était le fils unique du second mariage de son père, un enseignant luthérien plutôt âgé. Par une coïncidence étrange, c’était justement un vieil enseignant luthérien qui avait eu une influence formatrice sur le jeune orphelin terroriste d’André Malraux, Tchen. Cet enseignant avait fait du jeune Tchen un être insolent et taciturne, sujet à une passion ou à une terreur sans bornes, selon la force ou la faiblesse de ses espoirs4. Mais le père de Karl Wittfogel, un apiculteur et un amateur de randonnées, donna à son fils une éducation proche de la Nature, à la Rousseau, et lui apprit à devenir un lecteur éclectique et curieux5.
5Au cours des années qui suivirent, Karl Wittfogel reçut une excellente éducation, se prit d’un engouement intellectuel pour Friedrich Nietzsche, découvrit le marxisme, le bouddhisme, Max Weber et le gestaltisme, et fut fasciné par les défis et les promesses des études chinoises. Passant par les organisations de jeunesse allemandes, les associations d’éducation ouvrière et les groupes de discussion socialistes, il se retrouva dans le mouvement spartakiste révolutionnaire de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Après leur mort en 1919, il devint membre du Parti communiste. Il travailla comme enseignant, comme auteur dramatique et comme militant du parti tout en suivant à l’université de Francfort des cours sur l’histoire économique de l’Europe et sur la langue et les sources historiques chinoises. Ses domaines d’études convergèrent petit à petit et il se passionna de plus en plus pour la question théorique complexe de la nature exacte du système économique de la Chine ancienne.
6Son premier livre sur la Chine, La Chine qui se réveille, écrit en 1925 et publié en 1926, traite de sujets d’actualité politique plutôt que d’histoire. C’est une analyse marxiste des premières phases de la révolution chinoise jusqu’à l’alliance de 1925 et elle vise surtout à prouver la clairvoyance de Lénine, qui avait prévu que les nations de l'Asie se réveilleraient de leur sommeil historique et quelles étaient destinées à jouer un rôle primordial dans le mouvement révolutionnaire mondial. Le livre fait l’éloge des différents organes du Komintern qui se sont donnés à la cause chinoise, avec tous les moyens dont ils disposaient6. La Chine qui se réveille a été bien accueillie par de nombreux membres du Komintern, mais pas par tous, car l’organisation était déjà en train de se scinder entre staliniens et trotskistes. En 1927, le Komintern demande pourtant à Karl Wittfogel d’écrire une introduction détaillée à une importante anthologie soviétique des discours de Sun Yat-sen. Dans ce long essai, il expose les arguments théoriques qui permettent de conclure que Sun Yat-sen n’était pas marxiste, bien qu’il ait exprimé publiquement son intérêt pour le marxisme, mais qu’il était plutôt un révolutionnaire bourgeois dont le rôle principal a été de développer les forces anti-impérialistes en Chine7.
7Ce n’est qu’en 1928 que Wittfogel prend le temps de terminer sa thèse sur l’agriculture de la Chine ancienne et, pratiquement tout de suite après avoir reçu son diplôme, il fait en Union soviétique le pèlerinage qu’il voulait faire depuis longtemps. Là-bas, il se plonge dans de longues et vives discussions avec les académiciens soviétiques sur ce que Marx a vraiment voulu dire par « mode de production asiatique » et sur la pertinence de ces théories pour la révolution chinoise. Il a l’occasion de discuter de ces problèmes avec Mikhaïl Borodine, qui avait été l’agent du Komintern le plus actif en Chine, et qui, en transmettant littéralement les ordres de Staline aux révolutionnaires chinois, avait contribué à déclencher les sombres événements de 1927 à Shanghai, événements que Malraux décrira plus tard d’une façon si convaincante dans La Condition humaine8.
8De retour en Allemagne, Wittfogel entreprend de faire, à partir de ce qu’il étudie depuis des années, une synthèse qui expliquerait la Chine d’hier et d’aujourd’hui et qu’il appellerait Économie et société en Chine. Il part du principe que la vieille Chine, avec ses éléments structurels enracinés qui résistent à tout changement, est en train de disparaître. Dans une métaphore impressionnante, il reprend la vision de Lord Macartney selon laquelle la Chine est un vieux vaisseau qui va se fracasser contre les rochers et il la pousse encore plus loin : « La structure est pourrie de part en part. Ce qui reste de la Chine “asiatique” ressemble à une casemate mangée par les termites. À la prochaine grosse tempête, tout va s’effondrer9. »
9Vers la fin du XVIIe siècle, Leibniz avait tenté d’intégrer la Chine dans un système général et cette tentative fut reprise par Montesquieu et Voltaire au milieu du XVIIIe siècle. À la fin du XVIIIe siècle, Herder avait donné à l’étude du système chinois une tournure franchement négative. Par la suite, un certain nombre de philosophes s’étaient colletés avec les problèmes que leur posait la Chine et y avaient apporté diverses réponses. Adam Smith chercha à expliquer en termes économiques et politiques les rapports entre l’énorme population de la Chine et son apparente stagnation économique. Hegel réfléchit à la place qu’occupait la Chine dans la marche du monde vers la liberté, qu’il considérait comme la prémisse fondamentale du développement historique. Il pensait que, bien que la culture chinoise fût apparue tôt dans l’histoire de l’humanité, la Chine s’était placée à l’extérieur des grandes voies de progrès de l’humanité et donc en dehors de la véritable marche de l’histoire. Il fallait en attribuer la cause aux pouvoirs extraordinaires que s’étaient arrogés les empereurs chinois et leurs bureaucraties puissantes mais serviles, ce qui avait créé une société au sein de laquelle « un seul était libre », alors que les autres se voyaient forcés de se plier à sa tyrannie. La Chine ne ferait partie de l’histoire du monde que lorsque les forces dynamiques qui émanaient de l’Occident l’auraient contrainte à intégrer le temps présent.
10Marx avait repris de Hegel l’idée que la Chine était « sans mouvement » et qu'elle avait la capacité de résister à tout changement social. Marx pensait que l’histoire économique de la société avait obéi à une progression en quatre étapes principales, chacune de ces étapes correspondant à un mode de production défini par la propriété des moyens de production. Il distinguait ainsi, en ordre séquentiel, un mode asiatique (le despotisme oriental), un mode antique (l’esclavagisme), un mode féodal et un mode bourgeois moderne (le capitalisme). Cependant, alors que les trois derniers étaient liés d’une manière analytique, le mode asiatique demeurait isolé et ne jouait aucun rôle particulier dans le modèle de développement élaboré par Marx. De temps immémorial, écrit Marx, les gouvernements asiatiques tels que celui de la Chine n’ont agi qu’à trois niveaux : le pillage de l’intérieur (impôts), le pillage de l’extérieur (guerre), et le domaine des travaux publics, qui régissent la distribution et l’utilisation de l’eau au moyen de l’irrigation. En Occident, l’industrie privée, recherchant une utilisation équitable des ressources en eau, a mis sur pied des « associations volontaires », mais dans les sociétés asiatiques, l’État avait un tel pouvoir que l’industrie privée n’a pas pu se développer et favoriser la formation d’associations similaires. Au contraire, elles ont été remplacées par des communautés villageoises isolées et dispersées. Dans cette étude, Marx analysa soigneusement la rébellion des Taiping, mais il conclut que le capitalisme britannique aurait une influence révolutionnaire bien plus importante que les rebelles locaux sur le développement général de la Chine, car les Anglais finiraient par séparer l’agriculture de l’industrie et par faire naître de nouvelles structures10.
11À la fin du XIXe siècle, et jusqu’en 1920, Max Weber consacre la plus grande partie de sa réflexion à la Chine. Il essaye d’expliquer pourquoi la Chine, malgré ses énormes ressources, n’a pas vu se développer certains aspects de la société capitaliste, et comment le confucianisme, les structures traditionnelles impériales et bureaucratiques, la nature même des villes chinoises, ont pu entraver ce développement. Écrivant pendant et après la Première Guerre mondiale, Oswald Spengler examine, dans Le déclin de l’Occident, la langue, le gouvernement, l’art et le paysage chinois pour essayer de mesurer l’impact que la Chine a eu sur l’histoire du monde, de dégager les raisons qui expliquent son déclin et de voir si la Chine ne pourrait pas un jour, grâce à son « universalisme mystique », jouer à nouveau un rôle moteur dans la régénération des énergies mondiales, puisque l’Occident est en train de perdre sa force dominatrice11.
12Karl Wittfogel, lecteur avide, connaît en détail les travaux de tous ces théoriciens et il les examine minutieusement. L’un de ses principaux projets est de réaliser la synthèse des idées de Marx et de Max Weber sur la Chine, une synthèse qui allierait l’originalité profonde de l’analyse économique du premier avec l’étude détaillée de la bureaucratie chinoise du second. Il pense être en position de porter les théories de Marx, étroitement liées à des faits tirés de quelques sociétés européennes, à un niveau supérieur en y insérant les nouvelles perspectives qu’il peut tirer de sa connaissance approfondie des sources chinoises. Il continue de se demander, par exemple, si le féodalisme n’aurait pas été une étape de transition, succédant dans l’histoire du monde à la fois au mode de production antique et au mode asiatique12.
13Karl Wittfogel est le seul de tous ces créateurs de systèmes qui connaisse assez le chinois pour lire les textes historiques en version originale et c’est pour cette raison que ses vues sur la Chine commandent le respect de nombreux lecteurs. Mais elles sont déjà, en 1931, trop singulières pour être acceptées par Moscou, qui interdit qu’on traduise en russe son livre sur l’économie chinoise. Karl Wittfogel ne sera pas non plus invité à d’importants congrès soviétiques portant sur le mode de production asiatique, bien qu’il soit largement reconnu comme le plus grand spécialiste dans ce domaine. Il demeure fidèle aux principes du marxisme, mais les directives de Staline aux communistes allemands de chercher avant tout à renverser les sociaux-démocrates, plutôt qu’à contrer la montée au pouvoir du parti national-socialiste le gênent de plus en plus. En 1933, ses écrits hostiles à Hitler sont bien connus des nazis et, au mois de mars, quand Hitler accède au pouvoir, il est arrêté et passe le reste de l’année dans plusieurs camps de concentration. Il est finalement relâché grâce aux pressions exercées par certains intellectuels, en Allemagne et à l’étranger. Il voyage en Angleterre et aux États-Unis, en quête d’un endroit où il pourra continuer ses recherches et il décide de se rendre en Chine, où il arrive à l’été 1935.
14L’un de ses premiers amis en Chine est l’ancien mari de Pearl Buck, John Lossing Buck, qui lui montre les résultats de l’ambitieuse recherche qu’il a entreprise sur la Chine rurale. Plus tard la même année, Karl Wittfogel a des discussions approfondies avec Edgar Snow, mais il refuse de l’accompagner à la base communiste de Yanan13. Il reste quelque temps en Chine, où il travaille sur de nombreux projets de recherche et où il essaie de convaincre les militants de gauche de la gravité des procès et purges mis en œuvre par le régime stalinien. Il quitte finalement la Chine en juillet 1937, juste après le début de l’invasion japonaise, et il retourne aux États-Unis où il s’installe pour de bon. En 1939, quand il apprend que Hitler et Staline ont conclu un pacte de non-agression, il rompt définitivement avec les communistes.
15En plus d’être le seul à connaître la langue chinoise, de tous les Occidentaux qui cherchaient à élaborer un système théorique pour comprendre la Chine, Karl Wittfogel est aussi le seul à avoir vécu et étudié en Chine. Le Despotisme oriental, achevé en 1957, représente la synthèse de toutes ses expériences. Le sous-titre du livre, « Étude comparative du pouvoir total », illustre bien le fait que, parmi tous ses illustres précurseurs, c’est de Montesquieu que Karl Wittfogel se sent le plus proche en ce qui concerne la Chine, et non pas de Hegel ou de Marx. C’est Montesquieu qui, le premier, a fait voir la solitude fondamentale de l’empereur chinois dans un monde où un seul homme pouvait être libre. C’est lui qui a attiré l’attention sur l’extrême dureté des châtiments corporels, la précarité des biens personnels appartenant aux sujets de l’empereur, le chevauchement des concepts de mœurs, coutumes et lois, l’absence de religions indépendantes et de structures juridiques, et le fait que le despotisme chinois se distinguait des autres monarchies dans le monde en ce qu’il faisait appel non pas à l’honneur, mais à la crainte.
16Bien que l’influence de Montesquieu sur Karl Wittfogel soit claire, sa synthèse finale fut probablement façonnée davantage encore par son cheminement intellectuel et politique singulier. Le pacte de non-agression entre Hitler et Staline avait confirmé les craintes qu’il avait à propos des deux systèmes et le déroulement de la Deuxième Guerre mondiale ne changea en rien son opinion. Au début des années 1950, lors de la période maccarthyste aux États-Unis, Karl Wittfogel ne mâche pas ses mots dans sa critique des gauchistes et des libéraux étasuniens et il est frappé d’ostracisme par de nombreux intellectuels et par d’anciens amis qui partageaient autrefois ses vues sur la politique, mais qui lui reprochaient désormais sa franchise. La Chine, qu’il étudie depuis si longtemps, devient partie intégrante de la réflexion qu’il mène sur le totalitarisme moderne, qu’il soit stalinien ou nazi, mais aussi sur l’inquiétante crédulité des démocraties. Il est intéressant de noter que Karl Wittfogel, plus tard dans sa vie, fera allusion à la façon furtive avec laquelle Tocqueville traite du concept montesquien de l’immutabilité du despotisme oriental. L’emploi du mot « furtif » est curieux et montre dans quel mépris Karl Wittfogel tient les critiques bourgeois libéraux. Tocqueville n’a pas réussi à voir, explique Wittfogel, que Montesquieu avait compris les raisons sociopolitiques de la perpétuation du despotisme oriental14. C’est cette autoperpétuation de la tyrannie totalitaire qui est si terrifiante et qui distingue ce despotisme des tyrannies plus temporaires15.
17À la toute première page du Despotisme oriental, Wittfogel écrit que Montesquieu a examiné les conséquences pénibles de ces régimes sévères sur les individus. D’autres penseurs furent plus tard impressionnés par la capacité de gestion de ces Etats et par la complexité des systèmes mis en place pour entretenir les voies de communication et les systèmes d’irrigation. Ils avaient aussi relevé l’énorme développement des bureaucraties dans ces États, qui étaient devenus les plus gros propriétaires terriens sur leur propre territoire16. Poursuivant les réflexions de ces auteurs, Wittfogel étudia les assises institutionnelles du pouvoir absolu que l’on trouvait dans les sociétés orientales. Après avoir étudié pendant trente ans l’histoire de ces sociétés, sur plusieurs millénaires, il en était arrivé, écrivait-il, à ressentir la nécessité d’une terminologie qui rendrait compte de l’organisation économique et institutionnelle particulière du despotisme oriental. Les termes de « société ou civilisation hydraulique » furent donc choisis pour remplacer ceux de « société orientale » qui avaient, depuis l’époque des économistes classiques et jusqu’alors, désigné le type de société en question. En mettant l’accent sur les institutions plutôt que sur la géographie, il serait plus facile de comparer ces sociétés hydrauliques entre elles, puisqu’on en trouvait ailleurs dans le monde également. Le terme « hydraulique » soulignait quant à lui le rôle prééminent du gouvernement, « le caractère agro-directorial et agro-bureaucratique de ces civilisations. » Par ailleurs, Wittfogel écrit que le pouvoir absolu — ou totalitaire —, loin d’être un trait de ces sociétés du passé, « progresse comme un mal virulent et contagieux » et qu’il remet en mémoire les expériences anciennes des formes extrêmes de despotisme17.
18Qin Shi Huangdi, l’empereur qui fonda la dynastie extrêmement autoritaire des Qin, en 221 avant Jésus-Christ, représente, selon Karl Wittfogel, une figure clé du point de vue des étapes formatrices de la société hydraulique. C’est lui qui, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, a relié de nombreux murs de fortification locaux pour en faire la Grande Muraille de Chine, la plus longue ligne de défense continue jamais construite par l’homme, un ouvrage dont la reconstruction périodique exprime bien l’efficacité que continuèrent d’avoir l’économie hydraulique et le travail de masse imposé par le gouvernement18. C’est encore l’empereur des Qin qui a entrepris ces projets colossaux, tels que la construction de palais et d’ensembles de tombes souterraines, pour lesquels il mobilisa des équipes de travail de plus de sept cent mille hommes.
19La grande érudition qui nourrit Le Despotisme oriental saute aux yeux tout au long de cette vaste étude comparative qui traite non seulement de la société chinoise, mais de différents aspects des sociétés inca, maya, hindoue, babylonienne, byzantine, égyptienne et russe. Mais, en plusieurs endroits essentiels de l’ouvrage, et surtout dans le cinquième chapitre, que Wittfogel a écrit avec passion et auquel il a donné le titre de « Terreur totale, soumission totale, solitude totale », ses représentations de la Chine, tirées des études et des expériences de toute une vie, prennent un relief particulier. Il amène maintes fois le lecteur à mettre en parallèle l’histoire qu’il lui présente et les pires excès du stalinisme, du nazisme et de la Chine maoïste dans les années qui suivent la guerre de Corée, lors de la campagne contre le déviationnisme de droite et lors du Grand Bond en avant. Il fait les remarques suivantes à propos de la terreur dans la société hydraulique : le despote agro-institutionnel « exerce un contrôle sans limite sur l’armée, la police, l’espionnage ; et il a à sa disposition des geôliers, des tortionnaires, des bourreaux et tous les moyens nécessaires pour capturer, réduire à l’impuissance, détruire un suspect19 ».
20Karl Wittfogel fait de la torture et de la terreur judiciaires des éléments déterminants de la société chinoise. Il remarque que Confucius lui-même pensait qu’un bon sujet est un sujet obéissant et que l’éducation confucéenne, qui exige l’obéissance absolue aux parents et aux professeurs, représente le fondement idéal de l’obéissance absolue aux maîtres de la société. Se prosterner devant l’autorité — ainsi du koutou chinois — n’est qu’une extension logique de telles conceptions. Ce genre d’attitudes est un élément essentiel d’une société dans laquelle la menace de terreur totale amène les gens à comprendre que, s’ils veulent survivre, ils ne doivent pas provoquer le monstre incontrôlable20.
21La solitude totale qu’engendre une telle situation s’étend de l’empereur — qui se méfie de tout le monde — à tous les membres de la société, qui se méfient de leurs voisins et même de leur famille. Et Wittfogel ajoute : « L’homme qui vit sous un pouvoir total [...] se réfugie dans la résignation. Cherchant à éviter le pire, il doit être sans cesse prêt à lui faire face21. »
22Wittfogel cite comme exemple de solitude totale à l’heure fatidique le cas du grand historien chinois Sima Qian, qui mit en colère son empereur, de la dynastie des Han, en prenant la défense d’un général vaincu. Non seulement il ne réussit pas à faire commuer la peine du général, car aucun de ses amis n’osa le soutenir, mais il fut condamné à la castration. « On l’emmena dans la sombre pièce où il fut mutilé comme s’il avait été un animal », écrit tristement Wittfogel. Puis il ajoute avec éloquence que, mesurée d’après les critères d’une société ouverte, la souffrance de l’historien chinois fut épouvantable. Mesurée d’après les critères de son propre monde, il eut quand même de la chance. Il survécut à l’émasculation et, n’ayant guère de poids politique, il put continuer son travail d’historien22. Selon Karl Wittfogel, les États modernes « à gestion totale » ont ajouté un raffinement à ce type de « procès » : la confession publique. Les anciens despotes des systèmes hydrauliques auraient pu, s’ils l’avaient désiré, torturer n’importe qui et lui faire confesser n’importe quoi, mais ils ne voyaient aucune raison d’exposer leurs conflits aux habitants des villages ou des quartiers des guildes. Ils ne ressentaient pas le besoin d’« encourager une de ces aliénations de soi, spectaculaires et explicites, qui sont devenues la spécialité des tribunaux “du Peuple” dans les États totalitaires23 ». Ce changement important peut être formulé succinctement : le despotisme agraire des sociétés anciennes associait le pouvoir politique total à un contrôle social et intellectuel limité. Le despotisme industriel de sociétés dotées d’un appareil d’État pleinement développé, dont la capacité de gestion n’a pas de limites, associe le pouvoir politique total à un contrôle social et intellectuel total.
23Dans la conclusion du Despotisme oriental, Wittfogel fait une analyse plus approfondie de la société communiste chinoise. Il fait remarquer à ses lecteurs que les Chinois ont bien appris les leçons de l’Union soviétique et qu’ils n'ont aucune intention de rétablir un despotisme agraire de forme traditionnelle. Le repli à la campagne de Mao Zedong ne correspond qu’à une nécessité temporaire, car celui-ci sait très bien qu’une industrialisation rapide et dirigée par l’État est la meilleure façon de construire le puissant système d’encadrement total qu’il recherche : « Ni lui ni ses partisans ne se sont jamais considérés comme les chefs d’un parti paysan, aux actions guidées et limitées par des intérêts de village. [...] Et lorsqu’ils s’emparèrent des villes, ils firent exactement comme les bolcheviks après la révolution d’Octobre. Ils restaurèrent, consolidèrent et développèrent ce qu’il y avait d’industries ; et ils se montrèrent extrêmement soucieux de contrôler l’industrie moderne et les communications mécanisées24. »
24En déclarant que Mao Zedong n’est pas un imbécile, Karl Wittfogel cherche à l’établir plus concrètement comme la dernière manifestation d’une tendance à l’autoperpétuation — plutôt que simplement à l’immuabilité — qu’aurait ce nouveau genre de despotisme hydraulique.
25Attribuer aux dirigeants chinois une telle attitude, rusée et froidement calculatrice, vient aux détenteurs du pouvoir aux États-Unis tout aussi naturellement qu’à Karl Wittfogel. On ne saurait trouver une meilleure illustration de cette tendance qu’avec le président Richard Nixon et son conseiller en matière de sécurité nationale, Henry Kissinger, alors qu’à la fin de 1971 et au début de 1972 ils préparaient en secret le voyage du président en Chine, un voyage historique qui allait mettre fin à la rupture économique et politique presque totale entre les deux pays qui durait depuis deux décennies.
26Richard Nixon, dans un curieux rappel du passé, se sert d'André Malraux pour préparer le terrain de cette rencontre historique, apparemment satisfait de laisser la rhétorique mystique d'André Malraux donner le ton à ce qui va se passer. Richard Nixon et André Malraux ont un entretien et dînent ensemble dans le Bureau Ovale de la Maison-Blanche avant le départ du président. André Malraux vient d’avoir un entretien avec Mao Zedong, lors d’une visite récente à Pékin, et l’impression qu’il lui a faite est encore toute fraîche à son esprit. Vous allez avoir affaire à un colosse, dit-il à Nixon, mais un colosse qui sent la mort approcher et qui est obsédé par le fait qu’il n’a pas de successeur25. André Malraux s’était rendu compte qu’on ne posait pas de questions à Mao Zedong et qu’il fallait se contenter des remarques qu’il faisait, tout obscures quelles fussent.
27Richard Nixon était déjà bien conscient de la signification de ce voyage auquel, avec Henry Kissinger, il avait donné le nom de code de « Polo II ». Il est encore plus convaincu de son importance après sa rencontre avec Malraux. « Nous nous embarquions dans un voyage de découverte philosophique qui était tout aussi incertain, et à certains égards tout aussi périlleux, que les voyages de découverte géographique d’antan », dira-t-il plus tard. Dans ses Mémoires, Nixon écrit que Mao Zedong était vraiment le colosse dont André Malraux avait parlé. Il note qu’au cours de leur entretien de février 1972, Mao Zedong avait non seulement fait montre de sa tendance caractéristique à s’autodénigrer, mais également qu’il avait l’esprit aussi vif que l’éclair et la repartie facile. Mao Zedong suivait toutes les nuances de la conversation, si bien que quand Richard Nixon cita un vers célèbre d’un poème de Mao, celui-ci ajouta, avec un pétillement malicieux dans les yeux : « En général, les gens comme moi tonnent comme un tas de gros canons... Comme dans, par exemple : “Le monde entier devrait s’unir, vaincre l’impérialisme, le révisionnisme, tous les réactionnaires, et construire le socialisme.”26 » Nixon termine cette première visite chez Mao Zedong en faisant un parallèle entre lui et son hôte :
« Vous venez d’une famille très pauvre et vous êtes maintenant à la tête de la nation la plus peuplée du monde, une grande nation. [...] Je viens aussi d'une famille très pauvre et je suis aussi à la tête d’une très grande nation. L’histoire nous a rassemblés. Il s’agit maintenant de savoir si nous pouvons, avec nos différentes philosophies, mais avec les pieds sur terre et étant tous les deux issus du peuple, réussir une percée dont pourront bénéficier non seulement la Chine et l’Amérique, mais aussi le monde entier27. »
28Malgré la réputation de politicien réaliste qu’Henry Kissinger aimait projeter, son admiration pour Mao Zedong était aussi grande, sinon plus grande encore, que celle que Richard Nixon éprouvait pour le dirigeant chinois. Henry Kissinger disait de Mao Zedong qu’il était l’un des colosses de l’histoire moderne et il a écrit que Mao menait une vie tout aussi recluse et mystérieuse que les empereurs qu’il méprisait28. Comme Edgar Snow à Yanan trente-cinq ans auparavant, Henry Kissinger avait été frappé par l’apparente simplicité du style de vie de Mao Zedong, alors qu’il aurait pu vivre dans un luxe incroyable :
Mao se tenait simplement là debout, entouré de livres, grand et fortement charpenté pour un Chinois. Il regardait fixement le visiteur, avec un sourire à la fois pénétrant et légèrement moqueur, avertissant par son attitude qu’il était futile de chercher à abuser ce spécialiste des faiblesses et de la duplicité humaines. Je n’ai jamais rencontré personne, à l’exception peut-être de Charles de Gaulle, qui distillât une telle forme de volonté concentrée29.
29Ni John Bell en compagnie de l’empereur Kangxi ni Lord Macartney devant l’empereur Qianlong n’avaient été à ce point impressionnés. L’intelligence de ces puissants souverains et leur âge avancé les avaient frappés, mais ils avaient gardé un certain recul et même un certain sens du comique. Il faudrait peut-être remonter au tout début, aux premières impressions de Marco Polo à propos de Kublai Khan, le véritable seigneur de tout ce sur quoi il posait son regard, pour trouver un exemple approchant :
Laissez-moi vous parler ensuite de l’apparence personnelle du grand seigneur des seigneurs dont le nom est Kublai Khan. C’est un homme d’une bonne stature, ni petit ni grand mais d’une taille moyenne. Il a les membres bien développés et il est bien proportionné. Il a le teint clair et sain, comme une rose, de jolis yeux noirs, un nez bien proportionné et bien à sa place. [...]
Que pourrais-je vous dire d’autre ? Quand messire Niccolò, messire Maffeo et Marco arrivèrent dans cette grande ville, ils se rendirent au palais principal où ils trouvèrent le Grand Khan en compagnie de toute une série de barons. Ils s’agenouillèrent devant lui et lui rendirent hommage avec la plus grande humilité. Le Grand Khan leur ordonna de se lever, les reçut honorablement et s’occupa d’eux avec joie. Il leur posa de nombreuses questions sur leur situation et leur demanda si tout s’était bien passé depuis leur départ. Les frères lui affirmèrent que tout s’était bien passé et qu’ils le trouvaient prospère et en bonne forme. [...] Quand le Grand Khan vit Marco, qui n’était qu’un tout jeune homme, il leur demanda qui il était. « Sire, dit messire Niccolò, c’est mon fils et il est votre vassal. » « Je lui souhaite la bienvenue de tout cœur », dit le khan. Quel besoin aurions-nous d’en faire une longue histoire30 ?
30En d’autres occasions, la façon d’écrire d’Henry Kissinger évoque le narrateur de Segalen, dans René Leys, au moment où il ramène son cheval au pas dans le centre de Pékin. Comme le dit Henry Kissinger : « Plus tard, en saisissant mieux le schéma complexe de la conversation de Mao, je compris qu’elle était comme les cours de la Cité interdite, chacune aboutissant à de nouveaux renfoncements se distinguant les uns des autres uniquement par de légers changements de proportions, l’ultime signification résidant dans un tout que seule une longue connaissance pouvait révéler31. »
31Cependant, Kissinger est plus proche de Wittfogel que de Marco Polo ou de Segalen quand il écrit du règne de Mao Zedong que « les souffrances inséparables d’une entreprise dépassant de si loin l’échelle humaine étaient monstrueuses. Et la résistance primordiale d’une société grandie par l’amortissement des chocs provoqua des ébranlements de plus en plus violents de cette colossale figure qui défiait les dieux par la portée de ses aspirations, tout en étant obsédée par la crainte que la Chine éternelle étoufferait, avec le temps, tous ses efforts32. » Henry Kissinger conclut même son récit avec une image chère à Karl Wittfogel. Il écrit, sautant aux derniers mois de Mao Zedong en 1976 — alors que ce dernier dépensait toute l’énergie qui lui restait à se débarrasser de ses rivaux les plus proches —, que finalement « cette grande personnalité démonique, ultra-lucide, écrasante, disparut comme le grand empereur Tch’in Chih Huangti, à qui il se comparait souvent en redoutant l’oubli qui avait été son sort33 ».
32Ce formidable empereur fondateur des Qin, qui a tant impressionné Wittfogel et Kissinger, trouve une nouvelle sorte de chroniqueur en Jean Lévi. Né en 1948, Jean Lévi, intellectuel et romancier français, est allé en Chine comme étudiant en 1973, l’année suivant la visite de Nixon et de Kissinger, et il y a passé plusieurs années. Profondément marqué par ce qu’il avait vécu dans la Chine de la Révolution culturelle, il a essayé de saisir l’essence de la puissance chinoise dans un roman sur la vie du fondateur de la dynastie des Qin, Le Grand Empereur et ses automates, publié en France en 1985. Vers la fin du roman, les réflexions que Jean Lévi prête à l’empereur des Qin sur le caractère éphémère de sa vie ressemblent étrangement à ce que Kissinger et Nixon avaient écrit à propos de Mao Zedong : « Lui qui coulait son peuple au moule serait repris dans le grand moule universel, broyé, pétri, façonné à la guise d'une volonté aveugle et impartiale34. »
33Jean Lévi monte son portrait du jeune homme qui allait devenir l’un des souverains les plus efficaces et les plus tyranniques de toute l’histoire de la Chine — ce futur souverain auquel il donne, au début du roman, le nom d’« Ordonnance », à cause de ses talents d’administrateur — en puisant librement dans les motifs littéraires de l’exotisme français pour agrémenter son récit. C’est ce qu’il fait par exemple dans sa description de l’apathie sexuelle d’Ordonnance, même en présence des plus belles jeunes femmes du pays : « Aux chants voluptueux et aux rires agaçants des danseuses, il préférait les voix fortes des généraux et le claquement des ordres militaires. [...] Il avait éprouvé un vif plaisir pour la chasse, elle évoquait pour lui l’exaltation des campagnes militaires [...]. Les autres plaisirs le laissaient insatisfait et las35. »
34Plus tard, sa quête sexuelle se fait plus pressante et emprunte des voies plus détournées, alors qu’Ordonnance — maintenant empereur — poussé par ses conseillers, recherche la maîtrise de son corps et de ses forces intérieures. Par exemple, il s’applique, ainsi que le recommandent les plus anciens textes de médecine, à retenir son sperme même au plus fort du désir afin de pouvoir absorber toute la force intérieure de la femme sans perdre la sienne. Une autre méthode consiste à se purifier en jeûnant et « en plaçant soigneusement ses partenaires aux huit points de la rose des vents ». Mais même si le Fils du Ciel circule parmi elles selon un tracé complexe basé sur le mouvement des étoiles et les symboles de son règne, même s’il observe scrupuleusement les rythmes nécessaires et même s’il respire profondément, les yeux à moitié fermés et avec une grande concentration d’esprit, la langue bien tendue contre le palais, il n’obtient pour résultat que d’avoir le souffle court, d’être pris de vertiges et de perdre tout désir36.
35Jean Lévi s’inspire du grand historien Sima Qian — dont le triste sort a été si bien évoqué par Wittfogel — pour retracer les détails de la vie de l’empereur des Qin, de ses expériences sexuelles, de sa quête du pouvoir et des mesures toujours plus dures qu’il prenait : l’arrestation massive des lettrés, le grand incendie des livres, la déportation de populations entières pour construire routes, murailles, palais et tombes. Puis, lassé de ses serviteurs humains, avec leur conduite imprévisible et leurs rythmes changeants, l’empereur se rabat sur ses meilleurs artisans, qui lui fabriquent des séries de marionnettes, en commençant par un orchestre : « La ritournelle mécanique de ses poupées de bronze égrenant leurs notes inexorables apaisa ses angoisses. Il n’était plus offusqué par les palpitations de la chair, par les ratés des souffles et du sang37. »
36Quand l’empereur meurt — Jean Lévi suit ici aussi Sima Qian —, on cache la nouvelle de sa mort au prince héritier, aux courtisans et au peuple. Ses laquais, afin de masquer l’odeur du cadavre en putréfaction et de préserver ainsi la fiction des pouvoirs physiques inébranlables de l’empereur, entourent le chariot dans lequel on ramène la dépouille de l’empereur au palais d’autres chariots qui transportent du poisson38.
37C’est ainsi que Jean Lévi s’inspire de textes historiques chinois pour décrire, dans un roman allégorique compliqué mais bien documenté, le dur labeur du peuple de Chine et les abus de pouvoir de ceux qui le dirigent. Jean Lévi, comme Karl Wittfogel et tous ceux qui ont cherché à construire des systèmes, s’efforce de comprendre les différentes dimensions du pouvoir impérial chinois en remontant jusqu’à leurs origines les plus profondes. Il fait preuve d’encore plus d’habileté que ses prédécesseurs dans sa quête de la mystique du pouvoir et il retourne l’argumentation sur elle-même en montrant un souverain universel tremblant et impuissant au milieu de la terreur absolue qu’il a essayé d’instaurer.
Notes de bas de page
1 G. L. Ulmen, The Science of Society : Toward an Understanding of the Life and Work of Karl August Wittfogel, La Haye, 1978, p. 123. Voir aussi G. L. Ulmen (dir.). Society and History : Essays in Honor of Karl August Wittfogel, La Haye, 1978.
2 Brecht, « La Décision », p. 33.
3 Ulmen, The Science of Society, p. 238-240.
4 Malraux, La Condition humaine, p. 555.
5 Ulmen, The Science of Society, p. 7-9.
6 Ibid., p. 59-60 et 84. Voir aussi la bibliographie, p. 509-513.
7 Ibid., p. 84-86.
8 Ibid., p. 88.
9 Cité ibid., p. iii.
10 Sur Marx, voir ibid., p. 44 et 66-68.
11 Oswald Spengler, traduit par Charles Francis Atkinson, The Decline of the West, Londres, 1932, t. II, p. 373.
12 Sur Weber et sur Marx, voir Ulmen, The Science of Society, p. 36-39 et 44-45.
13 Ibid., p. 190 et 202-205.
14 Ibid., p. 504, discours du 2 novembre 1973.
15 Ibid., p. 505 ; Ulmen suggère que Wittfogel s’inspire ici d’Aristote.
16 Karl A. Wittfogel, Le Despotisme oriental, traduit par Anne Marchand, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 49.
17 Ibid., p. 50-51.
18 Ibid., p. 91.
19 Ibid., p. 212-213.
20 Ibid., p. 224-226.
21 Ibid., p. 231-232.
22 Ibid., p. 233-234.
23 Ibid., p. 235.
24 Ibid., p. 570.
25 Richard Nixon, Memoirs, New York, 1978, p. 558 ; en français, voir Richard Nixon, Mémoires, traduit par Michel Ganstel, Henry Rollet et France-Marie Watkins, Montréal, Stanké, 1978.
26 Ibid., p. 559-563.
27 Ibid., p. 564.
28 Henry Kissinger, À la Maison-Blanche, 1968-1973, Fayard, 1979, t. II, p. 1113-1114.
29 Ibid., p. 1114-1115.
30 Latham, p. 40 et 121-122.
31 Kissinger, À la Maison-Blanche, p. 1117.
32 Ibid., p. 1120.
33 Ibid., p. 1121.
34 Jean Lévi, Le Grand Empereur et Ses Automates, Paris, Albin Michel, 1985, p. 247.
35 Ibid., p. 105.
36 Ibid., p. 289-292.
37 Ibid., p. 308-309.
38 Ibid., p. 331.
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
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Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
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2000