Chapitre 6. Récits de femmes
p. 117-136
Texte intégral
1Les expériences de Lord Macartney résument, pour beaucoup d’Occidentaux, les rapports ambivalents qui les lient à la Chine, laquelle représente pour eux un étrange mélange de contraintes et de profit, d’arrogance et de flatterie. En 1814, Jane Austen montre, dans son roman Mansfield Park, que les expériences de Lord Macartney en Chine peuvent être transposées à un niveau plus général de l’expérience humaine. Elles sont comme une métaphore des rapports entre le pouvoir et les individus, le refus de Lord Macartney de faire le koutou devant l’empereur Qianlong symbolisant la vraie force de caractère. Au moment le plus crucial du roman, on trouve le journal de Lord Macartney, qui vient d’être publié, sur la table de travail de Fanny Price, l’héroïne de Jane Austen. Edmund, agité, feuillette rapidement ce gros livre et dit à Fanny : « Je suppose que vous allez faire un voyage en Chine. Comment Lord Macartney continue-t-il son récit ? » Fanny, qui a lu le journal, connaît la décision de Lord Macartney. « Pourrait-elle résister aussi bien ? Avait-elle raison de refuser ce qui était demandé si chaleureusement, ce qui était tant espéré ? Qu’est-ce qui pourrait être si essentiel à un projet qui tenait tant à cœur à certains de ceux envers qui elle était le plus obligée ? Ne serait-ce pas de la méchanceté, de l’égoïsme et la peur de laisser tomber sa garde1 ? »
2Jane Austen ne connaissait pas la Chine qu’à travers les livres. Son frère Frank y avait passé presque un an en 1809, lors d’une mission dans la marine, et il y avait connu, à l’instar de Lord Macartney, les menaces et les tergiversations des autorités chinoises. Il en avait été tellement exaspéré qu’il avait tourné les talons, coupé court aux entretiens avec le vice-roi et quitté Canton — comme George Anson l’avait fait avant lui — en disant aux Chinois que, s’ils avaient besoin de lui, ils savaient où le trouver2. Il est certain qu’un tel récit fit le régal de sa famille, à son retour en 1810.
3Au début du XIXe siècle, les femmes s’intéressèrent de plus en plus à la Chine et elles se mirent à discuter de la vie des Chinoises. Une fois encore, Lord Macartney avait été le premier à aborder le sujet d’une façon approfondie. Il avait noté, dans des réflexions publiées en annexe au récit de son ambassade, l’absence de femmes lors des soirées et autres réunions mondaines en Chine et l’effet qu’avait cette exclusion sur la vie sociale. « Quand les femmes ne sont pas là, écrit-il, la délicatesse du goût et du sentiment, la douceur dans la façon de s’adresser à quelqu’un, la grâce et l’élégance de la conversation, le jeu des passions, les raffinements de l’amour et de l’amitié, tout cela est bien entendu banni. On se permet à la place une familiarité grossière, des plaisanteries vulgaires et des allusions sans aucune subtilité, le tout sans l’honnêteté et l’épanchement de cœur qu’on voit parfois surgir chez nous dans de telles occasions. » En Chine, écrit-il encore, l’expression entre hommes d’un sentiment moral devient, en l’absence de leurs femmes, une simple affectation. C’était dans ce vide moral, selon lui, que les Chinois avaient développé deux de leurs vices notoires, la passion pour le jeu et la soif d’opium3.
4Ces remarques de Lord Macartney visent les Chinois, cependant tout le passage s’applique aussi aux Occidentaux — dont les Anglais constituaient le groupe le plus important —, qui commençaient à organiser leur vie dans le sud-est de l’empire chinois, au-delà des murs de Canton. Ils n’avaient pas le droit de vivre ailleurs en Chine, ils ne pouvaient pas non plus pénétrer dans la ville de Canton et il leur était interdit d’amener leurs femmes avec eux. Après chaque saison commerciale, ils devaient aussi retourner à Macao ou dans une autre colonie éloignée. Ces hommes avaient développé leur propre style de vie. L’appât du gain s’alliait souvent chez eux à une dévotion intense et, même quand ils étaient entassés dans leur petite chapelle, ils ne pensaient qu’à leurs ventes d’opium — l’un des plus sûrs moyens de faire rapidement fortune.
5Oliver Goldsmith avait déjà mentionné dans Le Cosmopolite, en 1760, qu’une Anglaise qui voulait mettre à l’aise un Chinois qu’elle avait invité lui avait demandé poliment s’il avait amené son opium ou sa boîte à tabac, comme si ces deux habitudes étaient aussi courantes l’une que l’autre4. Cependant, si le tabac était connu en Chine depuis la fin du XVIe siècle, quand il fut importé d’Amérique, et si, dès 1720, John Bell avait vu des tabagies partout à Pékin, l’opium était encore extrêmement rare, et cher, à l’époque d’Oliver Goldsmith comme à celle de Lord Macartney. Dans les années 1840, le rythme de la vie chinoise changea rapidement dans les régions côtières. De 1839 à 1842, une guerre brève mais violente, déclenchée et gagnée par les Anglais, obligea les Chinois à abandonner leur système fermé et à permettre aux Occidentaux, hommes et femmes, de s’établir dans cinq ports où ils pouvaient faire du commerce et prêcher leur religion et d’où ils pouvaient aussi voyager dans la campagne environnante. En plus de cela, les Anglais s’emparèrent de la petite île presque déserte de Hong-Kong, qui servit de base à leurs activités navales et commerciales.
6Le Parlement britannique avait aboli le monopole sur le commerce détenu par la Compagnie des Indes orientales et les ventes de l’opium cultivé en Inde par les Anglais avaient augmenté de façon considérable. Le nombre de Chinois qui s’étaient convertis au christianisme s’était aussi accru de façon spectaculaire, grâce aux efforts d’une nouvelle génération de missionnaires protestants, surtout anglais et américains. Des conflits légaux et juridiques éclatèrent entre les Occidentaux, les Chinois qu’ils avaient convertis et l’État des Qing, et de nouveaux problèmes sociaux firent aussi leur apparition. Dans les années 1840, par exemple, un chrétien chinois fonda dans le Sud-Est sa propre secte d’« adorateurs de Dieu » et, pendant les dix années qui suivirent, il dirigea une immense insurrection politico-religieuse, établissant une « capitale céleste » à Nankin, sur le Yangzi, et renversant presque la dynastie des Qing5.
7C’est dans ce nouveau contexte que, pour la première fois dans l’histoire de la Chine, un nombre substantiel de femmes — mariées ou non — purent s’installer en Chine. Comme nous l’avons vu plus haut, il y avait, dès le milieu du XIVe siècle, une petite communauté d’Occidentaux — surtout des Italiens — qui vivaient et faisaient du commerce à Yangzhou, sur le Grand Canal, dans le centre de la Chine. Mais la chute de la dynastie mongole des Yuan, en 1368, entraîna la disparition des communautés de ce genre, qui n’avaient probablement jamais été très nombreuses de toute façon. Elles ne réapparurent qu’au cours des deux premiers siècles de la dynastie des Qing et les seules Occidentales à visiter alors la Chine furent quelques touristes intrépides ou les épouses des marchands qui se glissaient, bien que cela fût interdit par les Qing, dans l’enclave où vivaient les étrangers en dehors de Canton. Elles y entraient souvent habillées en hommes, pour tromper les autorités chinoises. Dès le début des années 1830, des Occidentales comme Elisabeth Medhurst et sa sœur Sophia faisaient publier en chinois et en malais des livres sur des thèmes moraux et chrétiens6. Mais la première Occidentale qui vécut longtemps en Chine et qui nota ses impressions en détail fut l’Américaine Eliza Jane Gillett, qui arriva à Hong-Kong au printemps de 1845. Elle épousa, plus tard cette année-là, Elijah Bridgman, missionnaire expérimenté et interprète pour le gouvernement américain, et elle passa la plus grande partie des vingt années qui suivirent en Chine, à Canton ou à Shanghai. Son premier livre, Les Filles de Chine, fut publié aux États-Unis en 18537.
8Eliza Bridgman eut accès à une nouvelle source d’informations, dont ne disposaient pas les hommes qui avaient voyagé en Chine ou commenté ce pays avant elle, à savoir les femmes. Elle ne vit d’abord chez les Chinoises qu’une « certaine expression inepte », quelles semblaient partager avec les hommes et qui la rebuta un peu. Mais ensuite, quand elle fit des progrès en chinois et qu’elle put peu à peu pénétrer à l’intérieur de leur monde isolé, elle se rendit compte que les Chinoises avaient envers elle une attitude confiante et affectueuse et quelles lui parlaient avec entrain. Elle résume ainsi ses premières impressions :
quand une Chinoise a la chance de pouvoir sympathiser avec une femme d’un autre pays, on voit que ses yeux brillent et que son cœur est plein de joie. Ce n’est pas l’éclat d’un esprit vif et hautement cultivé car, hélas ! on ne considère pas qu’une femme vaille la peine, en temps et en argent, qu’on lui apprenne à lire, mais les Chinoises ont une âme et elles ont des sentiments profonds qui sont prêts à déborder, dès que leur situation le leur permet, d’affection maternelle et sororale8.
9Les Chinoises ont, remarque-t-elle cependant, un côté plus sombre — quelle attribue à leur religion plutôt qu’à leur nature — et qui a des conséquences profondes :
Des sautes d’humeur incontrôlables semaient souvent la discorde dans leur foyer et l’emprise de l’idolâtrie et de la superstition sur leurs jeunes enfants les liait par un serment de fidélité éternelle au culte de fausses divinités9.
10Malgré les préjugés qu’ils manifestent, ces passages donnent des Chinoises une idée plus nuancée que tout ce qui avait été écrit auparavant. Eliza Bridgman réussit à s’écarter des descriptions de vêtements, des cheveux et des pieds des Chinoises, seuls éléments qui avaient retenu l’attention des voyageurs jusque-là. Elle rejette aussi les deux stéréotypes les plus courants au XVIIIe siècle. Le premier, qu’on retrouve le plus clairement chez Voltaire mais qui est présent aussi chez ses précurseurs, c’est l’image de la Chinoise vertueuse et courageuse qui, telle Idamé, est capable de faire fondre le cœur de quelqu’un comme Gengis Khan. L’autre, c’est la représentation de la Chinoise sous les traits d’une femme qui ne se laisse jamais abattre et qui se méfie de tous les hommes, idée que l’auteur dramatique vénitien Carlo Gozzi développa avec le plus de passion dans sa pièce Turandot, princesse de Chine, publiée la même année que Le Cosmopolite d’Oliver Goldsmith. Comme Turandot le dit à l’un de ses soupirants, elle n’est ni mesquine ni cruelle, mais tout simplement elle déteste la contrainte et la soumission. Pour elle, tous les hommes sont menteurs, inconsistants et traîtres. Ils prétendent aimer les femmes pour quelles leur cèdent, puis ils les abandonnent une fois qu’ils les ont possédées. C’est pourquoi Turandot jure, par Confucius, de toujours rester libre10.
11Eliza Bridgman délaissa ces incursions imaginaires dans les conflits psychiques des Chinoises et, de manière plus terre à terre, engagea avec elles des conversations où elles se sentaient plus à l’aise. Certains thèmes qui surgissaient spontanément, tels que son âge, ses enfants, ses vêtements, ses coiffures et ses parures, ou encore ses grands pieds, conduisaient facilement et naturellement au même genre de questions sur les expériences des femmes chinoises. Elle disposait aussi d’une foule d’autres sujets domestiques et religieux et parfois elle réussissait même à parler de choses aussi tristes que l’infanticide des filles11.
12Bien évidemment, de tels sujets ne pouvaient être abordés d’une manière satisfaisante qu’à condition d’avoir une certaine connaissance de la langue chinoise et Eliza Bridgman ouvre à ce propos de nouvelles perspectives par rapport à ses précurseurs de sexe masculin. Ses remarques visent ceux qui craignaient que le problème de la langue ne soit insurmontable. Elle organise l’étude de la langue en trois parties. La première concerne la langue parlée la plus répandue, que l’on peut apprendre en s’appliquant à faire des exercices réguliers et en acquérant un petit stock de mots et d’expressions chinoises glanés au fil des conversations. La seconde traite de l’apprentissage des tournures et expressions locales dont il est indispensable d’avoir une certaine connaissance quand on se déplace d’un endroit à un autre, ce qui peut se faire en se mêlant aux gens, en les écoutant parler et en apprenant comme le font les enfants. Finalement, il y a la langue écrite, dont l’apprentissage peut être considéré sous deux angles différents. Du point de vue de l’objectif principal du missionnaire, qui est de transmettre les vérités de l’Évangile, seuls la moitié ou même le quart de tous les caractères chinois sont nécessaires. Pour en acquérir la maîtrise, quelques heures de pratique quotidienne suffisent. Et, pour autant qu’on n’y passe pas trop de temps, cette étude est plaisante et divertissante. Plusieurs pasteurs chrétiens réussissent fort bien, observe-t-elle, sans pour autant connaître beaucoup de caractères chinois. Ceux qui ont le plus de difficultés sont ceux qui veulent atteindre un niveau élevé trop rapidement :
Plusieurs personnes ont eu de sérieux problèmes de santé, et certains se la sont carrément ruinée, en s’enfermant de trop longues heures pour apprendre le chinois pendant la première ou la seconde année de leur résidence en Orient. Et si l’on est au début envahi par un sentiment de découragement, celui-ci prend en quelque sorte possession de l’esprit qui se laisse aller à des habitudes sédentaires et c’est alors que l’individu démoralisé tombe malade ou décide de rentrer dans son pays natal12.
13Eliza Bridgman était trop honnête pour considérer que l’étude approfondie de la langue chinoise était le problème le plus sérieux auquel devaient faire face les Occidentaux. Il y avait en Chine un inquiétant courant de haine et d’hostilité à l’égard des étrangers, sujet qu’elle aborde avec beaucoup de talent dans son récit de l’excursion qu’elle fit, sur un bateau loué, dans les environs de Canton par une torride journée de juillet 1846.
14De prime abord, la gentillesse des Chinois semblait si spontanée que les promeneurs n’étaient pas du tout sur leurs gardes. Ils savaient qu’il y avait eu récemment dans la région des conflits armés entre des Chinois et des marchands occidentaux, et qu’il y avait eu plusieurs morts. Mais les hommes de leur petit groupe descendirent quand même à terre et distribuèrent des brochures et des exemplaires du Nouveau Testament. Entre deux arrêts, ils paressaient sur les chaises longues de la cabine du bateau et regardaient défiler le paysage à travers les stores vénitiens. Après environ quatre milles, ils s’engagèrent dans une petite crique offrant un point de débarquement facile.
On grimpa le flanc d’une colline et on arriva à une ferme. Ce n’était qu’une cabane, mais elle était habitée par une femme qui connaissait les rites de l’hospitalité. Elle nous prépara une modeste collation, nous offrit un banc grossier, le meilleur qu’elle avait, et elle nous invita à nous asseoir à table et à prendre le thé. Il y avait en elle quelque chose de vraiment séduisant parce que sa courtoisie semblait venir du fond du cœur. Pendant que nous goûtions à son bon thé, une petite foule se forma qui s’approcha pour nous regarder. Mon habit les attirait tout particulièrement et j’enlevai mon bonnet pour leur montrer comment j’étais coiffée. Cela ne me dérangeait pas du tout de satisfaire leur curiosité, car ils semblaient très respectueux13.
15À partir de là, son récit n’a plus besoin de commentaires, si ce n’est pour dire que le Sze Ping dont il est question était un jeune homme qui travaillait à l’imprimerie de la mission. Le christianisme l’attirait, pourtant il ne s’était pas encore converti. Il avait aidé Eliza Bridgman à apprendre le chinois et les missionnaires et leurs familles l’avaient invité à les accompagner dans leur sortie.
On rembarqua et on continua notre excursion en bateau. On longea la crique, on passa sous un pont et on arriva à un village chinois. Le soleil se couchait et les longues ombres des arbustes qui se reflétaient dans l’eau indiquaient que le soir approchait. Comme c’était une chaude journée d’été, j’enlevai mon bonnet et je sortis sur le pont du bateau pour profiter de l’air frais. Un court moment après, Sze Ping me dit : « Vous devriez rentrer, il y a de méchantes gens sur la rive. »
Je vis alors une foule de jeunes garçons qui faisaient du tapage et j’entendis le bruit des cailloux qu’ils lançaient sur le bateau. Sze Ping prit peur et il ferma les stores. Le bruit des pierres se fit plus fort et la foule semblait vraiment excitée. Ils nous lancèrent de la boue et des pierres plus grosses. On barricada alors les fenêtres avec tout ce qu’on pouvait trouver [...].
Deux de nos bateliers furent blessés. Je sortis mon mouchoir et essayai d’étancher le sang avec de l’eau froide. La pluie de pierres s’intensifia et nos stores vénitiens commencèrent à se briser. On s’attendait à être atteints par ces grosses pierres d’un moment à l’autre.
Un homme à l’air démoniaque plongea dans l’eau et nous vola une rame ; et deux ou trois des bateliers prirent peur et s’enfuirent sur la rive.
La marée était contre nous et il nous fallait passer sous un autre pont avant de pouvoir quitter cette crique. On avait à bord un jeune homme d’environ dix-sept ans qui, à la proue du bateau, se tenait résolument à son poste. La foule se rassembla sur le pont et, comme nous passions en dessous du pont, ils lancèrent sur le bateau une pierre assez grosse pour le faire couler ou pour tuer quiconque la prendrait sur la tête. La pierre tomba sur un barrot du bateau et le fracassa, mais ne fit de mal à personne. Le jeune héros de notre bateau délabré prit alors la pierre, s’assit dessus et continua à ramer de toutes ses forces.
Il faisait presque noir quand on arriva au débarcadère, ce qui était à notre avantage, car nous étions vraiment mal en point. Ma robe était couverte du sang des bateliers blessés, les autres étaient couverts de saleté, mais on n’avait pas touché à un seul cheveu de nos têtes.
On ramena à la maison la grosse pierre, qui était sans aucun doute destinée à nous asséner le coup mortel, et on la pesa. Elle faisait presque cent livres14.
16Aucun Occidental n’avait encore décrit la Chine de cette façon. Ce qui est le plus nouveau, c’est la franchise avec laquelle Eliza Bridgman raconte la peur éprouvée, et qu’elle reconnaisse qu’elle n’aurait pas dû faire étalage de sa coiffure, ayant été à tort mise en confiance par l’atmosphère amicale de la cahane de la paysanne. Les cheveux au vent, le sang et la boue, l’eau froide et les pierres, les cris et le fracas des coups, toutes ces images évoquant des réminiscences du Nouveau Testament, devinrent partie intégrante du paysage chinois d’Eliza Bridgman.
17Quant à Jane Edkins, elle arriva à Shanghai en 1859, alors qu’elle n’avait que vingt ans, venant de son Écosse natale en compagnie de son mari Joseph. Sa vision de la Chine était plus favorable encore que celle dont faisait montre Lord Macartney dans ses éloges — éphémères — de ce monde nouveau qu’il découvrait. Les Chinois, écrit-elle à sa mère en septembre, dans l’excitation des premiers jours, sont plus propres, plus agréables et plus charmants que je ne l’avais imaginé, dans leurs vêtements légers et gais, et ils ont une énergie débordante. Elle ne doute pas non plus que les Chinois ajoutent à la beauté du paysage15. Vers la mi-octobre, sa plume court encore plus librement sur le papier, dans la lettre qu’elle écrit à son père pour lui raconter l’excursion en bateau qu’elle vient de faire sur la rivière Wusong. On entend dans cette lettre l’écho des chinoiseries du XVIIIe siècle, qui semblent toutes avoir trouvé place dans son esprit.
Des saules pleureurs bordaient chaque côté, leurs branches tombant dans la rivière limpide. Derrière la rivière, on voyait onduler le maïs doré des champs et de nombreuses fermes bien entretenues émergeaient des bosquets luxuriants. Nous approchâmes d’un joli pont à arches, tout vert avec ses plantes grimpantes en pleine floraison. Le soleil réchauffait maintenant cette scène charmante et nous attendions avec impatience le prochain méandre de la rivière pour mieux voir encore les traits de ce paysage. En haut d’une jolie colline verte se trouvait une pagode aux innombrables angles et saillies bordés de bronze et de cuivre. Elle rougeoyait sous les rayons du matin et scintillait à leur lumière. Devant nous apparut un village animé et grouillant de monde. Déjà, nous passions sous l’entrée en voûte et poursuivions notre chemin à travers cette petite ville. Des foules de gens vinrent nous regarder et de nombreuses paires de baguettes s’immobilisèrent pour que ceux qui les tenaient puissent voir les « Barbares ». Le village fut vite traversé. Comme j’aimerais pouvoir te peindre toute la vivacité de cette scène, étaler devant toi ces paniers pleins de canards caquetants, ces tables couvertes de fruits appétissants, ces balles de coton rouge et la diversité infinie des hommes, des femmes et des enfants, les uns aux traits agréables, les autres quelconques, mais tous jacassant, bavardant, traversant les rues étroites et les petits ponts vieux et délabrés, et s’attroupant pour nous dévisager ! J’ai vu beaucoup de Chinoises avec de jolis visages, mais en général les hommes ont un visage plus intéressant que les femmes16.
18Elle ajoute que plus elle découvre la Chine, plus elle l’aime, et quelle se prend déjà de sympathie pour son peuple. « Je crois qu’il me faudrait écrire en bas de chaque page que la Chine est belle, tellement je suis amoureuse de ce pays enchanté17. » Cependant, au milieu de ce paradis, les foules, indiscrètes et promptes au désordre comme elle la déjà remarqué un mois auparavant, éveillent un sentiment oppressant :
Des gens commencèrent à se rassembler autour de nous et à nous dévisager. Mr. Edkins décida alors qu’il serait plus sage que Mrs. John et moi-même restions dans la cabine. J’y consentis, un peu à contrecœur, mais je me félicitai par la suite d’avoir accepté. Quelle foule de gens s’amassa tout au bord de l’eau pour nous regarder ! Le bateau s’était arrêté. Des dizaines, ou plutôt des centaines de gens s’étaient rassemblés et parlaient avec agitation, mais assez pacifiquement. On resta là jusqu’à ce que le bruit devînt absolument assourdissant et que la chaleur que dégageaient tant de gens fût devenue oppressante. Nous avons alors poussé au large, nous dirigeant vers un endroit tranquille, à trois milles de là18.
19Parfois, les Occidentaux ne rencontraient pas d’hostilité manifeste, mais plutôt un rire discordant et rauque, ou bien alors ils faisaient face à des groupes de femmes et d’enfants dans leurs habits de coton délavés qui se mettaient à crier quand ils arrivaient. Une fois, bien que son expérience n’ait pas été aussi terrifiante que celle d’Eliza Bridgman, Jane Edkins eut beaucoup de mal à garder sa dignité :
Nous accostâmes, mais dans quel vacarme ! Tous les jeunes des environs s’étaient rassemblés pour voir les « Barbares ». La foule devint immense, s’étirant derrière nous, et ses cris nous résonnaient dans les oreilles [...], Des vagues et des vagues de têtes nous dévisageaient, en un cercle qui grossissait tout autour de nous, et ils tenaient leurs bébés en l’air, formant comme une sorte de tribune. Comment ils avaient fait pour tant se surélever, je ne sais ; ils étaient montés sur des chaises, sans aucun doute. Je n’avais jamais vu auparavant une telle foule, même en Chine. Nous nous sommes rendu compte que, plus nous resterions, plus la foule grossirait, aussi Mr. Burdon me ramena au bateau, car j’étais la principale attraction, tandis que Mr. Edkins restait là où il était. De retour sur le bateau, je pris une ombrelle et je m’assis en me cachant obstinément le visage, mais les Chinois se mirent à genoux sur la rive et ils guignèrent par-dessous mon chapeau, mon ombrelle et tout. Je me tournai de l’autre côté et, là aussi, je vis des douzaines de visages rayonnants à travers les herbes touffues et les joncs19.
20Jane Edkins exprime plus clairement que la plupart des observateurs occidentaux masculins les doutes qu’elle entretient relativement à sa présence en Chine. Elle apprend de façon fortuite que, parmi les missionnaires américains, beaucoup sont favorables à l’esclavage et elle connaît une dame qui a des esclaves : « C’est très triste et cela me semble affreux20. » Alors qu’elle écoute les interminables prières et sermons, une pensée impertinente lui traverse l’esprit : « N’ai-je pas raison de penser qu’on ne devrait pas avoir toujours la religion à la bouche ? » Elle passe de plus en plus de temps à apprendre le chinois, langue qu’elle aime un peu plus chaque jour, même si c’est une langue difficile. « S’il n’y avait pas ces émeutes », écrit-elle à propos de la rébellion des Taiping qui faisait rage tout autour d’eux, « et si je supportais mieux la solitude, j’aimerais tant aller dans l’intérieur des terres et me mêler complètement aux Chinois. C’est la seule façon de bien apprendre la langue. » Mais, vu la situation, ils doivent, son mari et elle, se contenter de prêcher les réfugiés qui ont fui Nankin, la « capitale céleste » des rebelles, et se procurer auprès des marchands occidentaux l’argent nécessaire pour nourrir ces réfugiés.
21Au cours de l’été 1860, Jane Edkins voit d’encore plus près ce qu’est l’excitation d’une guerre imminente, comme elle l’écrit à son frère John :
« Les rebelles arrivent », telle était la rumeur qui circulait hier à Shanghai. Quand on apprit cela, Mr. Edkins alla tranquillement aux nouvelles pour essayer de savoir la vérité. Pendant ce temps, des bateaux étaient poussés au large depuis le Bund1, emmenant des femmes et des enfants au regard effrayé. Des coolies qui travaillaient en chantant avec leur bonne humeur matinale entendirent ce bruit, s’arrêtèrent pour écouter et, laissant tomber leur fardeau, s’enfuirent vers les bateaux et s’éloignèrent à la rame. Les coolies qui transportaient des passagers les posèrent rapidement par terre et se ruèrent tout effrayés vers la rivière. Quand le lettré, marchant de son allure particulière, calme et digne, entendit les cris « Dy ong m’ah », « lac », etc., il pressa d’abord le pas, puis il oublia toute sa dignité et son érudition, souleva ses robes et prit ses jambes à son cou21.
22Jane Edkins est persuadée qu’elle n’a rien à craindre, bien gardée comme elle l’est par les soldats britanniques et par Dieu. D’après ce qu’elle écrit à sa mère en août 1860, le frisson du danger a parfois une saveur presque agréable. Elle éprouve pour les rebelles des sentiments de plus en plus ambivalents. « Au fond, je suis une rebelle et j’ai un désir secret de les accueillir22 », confie-t-elle à son père. Ce désir s’estompe quand, une fois les rebelles chassés de Shanghai, elle fait avec son mari et d’autres missionnaires une excursion à la campagne :
La dévastation qu’on voit autour de nous est extrêmement affligeante. Les maisons sont calcinées, les pierres des maisons sont éparpillées dans une confusion totale, mélangées aux briques et au mortier, c’est un spectacle très attristant. Il n’y a guère de maisons encore debout sur les bords de la rivière, tout n’est qu’un amas de ruines sur au moins un mille. En passant dans ces rues silencieuses, d’ordinaire si affairées, on n’entendait plus que les chiens perdus qui aboyaient et l’écho de nos pas qui résonnaient dans cette désolation. Le pont, d’habitude encombré de passants, était complètement désert, et l’herbe était si haute et si touffue qu’elle obstruait les marches du pont. Les fenêtres étaient bien fermées, montrant qu’il n’y avait personne à l’intérieur, et on ne voyait que des portes barricadées, ou des maisons sans portes et sans fenêtres23.
23Mais Jane Edkins est trop faible pour vivre en Chine, pour supporter ses tensions et ses infections implacables, la diarrhée et les maux de tête, la chaleur et le froid. Elle tombe malade en juillet 1861, bien qu’ils aient déménagé dans le Nord, plus salubre, et elle ne vit plus que de jus de viande, d’eau de cassis et de champagne, quand elle ne les vomit pas. Le 5 août, elle va à Tagu pour profiter de l’air de la mer et elle est encore obsédée par la beauté du paysage, alors qu’elle arpente la véranda de « son temple au bord de la mer », Anglaise au teint pâle, enveloppée dans un grand plaid marron. Elle meurt le 24 août 1861, un peu avant son trente-troisième anniversaire. Son mari l’enveloppe alors dans sa robe de mariée et il met son corps dans de la glace pour le long voyage jusqu’au cimetière des Occidentaux à Tianjin24.
24Les lettres de Jane Edkins, publiées à Londres en 1863, offrent un compte rendu sur la Chine beaucoup plus complet que celui d’Eliza Bridgman. Au fil des nombreuses descriptions lyriques qu’on y trouve, l’auteur ne craint pas d’aborder des questions délicates. La relation entre son travail de missionnaire et la terrible souffrance de ce pays la hantait tout particulièrement. Il y avait des moments où, accablée à l’idée qu’elle n’est qu’une étrangère, elle se repliait profondément sur son groupe, plutôt que de s’intégrer à la société chinoise comme elle le désirait tant. N’ayant pas eu d’enfant bien qu’elle ait été heureuse en ménage, elle ne connut pas ce qui faisait le plus peur aux autres femmes, la peur de perdre ses enfants. Ayant dû demeurer parmi les missionnaires, vu la guerre et les circonstances, elle ne connut pas non plus le terrible sentiment d’isolement qui mena au désespoir d’autres Occidentales ayant vécu en Chine.
25Mary Crawford Fraser, arrivant à Pékin par bateau en 1870, après que la rébellion des Taiping eut été matée et qu’un minimum d’ordre eut été restauré dans le pays, fut ravie d’y voir un gentil et élégant agent de police britannique. « Sa vue, après n’avoir été entourée pendant une semaine que par des Chinois hideux et, je crois bien, hostiles, me fit un effet extraordinaire. Comme j’étais contente de descendre de cet horrible petit bateau et de monter dans le somptueux palanquin qu’on avait envoyé pour me prendre25 ! » Mary Fraser a un sens du paysage complètement différent de celui de Jane Edkins ou d’Eliza Bridgman :
Nous approchions de la ville et les interminables champs de chaumes de millet firent place à de vastes étendues de poussière jaune, au-delà desquelles on voyait s’étirer jusqu’à l’horizon les énormes murs de la ville mandchoue. Les murs de cette ville formaient un carré d’exactement quatre milles de côté, il y avait des contreforts qui faisaient saillie tout le long des remparts et des tours de garde avec trois toits à chacun des coins de la ville. Cela ressemblait à un gros monstre maussade et prêt à bondir26.
26Même en traitant du problème des pieds bandés, qui avait suscité une certaine sympathie chez les observateurs occidentaux, Mary Fraser use d’ironie plus que de compassion. À preuve, le récit qu’elle fait de la visite que lui rendirent des femmes mandchoues, chez elle dans sa résidence temporaire à Pékin.
Quel supplice c’était que de voir la femme d’un grand dignitaire arriver à onze heures ou à midi et rester jusqu’au coucher du soleil ! Elle était accompagnée de toutes les femmes de sa famille et chacune d’elles amenait deux servantes, si bien que la cour était pleine de palanquins et de voitures tirées par des mulets. Les servantes étaient censées soutenir la marche titubante de leurs maîtresses lorsque celles-ci descendaient de voiture, avec un manque de naturel qui m’amusait toujours beaucoup. Les Mandchous ne bandent pas les pieds de leurs filles et toutes les femmes de la cour ont des pieds tout à fait normaux qu elles peuvent utiliser aussi bien que n’importe qui. Mais l’influence de la tradition chinoise des célèbres « lotus d’or » était telle que, même si on leur avait épargné les souffrances et l’infirmité qu’on imposait à leurs sœurs chinoises moins fortunées, les Mandchoues se croyaient obligées d’imiter les Chinoises et de marcher clopin-clopant, dignement soutenues par leurs servantes27.
27Mary Fraser était irritée par ces femmes, qui allaient à petits pas maniérés de pièce en pièce, touchaient à tout, essayaient ses robes, ouvraient toutes les armoires et demandaient à quoi servait chaque chose. Et, aussi étrange que cela puisse paraître, elles emportaient tous les savons de toilette quelles trouvaient. D’apprendre que ses invitées mandchoues avaient cru que les savons de toilette étaient des friandises et quelles les avaient coupés en petits morceaux pour les faire goûter à leurs amies ne la calma même pas.
28Dans une de ses métaphores les plus surprenantes, qui rappelle la peur qu’elle avait eue à son arrivée à Pékin, les toits jaunes du palais impérial deviennent le point de mire de ses terreurs les plus profondes. On lui avait dit que les œuvres d’art inestimables qui remplissaient le palais étaient sans cesse volées ou vendues par des fonctionnaires qui les faisaient sortir clandestinement du palais. Si ces trésors impériaux n’étaient même pas considérés comme sacrosaints, que devait-il en être du reste ? « De sinistres histoires de cruauté parvenaient jusqu’à nous et, quand je devins la fière mère de petits Anglais, la peur qu’ils me soient un jour enlevés et qu’ils soient perdus à jamais dans le labyrinthe silencieux et populeux au-delà des arbres commença à me hanter28. »
29Ce genre de sentiment n’avait rien de particulièrement britannique et, quelques années plus tard, on retrouve quelque chose de similaire chez Sarah Conger, qui accompagna à Pékin son mari, un pasteur américain. Les premières lignes d’une lettre que Sarah envoya de Pékin à sa sœur le 3 juin 1899 — lettre qui fut publiée plus tard — laissent voir l’ambivalence qui l’habite :
Je vais te raconter quelques-unes des choses que j’ai vues à Pékin depuis la dernière fois que je t’ai écrit. Il semble étrange de constater que tout ce que font les Chinois fait partie d’un système. Comme j’aimerais savoir quelque chose de ce système ! Tout ce que j’apprends m’encourage à en apprendre encore davantage.
Je n’ai pas peur des Chinois. Il n’y a rien en eux qui puisse me faire peur, mais ils peuvent m’agacer si je m’oppose à leur façon de penser et à leurs règles de bienséance29.
30Puis elle se met à décrire sans transition sa peur — cette peur dont elle venait juste de dire qu’elle ne la ressentait pas —, de la manière la plus directe qui soit :
Il fait bon marcher sur les remparts de la ville. C’est un endroit tranquille et propre où les Chinois sont rarement admis et où on se sent libre et en sécurité. Aujourd’hui, ma fille Laura y a conduit seule nos invités et ils ont marché jusqu’à la tour de la porte Qianmen, ne rencontrant personne si ce n’est un garde à qui ils ont lancé un peu d’argent. Ils se sont assis pour se reposer et regarder les gens en dessous d’eux. Un mendiant s’est approché et leur a demandé l’aumône. Puisqu’ils n’avaient plus de monnaie, ils n’ont pas fait attention à lui. Mais un autre mendiant est venu à eux, puis encore un autre, à moitié nu dans ses haillons crasseux. Voilà quelque chose de nouveau sur les remparts. Et Laura, voyant ce qui se passait, a dit : « Je ne comprends pas, continuons ou bien rebroussons chemin. » Ils sont revenus sur leurs pas, mais les mendiants les ont suivis et il y en avait de plus en plus au fur et à mesure qu’ils avançaient. Ces pauvres diables à moitié nus couraient devant eux, ils se mettaient en rang, s’agenouillaient à leurs pieds, se prosternaient en se cognant la tête par terre, ils hurlaient et poussaient des cris horribles. Ils se tenaient sur la tête et se tournaient et se retournaient tout en faisant toujours beaucoup de bruit. Leur nombre augmentait et leurs cris se sont intensifiés jusqu’à ce que les étrangers parviennent à l’endroit où on descendait des remparts. Ce n’est qu’une fois descendus sur la rampe d’accès qu’ils ont vu leur escorte d’une vingtaine de gens du pays qui les regardaient du haut des remparts. D’où sortaient ces pauvres hères crasseux et en haillons, c’est encore un mystère30.
31Dans un autre passage de la même lettre, Sarah Conger s’attarde sur un aspect de la Chine que ceux qui avaient visité le pays avant elle avaient largement ignoré, mais qui maintenant paraissait frapper les Occidentaux. Il s’agissait de l’indifférence et du mépris manifestés à l’égard de ceux qui étaient dans la misère, une attitude engendrée par un mélange de peur et de respect des conventions. Sarah n’a pas peur pour elle-même ou pour sa fille Laura, elle se demande plutôt, comme l’aurait fait Montesquieu à sa place, s’il existe un système qui puisse, d’une manière ou d’une autre, aider les Chinois eux-mêmes à comprendre la sèche cruauté dans laquelle ils vivent :
Les Chinois ne se mêlent jamais des affaires des autres. Ils n’osent pas, pour leur propre sécurité. Nous avons vu un homme qui traînait des sacs de grain. L’un des sacs était crevé et le grain se répandait dans la rue. De nombreuses personnes le virent, mais cela ne les concernait pas et personne n’intervint pour le lui dire. Nous avons aussi vu un homme qui portait deux paniers sur une palanche. Il était tombé et il n’arrivait pas à se relever, pourtant les Chinois sont passés devant lui sans s’arrêter et nous avons fait de même. Au retour, il était encore là, mais il était mort et ses paniers et sa palanche étaient à côté de lui, sans que personne n’y ait touché. Seules les autorités ont le droit de toucher à ce mort et à ses affaires. Une autre fois, nous passions dans les rues bondées de la ville chinoise. Il y avait un mort au milieu de la voie publique et on l’avait tout simplement abrité du regard des passants en le recouvrant avec des nattes de roseaux. Les droits de chacun sont observés ici d’une façon tellement absolue et stricte que personne n’intervient. Et ces systèmes sont « vieux comme les montagnes »31.
32Sarah Conger aurait aimé comprendre ce « système », néanmoins elle n’y parvint jamais tout à fait. Elle apprit cependant à surmonter sa peur et à se montrer plus compatissante et plus compréhensive à l’égard de la Chine. Cette attitude nouvelle apparut chez elle au cours de l’été 1900, pendant la période cauchemardesque de la révolte des Boxers. Sarah, son mari et leur fille Laura furent assiégés, avec les autres diplomates étrangers et tout leur personnel chinois, derrière les murs du quartier des légations de Pékin. C’est alors que Sarah aida à remplir les sacs de sable pour assurer leur défense, à éteindre les feux que les assiégeants ne cessaient d’allumer et à soigner les blessés (elle s’arrangea aussi de façon un peu malhonnête avec les cuisiniers pour que le poney de Laura fût le dernier à être abattu pour être mangé), qu’elle s’aperçut que les Chinois, qu’on ridiculisait parce qu’ils refusaient de se battre la nuit ou quand il pleuvait, étaient devenus téméraires, persévérants, cruels et déterminés. Et quand le cauchemar fut terminé, Sarah refusa de se joindre à ceux qui réclamaient vengeance.
33Eliza Bridgman, Jane Edkins, Mary Fraser et Sarah Conger avaient toutes vécu dans de grandes villes durant leur séjour en Chine. Entourées d’amis et de collègues, elles avaient un profond sentiment d’appartenance à leur groupe, ce qui les avait aidées à supporter le monde chinois quand elles le trouvaient trop dur ou effrayant. Mais se trouver complètement isolé dans ce pays, c’était une expérience totalement différente, restée inconnue de la plupart des voyageurs occidentaux venus auparavant, et que ceux qui écrivirent des romans sur la Chine ne pouvaient pas même concevoir. Eva Jane Price, elle, comprit ce que cela voulait dire quand elle se retrouva, à la fin de 1889, avec son mari Charles et leurs deux enfants, à la petite mission de Fenzhou, dans la province du Shanxi, loin à l’intérieur des terres. Pour y arriver, il leur fallut d’abord six jours de bateau à godille depuis la ville la plus proche, puis encore quatorze jours à travers les montagnes, avec quatre litières et treize mules transportant les bagages. En décembre 1889, Eva Price écrivit dans une lettre quelle envoya à sa famille à Des Moines, dans l’Iowa, que sa vie à la campagne était totalement différente de celle que la plupart des Occidentaux avaient connue. « La propriété dans son ensemble fait à peu près un hectare, mais il y a beaucoup de pièces qui ont besoin d’être réparées et qu’on n’utilise pas. Le tout étant entouré d’un grand mur dont la seule ouverture est la grande porte qui donne sur la rue, nous sommes complètement cloîtrés32. »
34Ce n’était pas facile, après l’Iowa, de s’habituer aux hommes qui fumaient de l’opium, aux femmes aux pieds bandés et au visage peinturluré de blanc et de rouge, mais au cou brun et sale. Les tentatives d’échapper à la solitude s’avéraient perturbantes : « Il y a un escalier de pierre qui mène sur les toits où l’on peut marcher et d’où l’on peut voir la ville et les montagnes au-delà des murs. Mais la ville est si déprimante et tout est si terriblement délabré que je redescends très vite et que je suis contente de me retrouver dans la maison33. »
35Si les gens se montraient hostiles les rares fois où elle sortait, elle essayait de s’y habituer en mettant les choses en perspective. « II nous arrive couramment que les enfants nous crient après, qu’on nous lance des pierres ou qu’on nous appelle “démons étrangers”. Mais ce n’est pas pire que ce que feraient certains chez nous s’ils rencontraient quelqu’un d’étrange34. » Dans cette situation, vivre à l’intérieur assurait aux enfants une protection et cette considération l’emportait sur le sentiment d’isolement : « Nous vivons dans un endroit agréable, tranquille et sûr pour les enfants. [...] Et il ne faut pas oublier que nous vivons enfermés dans une propriété qui est entourée par un mur de quinze pieds de haut. C’est ainsi que vivent tous les Chinois qui peuvent se payer un mur35. »
36Parfois, Eva Price ne pouvait s’empêcher de penser que, si seulement elle avait eu un des grands tabliers de sa mère, elle aurait pu poser sa tête dessus et pleurer en s’imaginant qu elle pleurait sur les genoux de sa mère. Son mari était souvent absent, il partait prêcher, il voyageait et il assistait à des réunions de missionnaires. Elle, elle l’attendait derrière ses murs avec ses deux fils, Stewart et Don, et elle pouvait seulement espérer que Dieu les protégerait tant qu’ils vivraient là-bas : « Je me sentirais tellement seule sans eux36. » En octobre 1890, elle écrit : « Toutes les semaines se ressemblent ici — nulle part où aller, pas d’amis à aller voir, pas de visiteurs (si ce n’est nos amis chinois, de temps en temps). Les jours se ressemblent tellement qu’on a de la peine à savoir quel jour on est. »
37Entre-temps, le destin lui avait joué un mauvais tour et lui avait enlevé l’endroit à partir duquel elle pouvait voir le monde extérieur : « Le vieil escalier de pierre qui menait sur les toits où j’allais marcher et d’où je pouvais voir la ville et les montagnes s’est écroulé une nuit en faisant un grand bruit. Depuis, je ne peux pas même jeter un coup d’œil à l’extérieur, à moins de sortir de notre enceinte37. »
38Eva Price s’habitua cependant à sortir de leur propriété. Elle apprit le chinois et elle ouvrit une école pour les femmes et les enfants de la région. Mais bientôt, les cauchemars qu’elle avait faits au début de leur séjour parurent prendre réalité. Le 16 mai 1892, elle constata que le petit Donnie, qui avait alors trois ans, avait une vilaine plaie au visage et cela la rendit très anxieuse. Une semaine plus tard, le petit garçon était mort. Son autre fils, Stewart, mourut en février 1897 d’une maladie rénale. Il n’avait que douze ans et demi. En novembre 1893, ils avaient eu une fille, Florence, mais la vie était dure à supporter et elle ne pouvait oublier ses fils. En mars 1899, elle écrit : « Il y a quelques semaines, nous avons eu une terrible tempête de poussière. [...] Il n’avait pas encore neigé cet hiver et il n’avait pas plu depuis septembre, tu peux donc imaginer la poussière qu’il y avait38. »
39La sécheresse dont parle Eva Price fut longue et terrible. On ne comptait plus ceux qui étaient morts de faim dans la campagne environnante. Dans une telle misère, le message xénophobe des Boxers et leur discours en faveur de la renaissance nationale trouvèrent des partisans enthousiastes. La famille d’Eva Price avait déjà été attaquée l’année précédente : on les avait bousculés, poussés, conspués, on leur avait lancé de la boue et des pierres39. En février 1900, alors qu’elle soignait Florence, qui avait une grosse coqueluche, elle entendit dire que les Boxers avaient tué des missionnaires. Et au cours de l’été de tels meurtres devinrent choses courantes40. Au mois d’août, la propriété de la famille d’Eva Price risquait d’être attaquée et les troupes Qing intervinrent, soi-disant pour les protéger. On promit à Eva, à son mari et à leur fille Florence qu’ils seraient escortés hors de la ville et conduits en lieu sûr. Mais le chariot dans lequel on les emmena venait à peine de sortir de la ville qu’ils furent tués tous les trois. On leur arracha leurs vêtements et on jeta leurs corps dans un fossé. Peu de temps auparavant, quand ils avaient quitté la propriété et qu’ils se dirigeaient vers la liberté, ainsi qu’ils l’espéraient, sans trop y croire, toute la ville s’était rassemblée le long des rues étroites pour les voir partir41.
Notes de bas de page
1 Ce passage se trouve dans Getzler Jane Austen, Mansfield Park, traduit par Denise, tome I, Paris, Christian Bourgois, 1982, p. 166-169.
2 J. H. Hubback et Edith C. Hubback, Jane Austens Sailor Brothers, Londres, 1976 (1906), p. 219-223.
3 Macartney, Journal, p. 223.
4 Goldsmith, Citizen of the World, tome I, p. 131, lettre XXXIII.
5 Jonathan Spence, God’s Chinese Son: The Taiping Heavenly Kingdom of Hong Xiuquan, New York, 1994.
6 Memorials of Protestant Missionaries to the Chinese, textes rassemblés par Alexander Wylie, Shanghai, 1867, p. 40.
7 Ibid., p. 65-69 et 72.
8 Eliza J. Gillet Bridgman, Daughters of China or, Sketches of Domestic Life in the Celestial Empire, New York, 1853, p. 29-30.
9 Ibid., p. 30.
10 Carlo Gozzi, La Princesse Turandot, traduit par Jean-Jacques Olivier, Paris, 1923, p. 28, 38 et 51.
11 Bridgman, Daughters, p. 29 et 56.
12 Ibid., p. 34-35.
13 Ibid., p. 60-61.
14 Ibid., p. 62-65.
15 Jane R. Edkins, Chinese Scenes and People, Londres, 1863, p. 44-45.
16 Ibid., p. 53-54.
17 Ibid., p. 56.
18 Ibid., p. 57-58.
19 Ibid., p. 154-156.
20 Ibid., p. 71.
21 Ibid., p. 138-139.
22 Ibid., p. 142-143.
23 Ibid., p. 156-157.
24 Ibid., p. 231-232, 235 et 237. On trouve des détails sur sa mort dans A Memoir, rédigé par le père de Jane R. Edkins, le révérend William Stobbs, et publié dans Jane R. Edkis, Chinese Scenes, p. 29-31.
25 Mary Crawford Fraser, A Diplomat’s Wife in Many Lands, New York, 1910, p. 106.
26 Ibid., p. 107.
27 Ibid., p. 115.
28 Ibid., p. 119.
29 Sarah Pike Conger, Letters from China, Chicago, 1909, p. 68.
30 Ibid., p. 68-69.
31 Ibid., p. 69-70.
32 Eva Jane Price, China Journal, 1889-1900 : An American Missionary Family During the Boxer Rebellion, édité par Robert H. Felsing, New York, 1989, p. 14.
33 Ibid., p. 16 et 21.
34 Ibid., p. 26.
35 Ibid., p. 27.
36 Ibid., p. 27 et 31.
37 Ibid., p. 34-35.
38 Ibid., p. 194.
39 Ibid., p. 169.
40 Ibid., p. 215.
41 Ibid., p. 239.
Notes de fin
1 Il s’agit des célèbres quais de Shanghai. « Bund » est un terme anglo-indien qui vient d’un mot hindi signifiant « quai ». (NdT)
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