Chapitre 9. Le rêve chinois des Américains
p. 179-193
Texte intégral
1Au début des années 1920, la fascination qu’avaient les Français pour l’exotisme chinois commença à s’estomper, quelle qu’ait été la puissance esthétique de la vision de Victor Segalen. Les réalités de la Première Guerre mondiale contribuèrent à ce phénomène. Pendant la guerre, la Chine envoya en France plus de cent mille ouvriers non spécialisés, qui travaillèrent comme débardeurs, chargeant et déchargeant armes, munitions et obus. Ils évacuaient aussi les morts des champs de bataille et ils ravitaillaient le front. Pareilles circonstances ne se prêtaient pas au jeu de l’exotisme. Elles allaient plutôt dans le sens opposé, car les Chinois ne se trouvaient en France que pour permettre à un plus grand nombre de Français (et aussi d’Anglais) de partir pour le front en les remplaçant dans des tâches non militaires. Ces Chinois étaient illettrés, ils avaient le mal du pays, ils étaient sales, ils s’ennuyaient et ils projetaient une image qui était loin d’être enchanteresse. À la même époque, de jeunes Chinois provenant de classes plus aisées séjournaient également en France, grâce à des bourses d’études ou dans le cadre de programmes d’échanges combinant études et travail. Ces jeunes Chinois étaient attirés par les courants politiques radicaux — entre autres par le Parti communiste — et ils s’y engagèrent avec tant de sincérité que l’image qu’ils projetaient s’opposait totalement, elle aussi, à l’exotisme qui avait fasciné tant de Français1.
2Aux États-Unis, par contre, la créativité nourrie par les ambiances et les images de la Chine trouva alors un nouveau souffle. Comme cela avait été le cas en France, plusieurs types de représentations coexistaient, mais ce n’étaient pas les mêmes que dans l’exotisme français, et certaines étaient en contradiction avec lui. Les romans de Chinatown avaient laissé un héritage de sensualité et de violence mais, durant la première décennie du XXe siècle, les horreurs de la révolte des Boxers avaient conduit les Américains à ressentir une certaine obligation morale envers la Chine. Ce nouvel état d’esprit se manifeste tout particulièrement dans la recrudescence des activités missionnaires, les Églises protestantes américaines consacrant de plus en plus de fonds à des équipements médicaux et scolaires en Chine.
3En 1912, l’effondrement définitif de la dynastie des Qing vit s’étendre le sens de cet engagement moral au domaine politique et amena les Américains à soutenir le développement d’institutions démocratiques en Chine. De plus en plus de Chinois venaient étudier aux États-Unis et de plus en plus d’Américains commencèrent à avoir honte de la discrimination qu’on leur faisait subir. Les milieux d’affaires commencèrent à considérer les Chinois comme d’éventuels consommateurs dans un marché mondial en expansion. Enfin, la croissance rapide des secteurs modernes des villes chinoises — automobiles, cinémas, lampes électriques, cheveux coupés au carré, grands magasins et phonographes — conduisit certains Américains, portés par l’émotion, à prendre la défense de ce qu’ils pensaient être les valeurs fondamentales de la culture chinoise traditionnelle. Pendant et après la Première Guerre mondiale, ces tendances se combinèrent en une nouvelle attitude à l’égard de la Chine, qui redonna vie à la fascination que les Américains avaient déjà eue pour la vie et les idées des philosophes confucéens. Elles ravivèrent la nostalgie de l’art chinois traditionnel de même que la sympathie envers les Chinois, innocentes victimes du matérialisme occidental, et elles engendrèrent un respect sentimental pour le paysan chinois, né de la terre et source d’une sagesse immémoriale.
4En 1919, le film Le Lys brisé (Broken Blossoms), du réalisateur David Wark Griffith, réunit certains de ces clichés à d’autres éléments plus anciens. En 1915, juste avant que soit tourné Le Lys brisé, trois autres films sur les relations et les tensions interethniques avaient obtenu une certaine notoriété : La Naissance d’une nation (The Birth of a Nation), de David Wark Griffith, Forfaiture (The Cheat), de Cecil Blount De Mille, et Madame Butterfly, de Sidney Olcutt. Le premier de ces films aborde le problème des rapports hostiles entre Blancs et Noirs et les deux autres traitent de thèmes japonais. Dans Forfaiture, un Japonais est en position de domination et représente une menace pour la femme blanche. Dans Madame Butterfly, Ciociosan, interprétée par Mary Pickford, symbolise la femme japonaise maltraitée2. Le Lys brisé se passe dans le quartier de Limehouse, à Londres, comme la nouvelle de Thomas Burke, dont le film fut tiré. Le titre de la nouvelle, Le Chinetoque et l’enfant, était moins sentimental3. En Angleterre, Limehouse représentait ce qui se rapprochait le plus d’un quartier chinois et Conan Doyle l’avait également pris pour décor de certaines histoires de Sherlock Holmes.
5En situant son film outre-mer, Griffith atténuait l’impression qu’il critiquait sa propre société et cela lui permettait de présenter son histoire d’amour passionné entre un Chinois et une Blanche du point de vue plus universel de la compassion humaine. Zheng Huan, le protagoniste chinois, est en même temps voyeur, esthète et victime. Il est venu de Chine (un peu comme les missionnaires chinois dont rêvait Leibniz) en souhaitant apporter à l’Occident déchiré par la guerre un message bouddhiste de paix et d’amour. Mais il doit s’en tenir à la solitude impuissante de sa petite chambre située au-dessus du magasin de bibelots où il travaille et, à l’occasion, à l’assouvissement de sa soif d’opium avec les prostituées occidentales et les autres drogués des tavernes sordides de Limehouse où il va chercher de la compagnie. Le cœur déchiré, il est témoin des terribles sévices auxquels sa voisine Lucy est soumise par son père, un ivrogne vicieux du nom de Battling Burrows. Aussi, quand Lucy se retrouve en danger de mort, il la prend chez lui et lui donne chaleur, nourriture et abri. Mais il fait plus : il l’habille des plus beaux vêtements orientaux qu’il peut trouver au magasin de bibelots et l’entoure d’un luxe chinois qui fait d’elle une sorte de concubine et de lui, une manière de ravisseur. La frontière entre attitude protectrice et attitude menaçante reste délibérément floue. Quand Battling Burrows apprend que sa fille s’est réfugiée chez un « Chinetoque », il force la porte de la chambre de Zheng Huan, saccage toutes ses fioritures chinoises et ramène Lucy à la maison où, dans une scène terrible, il la bat à mort. Zheng Huan abat Battling Burrows puis, après avoir cérémonieusement placé le corps de Lucy dans sa chambre maintenant toute saccagée, il se tue, à côté d’elle, d’un coup de couteau.
6Le Lys brisé est une critique de la violence et de l’insensibilité occidentales autant qu’un hymne à la vertu chinoise, mais il donne un nouveau sens à ce thème usé. Battling Burrows, par exemple, n’a pas la moindre qualité à offrir pour racheter ses défauts. Zheng Huan est peut-être sensible, mais il est fatalement indécis et son cœur est plein de concupiscence, même s’il se contrôle. Lucy, elle, ne sait rien de la Chine et ne semble pas non plus savoir grand-chose de l’Occident. Les autres personnages du film sont flous. Il est clair que Griffith — qui prépara la sortie du film au moyen d’une gigantesque campagne de publicité, avec vente à l’avance de sièges réservés au prix fort — s’attendait à ce qu’on considère son film comme une grande œuvre d’art à message universel4. Mais ceux qui virent le film ont peut-être pensé, pour utiliser l’expression si juste d’Oliver Goldsmith, que la fragile brouette de la moralité chinoise que poussait Griffith allait probablement faire craquer l’épaisse couche de glace des conventions.
7La série de poèmes qu’Ezra Pound construisit autour de motifs chinois — commencée juste avant la première du Lys brisé et échelonnée sur trente ans — est moins pontifiante, quoique ses intentions aient été tout aussi sérieuses. Ezra Pound quitta les États-Unis en 1908 et il habita à Londres, puis à Paris, et enfin à Rapallo, près de Gênes, en Italie. Il se disait citoyen du monde et il était l’ami ou l’éditeur (souvent les deux) d’un grand nombre d’écrivains remarquables : Yeats, Joyce, D. H. Lawrence, T. S. Eliot, Robert Frost et Hemingway. Il fut à l’origine du mouvement des « imagistes » en poésie. La culture chinoise l’attirait profondément, surtout les anciennes traditions philosophiques confucéennes et l’épanouissement de la poésie classique sous les Tang.
8Ezra Pound n’est jamais allé en Chine. Il apprit tout seul quelques caractères chinois, et revint de temps à autre à cet apprentissage, mais c’est par des traductions qu’il connut la littérature chinoise. II commença son travail sur la tradition poétique chinoise en 1913, quand on lui remit toutes les notes et articles d’Ernest Fenollosa, orientaliste et historien de l’art distingué, qui venait de mourir. Ernest Fenollosa avait surtout écrit et publié sur l’art japonais, mais ses articles comprenaient de nombreuses notes sur des poètes chinois des Tang, comme Li Bo (701-762), qu’Ezra Pound pouvait explorer et utiliser. Quant à son travail intensif sur la pensée de Confucius, il fut rendu possible grâce à l’acquisition qu’il fit, en 1917 ou en 1918, de la traduction par le sinologue français G. Pauthier des Quatre Livres, considérés en Chine comme les ouvrages fondamentaux du confucianisme. Ezra Pound utilisa aussi une traduction du Miroir complet, récapitulation chronologique méticuleuse de la politique et de l’économie chinoises des origines au XVIIIe siècle, pour ses recherches détaillées sur l’histoire de la Chine. Ce Miroir complet avait été traduit au XVIIIe siècle par un jésuite français, Joseph de Mailla5.
9Le premier recueil de poèmes chinois d’Ezra Pound, Cathay, parut en 1915. La plupart de ces poèmes s’inspiraient de ceux de Li Bo, célèbre poète des Tang, qu’il avait lus à travers les notes d’Ernest Fenollosa. Il s’agissait de traductions plutôt littérales qui visaient à capturer la structure lyrique de l’original chinois et à transposer l’atmosphère du poème sans intrusion flagrante. Les deux premiers poèmes de Cathay, bien qu’ils aient été tirés de modèles chinois anciens, sont pleins d’originalité et de verve. Le premier, le « Chant des archers de Shu », provient du Livre des Odes, la plus ancienne anthologie de poésie chinoise, qui aurait été compilée au Ve siècle avant Jésus-Christ par Confucius lui-même. Sous la plume d’Ezra Pound, le poème vibre de cette énergie violente et agitée qui a tant fasciné Segalen à la même époque. Le deuxième poème, « La Belle Toilette », est d’un type totalement différent. D’une époque ultérieure (vers le IIe siècle avant Jésus-Christ), il montre de quel lyrisme mélancolique était empreinte la vision que Pound avait de la Chine :
Blue, blue is the grass about the river
And the willows have overfilled the close garden.
And within, the mistress, in the midmost of her youth
White, white of face, hesitates, passing the door1.
10Vers la fin de la Première Guerre mondiale, ou juste après, Ezra Pound s’était lancé dans un projet grandiose qui allait devenir l’œuvre de sa vie. Il s’agit d’une longue série de chants ou « cantos » qui devaient constituer une narration poétique de l’histoire du monde. Contrairement à Voltaire, il ne fait pas débuter son projet en Chine, mais la Chine y apparaît quand même assez tôt, dans le treizième chant, qui représente son effort le plus vigoureux pour capturer les éléments clés du confucianisme. Ce chant commence par ce qui est pour les Chinois le passage le plus connu des Entretiens de Confucius, cette collection de maximes compilées par ses disciples peu après la mort du sage. Il rapporte les divergences des disciples sur ce qui pourrait leur procurer la gloire et ce qu’il conviendrait de faire s’ils exerçaient le pouvoir. (Ici, Ezra Pound n’utilise pas la forme occidentale latinisée du nom du sage, « Confucius », mais la transcription chinoise de son nom, « Kung ».)
And Thseng-sie desired to know:
“Which had answered correctly?”
And Kung said, “They have all answered correctly,
That is to say, each in his nature26.”
11Ce poème semble un document à la fois moral et politique, et c’est ainsi que les Chinois l’auraient compris. Mais Ezra Pound interprète l’original à sa façon et il en change complètement la fin. Le texte chinois et toutes les bonnes traductions qui en ont été faites ne se contentent pas de dire : « Kong dit : “Ils ont tous répondu correctement, chacun selon ses propres aspirations” », mais ajoutent : « Le Maître soupira et dit : “Je suis d’accord avec Dian.”7 » En présentant un Confucius d’accord avec tout le monde et non plus seulement avec Dian, Ezra Pound le rend moins dogmatique, mais il minimise du même coup sa tendance à porter des jugements catégoriques, un trait de caractère qui constituait l’une des grandes forces de Confucius. En essayant de rendre Confucius plus universel, il a enlevé de la force à son message.
12Ezra Pound a altéré le texte original non pour satisfaire un simple besoin poétique, mais plutôt pour des raisons idéologiques ; ses transformations sont particulièrement poignantes à la fin du chant, où il a fait un véritable montage de plusieurs passages des Entretiens de Confucius :
And even I can remember
A day when the historians left blanks in their writings,
I mean for things they didn’t know,
But that time seems to be passing38.
13Pound ne s’est pas contenté de laisser en blanc ce qu’il ne comprenait pas, ou bien de montrer son désaccord avec ce passage des Entretiens de Confucius. Il a tenu à y insérer ses propres mots. C’est ainsi que les trois dernières lignes de ce treizième chant représentent sa façon de rendre plus nette, dans les Entretiens de Confucius, cette strophe très litigieuse sur les fleurs d’arbres fruitiers qui auraient pour effet d’éveiller le regret des siens.
The blossoms of the apricot
blow from the east to the west,
And I have tried to keep them from falling49.
14La précision ajoutée par le mot « abricotier » et par l’expression « de l’est vers l’ouest » — avec les inférences potentielles qu’elle contient sur les rapports entre la Chine et l’Occident — est une contribution d’Ezra Pound10.
15Comme ses Cantos prennent de plus en plus le caractère d’une histoire universelle de la race humaine, Pound se montre plus déterminé que jamais à y faire figurer la Chine. Contrairement à Voltaire, il cherche à faire correspondre les diverses périodes de la civilisation chinoise avec celles de la civilisation occidentale. Dans son « Chant LVI » par exemple, où il expose une présentation linéaire de l’histoire déjà presque trop dense pour se prêter à une quelconque interprétation, il nous offre sa propre vision de ce que furent la puissance et les objectifs des Mongols, vision qui s’ajoute à celles de Marco Polo et de Voltaire :
KUBLAI died heavy with years
his luck was good ministers, save for the treasury511.
16Dès le « Chant LX », le récit d’Ezra Pound devient une paraphrase de plus en plus littérale de ses lectures historiques. Son passage sur la querelle des rites, durant le règne de Kangxi, avec sa liste des missionnaires jésuites les plus importants et des principaux points de la controverse, aurait pu, sans y changer grand-chose, servir de toile de fond à la Novissima Sinica de Leibniz :
Does the manes of Confucius
accept the grain, fruit, silk, incense offered
and does he enter his cartouche?
The European church wallahs wonder if this can be reconciled612.
17Après la Seconde Guerre mondiale, Ezra Pound fut interné dans un hôpital psychiatrique parce qu’il avait décidé de rester en Italie sous le régime de Mussolini et qu’il avait défendu ce régime même au plus fort de la lutte des Alliés contre le fascisme. Sa réputation connut alors un déclin. Les Cantos qu’il composa ensuite, dont beaucoup furent écrits durant la période mussolinienne, donnèrent une nouvelle vie à cette vieille idée que la Chine pourrait servir de modèle à l’Europe. Les valeurs confucéennes de la société chinoise sont présentées comme compatibles avec les nouvelles valeurs d’ordre social, de rigueur et de cohésion auxquelles en appelait le fascisme italien. Il faut vraiment être un partisan inconditionnel d’Ezra Pound pour trouver quelque chose de poétiquement persuasif ou d’idéologiquement convaincant dans ces interprétations. Mais, dans les années 1910 et 1920, Ezra Pound était très respecté et il jouissait d’une grande influence. Dans la dédicace qu’il fit à Ezra Pound de son poème La Terre vaine, T. S. Eliot dit de lui qu’il est il miglior fabbro (« le meilleur artisan ») et, dans l’introduction aux Odes confucéennes (traduction par Ezra Pound de poèmes tirés du Livre des Odes), un lettré chinois distingué cite T. S. Eliot et il est bien d’accord avec lui qu’Ezra Pound a été « l’inventeur de la poésie chinoise de notre époque13 ».
18Ezra Pound avait tiré sa Chine d’abord de Confucius, puis il l’avait fait glisser vers le fascisme. Eugene O’Neill, son contemporain (ils n’avaient que quelques années de différence, Ezra Pound étant né en 1885 et Eugene O’Neill en 1888) construisit, lui, sa Chine à partir de Marco Polo et il la fit glisser vers une critique sévère du capitalisme. Eugene O’Neill écrivit sa pièce Marco Millions en 1927, après Anna Christie et Désir sous les ormes, mais avant Le deuil sied à Electre et Le marchand de glace est passé. Sa pièce sur Marco Polo n’obtint jamais autant de succès que ses autres pièces de théâtre et son ton didactique la rend pratiquement injouable aujourd’hui. Pourtant, c’est certainement une interprétation originale du passé sino-mongol, qui reprend des thèmes déjà traités par le passé dans une mise en scène conçue pour la société américaine de l’époque.
19Il semblerait qu’Eugene O’Neill ait trouvé son point de départ dans ces lignes du livre de Marco Polo où Rusticello raconte comment Kublai Khan demanda à Marco, à son père et à son oncle, d’escorter une jeune mariée jusque chez Arghun, le khan endeuillé du Levant. Selon ce texte, la jeune mariée était une dame d’une grande beauté, qui se nommait Kukachin et qui avait beaucoup de charme. Âgée de dix-sept ans, elle était de la famille de la défunte reine. Les trois Vénitiens s’occupèrent de Kukachin et des femmes qui l’accompagnaient comme si elles avaient été leurs propres filles. Et ces dames, qui étaient jeunes et belles, les considéraient comme leurs pères et elles leur obéissaient en conséquence. Kukachin avait tellement d’affection pour ces trois hommes qu’il n’y avait rien qu’elle n’eût fait pour eux, aussi volontiers qu’elle l’aurait fait pour son propre père. Aussi, quand leur voyage s’achève et que les Vénitiens continuent leur chemin, elle pleure de chagrin en les voyant partir14.
20Eugene O’Neill construisit sa pièce autour de cet épisode. Le prologue plante le décor en montrant que Marco Polo, de la société Polo Frères & Fils, de Venise, pensait tirer parti de cette amitié et qu’il comptait vendre à Kukachin et à son mari un plein chargement de marchandises15. L’action fait ensuite un saut vingt ans auparavant, au moment où Marco Polo se rend en Chine avec son oncle et son père. Marco Polo est présenté comme un naïf rabâcheur de blagues sexuelles et racistes, qui se laisse facilement séduire par les prostituées une fois que sa timidité initiale s’est estompée et qui ne s’intéresse qu’à l’argent. Au premier acte, scène VI, quand les Polo arrivent finalement en Chine, Eugene O’Neill y va d’une longue indication scénique qui résume sa façon de voir le passé de la Chine. Cela rappelle la conclusion de L’Orphelin de Chao, la pièce de Voltaire dans laquelle Gengis Khan finit par succomber et par accepter la supériorité des valeurs morales chinoises sur la barbarie mongole. Voici le portrait du khan que trace Eugene O’Neill :
C’est un homme de soixante ans, mais encore dans la pleine force de l’âge, dont le visage fier et noble a une expression d’humour et d’ironique amertume, pleine néanmoins de sympathique humanité. Dans sa personne, se combinent l’indomptable force d’un descendant de Gengis-Khan et la culture humanisante des Chinois vaincus qui ont déjà commencé à digérer leurs vainqueurs16.
21Kublai Khan, dans sa sagesse prudente, voit bien qu’il y a dans le caractère du jeune effronté qu’est Marco Polo quelque chose de pervers et de tordu, mais il décide néanmoins d’en faire son envoyé et il lui demande de venir faire un rapport de ses voyages chaque fois qu’il reviendra à la cour.
22Au deuxième acte, quinze ans ont passé et il apparaît que Marco Polo a été maire de Yangzhou [Yang-Tchaou dans la traduction française], où sa gestion impitoyable des finances a augmenté les revenus de façon spectaculaire, mais aussi amené les sujets au bord de la révolte. Quand il apprend que Marco Polo rentre à la cour faire son rapport à Kublai Khan, le vieux ministre Zhu Yin remarque avec ironie : « Notre Marco Polo s’est montré un maire des plus actifs. Yang-Tchaou [...] est la plus gouvernée de toutes vos villes. J’ai causé récemment avec un poète qui s’est enfui de là-bas, horrifié. Yang-Tchaou avait naguère une âme, m’a-t-il dit. Maintenant elle a un tribunal flambant neul17. »
23Le khan réplique qu’il songe à renvoyer Marco Polo, mais sa petite-fille, Kukachin, proteste vigoureusement, révélant ainsi aux deux hommes qu’elle est tombée amoureuse de Marco Polo. Kublai Khan, en colère, renvoie Kukachin, lui ordonnant de se préparer sur-le-champ pour partir épouser le khan de Perse, puis il demande à Zhu Yin comment un tel amour peut être possible, puisque Marco Polo et Kukachin ne se sont parlé qu’une fois par an ou par deux ans, et seulement pendant un petit moment. La réponse de Zhu Yin renverse clairement les stéréotypes de l’exotisme : « il est resté un étrange et mystérieux chevalier de rêve venu de l’exotique Occident, une énigme avec, en lui, quelque chose d’un sympathique adolescent18. »
24Dans une étrange aberration historique, Eugene O’Neill attribue à Marco Polo l’invention du papier-monnaie, à son oncle celle de la poudre à canons et à la famille Polo l’introduction d’un système semblable à une chaîne de montage pour transporter et charger les marchandises. Au cours du long voyage vers la Perse, à bord du bateau que commande Marco Polo, l’amour que Kukachin éprouve pour lui devient passion, alors que lui, inconscient de tout cela, ne pense qu’à son travail et à l’argent.
25Le dénouement est un mélange de tragédie et d’absurdité. Kukachin se languit d’amour pour Marco Polo, tandis que lui retourne à Venise, plus vulgaire et mercenaire que jamais, pour se marier avec l’amie d’enfance qu’il avait quittée vingt ans auparavant, et qui est devenue la grosse Donata d’un âge plus que mûr. Marco Polo et Donata se marient au milieu d’une foule de parents et de parasites avides et envieux, faisant involontairement écho aux adieux amers que Kukachin fit à Marco Polo.
26Quand les courtisans de Kublai Khan lui suggèrent d’envoyer ses armées conquérir l’Europe pour l’incorporer dans son empire colossal, il répond avec lassitude : « [L’empire] est déjà trop grand. Pourquoi voulez-vous conquérir l’Occident ? C’est sûrement une pitoyable contrée, pauvre spirituellement et dénuée de richesses matérielles. Nous avons tout à perdre au contact de son hypocrite cupidité. Le conquérant commence, avant toute chose, par contracter les vices de ceux qu’il a conquis. Laissez l’Occident se dévorer lui-même19. »
27La fin de la pièce d’Eugene O’Neill est très curieuse. Les indications scéniques nous disent qu’au moment où les lumières reviennent dans la salle, après la chute du rideau, un homme se lève de la première rangée des fauteuils d’orchestre, bâille, s’étire, met son chapeau et se dirige vers la sortie. Ses vêtements vénitiens du XIIIe siècle montrent que c’est Marco Polo et il a l’air un peu endormi. L’indication scénique d’Eugene O’Neill ajoute : « Quand il arrive dans le hall, son visage commence à s’éclairer, car le souvenir fâcheux de ce qui s’est passé sur la scène commence à s’estomper. [...] Sa voiture, une luxueuse limousine, vient se ranger le long du trottoir. Il y monte d’un pas alerte, le chauffeur referme la portière, et l’auto se perd dans le trafic. Marco Polo pousse alors le soupir satisfait de qui connaît le confort et reprend sa vie20. »
28David W. Griffith, Ezra Pound et Eugene O’Neill mirent chacun l’accent sur certains éléments bien choisis de l’exotisme chinois dans leur volonté d’adapter leurs visions respectives de la culture chinoise aux préoccupations politiques et économiques de leur époque. Quant à Pearl Buck, sa plus grande originalité a été de se rendre compte que, pour les Occidentaux, les habitants les plus exotiques de la Chine étaient peut-être les plus banals, ceux qu’on observait le moins souvent, ses innombrables paysans et leurs familles. Pearl Buck a vécu en Chine plus longtemps que les Américains qui l’ont précédée, elle connaissait mieux le pays et les rythmes du travail à la campagne. Elle était née en 1892, dans une famille de missionnaires qui avaient vécu et travaillé dans l’Anhui, une province du centre de la Chine, arrosée par le Yangzi. Elle fut élevée par des gouvernantes chinoises, avait des camarades de classe chinois, et connaissait bien la langue chinoise. Elle a écrit le plus célèbre de ses romans, La Terre chinoise, publié en 1931, alors qu’elle vivait en Chine. Ce livre se base non seulement sur ses souvenirs de jeunesse, mais aussi sur ce qu’elle a vécu vers la fin des années 1920, à l’époque des soulèvements dirigés par les nationalistes, sur son propre mariage malheureux, et sur le chagrin causé par le fait que son enfant unique — elle ne pouvait pas en avoir d’autres pour des raisons médicales — était gravement et incurablement arriéré21.
29La Terre chinoise est une histoire intense et profondément évocatrice, ce qui explique qu’elle se soit vendue à plus d’un million d’exemplaires au début des années 1930 (et que plus de vingt millions de personnes aient vu le film qu’on tira ensuite du roman). Le roman contient une longue épigraphe de Marcel Proust qui pourrait donner à penser au lecteur que Pearl Buck se compare avec une certaine complaisance à Marcel Proust. Mais les premiers paragraphes de l’histoire plongent ensuite directement le lecteur dans un récit au style direct et sans prétention.
30Wang Lung doit aller chercher sa nouvelle femme à la « Grande Maison » de la ville voisine où elle a été vendue enfant et où elle travaille comme esclave. En se rendant dans ce monde qui lui est étranger, Wang Lung est humilié et trompé, mais il réussit à prendre possession de celle qui lui a été promise et il la ramène chez lui. Après leur mariage, Wang Lung et sa femme E-lan travaillent et élèvent leur famille. C’est en décrivant cette phase de leur vie, avec les rythmes du travail à la ferme, les récoltes et les maternités, que Pearl Buck se fait la plus touchante et la plus convaincante. Mais, pour faire avancer l’histoire, elle doit perturber les satisfactions routinières de leur vie. Wang Lung et sa famille sont réduits à la mendicité après une terrible sécheresse et obligés de fuir vers la ville voisine à la recherche d’un travail. Finalement, Wang Lung devient tireur de pousse-pousse, jusqu’au moment où Pearl Buck les plonge dans une émeute qui débouche sur une double coïncidence tout à fait invraisemblable : Wang Lung et E-lan arrivent à tirer parti de ce moment difficile en découvrant en même temps deux cachettes séparées dans les murs d’un bâtiment qui avait été mis à sac. Des gens y avaient caché leurs biens, de l’or dans la cachette découverte par Wang Lung et des bijoux dans celle découverte par sa femme. Avec cet or, Wang Lung rachète sa ferme, agrandit sa propriété et, finalement, achète la grande maison où E-lan avait été domestique.
31Mais les bijoux trouvés par E-lan vont causer la perte de la famille. Ce surplus de richesse permet à Wang Lung de s’abandonner à une vie licencieuse avec une femme qu’il entretient et qui lui ouvre un monde de plaisirs sexuels qu’il n’aurait pu imaginer. Cela permet à Pearl Buck de se plonger dans l’imaginaire de la sensualité et des débauches orientales que beaucoup de ses lecteurs attendaient :
Il n’avait jamais senti caresse aussi légère, aussi douce que cet effleurement et, s’il ne l’avait pas vu, il n’eût pas compris ce qui se passait, mais cependant il regarda et vit la petite main descendre le long de son bras, et on eût dit qu’elle suscitait un feu qui le brûlait à travers sa manche et s’enfonçait dans la chair de son bras22.
32À la fin du roman, Wang Lung — sa femme E-lan étant morte depuis longtemps et la passion de son amante n’étant plus qu’un souvenir — est devenu opiomane et se laisse aller à la dérive, réconforté par la présence de la petite servante qui s’occupe de lui. Ses fils se préparent sans qu’il le sache à vendre les terres qu’il a si patiemment et si péniblement acquises :
— Si vous vendez la terre, c’est la fin de tout. [...]
— Rassurez-vous, notre père, rassurez-vous, la terre ne sera pas vendue. Mais par-dessus la tête du vieux, ils échangèrent un regard et sourirent23.
33L’immense succès que remporta La Terre chinoise n’empêcha pas les Américains, accablés par la Crise, de se laisser attirer dans un monde fantasmatique et périlleux que peu de gens avaient exploré, en dehors de quelques livres apocalyptiques sur le « péril jaune » écrits à la fin du XIXe siècle. Ces livres faisaient trembler leurs lecteurs à l’idée que la civilisation occidentale pourrait être submergée par des hordes de Chinois ou anéantie par une épidémie venue de Chine. Une telle orchestration de la destruction constituait elle-même une variante des sagas de pillages et de meurtres perpétrés par les Mongols. Ces terribles représentations historiques s’étaient ancrées dans la conscience occidentale comme le revers inévitable de la force et de la puissance qui, pour un temps très court, avaient permis aux Mongols d’établir un empire asiatique unifié, de la mer Noire jusqu’au Pacifique. En 1939, dans une autre variante de cette vision plutôt sombre, John Steinbeck publia dans sa nouvelle Johnny l’Ours son interprétation de la destruction que les Chinois pourraient faire subir à la civilisation occidentale24.
34Le récit de John Steinbeck semble d’abord se dérouler dans une atmosphère très intime — une femme meurt et un homme est blessé dans la petite ville californienne de Loma —, mais la portée morale de la nouvelle s’avère ensuite encore plus importante qu’elle ne l’était chez Pearl Buck. Ce qu’accomplit un seul Chinois — qui reste dans les coulisses pendant toute l’histoire —, c’est la destruction de toutes les valeurs morales qui structurent la communauté de Loma. John Steinbeck fait ingénieusement attendre le lecteur jusqu’à la fin de l’histoire avant de révéler comment l’amour et le langage, lorsqu’ils sont offerts par la Chine à l’Occident, peuvent corrompre et détruire. En effet, ce n’est qu’à la fin qu’on comprend comment la femme la plus aimée de la communauté, Mlle Amy, a eu une aventure secrète avec un ouvrier agricole chinois qui reste dans l’ombre. On ne peut que deviner la silhouette à peine visible de l’amant chinois dans la brume, on ne peut qu’entendre la démarche traînante de ses sandales — mais s’agit-il bien des siennes ? —, comme une douce plainte et l’écho de mots chantants, doucement et amoureusement répétés.
35John Steinbeck eut cette heureuse trouvaille de transporter un Chinatown au beau milieu de la campagne américaine et de créer un monde où personne ne peut plus parler d’amour à voix haute — cet amour qui lutte pour survivre malgré les barrières raciales et économiques —, sauf l’idiot du village, Johnny l’Ours, cette force plus animale qu’humaine qui n’est douée que pour une chose, l’imitation. Mais l’imitation, bien sûr, n’offre rien et ne crée rien en soi. C’est ainsi que s’achèvent les tentatives d’intégrer la Chine à l’imaginaire américain, cette série d’expériences qui commence dans les mines de l’Ouest américain à l’époque de la ruée vers l’or et qui se termine par cette sombre vision du plus austère des chroniqueurs de la Crise.
Notes de bas de page
1 Marilyn A. Levine, The Found Generation: Chinese Communists in Europe During the Twenties, Seattle, 1993.
2 Gina Marchetti, Romance and the « Yellow Peril »: Race, Sex, and Discursive Strategies in Hollywood Fiction, Berkeley, 1993, chapitre 2 ; Vance Kepley Jr., « Griffith’s “Broken Blossoms” and the Problem of Historical Specificity », Quarterly Review of Film Studies, vol. 3, no 1,1978, p. 37-47.
3 Thomas Burke, « The Chink and the Child », dans Limehouse Nights, New York, 1973.
4 Kepley, « Broken Blossoms », p. 42-43.
5 Hugh Kenner, The Pound Era, Berkeley, 1971, p. 192-222; Humphrey Carpenter, A Serious Character: The Life of Ezra Pound, Londres, 1988, p. 270-271 et p. 570-571 ; John J. Nolde, Blossoms from the East : The China Cantos of Ezra Pound, Orono, 1983, p. 14-17.
6 Ezra Pound, The Cantos, New York, 1995, chant XIII, p. 58 (en français, voir Ezra Pound, Les Cantos, traduit par Jacques Darras, Yves di Manur, Philippe Mikriammos, Denis Roche et François Sauzey, Flammarion, 1986) ; Confucius, Analects, IX : 2 et XI : 26.
7 Confucius, XI : 25.
8 Pound, The Cantos, chant xiii, p. 60 ; Confucius, XV : 26, III : 3 et IX : 31.
9 Ibid.
10 Confucius, IX: 31.
11 Pound, The Cantos, chant lvi, p. 304.
12 Ibid., chant lx, p. 329-330.
13 Ezra Pound, The Confucian Odes, New York, 1954, introduction d’Achilles Fang, p. xiii.
14 Latham, The Travels of Marco Polo, p. 42 et 45.
15 Eugene O’Neill, « Marco Millions », dans Théâtre complet, t. IV, traduit par Michel Arnaud, Paris, LArche, 1964, p. 216.
16 Ibid., p. 188.
17 Ibid., p. 256.
18 Ibid., p. 258.
19 Ibid., p. 295.
20 Ibid., p. 315.
21 Peter Conne, Pearl Buck, A Cultural Biography, Cambridge, 1996.
22 Pearl Buck, La Terre chinoise, traduit par Théo Varlet, Paris, Payot, 1949, p. 196-197.
23 Ibid., p. 381-382.
24 John Steinbeck, « Johnny Bear », dans The Long Valley, New York, 1938.
Notes de fin
1 « Bleue, bleue est l’herbe près de la rivière, / Les saules ont rempli le jardin tout près. / À l’intérieur, la maîtresse, dans toute sa jeunesse, / Blanc, blanc est son visage, elle hésite, elle passe la porte. »
2 « Zeng Xi voulait savoir : / “Qui a répondu correctement ?” / Kong dit : “Ils ont tous répondu correctement, / Chacun selon ses propres aspirations.” »
3 « Moi-même, je me souviens / D’un jour où les historiens laissèrent des blancs dans leurs écrits, / Je veux dire pour les choses qu’ils ne connaissaient pas, / Mais cette époque semble révolue. »
4 « Les fleurs de l’abricotier/s’envolent de l’est vers l’ouest, / Et j’ai essayé de les empêcher de tomber. »
5 « KUBLAI mourut chargé d’ans, / il avait eu la chance d’avoir de bons ministres, / À l’exception de son trésorier. »
6 « Est-ce que les mânes de Confucius / Acceptent les offrandes de céréales, fruits, soie et encens / Et est-ce qu’ils sont dans la tablette des ancêtres ? / Les wallahs de l’Église européenne se demandent si tout cela / Peut être concilié. » (« Wallah » est un mot anglo-indien qui veut dire « argent ».) (NdT)
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000