Chapitre 5. La Chine des lumières
p. 97-115
Texte intégral
1John bell pensait que le chinois parlé était facile parce que c’était une langue monosyllabique. George Anson, lui, disait que c’était une langue d’une élaboration factice et Lord Macartney, que les jeunes Occidentaux pouvaient l’apprendre sans peine. Avec ces remarques, ils s’inscrivaient dans une discussion qui durait depuis plusieurs siècles. Marco Polo avait écrit qu’il connaissait plusieurs langues, mais sans jamais préciser si le chinois était l’une d’entre elles. Jehan de Mandeville évita le problème en disant que les potentats auxquels il s’était adressé connaissaient le français. Mendes Pinto, lui, réussit à dire, avec sa désinvolture habituelle, et ce, à quelques pages d’intervalle, tout à la fois qu’il connaissait le chinois et qu’« il ne savait pas comment communiquer avec eux1 ». Quant à Robinson Crusoé, il dit clairement qu’il avait un interprète portugais qui « entendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peu anglais2 ». Depuis la fin du XVIe siècle, un nombre croissant de savants occidentaux s’acharnaient à comprendre les structures et les principes de la grammaire et de l’écriture chinoises. Cela avait donné un tas d’études fantaisistes et quantité de prétendues « clés » pour déchiffrer cette langue. La plus étonnante se targuait d’aider à apprendre le chinois en quelques semaines —, mais son fier inventeur ne partagea jamais avec quiconque cette trouvaille3.
2Ces lettrés qui cherchaient les « clés » de la langue chinoise sont bien à l’image de leur époque. Ils montrent avec quelle passion on croyait au XVIIe siècle à l’élaboration de ces systèmes qui étaient devenus, depuis Descartes et Bacon, un des piliers de la vie intellectuelle occidentale. Logiquement, il n’y avait qu’un pas à faire pour passer de l’idée d une « clé » pour décoder le chinois à celle d’une « clé » pour comprendre toute la société chinoise. Il s’agissait de trouver le système qui, à lui seul, permettrait d’expliquer la Chine, comme on avait trouvé des systèmes qui permettaient d’expliquer le monde physique. La seule façon de comprendre la Chine était d’explorer un tel système, de l’analyser et de l’expliquer en termes précis.
3Que Wilhelm Gottfried Leibniz ait été le premier à aborder le problème de cette manière ne surprendra personne. Le talent extraordinaire qu’il avait pour les mathématiques et l’intérêt profond qu’il portait à la religion et à la logique le prédestinaient à une telle recherche. Leibniz naquit en 1646, juste avant la fin de ce cauchemar que fut la guerre de Trente Ans. Dans les années 1670, après plusieurs années d’études à Paris, il retourna à Hanovre où il fit carrière dans l’administration et devint bibliothécaire à la cour. Ce poste lui laissa le temps de s’adonner à ses nombreux intérêts intellectuels, entre autres l’arithmétique binaire et la géométrie. C’est alors qu’il tomba sur la description par les jésuites des hexagrammes qui composaient le vénérable Classique des mutations, le Yijing (attribué par la tradition à Confucius), que les Chinois utilisaient pour la divination et comme source de sagesse. Les soixante-quatre hexagrammes étaient arrangés selon un ordre mathématique précis, chacune des lignes d’un hexagramme étant formée d’un trait long ou de deux traits courts4.
4La similitude que voyait Leibniz entre les hexagrammes et les principes de l’arithmétique binaire l’intrigua et il se lança dans une longue correspondance avec des jésuites qui vivaient en Chine et d’autres qui étaient rentrés en Europe. Il analysa les œuvres des nombreux lettrés qui avaient cherché la « clé » du chinois et aussi les écrits de John Webb, qui essayait de démontrer que le chinois pourrait bien avoir été la langue mère de laquelle auraient dérivé toutes les autres langues. Il étudia très attentivement les arguments des jésuites qui, dans le sillage de Matteo Ricci, s’efforçaient de trouver des éléments de monothéisme dans les plus anciens textes classiques chinois5.
5Leibniz s’était donné comme tâche principale de trouver une solution au conflit politique et théologique qui déchirait la société de son temps. Il croyait que la nature était tout à la fois plurielle et fondamentalement harmonieuse, et que la raison avait le pouvoir de comprendre les principes fondamentaux si elle était guidée par sa philosophie organique. Cette recherche ferait voir que les « monades », ou substances, dont le nombre est illimité, évoluent toutes selon un principe d’« harmonie préétablie » qui est la manifestation essentielle de Dieu6. Selon Leibniz, la Chine pourrait jouer un rôle majeur dans cet effort de compréhension parce qu’il pensait que ses propres idées sur la réconciliation des extrêmes étaient compatibles avec la pensée chinoise. Dans cette perspective, les croyances chinoises pouvaient servir à trouver un terrain d’entente entre le catholicisme et le protestantisme. Et seule une telle synthèse pourrait mener à une ère de paix et d’harmonie universelles. En 1692, quand Leibniz apprit que l’empereur Kangxi avait émis un décret de tolérance envers les catholiques, cela lui sembla la confirmation du rôle que pourrait jouer la Chine. En effet, la décision de Kangxi était à l’opposé de celle de Louis XIV qui, en 1685, venait de révoquer ledit de Nantes, lequel avait garanti pendant presque un siècle les droits des protestants de France7.
6C’est dans la préface à Novissima Sinica, ou Dernières Nouvelles de la Chine, publiée en 1699, qu’on trouve ce que Leibniz a écrit de plus profond à propos de la Chine. Il y présente les arguments qu’il trouve les plus pertinents pour résoudre paisiblement la querelle des rites en Chine et il demande aussi qu’on envoie là-bas des missionnaires protestants pour qu’ils travaillent avec les missionnaires catholiques déjà sur place et qu’on ouvre une route permanente entre l’Europe et la Chine en passant par la Russie. Dans une lettre ultérieure à Pierre le Grand, Leibniz explique combien il est important de toujours rester en communication avec ce pays et de faire en sorte que l’information circule dans les deux sens, car c’est le seul moyen d’éviter que la Chine ne retienne de l’Europe que les éléments qui lui conviennent, pour fermer ensuite la porte aux contacts entre les deux mondes.
7Leibniz soutient, dans la préface de Novissima Sinica, qu’en cette fin du XVIIe siècle « le raffinement et la culture de l’humanité » se sont concentrés « aux deux extrémités de notre continent », à savoir l’Europe et la Chine. Il se pourrait que la divine Providence ait arrangé cela afin que ces « peuples, éloignés mais très cultivés, se tendent la main » et aident ainsi les autres, ceux qui se trouvent entre l’Europe et la Chine, à améliorer peu à peu leur façon de vivre. Au point où on en est, la Chine et l’Occident sont à peu près au même niveau, si bien que tantôt ce sont eux qui ont de l’avance, tantôt c’est nous. Faire un bilan complet ne serait d’aucun profit, nous dit Leibniz, car « on est à peu près à leur niveau pour ce qui est des arts appliqués et de l’expérience pratique des objets de la nature ». Par conséquent, nos civilisations « pourraient profiter toutes les deux d’un échange de connaissances8 ». Mais Leibniz tente ensuite de dresser le bilan qu’il prétendait vouloir éviter :
Nous sommes supérieurs aux Chinois dans les disciplines théoriques et en ce qui concerne la profondeur de notre savoir. En plus de la logique, de la métaphysique et de la connaissance des choses immatérielles, domaines que l’on peut considérer comme étant tout particulièrement de notre ressort, nous nous distinguons aussi dans la compréhension de concepts que l’esprit peut abstraire de la matière, comme les mathématiques. Et cela a été prouvé par la comparaison entre l’astronomie chinoise et la nôtre. Les Chinois semblent ignorer cette grande lueur de l’esprit, l’art de la démonstration, et ils se sont contentés d’une sorte de géométrie empirique que tous nos artisans connaissent. On les devance aussi pour ce qui est des sciences militaires, non pas parce qu’ils les ignorent, mais parce qu’ils ne les valorisent pas. Ils méprisent délibérément tout ce qui pousse l’homme à la violence et mettant quasiment en pratique l’enseignement du Christ (ce n’est pas, comme on l’a suggéré, par crainte), ils répugnent à faire la guerre. Ils seraient vraiment sages s’ils étaient seuls au monde mais, les choses étant ce qu’elles sont, même les bons doivent se préparer à la guerre si l’on ne veut pas que le mal prenne le dessus. Par conséquent, dans tous ces domaines, nous sommes supérieurs à eux9.
8Leibniz croyait cependant que les Chinois avaient beaucoup d’avance dans ce qu’il appelait « les préceptes de la vie civile ».
Ils nous dépassent certainement (bien que cela soit presque honteux à admettre) en philosophie pratique, c’est-à-dire dans les préceptes éthiques et politiques qui guident la vie des hommes. Il est vrai qu’il est difficile de décrire comment toutes les lois chinoises concourent admirablement à la paix publique et à l’instauration de l’ordre social de façon que les relations entre les hommes soient le moins troublées possible10.
9La tolérance religieuse des Chinois, comme on le voyait depuis 1692, exprimait cette discipline et cette moralité dont l’empereur de l’époque, Kangxi, « un prince d’un mérite sans égal », était la parfaite manifestation. Leibniz avait été impressionné par le contenu d’une lettre qu’il venait de recevoir de Chine, d’après laquelle le prince héritier, le fils de Kangxi, avait autant de souplesse et de largeur d’esprit que son père et qu’« il avait acquis une connaissance rudimentaire des langues européennes ». Il pourrait donc éventuellement y avoir une contrepartie à l’obstination des Occidentaux à envoyer des missionnaires en Chine. Leibniz craignait en effet que si l’Occident se contentait d’envoyer à la Chine ses missionnaires, il « deviendrait vite inférieur aux Chinois dans tous les domaines de la connaissance11 ».
10Selon Leibniz, l’Occident devait s’ouvrir à la Chine et essayer d’en absorber tout ce qui pourrait renforcer la société. Des concepts comme « la philosophie pratique » des Chinois dans la vie quotidienne pourraient aider à réformer la société, que Leibniz voyait glisser dans « une corruption toujours plus profonde ». Il en était de même du sens moral inné des Chinois, tel qu’il se manifestait dans le confucianisme, que Leibniz considérait comme une « religion naturelle ». Leibniz avait l’impression que le christianisme s’acquittait mal de la tâche essentielle de régir la vie morale des gens. Il lui semblait que c’était l’Occident qui avait besoin que la Chine lui envoie des missionnaires.
11Ce rêve ne se réalisa pas et les quelques Chinois qui se rendirent en Europe à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle avaient tous été convertis au catholicisme. Il était donc fort peu probable qu’ils aient pu y faire connaître cet autre point de vue qu’était le système de valeurs chinois, ainsi que l’aurait souhaité Leibniz12. Plus tard, il examina plus attentivement ce qu’il appelait « le culte civil de Confucius », mais il abandonna ses autres grands projets. Il soutenait les jésuites qui, dans la querelle des rites, étaient d’avis que le confucianisme n’était pas un système de croyances religieuses, mais plutôt une philosophie morale et qu’il ne contredisait donc point les doctrines fondamentales de l’Église. Leibniz admit que Domingo Navarrete avait probablement raison quand il écrivait que « de nombreux Chinois mêlent de la superstition à tout ce faste pompeux », mais il pensait que les rites étaient quand même « inoffensifs » et que la superstition n’en était pas l’élément principal. Matteo Ricci avait certainement raison, même s’il avait fait quelques erreurs d’interprétation — un peu comme les Pères de l’Église, qui avaient essayé de comprendre Platon dans un cadre chrétien. « Attribuer à Confucius des doctrines qui ne sont pas les siennes, écrivait Leibniz, ne serait qu’un mensonge des plus innocents, puisqu’il n’y aurait en cela ni danger pour ceux qui se sont trompés ni offense envers ceux qui prônent » ces différentes doctrines13. Leibniz alla jusqu’à suggérer que quelqu’un comme Ricci pourrait bien avoir mieux compris les classiques chinois que les lettrés chinois eux-mêmes. Car « c’est souvent le cas que des étrangers se font une meilleure idée de l’histoire et des monuments d’une nation que les citoyens de cette nation eux-mêmes14 ! »
12Après 1708, Leibniz changea encore une fois d’avis au sujet de la Chine. Il accordait désormais plus de place aux idées de ceux qui pensaient que l’Occident pourrait faire profiter les Chinois de ses connaissances en philosophie et interpréter pour eux leurs propres textes classiques. « Je crois que ni l’histoire, ni la critique, ni la philosophie ne sont suffisamment développées chez les Chinois. Personne n’a encore fait une histoire littéraire de la Chine qui attribuerait à chaque auteur les œuvres qu’il a véritablement écrites et saisirait le sens profond de ces œuvres. Je crains aussi que les classiques chinois ne soient pleins d’interpolations15. » Leibniz ne suggérait plus que les lettrés chinois qui viendraient peut-être un jour en Europe soient chargés d’interpréter les classiques de l’Occident pour les Occidentaux.
13Dans son dernier ouvrage sur la Chine, écrit l’année de sa mort en 1716, Leibniz explore méticuleusement ce qu’il appelle « la théologie naturelle des Chinois ». Il compare la nouveauté de la civilisation européenne à l’ancienneté de celle de la Chine et conclut que, puisque nous venons à peine de sortir de la barbarie et d’arriver à quelque chose, « il serait stupide et présomptueux de notre part de vouloir condamner une doctrine si ancienne tout simplement parce qu’elle ne correspond pas, à première vue, aux idées qu’on se fait de la connaissance16 ». Et il continue en prenant la défense de la morale chinoise :
Ce que nous appelons la lumière de la raison chez l’homme, ils l’appellent commandement et loi célestes. Ce qu’on appelle la satisfaction intérieure d’agir selon la justice et la crainte de faire le contraire, c’est ce qu’ils appellent (tout comme nous) l’inspiration qu’envoie Shangdi (c’est-à-dire le vrai Dieu). Offenser les cieux revient à agir contre la raison. En demandant pardon aux cieux, on se rachète et cela nous permet de nous soumettre à nouveau et avec sincérité, en parole comme en acte, à la loi de la raison. Je trouve que tout cela est excellent et correspond bien à la notion de théologie naturelle. Loin de voir ici un quelconque malentendu, je crois plutôt que, pour trouver à redire sur ce point, il faudrait recourir à des interprétations tordues et à des interpolations. C’est du christianisme pur, dans la mesure où il renouvelle la loi naturelle qui est inscrite dans nos cœurs — à l’exception de ce qu’y rajoutent la révélation et la grâce pour améliorer notre nature17.
14Dans ses commentaires sur l’excellence morale des Chinois, Leibniz avait soulevé un problème. En Chine, la discipline, l’obéissance et la piété filiale étaient des valeurs hautement développées, mais on pourrait penser qu’elles représentaient un modèle de comportement « servile »18. Leibniz rejeta cette idée en disant que si certains Occidentaux voyaient les choses de cette façon, c’est qu’ils n’étaient pas habitués à agir selon la raison et les règles. Et pourtant, il avait touché un point sensible que Daniel Defoe allait exploiter avec son idée de « servilité » chinoise. Puis, Montesquieu allait transformer cette remarque incidente de Leibniz en un élément majeur de son système universel.
15Il est impossible de deviner quel effet auraient eu sur la culture européenne les professeurs chinois que Leibniz recommandait d’inviter pour qu’ils expliquent les valeurs essentielles de leur culture à tous ceux qui auraient bien voulu les écouter. L’exemple de Montesquieu, en 1713, suggère que leur influence aurait certainement été peu claire et qu’elle aurait peut-être été utilisée à des fins inattendues. Montesquieu n’avait que vingt-neuf ans à l’époque et il travaillait pour un cabinet d’avocats à Paris. Il entendit parler d’un Chinois de Paris qui avait une certaine éducation et qui s’appelait Hoange. Montesquieu fit arranger un entretien avec ce Hoange, qu’un missionnaire catholique français avait emmené en Europe dans l’espoir qu’il entrerait dans les ordres ; cependant, la vie religieuse n’attirait pas Hoange et il avait trouvé un travail de bibliothécaire à la cour où il préparait un dictionnaire chinois-français. Les notes que Montesquieu a laissées de ses entretiens avec Hoange — il mentionne plusieurs conversations, sans dire exactement combien il y en eut — nous montrent comment un Chinois répondait aux questions d’un aristocrate français19.
16Montesquieu lui posa d’abord des questions sur la nature de la religion chinoise. Hoange répondit qu’il y avait trois grandes sectes : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Confucius ne pensait pas que l’âme était immortelle, mais que notre corps baignait dans une sorte de vapeur, ou esprit, qui se dissipait à la mort. C’est pour cette raison qu’en cas de peine capitale, un membre de l’élite choisissait toujours d’être exécuté par strangulation plutôt que par décapitation, car la décapitation couperait son « âme » en deux. Les lettrés chinois faisaient des sacrifices aux anciens, ils croyaient en effet que la vapeur du sacrifice allait s’unir à la vapeur de l’esprit des ancêtres. « Ils n’ont point l’idée de l’immatérialité et sont à proprement parler athées ou spinozistes, écrit Montesquieu, regardant le Ciel comme l’âme du monde, ou le monde même, laquelle agit nécessairement et est fatalement déterminée et détermine de même20. » Ils font respecter les coutumes de leur société, gardent leurs femmes totalement isolées, même de leur belle-famille, et les châtiments sont extrêmement sévères, même envers les fonctionnaires chargés d’user du droit de remontrance pour admonester l’empereur. Quant à la vie quotidienne des Chinois, elle est sous l’emprise de la géomancie, ce qui crée des malentendus, voire des conflits, avec les Occidentaux. Et Montesquieu raconte, à titre d’exemple, comment une émeute fut causée par un évêque qui ignorait le symbolisme chinois. Les Chinois peuvent désormais se vêtir comme ils le désirent et il n’est plus nécessaire de s’habiller « selon les conditions » (c’est-à-dire selon les lois somptuaires). La propriété familiale est collective et « si quelqu’un a commis un crime de lèse-majesté, toute la famille est exterminée », même les parents du côté maternel. Ces lois qui rendent les membres d’une famille responsables les uns des autres produisent une remarquable cohésion familiale21.
17Montesquieu et Hoange passèrent une grande partie de leur temps à discuter de la nature de la langue chinoise. La grammaire chinoise est simple, mais « il est vrai qu’il y a quelques lettres assez difficiles à prononcer », comme par exemple le son qu, qui ressemble « aux cris dont nos charretiers se servent pour arrêter leurs chevaux ». La principale difficulté vient du grand nombre de caractères, « à peu près 80 000 caractères », bien que de dix-huit à vingt mille suffisent pour se débrouiller et qu’« un Européen pourrait, dans l’espace de trois ans, lire couramment ».
18Montesquieu soupçonnait l’écriture chinoise de trouver ses origines dans « une société de gens de lettres qui voulurent se cacher au peuple », comme les cabalistes de son époque. Hoange lui expliqua que, depuis les réformes de l’empereur Kangxi, on répartissait tous les caractères chinois entre 214 « clefs ou côtés » et que ces clefs, utilisées seules ou en combinaison, constituaient les éléments fondamentaux de la plupart des caractères chinois. Et il lui dit qu’aucun caractère n’avait plus de 32 ou 33 traits. Avec la précision de quelqu’un qui préparait un dictionnaire, Hoange expliqua à Montesquieu comment étaient composés un certain nombre de caractères, puis il lui récita une prière et lui chanta un chant populaire pour lui montrer les différents tons du chinois. Ils discutèrent aussi de la difficulté d’écrire des romans intéressants sur la société chinoise, dans laquelle « il n’y a pas plus de commerce entre les hommes et les femmes que si elles vivaient dans un monde différent22 ». Il est difficile, voire impossible, pour une fille de voir son soupirant et il leur faut de quatre à cinq années ensuite avant de pouvoir s’adresser la parole23.
19Les Chinois paraissent réservés et bien élevés, mais en réalité « ceux qui ont quelque prééminence sur un autre peuvent le battre sans qu’il ose se mettre en défense ». Leur discussion des différences sociales et légales amena Montesquieu et Hoange à parler du système d’examens pour le recrutement des fonctionnaires civils et militaires et des hiérarchies existant dans ces deux domaines, puis de la nature de l’État. Hoange lui expliqua que celle-ci avait changé au cours des siècles. Si on remontait dans le passé, avant l’ère chrétienne, la Chine avait eu jusqu’à trois souverains en même temps, car le pays avait souvent été fragmenté et il y avait même eu des républiques. Depuis la deuxième conquête tartare, continuait Hoange, « le gouvernement chinois est entièrement défiguré s’il n’est pas aboli, et [les] lois les plus saintes de cet État y sont violées ». Le peuple chinois « gémit encore sous leur tyrannie ». Les empereurs étaient désormais plus puissants que jamais dans ce pays isolé, à l’abri derrière sa Grande Muraille, avec ses déserts et ses régions frontalières désolées. Il fallait pourtant reconnaître que le gouvernement chinois s’était atrophié avant la conquête tartare, car jamais un si grand pays n’avait été aussi facilement conquis qu’en 1644. Montesquieu continua de débattre avec Hoange de la nature du gouvernement chinois et il en vint à la conclusion que « l’autorité du prince y est sans bornes, il réunit la puissance ecclésiastique avec la séculière, car l’empereur est chef de la secte des lettrés. Aussi, le bien et la vie des sujets sont toujours à la disposition du souverain, exposés aux caprices et aux volontés les plus déréglées d’un tyran24 ».
20Montesquieu et Hoange terminent leurs discussions en examinant toute une série d’autres thèmes : la sévérité de la justice, la castration des eunuques, le choix des concubines, la nature de l’organisation militaire mandchoue, les limites des découvertes scientifiques chinoises, l’absurdité des règles de bienséance et des gestes rituels qui codifient la communication orale, l’abondance et le raffinement des documents historiques chinois. Au crédit des Mandchous, Hoange admet tout de même qu’ils « sont aussi libres que nous », que, « depuis leur invasion, les femmes chinoises prennent un peu plus de liberté, [...] [et que] les mœurs des deux peuples se confondent un peu, mais le progrès en serait bien plus sensible si les familles tartares pouvaient s’allier avec les chinoises25 ». Malheureusement, les mariages entre Chinois et Mandchous étaient encore interdits. Hoange venait d’épouser une Française et Montesquieu, qui était catholique, était sur le point de se marier avec une protestante, ce qui pourrait expliquer ces remarques.
21Il fallut des années à Montesquieu pour assimiler et comprendre tout ce qu’il avait appris, car il était encore jeune lors de ces entretiens avec Hoange et quand commença à germer l’idée de son chef-d’œuvre, De l’esprit des lois, qu’il ne termina qu’en 1748. Il publia entre-temps Les Lettres persanes (1721) et ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Il voyagea un peu partout en Angleterre, se maria, s’occupa de ses terres et fit d’abondantes lectures sur tous les aspects de l’histoire politique et juridique de l’humanité. Montesquieu cherchait à isoler certains principes de lois bien précis en raisonnant empiriquement, plutôt qu’en se basant sur des théories générales invoquant la loi naturelle ou sur des principes universels, et les commentaires de Hoange l’aidèrent dans ses recherches.
22Dans De l’esprit des lois, il divise les gouvernements en trois groupes principaux — les monarchies, les régimes despotiques et les républiques — qui sont régis respectivement par les principes de l’honneur, de la crainte et d’un gouvernement restreint, fonctionnant selon les principes de la vertu. La monarchie et son principe d’honneur mènent à des institutions hiérarchiques rigoureuses. Le despotisme et son principe de la crainte débouchent sur un souverain isolé, esclave de ses passions. Et la république, petite mais vertueuse, conduit à l’égalité entre les citoyens. Dans les parties subsidiaires de son raisonnement, Montesquieu réfléchit à l’équilibre des pouvoirs, tel qu’on le trouve dans des sociétés comme la monarchie britannique ; on le doit à la séparation entre le législatif, le juridique et l’exécutif, à l’intérieur du gouvernement. Il analyse l’effet produit par des facteurs comme le climat, la température, la structure familiale, le commerce, la religion et l’histoire sur les divers types de gouvernement. Et il examine la relation entre trois forces que l’on confond souvent : les mœurs, les manières et les lois. Mœurs et manières, à la différence des lois, sont des usages qui ne peuvent être imposés par les autorités. Les premières déterminent la conduite, les secondes le comportement. Les lois règlent les actions du citoyen26.
23Les nombreux commentaires que fait Montesquieu à propos de la Chine sont éparpillés tout au long de cette œuvre étendue mais rigoureusement orchestrée ; ils évoluent considérablement au fil des années. D’abord favorablement inspirés par ce qu’avaient écrit les jésuites, ils se rapprocheront plus tard des critiques plus dures qu’on trouve dans les romans de Daniel Defoe, que Montesquieu avait peut-être lus, et dans le récit de George Anson, dont il avait sûrement pris connaissance. On retrouve beaucoup de ces idées dans le dernier chapitre — le vingt et unième — du Livre VIII de son De l’esprit des lois, chapitre intitulé « De l’empire de la Chine ». Montesquieu essaie d’abord de voir si l’exemple de la Chine contredit ses théories générales. « Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine, lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernements. » Il rejette l’interprétation des missionnaires parce que, selon lui, les réalités de la société chinoise montrent l’absence de cette notion d’honneur qui est si importante dans les autres monarchies. « J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle, chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton. » Les Chinois étaient privés aussi de cette vertu qui caractérise les gouvernements républicains. « [Nos] commerçants nous donnent l’idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins. Je prends encore à témoin le grand homme milord Anson. » Et les missionnaires, par leurs lettres décrivant les intrigues meurtrières qui accompagnaient le choix d’un prince héritier en Chine, renforcent de tels arguments, pensait Montesquieu. Il lui semblait que les missionnaires avaient été trompés par une apparence d’ordre, qui n’était, en fait, qu’illusoire27.
24Montesquieu était prêt à admettre que la forme actuelle de la Chine pouvait s’expliquer par des caractéristiques particulières à ce pays et il écrit avec une pointe d’ironie : « Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu’il devrait l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges. » C’est le climat favorable de la Chine qui aurait favorisé le développement de son énorme population : « les femmes y sont d’une fécondité si grande, que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation. » Cependant, cette surpopulation conduisait à de fréquentes famines et les famines encourageaient le banditisme. On avait beau l’éradiquer, il y avait toujours des bandits qui survivaient, regroupaient leurs forces, marchaient sur la capitale et renversaient l’empereur. Cela avait pour conséquence une curieuse forme de fatalisme, car l’empereur chinois « ne sentira point, comme nos princes, que, s’il gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci. Il saura que, si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire et la vie28 ».
25La peur que l’empereur avait de perdre son trône et la lutte du peuple pour assurer sa subsistance étaient en symbiose. L’ébauche du système commençait à prendre forme :
Comme, malgré les expositions d’enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est, à tous les instants, intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil, qu’un gouvernement domestique.
Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme : mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain, ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner ; il s’arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore.
La Chine est donc un état despotique, dont le principe est la crainte. Peut-être que, dans les premières dynasties, l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais aujourd’hui cela n’est pas29.
26Montesquieu examine aussi comment la géographie et le climat se combinent d’une façon particulière en Chine, rendant le développement du pays plus difficile qu’en Europe. En Asie, les nations fortes et les nations faibles sont voisines, les peuples de guerriers braves et actifs côtoient des peuples efféminés, paresseux et timides, si bien que les uns ne peuvent être que conquérants et les autres, conquis. En Europe, par contre, les pays voisins ont un courage comparable, ce qui explique que l’Europe tende plus vers la liberté et l’Asie vers la servitude. Voilà une cause, ajoute Montesquieu, qui n’a jamais été prise en considération et qui explique pourquoi la liberté ne progresse pas en Asie, alors qu’en Europe elle s’accroît ou diminue selon les circonstances30.
27À propos de la question des rites, qui avait tant préoccupé Leibniz, Montesquieu conclut que les législateurs chinois ont irrémédiablement mélangé la religion, les lois, les mœurs et les manières, que tout devint rite et que « ce fut dans l’observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha ». Les Chinois passent leur jeunesse à les apprendre et leur vie à les mettre en pratique. Les lettrés les enseignent et les magistrats les prônent. La difficulté de la langue chinoise écrite oblige les jeunes à se consacrer à l’étude des textes, tandis que la relative simplicité du système de valeurs ainsi créé semble faciliter l’apprentissage intellectuel de la morale. Ce système donne à la société chinoise une fausse permanence, puisque ceux qui conquièrent la Chine ne peuvent jamais changer d’un seul coup tous les éléments qui constituent les rites. Comme, lors d’une conquête, il faut que l’un ou l’autre s’adapte, du conquérant ou du conquis, il se trouve qu’en Chine c’est toujours le conquérant qui doit s’adapter, « car ses mœurs n’étant point ses manières ; ses manières, ses lois ; ses lois, sa religion, il a été plus aisé qu’il se pliât peu à peu au peuple vaincu, que le peuple vaincu à lui ». C’est pour les mêmes raisons qu’il est tout aussi impossible aux missionnaires chrétiens qu’aux conquérants étrangers de convertir les Chinois à leurs croyances31.
28À peine plus jeune que Montesquieu, Voltaire ne se fit pas l’écho de ces critiques. Il est vrai que, dans Candide, écrit en 1758 ou 1759, Voltaire tourne en ridicule l’optimisme excessif de Leibniz, selon lequel tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais, peut-être Voltaire avait-il été saturé, dès son enfance chez les jésuites, de littérature moralisatrice sur la Chine et d’éloges de la bonté naturelle de cette civilisation. Il eut l’idée géniale d’extraire ces analyses favorables de leur contexte chrétien et de soutenir que la présence d’une telle moralité dans une Chine non chrétienne montrait la relativité de la moralité elle-même et rendait caduque l’idée qu’on avait besoin d’institutions chrétiennes pour imposer des systèmes moraux. À partir des années 1740, Voltaire développa ses idées à propos de la Chine en deux volets parallèles, le théâtre et l’histoire, tous deux critiques des interprétations courantes à son époque.
29Pour ce qui est du théâtre, Voltaire se concentra sur la pièce chinoise qui venait d’être traduite, L’Orphelin de Chao, tragédie morale d’une famille et histoire de loyauté et de conquête ayant pour cadre l’époque de la dynastie mongole des Yuan. Oliver Goldsmith avait écrit une critique de la version anglaise de cette pièce, qui parut un peu plus tard. Voltaire déclara que cette pièce lui avait plus appris sur la Chine que tous les livres d’histoire qu’il avait lus. Dans la version qu’il met en scène en 1755, intitulée L’Orphelin de la Chine, il garde le XIIIe siècle comme modèle, mais il remanie toute la pièce pour montrer la supériorité relative des valeurs morales chinoises sur la cruauté innée du conquérant mongol Gengis Khan. Voltaire épure aussi l’intrigue pour souligner l’opposition entre la violence mongole et le remords. L’un des moments clés de la pièce est le discours exalté d’Octar, un des officiers supérieurs de Gengis Khan, qui implore le khan de châtier sans pitié les Chinois qui ont fait fi des volontés des Mongols :
Pouvez-vous de ce peuple admirer la faiblesse ?
Quel mérite ont des arts enfants de la mollesse,
Qui n’ont pu les sauver des fers et de la mort ?
Le faible est destiné pour servir le plus fort32.
30L’amour de Gengis Khan pour l’héroïne chinoise, Idamé, l’admiration qu’il ressent pour son courage et pour la loyauté de son mari l’amènent à reconsidérer sa décision de soumettre les Chinois par la force et la cruauté ; il en vient à reconnaître la supériorité morale des Chinois.
Vous me rendiez justice, et je vais vous la rendre.
À peine dans ces lieux, je crois ce que j’ai vu.
Tous deux je vous admire, et vous m’avez vaincu.
Je rougis sur le trône, où m’a mis la victoire,
D’être au-dessous de vous au milieu de ma gloire.
En vain par mes exploits j’ai su me signaler :
Vous m’avez avili ; je veux vous égaler.
J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même :
Je l’apprends ; je vous dois cette gloire suprême. [...]
Vous verrez si l’on peut se fier à ma foi.
Je fus un conquérant, vous m’avez fait un roi33.
31Voltaire affirme clairement, dans sa dédicace, que sa version de la pièce est bien supérieure à l’original chinois. Quant aux Chinois, tout cela ne les intéressait pas vraiment. Ils ne voulaient rien apprendre de l’Occident et ils ne savaient même pas si l’Occident avait une histoire ou non, écrit-il. Ce manque d’intérêt des Chinois pour l’Occident n’entraîne cependant pas, par un effet de retour, un désintérêt de Voltaire pour l’histoire de la Chine. Au milieu des années 1750, il venait de compléter son grand ouvrage sur l’histoire du monde, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, qu’il avait commencé en 1740, puis révisé et fait publier en 1756. Dans l’avant-propos, Voltaire écrit qu’il est du devoir des Occidentaux « de connaître l’esprit de ces Nations chez qui les commerçants de notre Europe ont voyagé dès qu’ils ont pu trouver un chemin jusqu’à elles34 ». Cohérent avec lui-même, Voltaire inscrivit ses considérations sur la Chine au tout début de son livre et donna ainsi un tour nouveau à l’historiographie occidentale.
32Bien qu’il ait octroyé à la Chine une place de choix, Voltaire s’en tint à des éloges réservés et nuancés. Le développement de la Chine, écrit-il, a été long et soutenu et ce pays a joui d’une grande prospérité. En 1644, les conquérants mandchous (comme le Gengis Khan de L’Orphelin de Chao) se sont soumis, bien qu’ils aient eu l’épée à la main, aux lois du pays qu’ils envahissaient. Et pourtant la Chine ha pas réussi à mener à maturité ne serait-ce qu’une seule des grandes inventions des siècles passés que son peuple pourrait revendiquer :
On est étonné que ce peuple inventeur n’ait jamais percé dans la Géométrie au delà des éléments ; que, dans la Musique, ils aient ignoré encore les demi-tons ; que leur Astronomie et toutes leurs sciences soient en même temps si anciennes et si bornées. Il semble que la nature ait donné à cette espèce d’hommes si différente de la nôtre des organes faits pour trouver tout d’un coup tout ce qui leur était nécessaire, et incapables d’aller au delà. Nous, au contraire, nous avons eu des connaissances très tard ; et nous avons tout perfectionné rapidement35.
33Voltaire chercha à mieux comprendre les causes de cette stagnation, qu’il mit en rapport avec le respect du passé dans lequel baignait la culture chinoise et la nature de la langue chinoise. Tous les deux empêchaient la Chine de se joindre à la force du progrès qui poussait l’Occident en avant :
Si on cherche pourquoi tant d’arts et de sciences, cultivés sans interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de progrès, il y en a peut-être deux raisons : l’une est le respect prodigieux que ces peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs pères, et qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien ; l’autre est la nature de leur langue, premier principe de toutes les connaissances.
L’art de faire connaître ses idées par l’écriture, qui devait n’être qu’une méthode très simple, est chez eux ce qu’ils ont de plus difficile. Chaque mot a des caractères différents : un savant à la Chine est celui qui connaît le plus de ces caractères36.
34Quelques pages plus loin, Voltaire fait allusion au commodore George Anson — qui était entre-temps devenu amiral —, au sujet du commerce chinois, et à Domingo Navarrete pour le concept chinois de l’âme. Il veille à ne pas les suivre de trop près et invoque clairement la perspective comparative pour expliquer sa prudence. Était-il juste de la part de l’amiral Anson de juger le gouvernement d’une puissante nation selon les valeurs morales de sa population frontalière ? demande Voltaire37. Il nous met en garde contre les invectives théologiques du célèbre archevêque Navarrete — Navarrete avait lui aussi été promu à son retour de Chine —, d’une manière qui ne manque pas d’élégance :
Nous avons calomnié les Chinois, uniquement parce que leur Métaphysique n’est pas la nôtre. Nous aurions dû admirer en eux deux mérites, qui condamnent à la fois les superstitions des Païens et les mœurs des Chrétiens. Jamais la Religion des Lettrés ne fut déshonorée par des fables, ni souillée par des querelles et des guerres civiles.
En imputant l’Athéisme au Gouvernement de ce vaste Empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l’Idolâtrie, par une accusation qui se contredit ainsi elle-même. Le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé leurs usages par les nôtres : car nous portons au bout du monde nos préjugés et notre esprit contentieux38.
35Vers la fin du XVIIIe siècle, l’idée qu’il fallait assigner à la Chine une place dans l’univers des systèmes devint de plus en plus répandue. Par ailleurs, les perspectives que Montesquieu et Voltaire avaient essayé d’imposer, chacun à sa façon, cédèrent peu à peu du terrain, puis disparurent sans laisser de trace. On passa du concept de stagnation de la Chine, ou de son absence de progrès, à celui d’épuisement et de pétrification. S’inspirant peut-être d’une curieuse expression de Montesquieu selon laquelle « la servitude commence toujours par le sommeil39 », Johann Gottfried Herder, historien allemand et esprit universel, écrit au sujet de l’empire chinois que « sa circulation est comme celle des animaux hibernants qui dorment40 ». On trouve cette expression dans l’œuvre maîtresse de Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, publiée en 1784, un ouvrage censé faire la synthèse de toutes ses réflexions sur la nature de l’homme et sur son expérience dans l’histoire. Herder y compare aussi l’empire chinois à une « momie embaumée sur laquelle on a peint des hiéroglyphes et qu’on a roulée dans la soie41 ». De leurs institutions, il pensait quelles étaient « puériles ».
36Herder condamne la langue chinoise, la cupidité et la duplicité des Chinois. Tous les griefs réprimés par ses prédécesseurs semblent bouillonner en lui, même si les expressions qu’il utilise dans sa diatribe paraissent renvoyer à des sources bien précises et quelles donnent une idée de son érudition et de son indéniable zèle :
Quel manque d’invention dans l’ensemble, et quelle malheureuse finesse dans le détail ne fallait-il pas pour inventer à l’usage de cette langue, en partant de quelques hiéroglyphes sommaires, la masse infinie de quatre-vingt mille caractères composés qui, selon six types d’écriture ou plus, distinguent la nation chinoise entre tous les peuples de la terre ! Il fallait une complexion mongole pour s’habituer dans le domaine de l’imagination aux dragons et aux monstres, dans celui du dessin à cette soigneuse minutie de silhouettes irrégulières, dans celui du plaisir des yeux au mélange informe de leurs jardins, dans leurs bâtiments à une grandeur inextricable ou une petitesse stricte, dans leurs cortèges, leurs costumes et leurs réjouissances à cette vaine pompe, à ces fêtes des lanternes et ces feux d’artifice, aux ongles longs et aux pieds écrasés, à une suite barbare de gens d’escorte, aux révérences, aux cérémonies, aux distinctions et aux politesses. Il règne dans tout cela si peu de goût pour le vrai rapport naturel, si peu de sens du calme, de la beauté et de la dignité intérieures que seule une façon de sentir laissée inculte a pu en venir à cette tournure de la civilisation politique et se laisser si complètement modeler par elle. De même que les Chinois ont un amour immodéré du papier doré et du vernis, des traits proprement peints de leurs caractères tarabiscotés et du ronron des belles sentences ; de même leur tournure d’esprit est tout à fait semblable à ce papier doré et à ce vernis, à leurs caractères d’écriture et au grelot de leurs syllabes42.
37Rien dans son récit, écrit Herder, ne devrait être vu comme une marque d’hostilité ou de mépris. Tout ce qu’il affirmait avait déjà été rapporté par les plus ardents défenseurs de la Chine. Herder pensait que son analyse était neutre et qu’elle visait uniquement à faire voir la nature des Chinois. On pouvait continuer à admirer Confucius, comme certains le faisaient, et Herder fit remarquer que Confucius était pour lui un grand homme. Le problème à propos de Confucius, c’était qu’il était entravé par des chaînes au moyen desquelles, bien que ce soit avec la meilleure des intentions, il immobilisait pour toujours les masses superstitieuses, donnant ainsi à son pays et à son peuple un appareil de principes moraux sans âme qui interdirait à jamais tout progrès spirituel. Et puisqu’il n’y avait pas eu de « deuxième Confucius » pour la faire évoluer, cette Chine ancienne se tenait comme une vieille ruine en bordure du monde43. Ce que cela voulait dire était trop simple pour être encore poignant : il suffit de pousser un peu ceux qui sont déjà au bord de l’abîme pour qu’ils y dégringolent.
Notes de bas de page
1 Pinto, Travels, présenté pat Catz, p. 164 et 166.
2 Defoe, Crusoé, p. 535.
3 On trouve une intéressante vue d’ensemble sur cette question dans Knud Lundbaek, T. S. Bayer (1694-1738) : Pioneer Sinologist, Londres et Malmö, 1986.
4 Gottfried Wilhem Leibniz, Writings on China, traduit et présenté par Daniel J. Cook et Henry Rosemont Jr., Chicago et LaSalle, 1994, p. 133-138.
5 Ibid., p. 56, à propos de la « clé » du chinois ; voir aussi David Mungello, Curious Land : Jesuit Accommodation and the Origins of Sinology, Stuttgart, 1985. Sur la Chine et la science, lire en particulier Catherine Jami et Hubert Delahaye, L’Europe en Chine : interactions scientifiques, religieuses et culturelles aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1994.
6 Leibniz, Writings, p. 88.
7 Ibid., p. 10; voir aussi David Mungello, Leibniz and Confucianism : The Search for Accord, Honolulu, 1977.
8 Ibid., p. 45-46.
9 Ibid., p. 46. Donald Lach (dir.), The Preface to Leibniz’ Novissima Sinica, Honolulu, 1957.
10 Ibid., p. 46-47.
11 Ibid., p. 48, 51, 57. Certains des fils de l’empereur Kangxi avaient peut-être appris quelques mots des langues européennes auprès des missionnaires polyglottes de la cour.
12 Voir Heyndrickx (dir.), Philippe Couplet, S.J. (1623-1693), the Man who Brought China to Europe, Nettetal, 1990; Jonathan Spence, The Question of Hu, New York, 1988, et « The Paris Years of Arcadio Huang », dans Chinese Roundabout, New York, 1992.
13 Leibniz, Writings, p. 63.
14 Ibid., p. 64.
15 Ibid., p. 71.
16 Ibid., p. 78.
17 Ibid., p. 105.
18 Ibid., p. 47.
19 Montesquieu, « Geographica », dans Œuvres complètes, texte présenté par André Masson, Paris, 1950, t. II, p. 927 ; Danielle Elisseeff, Moi Arcade, interprète chinois du roi-soleil, Paris, 1985, et Nicolas Freret (1688-1749) : réflexions d’un humaniste du XVIIIe siècle sur la Chine, Paris, 1978 ; Spence, « The Paris Years ». Les notes intitulées « Geographica » furent découvertes après la Seconde Guerre mondiale dans la bibliothèque du premier château de Montesquieu par l’Anglais Robert Shackelton.
20 Montesquieu, « Geographica », p. 927.
21 Ibid., p. 930.
22 Ibid., p. 933. « Le cadet peut bien voir la femme de son aîné, mais l’aîné ne peut pas de même voir celle de son cadet, non plus que le beau-père sa belle-fille », ibid., p. 928.
23 Ibid., p. 933.
24 Ibid., p. 934-937.
25 Ibid., p. 940-941.
26 Ibid., De l’esprit des lois, t. I. Sur la distinction entre mœurs, manières et lois, voir livre XIX, chap. xvi.
27 Ibid., livre VIII, chap. xxi, p. 169.
28 Ibid., p. 171.
29 Ibid.
30 Ibid., livre XVII, chap. iii.
31 Ibid., livre XIX, chap. xvii et chap. xviii.
32 Voltaire, L’Orphelin de la Chine, Paris, 1755, p. 212.
33 Ibid., p. 236-237.
34 Voltaire, Essai sur l’histoire générale, et sur les moyens et l’esprit des nations, t. I, 1757, « Avant-propos », p. 2-3.
35 Ibid., chap. I, « De la Chine », p. 16.
36 Ibid., p. 16-17.
37 Ibid., p. 20.
38 Ibid., chap. ii, « De la religion de la Chine », p. 21.
39 Montesquieu, De l’esprit des lois, t. I, livre XIV, chap. xiii.
40 Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (éd. bilingue), traduit par Max Rouché, 3e partie (1787), livre XI, Paris, Éditions Montaigne, 1962, p. 181.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 173.
43 Ibid., p. 183.
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