Chapitre 4. La mode des chinoiseries
p. 77-95
Texte intégral
1En poussant le récit de sa mission à la limite de la fantaisie, Lord Macartney illustrait un aspect central de la vision que l’Europe avait de la Chine au XVIIIe siècle, qui se traduisit dans la mode des « chinoiseries ». Il s’agissait d’une parodie de certains aspects de l’art et de la culture de la Chine — telle qu’elle s’est exprimée dans le style rococo —, qui avait réussi à pénétrer dans de nombreux domaines de la vie occidentale. Cette mode affectait les tapisseries et les assiettes à motifs chinois dans des tons de bleu, les manteaux de cheminée, les corniches en bois, les meubles, et surtout l’art des jardins, avec ses treillis, ses pavillons, et ses pagodes comme celle des Jardins de Kew, à Londres. Ce qu’on prenait pour une simplicité toute en courbes dans les jardins chinois, où d’un espace clos et de l’effet de surprise naissait un sentiment d’intimité, remplaçait désormais la géométrie rigoureuse du modèle classique, tel qu’il s’exprime à Versailles ou dans les plans de Christopher Wren pour l’hôpital de la marine à Greenwich, avec des angles droits et des perspectives très précises. Vers la fin de sa visite en Chine, Lord Macartney cerne bien le problème dans un passage de son journal :
Un jardinier chinois est un peintre de la nature. Il ignore tout de la perspective en tant que science, mais il produit pourtant les effets les plus heureux en organisant ou plutôt en dessinant les distances, si je peux m’exprimer ainsi, en prolongeant ou en retenant les traits du paysage, en faisant contraster les arbres qui ont des feuillages clairs avec ceux qui en ont de plus foncés, en les plaçant en avant, ou alors en les repoussant vers l’arrière selon leurs tailles et leurs formes, et en intégrant dans le paysage des bâtiments de dimensions différentes qu’il rehausse avec des couleurs vives, ou bien qu’il adoucit en les laissant tels quels et sans décoration1.
2Ce dont Lord Macartney parle ici représente en fait la fin d’un cycle. Les modes et les goûts changeaient, et les sentiments qui attisaient les révolutions française et américaine contribuèrent, d’une façon plutôt surprenante, soit à la renaissance des concepts classiques, soit à l’abandon définitif de tout ce qui était classique ou chinois pour le remplacer par le nouveau culte du gothique.
3L’un des premiers témoins de cette mode des chinoiseries fut l’Anglais John Evelyn, auteur d’un journal intime. Le 22 juin 1664, rapporte John Evelyn, un certain Tomson, un jésuite, lui montra une collection d’objets rares envoyés par des jésuites de la Chine et du Japon à destination de Paris, mais qui se trouvaient temporairement à Londres parce qu’ils avaient été transportés par un vaisseau de la Compagnie des Indes orientales. Evelyn n’avait de sa vie jamais vu choses si éclatantes, et il en dresse la liste : « Les objets les plus importants étaient de grosses cornes de rhinocéros, des gilets brodés dans du tissu d’or et avec des couleurs si vives que nous n’avons rien en Europe qui soit comparable en splendeur et en éclat. Il y avait aussi une ceinture incrustée d’agates et de gros rubis d’une grande valeur, des couteaux à la lame si tranchante qu’on ne pouvait pas les toucher. » Certains de ces objets, écrit John Evelyn, surtout le papier-parchemin jaune brillant, auraient pu venir tout droit de La Nouvelle Atlantide, le roman utopique de Francis Bacon. Mais une autre série d’objets, mystérieux et à l’aspect peu engageant, contrastait avec l’élégance du premier groupe de raretés : « Des gravures de paysages, de leurs idoles, de leurs saints, de leurs pagodes et des plus horribles serpents aux formes monstrueuses et hideuses, auxquels ils rendent un culte ; des images d’hommes et de paysages peints avec beaucoup de talent sur de la toile de calicot enduite d’une sorte de résine transparente comme du verre ; et puis des fleurs, des arbres, des bêtes et des oiseaux façonnés d’une manière excellente dans une sorte de soie brute2. »
4Des voyageurs revenus de Chine — l’un d’entre eux du moins, qui aimait s’habiller à l’orientale pour recevoir ses visiteurs — régalaient John Evelyn de leurs histoires et lui montraient leurs dernières acquisitions, des paravents aux paysages représentant la Chine et le mode de vie des Chinois.
5Ces objets rares, les manières affectées des Anglais vêtus de robes orientales et l’intrusion de paysages chinois dans les manoirs britanniques en exaspéraient plus d’un parmi ceux qui se considéraient comme les gardiens des vertus bourgeoises traditionnelles de simplicité et de frugalité que menaçaient les mœurs légères de la cour des Stuarts.
6Au cours du XVIIe siècle, la Chine s’était peu à peu infiltrée dans la vie des Anglais. Shakespeare l’avait ignorée, si ce n’est de deux brèves références aux gens de Cathay — toutes les deux dédaigneuses3. Francis Godwin, dans sa satire sociale L’Homme dans la lune, publiée en 1628, s’arrange pour que son courageux voyageur dans l’espace revienne sur terre en Chine, où l’on s’occupe bien de lui, et il trouve les mandarins gentils, curieux et intelligents. John Milton, qui écrivit au milieu du siècle, ne savait pas exactement où se trouvait la Chine et il connaissait peu l’histoire de ce pays. Dans son Paradis perdu, par exemple, Adam, du haut de la plus haute colline du paradis, contemple « les capitales des empires les plus puissants, depuis les murs destinés pour Cambalu, siège du Khan de Cathai, [...] jusqu’à Pékin, séjour des rois de la Chine4. » « Cambalu » est une variante orthographique de la Kambaluk décrite par Marco Polo. Si l’on interprète ces vers dans leur sens littéral, Adam aurait donc tout simplement balayé du regard la même ville d’un bout à l’autre. En 1664, John Evelyn avait dressé sa liste des curiosités de la Chine. Cinq ans plus tard, le savant anglais John Webb avait terminé le plus gros travail de sa vie, dans lequel il essayait de démontrer que le chinois était la première des grandes langues du monde. Peu après, en 1685, le premier Chinois à fouler le sol anglais, Shen Fuzong, fut amené à la cour catholique du roi Jacques II par les jésuites qui accompagnaient ce jeune converti en France. Les Anglais firent grand cas de Shen Fuzong : le roi ordonna à Sir Godfrey Kneller, le peintre de la cour, de faire son portrait et il fut l’invité d’honneur de l’université d’Oxford, où il donna une conférence et discuta — en latin — avec le savant anglais Thomas Hyde5.
7Vers la fin du XVIIe siècle, la mode des chinoiseries était tellement répandue que la mise en scène d’un opéra tiré du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare allait ainsi :
Quand la scène s’obscurcit, on ne danse qu’une ouverture. Puis on joue une symphonie ; ensuite la scène s’illumine tout d’un coup et on découvre la perspective transparente d’un jardin chinois, l’architecture, les arbres, les plantes, les fruits, les oiseaux, les bêtes, tout étant très différent de ce qu’on trouve dans notre partie du monde. Vers le fond, il y a une arche à travers laquelle on voit d’autres arches avec des tonnelles et une rangée d’arbres qui se perd dans le lointain. Au-dessus, il y a un jardin suspendu qui s’élève, sur plusieurs niveaux, jusqu’en haut de la maison ; il est délimité de chaque côté par d’agréables tonnelles, divers arbres et de nombreux oiseaux étranges qui volent dans le ciel. En haut de l’estrade, il y a une fontaine de laquelle jaillit de l’eau qui tombe dans un large bassin.
8Dans ce cadre enchanté, des amoureux chinois chantent des duos sur la musique majestueuse de Henry Purcell, six singes émergent du bois et se mettent à danser, et les indications scéniques atteignent l’apogée du lyrisme :
De dessous la scène sortent six piédestaux chinois qui portent six gros vases de porcelaine dans lesquels il y a six orangers chinois [...]. Les piédestaux sont ensuite déplacés vers le devant de la scène et la grande danse commence avec ses vingt-quatre danseurs. C’est alors que Hymen apparaît sur la scène pour réconcilier Obéron et Titania et réunir ensuite les amoureux chinois. On chante un dernier quintette et c’est la fin de l’opéra6.
9Le premier à s’opposer à une telle extravagance des sentiments et à ce culte aveugle des chinoiseries fut le romancier et pamphlétaire Daniel Defoe. Né en 1660 à Londres, Defoe était fils de boucher et il fut élevé dans le non-conformisme religieux. À trente ans, il avait déjà amassé et perdu une première fortune, à cause de son impétuosité et des tracasseries que lui firent ses associés. Par la suite, il écrivit pour gagner sa vie, mais sa situation financière resta précaire et ses revenus irréguliers. La renommée lui vint avec sa satire L’Anglais bien né ainsi qu’avec ses vigoureuses exhortations que l’Angleterre profitât du déclin de l’empire espagnol pour étendre le sien. Ses pamphlets politiques virulents lui attirèrent de nombreux ennuis et il connut la prison de Newgate et le pilori.
10Dans les premières références qu’il fait à la Chine, dans sa fantaisie Le Consolidateur ou Le Monde dans la lune, de 1705, Defoe semble souscrire en partie à ce culte pour les Chinois, dont il écrit qu’ils sont un peuple ancien, sage, poli et des plus ingénieux, et que leurs compétences techniques pourraient être utilisées pour compenser l’ignorance monstrueuse et l’imperfection de la science européenne7. Mais quand il publia la deuxième partie de son Robinson Crusoé, en 1719, Defoe avait changé d’attitude. Il était devenu franchement hostile et méprisant, soit à cause de ses convictions morales personnelles, soit parce qu’il était désormais convaincu que c’était l’attitude qui plairait le plus à ses lecteurs bourgeois.
11En août 1719, Defoe s’empressa de faire publier la deuxième partie de Robinson Crusoé parce qu’il voulait profiter du succès prodigieux du premier volume, publié en avril. Cette hâte l’obligea à écrire avec une netteté et une concision qu’il n’aurait peut-être pas eues s’il avait disposé de plus de temps. Aussi, bien que l’allure picaresque du débarquement de Robinson Crusoé en Chine rappelle l’arrivée fortuite du narrateur de Mendes Pinto dans ce même pays cent cinquante ans auparavant, Defoe ne donne pas libre cours à ses réflexions, comme l’avait fait Mendes Pinto, et il n’essaie pas non plus de faire de subtiles analyses comparatives.
12Quand Robinson Crusoé et sa petite escorte quittent les côtes méridionales de la Chine, où ils avaient été forcés de débarquer accidentellement, ses premières impressions semblent assez favorables :
Nous fîmes d’abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, ville vraiment digne d’être visitée. On dit qu’elle renferme un million d’âmes, je ne le crois pas ; elle est symétriquement bâtie, toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l’une l’autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuse apparence8.
13Mais cette première impression fait vite place à une diatribe en règle qui efface tout ce qui avait été dit de positif sur la Chine et qui souligne plutôt tout ce qu’elle peut avoir de négatif :
Mais quand j’en viens à comparer les misérables peuples de ces contrées aux peuples de nos contrées, leurs édifices, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion, leurs richesses et leur splendeur — comme disent quelques-uns —, j’avoue que tout cela me semble ne pas valoir la peine d’être nommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire et que perdraient à le lire ceux qui viendront après moi [...].
[...] Que sont leurs édifices au prix des palais et des châteaux royaux de l’Europe ? Qu’est-ce que leur commerce auprès du commerce universel de l’Angleterre, de la Hollande, de la France et de l’Espagne ? Que sont leurs villes au prix des nôtres pour l’opulence, la force, le faste des habits, le luxe des ameublements, la variété infinie ? Que sont leurs ports parsemés de quelques jonques et de quelques barques, comparés à notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante et formidable marine9 ?
14Depuis l’époque de Galeote Pereira, il était coutume d’inclure dans les récits occidentaux des réflexions sur la vulnérabilité militaire de la Chine. Mais Defoe alla plus loin que tous ses prédécesseurs dans la virulence de ses critiques et dans l’abondance des détails qu’il invoque pour étayer ses arguments :
Ce que j’ai dit de leurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leurs armées ; toutes les forces de leur Empire, bien qu’ils puissent mettre en campagne deux millions d’hommes, ne seraient bonnes ni plus ni moins qu’à ruiner le pays et à les réduire eux-mêmes à la famine. S’ils avaient à assiéger une ville forte de Flandre ou à combattre une armée disciplinée, une ligne de cuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuteraient toute leur cavalerie ; un million de leurs fantassins ne pourraient tenir devant un corps de notre infanterie rangé en bataille et posté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingt contre un : voire même, je ne hâblerais pas si je disais que trente mille hommes d’infanterie allemande ou anglaise et dix mille chevaux français brosseraient toutes les forces de la Chine [...]. Ils ont des armes à feu, il est vrai ; mais elles sont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu ; ils ont de la poudre, mais elle n’a point de force ; enfin ils n’ont ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, ni habileté dans l’attaque, ni modération dans la retraite.
15Defoe concluait qu’il y avait un désaccord total entre la réalité de la Chine et la perception qu’on en avait. C’est ainsi qu’il fit dire à Robinson Crusoé : « Aussi j’avoue que ce fut chose bien étrange pour moi, quand je revins en Angleterre, d’entendre nos compatriotes débiter de si belles bourdes sur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et le commerce des Chinois, qui ne sont, je l’ai vu, je le sais, qu’un méprisable troupeau d’esclaves ignorants et sordides, assujettis à un gouvernement bien digne de commander à un tel peuple [...]10. »
16Dans des passages brefs mais violents, Robinson Crusoé dénigre les soi-disant lettrés chinois qui sont, dit-il, d’une « ignorance grossière qui confine à l’absurde » et il affirme que l’agriculture chinoise est « une pitié » quand on la compare à celle de l’Europe. Ici, la colère satirique de Defoe lui fait non seulement déprécier le travail assidu des paysans chinois, mais aussi surévaluer la prospérité de l’agriculture anglaise ; et il révisa ses idées sur la question dans son Tour à travers toute Me de la Grande-Bretagne, publié en 1724, et écrit deux ans seulement après son fascinant Journal de l’année de la peste.
17Defoe était convaincu que les Chinois avaient un sentiment de supériorité inébranlable et qu’ils étaient incapables de comprendre que l’Occident les avait dépassés dans de nombreux domaines, et pas seulement en ce qui concernait les affaires militaires ; et cela l’irritait. Il trouvait ridicule le mépris que les Chinois avaient pour le monde entier.
18On trouve peut-être l’expression la plus concentrée de la colère de Defoe dans sa description d’un membre de la classe dirigeante chinoise que Robinson Crusoé rencontre dans la rue :
[...] nous eûmes l’honneur de chevaucher pendant environ deux milles avec le maître de la maison, dont l’équipage était un parfait donquichottisme, un mélange de pompe et de pauvreté.
L’habit de ce crasseux Don eût merveilleusement fait l’affaire d’un scaramouche ou d’un fagotin : il était d’un sale calicot surchargé de tout le pimpant harnachement de la casaque d’un fou ; les manches en étaient pendantes, de tout côté ce n’était que satin, crevés et taillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasse que celle d’un boucher, et qui témoignait que Son honneur était un très exquis saligaud. Son cheval était une pauvre, maigre, affamée et cagneuse créature ; on pourrait avoir une pareille monture en Angleterre pour trente ou quarante shillings. Deux esclaves le suivaient à pied pour faire trotter le pauvre animal11.
19Pour Defoe, les habitudes alimentaires des Chinois et leur vie de famille étaient tout aussi éhontées que leur façon de voyager. À nouveau, il entreprend d’en faire la démonstration à l’aide d’une caricature qui heurte dans ses moindres détails les valeurs des bourgeois anglais :
[...] Quand nous arrivâmes vers le castel de ce grand personnage, nous le vîmes installé sur un petit emplacement devant sa porte et en train de prendre sa réfection ; au milieu de cette espèce de jardin, il était facile de l’apercevoir, et on nous donna à entendre que plus nous le regarderions, plus il serait satisfait.
Il était assis sous un arbre à peu près semblable à un palmier nain, qui étendait son ombre au-dessus de sa tête, du côté du midi ; mais, par luxe, on avait placé sous l’arbre un immense parasol qui ajoutait beaucoup au coup d’œil. Il était étalé et renversé dans un vaste fauteuil, car c’était un homme pesant et corpulent, et sa nourriture lui était apportée par deux esclaves femelles.
On en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je pense, eussent agréé le service : la première abecquait notre gentillâtre avec une cuillère ; la seconde tenait un plat d’une main, et de l’autre raclait ce qui tombait sur la barbe ou la veste de taffetas de Sa Seigneurie. Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d’elle d’employer ses propres mains à toutes ces opérations familières que les rois et les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d’être touchés par les doigts rustiques de leurs valets12.
20Quoique Defoe ait pu s’inspirer pour ce passage de différentes sources, ou encore l’avoir inventé de toutes pièces, il est difficile de ne pas y voir des traces de la description que fit Jehan de Mandeville, au XIVe siècle, de la vie d’un riche seigneur de l’époque du Grand Khan :
Et il mène une très noble vie selon la coutume de là-bas. Car il a bien cinquante demoiselles pucelles, qui toutes le servent au manger ou quand il va chasser, et elles font tout ce qu’il lui plaît. Et quand il est assis à table, elles lui apportent sa viande, et à chaque fois cinq mets ensemble, quelles lui apportent en chantant une chanson. Et puis elles tranchent devant lui sa viande et la mettent en sa bouche, car il ne toucherait à rien, hormis qu’il met ses mains devant lui sur la table. [...] Et quand il ne mange plus de ces mets, elles lui apportent cinq autres mets, en chantant comme avant. Et ainsi font-elles jusqu’en la fin du manger. Et tous les jours fait-on ainsi, et en cette manière il use sa vie. Et ainsi ont fait ses devanciers et ainsi feront ceux qui viendront après lui, sans faire nul beau fait d’armes, mais toujours vivront comme un pourceau qu’on engraisse13.
21Tous ceux qui étaient allés en Chine avant lui, de Marco Polo à Mendes Pinto, Matteo Ricci et Domingo Navarrete, s’étaient donné du mal pour rendre compte de leur itinéraire à travers le pays, utilisant différents systèmes de romanisation pour rendre approximativement les noms chinois des villes et des provinces qu’ils traversaient. Defoe, par contre, ne s’en donna point la peine et son personnage Robinson Crusoé justifia l’omission de nombreux détails que les lecteurs auraient certainement aimé connaître en ayant recours à une explication désarmante. Traversant à gué une petite rivière, il serait tombé de cheval et se serait trouvé trempé jusqu’aux os : « Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alors que se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les noms de plusieurs personnes et de différents lieux dont je voulais me ressouvenir. N’en ayant pas pris tout le soin nécessaire, les feuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible de déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux noms de quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage14. » La perte de ce petit carnet ne nuit pourtant pas au développement du récit, explique Robinson Crusoé, car il en a assez de cette plaisanterie qu’est la Chine et il est impatient de la quitter à jamais. Il termine son commentaire caustique par quelques passages dépréciatifs. Les « maisons de porcelaine » chinoises, par exemple, qui avaient été tant vantées, ne sont pour lui que des excentricités et la Grande Muraille est peut-être une œuvre grandiose, mais elle est inutile, car elle passe par des endroits « où les rochers sont infranchissables et les précipices tels qu’il n’est pas d’ennemis qui puissent y pénétrer, qui puissent y gravir, ou, s’il en est, quelle muraille pourrait les arrêter ! ». Robinson Crusoé ajoute que, tout inutile que soit la Grande Muraille, s’il le désirait, n’importe quel ingénieur britannique pourrait la démolir en dix jours et il n’en resterait rien.
22Tout comme George Anson allait le faire vingt ans plus tard, Daniel Defoe se servit de la Chine comme repoussoir dans le but de faire l’éloge de son Angleterre natale ; son œuvre a un aspect délibérément polémique, renversant la tendance habituelle qui était d’utiliser ce qu’on pensait que l’Asie avait de positif pour souligner les points faibles de la société occidentale. Au milieu du XIVe siècle, Jehan de Mandeville, dans la toute première œuvre de fiction qui traitait de la Chine, avait pris, lui aussi, des exemples de sociétés lointaines et exotiques pour critiquer la faiblesse des valeurs chrétiennes de son temps. Ainsi, une conversation en privé entre son narrateur et un gentil sultan « qui parle extrêmement bien français » sert de prétexte à des commentaires profondément iconoclastes sur la religion :
Et quand tous furent sortis, il me demanda comment les Chrétiens et les lois chrétiennes gouvernaient nos pays. Et je lui dis : « Bien, grâce à Dieu. » Et alors le Sultan répondit et me dit : « Non, il n’en est pas ainsi, car vos prêtres ne servent pas Dieu avec de bonnes œuvres, comme ils devraient le faire. Ils devraient donner aux hommes l’exemple d’une bonne vie, et ils donnent l’exemple de tous les vices. »
23De tels exemples négatifs finirent par donner l’impression que la société soi-disant chrétienne était remplie de gens qui mangeaient, buvaient, et se battaient comme des bêtes incapables de raison :
« Et aussi les Chrétiens, dit-il, se trompent les uns les autres, et ils ne respectent pas les grands serments qu’ils se font. Et d’ailleurs, ils sont si fiers et si envieux qu’ils ne savent jamais comment s’habiller, et leurs vêtements sont tantôt amples, tantôt étroits, tantôt longs, tantôt courts. Et si gloutons et si lubriques êtes-vous, et avares et pleins de convoitise, que vous vendriez vos filles et vos sœurs pour les mettre à la débauche contre leur volonté et en dépit des lois, et même vous donneriez vos femmes à vos voisins, et eux, les leurs15. »
24De tels procédés rhétoriques devinrent courants dans les œuvres utopistes du XVIe siècle, de L’Utopie de Thomas More, qui donna son nom à ce genre littéraire, à la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (que mentionne John Evelyn) et à La Cité du Soleil de Tommaso Campanella. À peu près au même moment où Daniel Defoe s’empressait de publier ses visions négatives de la Chine, Montesquieu, en France, écrivait Les Lettres persanes en 1721, qui connurent un succès immédiat. Montesquieu suit l’exemple de Jehan de Mandeville ; il fait parler deux visiteurs du Moyen-Orient qui discutent franchement des absurdités de la société française tout en exposant les réalités propres à leur société que Montesquieu tirait de ses lectures assidues16. Quelques années plus tard, d’autres auteurs français se mirent à utiliser la Chine plutôt que le Moyen-Orient comme pivot de leurs critiques culturelles et, en Angleterre, l’écrivain Oliver Goldsmith, qui avait du mal à percer, décida d’exploiter le même filon.
25Goldsmith était une recrue improbable des forces prochinoises. On se serait plutôt attendu à ce qu’il partageât l’aversion qu’éprouvait Defoe envers la Chine, son peuple, ses produits et sa philosophie. Goldsmith naquit en Irlande, en 1728, dans la famille d’un pasteur, et il parvint à se faire inscrire au Trinity College, à Dublin. Puis, après une série de mésaventures au cours desquelles il manqua le bateau qu’il voulait prendre pour aller faire fortune dans les colonies américaines et perdit au jeu tout l’argent que des parents bien intentionnés lui avaient donné pour qu’il fasse des études de droit, Goldsmith prit le chemin de l’exode et, comme beaucoup d’Irlandais, il quitta sa terre natale. Il se rendit d’abord en Ecosse, où il étudia la médecine à Édimbourg. Il projeta ensuite d’aller sur le continent, mais ce voyage aussi tourna court quand il fut arrêté à Newcastle — apparemment à cause d’un malentendu — et manqua encore une fois le bateau. Vers la fin des années 1750, après qu’il eut échoué à ses examens de médecine, on le retrouva à Londres, où il mena une vie précaire comme essayiste et critique littéraire17.
26Écrivain de profession, Goldsmith suivait d’un œil averti le marché littéraire et, en août 1758 — d’après une lettre qu’il envoya à son ami Bryanton —, il se décida à écrire un livre sur la philosophie chinoise. Le caractère joyeux mais aussi sardonique de cette lettre montre bien l’état d’esprit de Goldsmith à cette époque. Il se sentait, confie-t-il à Bryanton, attaché sur la roue de la fortune comme une prostituée sur un manège, mais un jour tous ceux qui se moquaient de ce qu’il écrivait reconnaîtraient son génie. Goldsmith pouvait « fabriquer du chinois » aussi bien que n’importe qui — « tu vois, j’utilise des noms chinois pour montrer mon érudition » —, mais il pouvait tout aussi bien faire parler un Chinois comme un Anglais. Pour amuser son ami, Goldsmith rédigea un éloge posthume à son propre génie, comme l’aurait fait un lettré chinois :
Oliver Goldsmith s’épanouit au XVIIIe et XIXe siècles. Il vécut jusqu’à l’âge de cent trois ans [...]1. On pourrait l’appeler à juste titre le soleil de [...] et le Confucius de l’Europe. [...] le monde savant, étaient anonymes et ont probablement été perdus pour avoir été confondus avec d’autres. La première œuvre signée que le monde a connue de lui s’intitule Essai sur l’état présent du goût et de la littérature en Europe, une œuvre qui vaut bien son poids en diamants. Dans cette œuvre, il explique d’une façon très profonde ce qu’est et ce que n’est pas le savoir. Et il y prouve que les imbéciles ne sont pas des beaux esprits, mais que les beaux esprits sont des imbéciles.
27Revenant à son existence actuelle, Oliver Goldsmith termine ainsi sa lettre à Bryanton :
J’arrête ici ces anticipations fantaisistes de mon avenir. La lumière du projecteur tombe sur moi, comme on dit, et me voilà à cheval. Bon, maintenant, j’en suis descendu, mais où diable suis-je donc ? Oh, mon Dieu ! Mon Dieu ! Ici, dans une mansarde, où j’écris pour gagner mon pain et où je m’attends à me faire harceler pour payer une simple dette de lait18 !
28Moins d’un an plus tard, Goldsmith mettait en pratique son idée qu’il pourrait utiliser la Chine pour payer le loyer de sa mansarde. En 1759, il écrivit son premier essai sur la Chine, sous la forme d’une critique d’une nouvelle pièce de théâtre d’après L’Orphelin de Chao, une pièce chinoise qui datait de la dynastie mongole des Yuan, à l’époque des aventures en Chine de la famille Polo - cependant, rien ne permet de croire que Goldsmith ait été au courant de cela. La version anglaise en était d’Arthur Murphy et comportait une préface de Guillaume Whitehead qui — peut-être un peu ironiquement — célébrait le culte de la Chine en Angleterre :
Enough of Greece and Rome. The exhausted store
Of either nation now can charm no more;
Ev’n adventitious helps in vain we try,
Our triumphs languish in the public eye;
On eagle wings the poet of to-night
Soars for fresh virtues to the source of light,
To Chinas eastern realms: and boldly bears
Confucius’ morals to Britannia’s ears.
Accept th’imported boon; as echoing Greece
Receiv’d from wand’ring chiefs her golden fleece;
Nor only richer by the spoils become.
But praise th’advent’rous youth, who brings them home219.
29Malgré ce panégyrique, la critique de Goldsmith reste circonspecte, car il ne se sentait pas encore capable d’abandonner les canons classiques, ainsi que certains auteurs semblaient le préconiser. En effet, il pensait que c’était dans la mesure où Arthur Murphy s’était éloigné de l’« insipidité » de l’original — dont on pouvait trouver une traduction dans la très prisée histoire de la Chine en quatre volumes du jésuite français Jean du Halde, publiée en 1735 — que son écrit avait de la valeur20.
30Dès lors apparemment engagé sur une voie chinoise, Oliver Goldsmith se mit à écrire une série de Lettres chinoises, et il tira les noms de ses protagonistes de divers romans et brochures qu’il avait lus sur la Chine. Ces lettres, qui forment ensemble un roman, traitent des expériences d’un lettré chinois à Londres et des aventures en Asie de son fils et de la femme que ce fils aime. De 1760 à 1761, le journal The Public Ledger les publia deux fois par semaine. Ces quatre-vingt-dix-huit lettres connurent un immense succès et, en 1762, Oliver Goldsmith y ajouta divers essais et fit publier le tout en un roman en deux volumes. Ce roman, Le Cosmopolite, eut encore plus de succès que les lettres individuelles et il fit la réputation littéraire de Goldsmith. Au cours des années suivantes, il consolida sa renommée avec son roman Le Vicaire de Wakefield (1766), son long poème descriptif « Le Village abandonné » (1770) et sa pièce Elle se penche pour conquérir (1771). En 1772, ces succès le poussèrent à accepter d’écrire une histoire de la Chine, mais il confia ce travail à quelqu’un d’autre qui, malheureusement, produisit un livre tellement plein d’erreurs qu’il fallut en détruire toutes les épreuves. Oliver Goldsmith mourut en 177421.
31La préface de Goldsmith au Cosmopolite est brève, mais elle résume bien le regard sceptique qu’il porte sur les chinoiseries du milieu du XVIIIe siècle. Il se fait passer pour l’éditeur des lettres d’un mandarin chinois au sujet duquel il écrit que, si l’on mesurait sur une échelle de un à vingt son savoir et son sérieux, il obtiendrait un retentissant quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Puis il poursuit en commentant l’étude comparative dans laquelle il venait de se lancer :
À vrai dire, les Chinois sont à peu près comme nous. Ce qui différencie les hommes, ce sont leurs différents degrés de raffinement et non pas d’éloignement géographique. Tous les sauvages des contrées aux climats les plus opposés au nôtre n’ont qu’un seul et même caractère d’imprévoyance et d’avidité ; et les nations de haute culture, quoique séparées les unes des autres, se procurent de la même façon un plaisir raffiné.
Il n’y a que peu de différences entre les nations civilisées, mais ce qu’il y a de plus particulièrement chinois apparaît sur chacune des pages de ces lettres. Les métaphores et les allusions sont toutes orientales, l’auteur préservant soigneusement leur caractère conventionnel, et beaucoup des préceptes moraux de la Chine y sont illustrés. Les Chinois sont toujours concis, comme lui ; simples, comme lui ; les Chinois sont solennels et pompeux, comme lui. La ressemblance est particulièrement frappante sur un point : les Chinois sont souvent ennuyeux, comme lui22.
32Oliver Goldsmith continue en racontant un rêve qu’il a fait alors qu’il pensait à la délicate question de la moralité chinoise.
J’ai rêvé que la Tamise était gelée et que je me tenais sur ses bords. On avait dressé plusieurs tentes sur la glace et l’un des spectateurs me dit que la foire de la mode allait commencer. Il ajouta que tous les auteurs qui y apporteraient leurs œuvres seraient probablement très bien reçus. Je résolus d’observer le comique de la scène depuis la berge, en toute sécurité, car la glace me paraissait fragile et j’avais toujours été un peu poltron dans mon sommeil23.
33De ce lieu sûr, il regarde comment on amène des charrettes qui, les unes après les autres, croulant sous d’énormes chargements de meubles, de colifichets, de fanfreluches et de feux d’artifice chinois, s’engagent toutefois sans encombre sur la rivière gelée, et comment tout ce qui est apporté est vendu. Goldsmith s’enhardit et se décide à s’aventurer tout doucement sur la glace avec une petite brouette pleine de « moralité chinoise ». Mais la glace cède sous le poids de ces pensées morales, la brouette et tout le reste coulent au fond, et Goldsmith se réveille, épouvanté.
34On trouve, éparpillés dans la reconstitution que fait Oliver Goldsmith de la correspondance de Lien Chi, d’innombrables commentaires très perspicaces sur les travers de l’Angleterre — sa mode, sa mauvaise foi, son absurdité et sa politique — et le livre mérite tout à fait son succès. Cependant, deux lettres, la onzième et la trente-troisième, expriment particulièrement bien les éléments d’ambiguïté morale que Goldsmith souligne si fortement dans sa préface. La onzième est une lettre que Lien Chi envoie à son ami Fum Hoam à Pékin. Elle traite des points communs entre le luxe, la vertu et le bonheur. Dire que le luxe corrompt aurait été une lapalissade pour Defoe, et Goldsmith, dans sa préface, semble tourner en ridicule le luxe dans ses aspects les plus frivoles. Pourtant, après avoir demandé à son ami : « Ne suis-je pas plus heureux dans le plaisir que dans la triste satisfaction de penser que je peux vivre sans plaisir ? », Lien Chi poursuit :
Si tu examines l’histoire de n’importe quel pays dont l’opulence et la sagesse sont remarquables, tu trouveras qu’ils n’auraient jamais été aussi sages s’ils n’avaient d’abord vécu dans le luxe. Tu verras des poètes, des philosophes, et même des patriotes, marcher dans le sillage du luxe. La raison de tout cela est évidente : on ne recherche vraiment la connaissance que quand on se rend compte qu’elle est liée au bonheur sensuel. Ce sont toujours nos sens qui nous montrent le chemin et la réflexion ne fait que commenter ce qu’on découvre. Va dire à un autochtone du désert de Gobi quelle est la dimension exacte de la parallaxe de la lune et ce genre de renseignement ne lui apportera aucune satisfaction. Il se demandera comment on peut se donner tant de peine et dépenser tant d’argent pour résoudre un problème d’une telle insignifiance. Mais si, par contre, tu relies tout cela à son propre bien-être en lui montrant comment cela peut améliorer la navigation et en lui disant que cela lui permettra ainsi d’avoir un manteau plus chaud, un meilleur fusil ou un meilleur couteau, il sera tout à coup enchanté d’un tel progrès. En définitive, on ne cherche à connaître que ce qu’on désire posséder et quoi qu’on en dise, le luxe stimule la curiosité et donne envie de devenir plus sage24.
35Un luxe partagé encourage limité politique, des intérêts partagés font de bons citoyens et un haut niveau de consommation favorise le plein emploi. Aussi, en des mots qu’il attribue à Confucius, Lien Chi conclut-il : « Nous devrions profiter des choses luxueuses de la vie, pour autant qu’elles ne nous nuisent d’aucune manière25. »
36Cependant, dans la trente-troisième lettre, Lien Chi se rend brusquement compte que ce qu’il considère comme des réflexions personnelles sur la vie n’est acceptable aux yeux des Anglais que si ces réflexions coïncident exactement avec leurs stéréotypes. Dans ce chapitre remarquable, qui débute avec l’exclamation : « Je suis dégoûté, ô Fum Hoam ! je suis dégoûté à en vomir ! », Lien Chi s’emporte au sujet des Anglais qui prétendent lui apprendre les manières chinoises. Lien Chi a été invité à dîner chez une Anglaise, une dame distinguée, mais tout va de travers dès le moment où il entre chez elle. La dame s’étonne que Lien Chi n’ait pas apporté son opium ou son tabac pour se réconforter et elle lui donne un coussin pour qu’il s’asseye par terre, alors que tous les autres invités se voient offrir une chaise. Elle refuse de le laisser manger du rôti de bœuf et lui fait servir à la place des nids d’hirondelles et des pattes d’ours, enfin elle proteste, avec tous les autres convives, quand Lien Chi se sert du couteau et de la fourchette plutôt que des baguettes. On pourrait soutenir que, dans ce cas, l’hôtesse et ses invités faisaient cela par politesse et qu’ils ne voulaient tout simplement pas imposer les usages de leur culture à leur honorable invité, mais le Lien Chi de Goldsmith rejette cette interprétation. En effet, les Anglais ne se contentent pas de lui dire comment s’asseoir et comment manger ; un savant de passage lui fait un discours interminable sur la Chine, ses villes, ses montagnes, sa faune, les types physionomiques des Chinois, la langue chinoise et les métaphores, jusqu’à l’avoir, comme le fait observer Lien Chi d’une façon très pertinente, « presque entièrement déduit » de son pays26.
37La réplique que fait alors Lien Chi a une portée rhétorique et philosophique extraordinaire. Il démontre l’ignorance de ce savant prétentieux sur l’histoire, la langue et la culture chinoises, et son incapacité à envisager que les Chinois puissent être parfaitement capables de comprendre toutes les subtilités de la philosophie et de la vie mondaine en Europe. Il conclut ainsi :
Dans tous les pays, les gens simples se ressemblent beaucoup et il n’y a que peu de différences entre une page de notre Confucius et une page de votre Tillotson. Ceux qui s’efforcent de plaire en adoptant, ce qui n’est pas difficile, une affectation mesquine, des allusions forcées et des parures dégoûtantes, n’arrivent bien trop souvent qu’à étaler leur ignorance ou leur stupidité27.
38Mais alors qu’il est sur le point de conclure, Lien Chi s’aperçoit qu’on ne l’écoute plus ; certains chuchotent en aparté, d’autres étudient leur éventail, et d’autres encore bâillent ou sont déjà endormis. L’invité d’honneur chinois s’éclipse alors tout doucement. Personne ne le retient et il ne sera plus jamais invité.
39À la fin du long roman d’Oliver Goldsmith, le fils de Lien Chi, Hingpo, dont le voyage à travers l’Asie et le Moyen-Orient a été plein de péripéties, arrive à Londres où l’attend son père. Par une heureuse coïncidence — stratagème littéraire très prisé dans les romans du XVIIIe siècle —, Hingpo retrouve alors aussi celle qu’il aime, Zelis, qui avait été enlevée longtemps auparavant par des pirates et qui avait vécu dans un harem persan. Il s’avère que la jeune femme est la nièce de l’ami anglais de Lien Chi et c’est ainsi que, dans la joie générale, le jeune couple s’unit au cours d’un mariage anglo-chinois et s’installe dans un petit domaine à la campagne.
40En 1757, l’amateur d’art Horace Walpole avait écrit une petite satire politique, sous la forme d’une lettre qu’un Chinois envoyait à son ami Lien Chi à Pékin28 et c’est certainement de là que vient le nom du protagoniste de Goldsmith. En retour, c’est peut-être l’effet combiné du roman d’Oliver Goldsmith et des mémoires de John Bell — qui furent publiés peu après et dont on sait qu’il en commanda un exemplaire — qui poussa Horace Walpole à traiter à nouveau de la Chine dans l’un de ses célèbres Contes hiéroglyphiques29.
41Walpole écrivit ce Mi Li, un conte de fées chinois pour amuser une jeune amie de sa famille et il le fit publier à tirage réduit en 1785. Ce conte pousse les extravagances de la chinoiserie à leur paroxysme, mais les laisse ensuite se dissiper dans leur propre absurdité. Il s’agit de l’histoire d’un prince chinois du nom de Mi Li (Walpole pensait-il que ses lecteurs allaient prononcer ce nom comme dans l’anglais « my lie », « mon mensonge » ?), qui part en voyage autour du monde à la recherche de sa future épouse parce qu’il veut voir se réaliser une mystérieuse prophétie que lui a faite sa marraine la fée. Selon cette prophétie, il devait trouver et épouser « une princesse qui avait pour nom celui des terres que possédait son père30 ». Après diverses mésaventures qui l’amènent de Pékin à Canton et de Canton en Irlande à la recherche de l’introuvable épouse qui réalisera la prophétie, Mi Li arrive finalement en Angleterre. Il y loue une chaise de poste et part pour Oxford consulter les sages de la bibliothèque Bodléienne, mais sa chaise se brise sur la route Henley et Mi Li pénètre dans un vaste domaine pour demander de l’aide. Cela permet à Walpole de placer son Mi Li dans un cadre aristocratique, tout en tournant en ridicule les excès des jardins à la chinoise encore tellement à la mode.
42Dans le conte de Walpole, un aimable jardinier fait traverser à Mi Li des bois profonds, une ménagerie, de sombres fourrés, des prés vallonnés qui offrent de magnifiques points de vue et de fausses ruines. Quand ils se retrouvent à nouveau dans un vallon pentu, Mi Li aperçoit au loin une séduisante jeune femme en compagnie de ses amies. Il se met à courir vers elle tout en demandant : « Qui est-elle P Qui est-elle ? » Et la réponse se fait entendre tout doucement : « Mais c’est mademoiselle Caroline Campbell, la fille de Lord Guillaume Campbell, le regretté gouverneur de Sa Majesté en Caroline. » Mi Li, en extase, se rend compte qu’il a trouvé ce qu’il cherchait et que la prophétie s’est réalisée. C’est ainsi, écrit Horace Walpole avec le laconisme de l’époque, que la jeune femme « devint princesse de Chine31 ». Comme le Hingpo de Goldsmith, Mi Li avait trouvé son bonheur. Et la réalité des divergences transculturelles se laisse encore une fois envelopper, ne serait-ce que pour un instant ou deux, dans la douce lumière de l’unité romantique.
43Le chevauchement des différentes motivations que nous avons observé ne devrait point nous surprendre, car au XVIIIe siècle le monde de la politique et celui de la littérature étaient étroitement liés. Il y a plus ici qu’une fin commune à une histoire fantastique reliant deux écrivains. Le caractère anglais de Daniel Defoe ressemble beaucoup à celui de George Anson. On retrouve chez John Bell de nombreuses attitudes d’Oliver Goldsmith, et vice versa. Lord Macartney et Horace Walpole, les deux aristocrates de la fin des Lumières, étaient capables l’un et l’autre de combiner leurs arguments polémiques avec une vision optimiste de la condition humaine. Encore une fois, la Chine avait pu servir de point d’ancrage aux tendances les plus variées et aux motifs les plus contradictoires.
Notes de bas de page
1 Macartney, Journal, p. 116-117.
2 John Evelyn, The Diary of John Evelyn, présenté par E. S. de Beer, Oxford, 1959, p. 460-461.
3 Dans Les Joyeuses Commère de Windsor et La Nuit des rois.
4 John Milton, Le Paradis perdu, traduit par Chateaubriand, Paris, Gallimard, 1995, chant xi, p. 308.
5 Sur Shen, voir Theodore Foss, « The European Sojourn of Philippe Couplet and Michael Shen Fuzong, 1683-1692 », dans Jerome Heyndrickx (dir.), Philippe Couplet, S.J. (1623-1693), the Man who Brought China to Europe, Nettetal, 1990.
6 Cité dans Hugh Honour, Chinoiserie : The Vision of Cathay, New York, 1961, p. 78 ; voir également B. Sprague Allen, Tides in English Taste (1619-1800): A Background for the Study of Literature, 2 tomes, Cambridge, 1937, t. II, p. 20.
7 Allen, Tides, t. II, p. 34; voir aussi Ch’en Shou-yi, « Daniel Defoe, China s Severe Critic », Nankai Social and Economic Quaterly, vol. 8, no 3, octobre 1935.
8 Daniel Defoe, Vie et aventures de Robinson Crusoé, traduit par Pétrus Borel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1959, p. 528.
9 Ibid., p. 528-529.
10 Ibid., p. 529-530.
11 Ibid., p. 532-533.
12 Ibid., p. 533.
13 Traduction libre d’après le manuscrit français de la Bibliothèque nationale de France, édité par Malcolm Letts, dans Mandeville’s Travels, t. II, Londres, The Hakluyt Society, 1953, p. 409.
14 Defoe, Crusoe, p. 534-535.
15 Traduction libre d’après le manuscrit anglais de la Bibliothèque Bodléienne (Rawl. D. 99) à Oxford, dans Mandeville’s Travels, t. II, p. 431.
16 Montesquieu, The Persian Letters, traduit et présenté par J. Robert Loy, Cleveland, 1969, p. 15-16 pour ses sources.
17 John Forster, The Life and Times of Oliver Goldsmith, 2 tomes, Londres, 1877, chap. 1-4.
18 Cité ibid., t. I, p. 139-140, lettre du 14 août 1758.
19 Cité dans Allen, Tides, t. II, p. 25.
20 Ibid., t. II, p. 26; Forster, Goldsmith, t. I, p. 173.
21 Forster, Goldsmith, passim pour ces ouvrages. Pour plus d’information sur le contexte, voir Ch’en Shou-yi, « Oliver Goldsmith and his Chinese Letters », T’ien-hsia Monthly, vol. 8, no 1, janvier 1939.
22 Oliver Goldsmith, The Citizen of the World, or Letters from a Chinese Philosopher Residing in London to his Friends in the East, 2 tomes, Londres, 1800,t. I, p. ii.
23 Ibid., t. I, p. iii.
24 Ibid., t. I, p. 34-35.
25 Ibid., t. I, p. 36.
26 Ibid., t. II, p. 133.
27 Ibid., t. I, p. 134-135.
28 Le titre complet de la satire politique de Walpole était « A letter from Xu Ho, a Chinese Philosopher at London, to his Friend Lien Chi at Peking ». L’écrivain français Gueulette a donné le nom de « Fum Hoam » au mandarin de ses contes chinois.
29 John Bell (AJourney, p. 229) compte Walpole parmi ses souscripteurs, sous son titre de Earl of Orford.
30 Horace Walpole, « Mi Lai, A Chinese Fairy Tale », dans Hieroglyphic Tales, Londres, 1785, p. 342.
31 Ibid., p. 347.
Notes de fin
1 Les points de suspension correspondent ici à des lacunes dans le manuscrit de Goldsmith.
2 « C’en est assez de la Grèce et de Rome. / Tout ce qu’elles avaient à offrir est épuisé et ne charme plus personne ; / Vains demeurent même les secours audacieux, / Pour le public, tous ces triomphes languissent à leurs yeux ; // Sur ses ailes d’aigle, le poète de nos jours / S’élance vers les fraîches vertus de la source du jour, / Vers les royaumes orientaux de Chine d’où il rapporte vaillamment / La morale de Confucius pour Britannia qui l’attend. / Accepte comme un écho de la Grèce cette aubaine importée, / Reçois des mains des chefs nomades sa toison dorée ; / Laisse ce butin t’enrichir, / Et loue les jeunes aventureux qui te le font parvenir. »
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