Chapitre 3. Nos ambassadeurs en Chine
p. 57-75
Texte intégral
1À peine plus d’un siècle s’est écoulé entre la publication des récits sur la Chine des frères dominicains Gaspar da Cruz et Domingo Navarrete. Pourtant, cette période vit un développement prodigieux de l’état de nos connaissances sur ce pays. Les sources alors les plus importantes étaient la longue description que Matteo Ricci en avait faite et les lettres et rapports annuels que les jésuites envoyaient de Chine à leurs supérieurs et qui étaient publiés pour renforcer le prestige de l’ordre et lui gagner de nouveaux appuis. Ces publications comportaient aussi des histoires de la Chine commanditées par l’Église, dont l’une des premières fut celle de Juan Mendoza, publiée en 1587. L’œuvre de Mendes Pinto était largement diffusée, même si ceux qui la lisaient ne savaient pas — et pour cause — jusqu’à quel point ils pouvaient y ajouter foi. Il en allait de même pour Marco Polo dont la crédibilité s’était quelque peu émoussée. Dans un passage très révélateur de son Tratados, Domingo Navarrete écrit qu’en 1665, lors d’un dîner sur la Chine auquel il avait été invité, la question fut posée de savoir qui était le plus mal informé sur les Chinois, Marco Polo le Vénitien ou le père Martini. Martini, un jésuite de Chine, venait de publier un livre dans lequel on avait trouvé beaucoup d’erreurs — dont certaines étaient liées au fait que le père Martini avait utilisé tels quels certains passages de Marco Polo. Le groupe avait conclu que beaucoup des choses qu’ils avaient écrites tous les deux n’étaient que de simples chimères1.
2Quelques années plus tard, les rapports des ambassades officielles, désormais autorisées — après la chute des Ming en 1644 — à se rendre à Pékin, devinrent peu à peu une nouvelle source d’informations sur la Chine. L’Occident y envoya quatre ambassades en moins de dix ans afin de ne pas laisser passer cette occasion d’exploiter les possibilités de commerce dont Domingo Navarrete avait parlé dans son Tratados. Deux de ces ambassades, en 1668 et en 1687, venaient des Pays-Bas et les deux autres du Portugal, en 1670 et en 1678. Elles furent suivies par deux ambassades russes. Au début du XVIIIe siècle, le pape y envoya aussi deux légations qui avaient pour mission de dénouer les querelles théologiques toujours vives au sujet du culte des ancêtres et des rites confucéens en Chine.
3Toutes ces missions diplomatiques, bien qu’envoyées en Chine par des États souverains fiers de leur indépendance, acceptèrent de se conformer au rituel chinois de déférence envers l’empereur — y compris les neuf prosternations du koutou et l’emploi de termes dépréciatifs pour parler de soi-même. Les Chinois considéraient ce rituel comme une partie essentielle du système tributaire selon lequel ils avaient toujours défini les relations internationales. C’est ainsi que les Occidentaux, en mettant de côté le code qu’ils venaient d’adopter pour gérer les relations diplomatiques entre nations souveraines, et ce, dans un simple objectif de profit à court terme, se trouvèrent à renforcer involontairement les idées que se faisait la cour des Qing à propos de la supériorité de la Chine2.
4Ces ambassades apportèrent à l’Occident tellement de nouvelles informations sur la Chine que le débat prit un tournant décisif, il déborda les questions préoccupant les missionnaires pour s’orienter vers le domaine du reportage réaliste.
5Le premier récit complet des expériences d’une ambassade occidentale à Pékin fut publié par le Hollandais Olfert Dapper après la visite de Van Hoorn à la cour des Qing en 1667. Il comporte des détails sur les rites chinois et des remarques perspicaces à propos du jeune empereur Kangxi. Mais c’est à un jésuite portugais, le père Francisco Pimentel, qui faisait partie de l’ambassade portugaise de 1670, que revient le mérite d’avoir été le premier à mettre une nouvelle note de réalisme dans son rapport. Ses remarques préliminaires ne diffèrent pas beaucoup de celles de ses prédécesseurs ecclésiastiques, car il fait l’éloge de l’empereur de Chine et de l’immensité de ses territoires, de l’importance de ses villes, de la richesse de son commerce, de ses ressources inépuisables, de la magnificence de sa cour et de la splendeur de son palais, toutes choses qui donneraient à n’importe quel souverain européen l’impression d’« être bien petit ». Mais quand il traite de faits apparemment terre à terre, comme l’extrême difficulté qu’on peut avoir à garder son chapeau sur la tête en faisant les prosternations rituelles du koutou, il se met à attaquer avec humour les prétentions tant chinoises qu’occidentales. Et quand sa description arrive à l’un des moments les plus solennels du rituel des relations diplomatiques chinoises, le grand banquet officiel, il donne libre cours à ses opinions ; il raconte d’abord que les Chinois lui ont servi, deux jours de suite, une tête de bélier mal nettoyée pour se moquer de lui, ce qui l’amène à dire : « Je crois qu’il est de mon devoir de m’opposer au zèle avec lequel certains individus exagèrent tellement la courtoisie des Chinois qu’ils en viennent à préférer la Chine à notre Europe et qu’ils veulent la mettre au-dessus de tout. [...] Je reconnais aux Chinois beaucoup de politesse, de grandeur, de richesse, mais au milieu de tout cela il y a une bassesse intolérable3. »
6Francisco Pimentel adresse aussi ses critiques à la célèbre ville de Pékin dont on avait, depuis le temps de Marco Polo — quand elle était connue sous le nom de Kambaluc —, toujours vanté le plan géométrique si précis, la taille grandiose et la vitalité commerciale. Il trouve que « tout y est cher et les rues ne sont pas pavées. Il paraît qu’elles l’étaient autrefois, mais les Tartares ont fait enlever les pavés à cause de leurs chevaux, car les Chinois ne connaissent pas le fer à cheval. Voilà pourquoi il y a tant de poussière et, quand il pleut, tant de boue. »
7Francisco Pimentel avertit ses lecteurs de se méfier, quand ils se représentent Pékin, des fausses comparaisons qu’ils pourraient tirer de leur propre culture : « Entendre parler de la grandeur de cette capitale fait penser à quelque chose du genre de Lisbonne, Rome ou Paris, mais je vous avertis, afin que vous ne soyez pas déçus, que si vous y entriez, vous auriez l’impression d’être dans l’un des villages les plus pauvres du Portugal. Les maisons y sont très basses, car elles ne peuvent excéder la hauteur des murs du palais, et elles sont très mal construites […]4. »
8Comme on peut le deviner, l’ambassade portugaise dont Francisco Pimentel faisait partie n’avait pas eu plus de succès que celle des Néerlandais dans sa tentative d’obtenir de la Chine des garanties pour le commerce, la réduction des tarifs douaniers ou le droit de résider dans la capitale. Mais, au début du XVIIIe siècle, une ambassade russe envoyée en Chine par Pierre le Grand et dirigée par Léon Vassiliévitch Izmaïlov eut plus de chance. L’empereur Kangxi, maintenant âgé, accéda à deux des requêtes qu’Izmaïlov lui apporta de Russie en 1720 : la permission de construire une église russe orthodoxe à Pékin et celle d’augmenter le nombre de caravanes commerciales que les Russes envoyaient en Chine. Qui plus est, l’empereur ne refusa pas totalement la troisième demande russe, celle d’envoyer à Pékin un consul russe permanent, mais la bureaucratie impériale compliqua tellement l’affaire que l’idée fut finalement abandonnée5.
9L’ambassade d’Izmaïlov joua aussi un rôle dans la diffusion en Occident de nouvelles informations à propos de la Chine, grâce à John Bell, jeune docteur écossais qui appartenait à l’escorte de l’ambassadeur russe.
10En 1714, le jeune Bell, tout fougueux et plein d’ardeur, partit tenter sa chance en Russie, à la cour du tsar Pierre, après qu’il eut reçu son diplôme de médecine de l’université d’Édimbourg. On lui avait demandé d’accompagner une ambassade russe dans un long voyage en Perse. À son retour, quand il apprit qu Izmailov était sur le point de partir pour Pékin, il demanda, encore une fois, à être du voyage et il obtint un poste de médecin auxiliaire. Les écrits de John Bell marquèrent un changement décisif dans la façon dont les Occidentaux observaient la Chine, c’est-à-dire l’abandon du point de vue catholique traditionnel, qu’il ait été explicite ou implicite. C’en était fait de la fascination qu’on avait tant pour le sens profond des croyances religieuses chinoises que pour le poids relatif des différents organes gouvernementaux. Tout cela faisait place à une vision moins officielle, plus pénétrante et plus humaine, quelque peu sceptique également, une vision qui s’harmonisait mieux avec les nouvelles attitudes du siècle des Lumières.
11Le père Pimentel avait décrit le banquet auquel il avait été convié à la cour de façon tout à la fois enjouée et critique, mais il n’avait pas vraiment essayé de comprendre cette expérience. John Bell, confronté à la même expérience, n’y vit pas un phénomène simplement dégoûtant, mais plutôt quelque chose qu’il fallait expliquer :
Je ne peux pas m’empêcher de remarquer la façon peu commune que les gens d’ici ont de tuer leurs moutons. Avec un couteau, ils font une incision entre deux côtes, puis ils y passent la main et ils serrent le cœur de la bête jusqu’à ce quelle meure. Tout le sang reste ainsi à l’intérieur de la carcasse. Une fois le mouton mort, alors que les convives ont faim et ne peuvent pas attendre qu’on finisse de préparer la viande, ils coupent d’abord la poitrine et la cuisse, avec la laine et tout le reste, et ils la font griller, puis ils enlèvent en grattant la laine roussie et ils mangent la viande. J’y ai goûté et je n’ai pas trouvé cela désagréable du tout, même sans aucune sauce6.
12Puisque John Bell voyageait avec une ambassade russe, il était allé en Chine par voie de terre depuis Saint-Pétersbourg et non par la mer comme le faisaient la plupart des Occidentaux, passant par Canton ou Fuzhou. La première chose qu’il vit de sa destination fut donc « la célèbre Grande Muraille, qui s’étirait vers le nord-est le long des crêtes de montagnes. L’un des nôtres s’écria “Terre”, comme si nous avions passé tout ce temps en mer [...]. La Grande Muraille est vraiment magnifique, même vue de cette distance, serpentant ainsi d’un sommet rocheux à un autre, avec des tours carrées à intervalles réguliers. » Cette impression favorable fut renforcée par ce qu’il vit en Chine quand il arriva. « Tout nous semblait comme si nous étions arrivés dans un autre monde », écrit-il :
Notre route longe maintenant la rive sud d’un petit ruisseau plein de grosses pierres qui sont tombées des rochers après la pluie. Sur les falaises rocheuses, on voit des petites maisons éparpillées çà et là et des lopins de terre cultivés qui ressemblent beaucoup aux scènes romantiques qu’on voit peintes sur la porcelaine et les autres choses qui sont fabriquées dans ce pays. La plupart des Européens tiennent cela pour fantaisiste, mais c’est vraiment naturel7.
13Pour John Bell, en cette nouvelle époque d’observation méticuleuse, rien n’était insignifiant. Les détails de la vie quotidienne, les petites astuces dont les gens se servaient dans leur métier et avec lesquelles ils résolvaient leurs problèmes, tout l’intriguait :
Dans ce village, je logeais chez un cuisinier, ce qui me donna l’occasion d’observer l’ingéniosité de ces gens, jusque dans des choses insignifiantes. Mon hôte étant dans sa cuisine, je lui fis une petite visite. Là, je vis six bouilloires, l’une à côté de l’autre, sur des fourneaux qui avaient un orifice différent sous chaque bouilloire pour le combustible, qui ne consistait qu’en petits morceaux de bois et en paille. Il tira une courroie, actionna un soufflet et toutes les bouilloires se mirent à bouillir en un court laps de temps. Elles sont en fonte vraiment très fine, et très lisses dedans comme dehors. Le combustible est rare aux alentours d’une ville si peuplée et c’est ce qui les force à rechercher les méthodes les plus économiques pour préparer leurs repas et pour se chauffer en hiver, qui est rigoureux pendant deux mois8.
14John Bell décrit donc un cuisinier aussi sérieusement qu’un empereur :
L’empereur était assis les jambes croisées sur son trône. Il portait un ample mais court manteau de zibeline avec la fourrure à l’extérieur et doublé de peau d’agneau. En dessous, il avait une longue tunique de soie jaune sur laquelle étaient brodés les dragons dorés à cinq griffes, emblèmes que personne à l’exception de la famille impériale n’avait le droit de porter. Sur la tête, il avait un petit chapeau rond doublé de peau de renard noir au sommet duquel trônait une grosse et belle perle en forme de poire. Cette perle, avec le pompon de soie rouge qui était noué juste en dessous, est la seule parure que je vis sur ce puissant monarque. Le trône était lui aussi très simple, fait en bois mais bien travaillé. Il était surélevé par cinq marches faciles à gravir et ouvert en direction des invités, mais il y avait un grand paravent laqué de chaque côté pour le protéger du vent9.
15Izmailov avait fait tous les efforts possibles pour éviter d’avoir à se prosterner devant Kangxi, mais l’intransigeance des fonctionnaires chinois chargés des rites l’avait forcé à céder. John Bell décrit l’événement sans rancœur et sans fioritures :
Le maître de cérémonies fit entrer l’ambassadeur et ordonna à tout le monde de s’agenouiller et de se prosterner neuf fois devant l’empereur. À chaque troisième fois, on se levait puis on s’agenouillait à nouveau. On se donna beaucoup de peine pour éviter d’avoir à rendre ce genre d’hommage, mais sans aucun succès. Le maître de cérémonies se tenait à côté et donnait ses ordres en langue tartare, prononçant les mots morgu et boss. Le premier veut dire « saluer » et le deuxième « se lever », deux mots que je n’oublierai pas de sitôt10.
16Cette expérience ne tempéra pourtant pas l’admiration de John Bell à l’endroit de l’empereur Kangxi, à propos duquel il écrit : « Je ne peux m’empêcher de remarquer l’affabilité et le bon naturel dont fait toujours preuve ce souverain très âgé. Il approche les soixante-dix ans et il a régné pendant près de soixante ans, mais il garde son bon sens et il me semble plus alerte que beaucoup de ses fils, les princes11. » La faculté qu’avait John Bell de ne pas se sentir humilié par cette expérience se reflète dans les étranges commentaires qu’il incorpore dans sa description, une description qui est presque familière et certainement pleine d’assurance. Car « affable et d’un bon naturel » ne sont pas des mots que ceux qui visitèrent la Chine avant lui auraient normalement employés pour parler d’un empereur. Pourtant, sous sa plume, ces mots semblent couleur de source.
17Peu de temps après l’audience à la cour et les prosternations rituelles, John Bell fut invité — avec d’autres membres de l’ambassade — à un banquet donné par le neuvième fils de l’empereur. Le festin était accompagné d’un spectacle comprenant pièces de théâtre, numéros d’acrobatie et tableaux vivants avec de spectaculaires effets sonores et lumineux. Encore une fois, John Bell suivit le spectacle de près et c’est grâce à lui qu’on se rend compte pour la première fois que les Chinois commençaient à s’intéresser aux Occidentaux. En fait, ils observaient maintenant ceux qui les observaient. Vers la fin du spectacle, le prince avait fait organiser :
[...] plusieurs farces comiques que j’ai trouvées très divertissantes, même si c’était dans une langue que je ne comprenais pas. Le dernier personnage à entrer en scène représentait un Européen. Il était entièrement vêtu comme un gentilhomme européen, avec des vêtements comme peinturlurés de dentelles d’or et d’argent. Il enlevait son chapeau et faisait une profonde révérence à tous ceux qui passaient devant lui. Je vous laisse imaginer quelle piètre figure faisait ce Chinois vêtu d’une façon si ridicule12.
18Les Chinois, bien sûr, avaient montré avec un réalisme frappant combien les étrangers leur paraissaient ridicules et le prince, se rendant compte que ses invités pourraient se sentir offensés, renvoya l’acteur avec un geste de la main. À part cette plaisanterie qu’on fit à ses dépens, les pitreries des Chinois et l’incroyable adresse des acrobates et des jongleurs fascinèrent John Bell : « Je suis tout à fait convaincu que, pour ce qui est des tours d’adresse et autres ruses, peu de nations arrivent à égaler les Chinois et aucune ne les surpasse13. »
19Chez le prince, alors qu’il regardait jouer les acteurs, John Bell s’était demandé si les séduisantes actrices étaient des femmes ou bien de jeunes garçons et de jeunes hommes jouant des rôles de femmes, mais il ne parvint pas à élucider le mystère. Dans la rue, Bell, qui avait d’abord voyagé en Perse musulmane, avait tout de suite remarqué que les femmes de Pékin n’étaient pas voilées alors quelles regardaient passer l’ambassade. Quand il eut l’occasion de visiter Pékin plus à fond, il nota que, « dans la plupart des magasins, ni les hommes ni les femmes n’étaient voilés. Ils étaient très aimables et, dans chacune des boutiques, on m’offrit du thé14. »
20Dans un des épisodes du récit de John Bell, cet empressement faillit déboucher sur des complications. Après un copieux dîner à Pékin en compagnie d’un ami chinois accueillant qui levait le verre très facilement, John Bell raconte que celui-ci lui prit la main et lui demanda de laisser l’ambassadeur repartir sans lui et de rester en Chine, où il le laisserait choisir celle qu’il préférait parmi ses femmes et ses filles. John Bell ne put que le remercier chaleureusement de cette offre si obligeante, qu’il ne jugeait cependant pas convenable d’accepter. John Bell n’était pas marié (bien plus tard, il se maria avec une Russe qu’il ramena avec lui en Ecosse). Le fait d’avoir refusé cette offre particulière ne l’empêchait pas d’être attiré par les Chinoises, qu’il trouvait pleines de qualités et fort belles. « Elles sont très propres et s’habillent avec modestie. Elles ont des yeux noirs, si petits que, quand elles rient, on peut à peine les voir. Leurs cheveux sont noirs comme du jais et elles les portent toujours bien coiffés en chignon sur la tête, ornés de fleurs artificielles quelles font elles-mêmes, ce qui leur va très bien. Celles de bonne famille, qui sortent rarement dehors, ont un très beau teint15. »
21Comme beaucoup d’autres avant lui, John Bell avait remarqué que, dès que naît une petite fille, on emmaillote ses petits pieds avec des bandages serrés qu’on change quand il le faut afin d’empêcher les pieds de grandir. Mais ses réflexions sur la question proposèrent un nouveau point de vue sur une coutume dont on avait déjà beaucoup parlé : « Les femmes de tous les milieux restent presque tout le temps chez elles. Leurs pieds sont si petits qu’ils ne peuvent les porter bien loin et cela rend moins pénible leur obligation de rester à la maison16. »
22Si les femmes de bonne famille — y compris celle qu’on voulait prétendument lui donner pour épouse — ont le teint pâle, celui des autres « tire plutôt sur le vert olive ». Ces dernières, dit-il, « prennent soin de se maquiller de blanc et de rouge, chose qu’elles font très bien17 ». Sur ce point, il a beau affirmer qu’il ne parle que de ce qu’il a entendu dire, il semble qu’il connaissait bien les bas-fonds de Pékin :
On pourrait penser que, dans une ville si peuplée, beaucoup de personnes des deux sexes sont sans travail. Et pourtant, je crois qu’il y en a moins que dans la plupart des autres villes du monde, y compris celles qui sont plus petites que Pékin. Afin d’éviter autant que possible les pratiques troublant l’ordre public, le gouvernement a eu l’idée de permettre, ou du moins de tolérer, les activités des prostituées en certains lieux bien précis des banlieues. Les prostituées sont entretenues par les propriétaires des maisons dans lesquelles elles habitent, mais on ne leur permet pas de flâner au dehors. On m’a dit que ces dames de plaisir ont toutes leur propre appartement et que sur leur porte sont inscrits, en caractères bien lisibles, le prix de chacune d’elles, et aussi la description de sa beauté et de ses qualités. Le client les paie directement. Tout cela fait en sorte que toutes ces affaires se passent sans bruit à l’intérieur de ces maisons et sans tapage dans le quartier18.
23John Bell ne fait aucun commentaire sur la prostitution masculine à Pékin, phénomène dont avaient parlé certains observateurs du XVIe siècle, comme Matteo Ricci. Il se pourrait qu’après avoir conquis la Chine en 1644, les Mandchous, un peu plus puritains, aient interdit de telles activités, ou qu’ils les aient du moins expulsées des rues. Mais peut-être était-ce dû plus subtilement à la diffusion d’une nouvelle perception chez les Occidentaux, qui considèrent dorénavant les Chinois comme des hommes en général « quelque peu oisifs et efféminés19 », pour reprendre l’expression de John Bell lui-même.
24Dans l’ensemble, il n’avait que de bonnes choses à dire des Chinois et il lui semblait que les perspectives commerciales et diplomatiques étaient bonnes. En affaires, les Chinois étaient honnêtes et ils faisaient leurs transactions dans le plus strict respect de l’honneur et de la justice. Bien entendu, bon nombre d’entre eux étaient des fripons très adroits dans l’art de l’escroquerie, mais c’était parce qu’ils avaient vu de nombreux Européens se montrer aussi habiles qu’eux dans cet art-là. Selon John Bell, on pouvait facilement acquérir des rudiments de chinois suffisants pour la conversation de tous les jours, car la nature monosyllabique de cette langue en facilitait l’apprentissage, mais il admettait cependant qu’il aurait fallu beaucoup de travail et de talent pour en apprendre autant qu’un lettré chinois. Il y avait d’excellentes occasions de faire le commerce du thé, de la soie, du damas, de la porcelaine et du coton, car les Chinois « ont une patience admirable pour ce qui est de la finition de tout ce qu’ils entreprennent ». Quant aux affaires militaires, il valait mieux laisser la Chine tranquille, concluait-il : « Je ne connais qu’une nation qui pourrait arriver à conquérir la Chine, et c’est la Russie. » Malgré son isolement, la Chine aurait pu être attaquée par la mer, depuis le sud-est, mais comment un souverain européen pouvait-il « trouver approprié de troubler sa propre tranquillité et celle d’un peuple aussi puissant, qui entretient des relations pacifiques avec ses voisins et qui semble satisfait de l’étendue de son empire20 » ?
25Vu les commentaires que John Bell fait à propos de la Chine, on aurait peut-être été moins étonné que ne le furent ses voisins écossais de le voir, des années après son retour en Europe, chevaucher dans les landes inondées de pluie de son Écosse natale enveloppé dans les robes chinoises qu’il avait ramenées de son voyage avec l’ambassade russe. La publication de ses Mémoires était très attendue et quand ils parurent dans leur forme définitive, en 1763, leur succès était déjà assuré, car ils avaient été commandés à l’avance par un bon nombre de personnages éminents.
26Le commodore George Anson visita la Chine en 1743 et il quitta le pays en entretenant sur le gouvernement et le peuple chinois des vues diamétralement opposées à celles de John Bell. Il faut reconnaître que la visite d’Anson se déroula dans un contexte complètement différent de celle de Bell. John Bell, Ecossais ambitieux issu d’une famille modeste, servait dans l’escorte d’un grand personnage en ambassade dans la capitale chinoise et il n’avait pas de responsabilité personnelle quant à ce qui pouvait arriver sur un plan plus global. George Anson, lui, venait d’une famille puissante et influente — un de ses oncles était président de la Haute Cour de justice d’Angleterre — et il était responsable de l’équipage de ses navires et du galion espagnol qu’il venait de capturer. Sa part de butin s’élèverait à un demi-million de livres sterling. Qui plus est, George Anson, à la différence de John Bell, n’était pas le bienvenu sur les côtes de Chine, alors que John Bell, lui, l’était.
27George Anson représentait la nouvelle confiance en soi d’une Angleterre expansionniste, pleine d’assurance, belliqueuse, prête à condamner rapidement les faibles et intolérante à l’égard de tout retard. Il n’avait pas pris le commandement du Centurion, bâtiment de guerre avec soixante canons, sous d’heureux auspices. Il avait perdu trois de ses six navires en passant le cap de Bonne-Espérance et, au moment de chercher un abri dans le port de Canton, en amont de Hong-Kong et de Macao, il ne lui restait que 335 hommes sur les 961 qui avaient quitté l’Angleterre avec lui. La capture, le 20 juin 1743, du galion qui retournait tous les ans de Manille à Acapulco, témoignait de son audace et de ses qualités de marin, mais elle avait laissé le Centurion gravement endommagé et il n’était plus en état de naviguer. Aussi, quand le 14 juillet il s’approcha de Canton en remorquant sa prise, il a cru, semble-t-il, que ses problèmes se termineraient là. Malheureusement, ils venaient juste de commencer.
28George Anson pensait que, puisqu’un navire de guerre ne faisait pas de commerce, non seulement il n’aurait rien à payer, mais que les Chinois devraient en plus lui fournir l’aide et le ravitaillement nécessaires et lui accorder, en tant que commandant du navire, une entrevue avec le vice-roi. Aussi, quand les fonctionnaires chinois lui firent savoir qu’aucun navire n’était dispensé de payer les droits, qu’on l’empêcherait de passer et que le vice-roi était trop occupé (et qu’il faisait trop chaud) pour le recevoir, George Anson continua quand même à remonter la rivière vers Canton, guidé par un pilote chinois qu’il avait menacé de pendre à la vergue du navire s’il ne lui obéissait pas. Évidemment, les autorités chinoises ne firent rien pour l’aider et elles s’opposèrent à toutes ses demandes. À la fin du mois de septembre, il n’avait encore reçu ni ravitaillement ni réponse à sa demande d’entretien avec le vice-roi. L’un de ses officiers, qui s’était aventuré à terre, avait été volé et battu et les Anglais s’étaient fait dérober un mât de hune de réserve qu’ils avaient laissé sur le pont du Centurion. Le commodore Anson commença alors à perdre patience21.
29Son récit est plein des misères que cette situation leur imposait et il reflète clairement sa conviction que seuls le courage et l’intransigeance lui permettraient d’arriver à ses fins et de remettre ses bateaux en route. Mais ce sont les conclusions qu’il tire à propos des Chinois qui firent la plus forte impression, surtout parce qu’il abandonne la comparaison entre les cultures européenne et chinoise, qu’on trouvait dans tous les récits occidentaux, depuis Galeote Pereira jusqu’à Domingo Navarrete. Le commodore Anson prétend être conscient du fait qu’il est peut-être impossible à un Européen qui ne connaît pas les coutumes chinoises d’analyser ce qui pousse les Chinois à agir comme ils le font, mais cela ne l’empêche pas d’avoir ses propres idées sur la question : « En fait, ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que, en ce qui concerne la ruse, le mensonge et l’appât du gain, il est difficile de trouver plus forts que les Chinois. Quant à la façon dont ils combinent tout cela et arrivent à s’en servir dans une situation particulière, elle dépasse la compréhension d’un Occidental22. »
30Pour appuyer ses jugements, George Anson rapporte la liste des pratiques malhonnêtes d’approvisionnement auxquelles il fut soumis, depuis les canards et les poulets pleins de pierres et de gravier jusqu’aux cochons gonflés d’eau. Il termine en écrivant que ces exemples montrent quelles sont les manières de faire de cette célèbre nation, si souvent proposée en modèle au reste du monde. Et, comme pour conforter ses dires, il rapporte que l’interprète qu’il avait engagé — et qui s’avéra prêt à tromper à la fois les siens, les Chinois, et les Anglais, ses employeurs temporaires — avoua que les Chinois ne pouvaient rien contre leur malhonnêteté, car elle était innée. George Anson note que cette réponse lui fut donnée avec des mots anglais mais suivant une syntaxe chinoise (ce qu’on appela plus tard le « pidgin »), selon une façon de parler qui commençait à se répandre partout où il y avait des marchands occidentaux en Chine. Jusque-là, les Occidentaux avaient l’habitude de noter ce que leur disaient les Chinois dans un anglais courant et familier, qui faisait écho au débit naturel de la langue chinoise. Quand George Anson écrit « homme chinois très grand coquin vraiment, mais habitude, pas pouvoir rien faire », il note peut-être en effet ce qu’on lui dit, cependant il marque aussi un tournant décisif dans la façon de représenter la Chine23.
31Il ne fait que de brefs et dédaigneux commentaires sur les défenses militaires chinoises qu’il observa autour de Canton et il remarque sarcastiquement que même l’armure dont les Chinois font grand étalage n’est pas métallique, mais faite d’une sorte de papier brillant. La lâcheté des habitants et l’absence de réglementation militaire adéquate condamnent la Chine à subir non seulement les attaques de n’importe quel État puissant, mais aussi les ravages des petits conquérants. Néanmoins, c’est la nature de l’industrie chinoise et son manque de créativité qui attire le plus son attention : « même si l’habileté artisanale semble être la compétence la plus répandue en Chine, leur talent n’est en fait que de deuxième classe et ils se font largement dépasser par les Japonais. [...] Ils excellent surtout dans l’imitation et ils travaillent par conséquent dans un manque de génie, qui est le sort de tous les imitateurs serviles24. »
32George Anson n’a pas trouvé les Chinois plus avancés dans le domaine des beaux-arts : « Peut-être peut-on affirmer avec certitude que les défauts qu’on voit dans l’art chinois viennent d’une tournure particulière des gens, chez lesquels on ne trouve rien qui soit grandiose ou plein de vigueur25. » Finalement, même l’écriture chinoise, qu’on a tellement vantée, est loin de mériter d’être mise sur un piédestal, car elle n’est que le fruit de l’obstination et de l’absurdité. Comme George Anson nous l’explique, tandis que le reste du monde s’affaire à apprendre des alphabets pleins de bon sens, les Chinois, eux, montrent bien leur obstination : « La lecture et la compréhension de ce qui est écrit ne se font que dans des ténèbres infinies et dans la confusion, car le rapport entre ces signes et les mots qu’ils représentent ne peut être consigné par écrit et doit donc être transmis oralement de génération en génération. »
33Ces commentaires ne viennent pas d’une réflexion sur les traditions littéraires et culturelles de la Chine, mais se fondent plutôt, ainsi qu’Anson le souligne, sur la façon dont les interprètes et intermédiaires qu’il avait à sa disposition s’y étaient pris pour résoudre les problèmes qu’il avait eus avec les autorités Qing : « Ceux qui ont déjà eu l’occasion de voir les changements que subissent les communications verbales quand elles sont transmises à travers trois ou quatre intermédiaires verront sans beaucoup de peine combien cela peut s’avérer incertain dans une situation complexe26. »
34Personne avant lui n’avait tenu des propos aussi bizarres, à savoir que la langue chinoise elle-même était en quelque sorte une habile supercherie qui avait fini par déconcerter les Chinois, tout autant que ceux qu’ils tentaient de tromper. En fait, si le récit de George Anson n’avait été très populaire et très largement diffusé en Europe après sa publication en 1748, et s’il n’avait influencé plusieurs grands penseurs parmi lesquels on trouve Montesquieu et Herder, il serait certainement resté une simple curiosité historique.
35Lord George Macartney était l’un de ceux qui avaient un exemplaire du livre d’Anson dans leur bibliothèque personnelle. Il alla en Chine en 1793 au nom de la Compagnie des Indes orientales et du roi George III. À cause de sa formation intellectuelle impeccable, Lord Macartney était vraiment la personne toute désignée pour tenter de faire une synthèse raisonnable des vues si différentes de John Bell et de George Anson. Il avait fait ses études au Trinity College à Dublin et il avait pour amis Edmund Burke, Voltaire, Samuel Johnson et Joshua Reynolds. Il avait accompagné des missions diplomatiques délicates dans la Saint-Pétersbourg de Catherine la Grande et il avait aussi été gouverneur de la Grenade — où il avait subi l’humiliation d’être fait prisonnier par les Français en 1779 —, puis gouverneur de Madras de 1780 à 1786. Lord Macartney avait lu Anson et peut-être aussi Bell (bien que le nom de Macartney ne figure pas sur la liste des souscripteurs du livre de Bell). Il avait lu l’histoire de la Chine en quatre volumes du jésuite français Jean du Halde, publiée en 1735, et les réflexions philosophiques faites sur la Chine par Leibniz et Voltaire. Lord Macartney avait servi à la cour de Catherine la Grande, admiratrice inconditionnelle de la culture chinoise, et il avait visité la réplique exacte d’une petite ville chinoise qu’elle avait fait construire27.
36Lord Macartney avait donc été mis en contact avec un grand nombre d’opinions et de sources d’information, favorables aussi bien que défavorables, et il était plutôt enclin à voir la Chine d’un œil sympathique, comme on peut en juger par les remarques qu’il nota dans son journal peu après son arrivée en Chine, au début d’août 1793. Regardant depuis le pont les marins chinois qui déchargeaient les cadeaux et les bagages qu’il avait apportés, il trouva qu’ils étaient très forts et qu’ils travaillaient bien, en chantant et en poussant de grands cris, qu’ils étaient très ordonnés, intelligents, ingénieux et pleins de ressources, et qu’ils savaient se débrouiller. Chacun d’eux avait l’air de savoir quoi faire et prenait part au travail. Les femmes chinoises lui paraissaient aussi être en bonne santé et pleines d’énergie :
Elles se déplaçaient avec tant d’agilité qu’on aurait cru qu’elles n’avaient pas les pieds bandés selon la coutume chinoise. On dit, en fait, que ces pratiques sont maintenant moins fréquentes dans les provinces septentrionales qu’ailleurs, et ce, surtout parmi les classes plus populaires. Ces femmes ont la peau très tannée, mais n’ont pas les traits déplaisants. Elles portent leurs cheveux, qui sont toujours noirs et rêches, bien tressés, et elles s’attachent les tresses sur la tête avec une épingle à cheveux. Les enfants, eux, sont très nombreux et presque nus.
37Lord Macartney écrit, comme pour récapituler ces dernières impressions :
J’ai été tellement frappé par leur apparence que je pouvais à peine m’empêcher de m’exclamer avec Miranda, dans La Tempête de Shakespeare :
Oh, merveille !
Combien il y a ici de gracieuses créatures !
Comme l’humanité est belle ! Oh, brave nouveau monde
Dans lequel il y a de telles gens28 !
38Lord Macartney avait apporté à l’empereur Qianlong des Qing de nombreux cadeaux de la part de George III. Il y avait des télescopes, un planisphère, des globes célestes et terrestres, une grande lentille, des baromètres, des lustres, des horloges, des carabines à air comprimé, de belles épées, des vases du Derbyshire, des figurines de porcelaine et un carrosse29. Il demanda à l’empereur de bien vouloir faire d’importantes concessions : lever les restrictions sur le commerce avec Canton et mettre fin au monopole qu’y exerçait le petit groupe de marchands chinois que le gouvernement des Qing avait autorisé à faire du commerce avec l’Occident. Il demanda à l’empereur d’ouvrir plusieurs ports au commerce avec l’Angleterre et de laisser s’y installer des Anglais, de signer des accords à long terme sur les tarifs douaniers et de permettre à l’Angleterre d’ouvrir une ambassade permanente à Pékin. Ces demandes n’étaient pas différentes de celles qu’avait faites l’ambassade d’Izmaïlov soixante-treize ans auparavant. Mais Lord Macartney représentait la couronne d’Angleterre et il se considérait comme le défenseur de la fierté nationale britannique. C’est ainsi que, à bien des égards, et surtout quand il refusa de se soumettre à ce qu’il ressentait comme une humiliation, les prosternations du koutou, par exemple, il ressemblait plus à George Anson qu’à Izmaïlov.
39Reflétant ses préoccupations premières, une grande partie du récit de Lord Macartney est consacrée à l’explication méticuleuse des problèmes qu’il eut avec les fonctionnaires chinois et mandchous au sujet du koutou jusqu’à ce qu’il parvienne finalement à un compromis acceptable. À ce qu’il rapporte, c’est le 15 août 1793 que les fonctionnaires chinois soulevèrent la question pour la première fois, usant d’insinuations et d’habiles subterfuges, ce qu’il ne put s’empêcher d’admirer :
Ils commencèrent par orienter la conversation sur les différentes coutumes vestimentaires de par le monde puis, après avoir fait mine d’examiner la nôtre en particulier, ils eurent l’air de trouver la leur bien préférable. Car leurs vêtements étaient amples, sans nœuds ni attaches, rien n’empêchant ou ne gênant les génuflexions et les prosternations que tout le monde, dirent-ils, devait faire à chaque fois que l’empereur paraissait en public. C’est pourquoi ils avaient peur que nos jarretières et les boucles de nos culottes nous gênent aux genoux et ils nous conseillèrent de les enlever avant de nous rendre à la cour30.
40Tout cela commença à ennuyer Lord Macartney et son escorte, bien que plusieurs mandarins de haut rang et d’une « souplesse merveilleuse » leur eussent montré comment on faisait ce koutou31. Ils ne parvinrent à un accord qu’après des semaines de querelles. Lord Macartney accepta finalement de s’agenouiller sur un seul genou et de saluer en inclinant la tête — les fonctionnaires voulaient une génuflexion complète sur les deux genoux — et les deux parties se mirent d’accord pour que Lord Macartney ne baise pas la main de l’empereur32.
41Quand il fut finalement reçu par le vieil empereur Qianlong, âgé de quatre-vingt-trois ans, qu’il lui offrit ses cadeaux et qu’il lui présenta ses demandes pour changer les conditions régissant le commerce entre leurs deux pays, il n’obtint que des réponses polies mais vagues. Cela ne le découragea pas tout de suite, comme on le voit à ce qu’il écrivit de l’empereur dans son journal : « Il a une allure très digne, il est affable et n’est pas hautain, il nous a reçus gracieusement et de manière satisfaisante. C’est un vieux gentilhomme très bien, encore en bonne santé et plein de vigueur, et on dirait qu’il n’a pas plus de soixante ans33. » John Bell avait aussi utilisé le mot « affable » pour décrire Kangxi, le grand-père de Qianlong. Lord Macartney s’était décidé, semble-t-il, à utiliser ce mot à cause de la façon dont l’empereur avait traité George Staunton, le jeune page âgé de douze ans, qui avait passé les longs mois du voyage à apprendre le chinois avec un précepteur. Lors de l’audience officielle, le page fit à l’empereur un petit discours en chinois qui impressionna Qianlong. L’empereur sortit alors de sa ceinture une bourse brodée qu’il donna au jeune garçon.
42Mais, malgré ce qu’il écrit dans ces passages et beaucoup d’autres remarques flatteuses envers la Chine qu’on trouve çà et là dans son journal, Lord Macartney en était venu à éprouver, vers la fin de sa visite, un sentiment de méfiance et d’épuisement qui frisait l’antipathie à l’état brut. Il s’était rendu compte que les Chinois n’avaient pas apprécié la curiosité sincère qu’il manifestait envers leurs us et coutumes, que cette curiosité avait au contraire conduit les Chinois à le soupçonner d’avoir des desseins dangereux. Il savait que les Chinois l’observaient de très près et qu’ils observaient aussi, « avec une indiscrétion et une jalousie qui dépassaient tout ce qu’on a pu lire de l’histoire de la Chine », les coutumes, les habitudes de l’ambassadeur et de son entourage, tout ce qu’ils faisaient, même les choses les plus triviales. Quand Lord Macartney montra à un ministre Qing de haut rang qu’il connaissait bien certains aspects de l’histoire de la Chine, il comprit que le ministre n’appréciait pas son savoir, mais s’étonnait plutôt de sa curiosité. Et les Chinois déclarèrent que la soif de connaissances des Anglais était impertinente et ne leur servirait à rien. Dans une expression qui devint plus tard célèbre, Lord Macartney compare la Chine des Qing à un vieux vaisseau de guerre, excellent mais délabré, qui, ayant longtemps écrasé ses voisins par sa taille et par son apparence, est désormais condamné par des dirigeants ineptes à se fracasser sur la côte34.
43Lord Macartney gardait quand même l’esprit suffisamment ouvert pour s’apercevoir que, dans les quelques endroits comme Canton où les deux peuples étaient en contact, lAngleterre ne faisait rien pour améliorer la situation :
Nous gardons le plus possible nos distances envers eux. Nous nous habillons d’une façon on ne peut plus différente de la leur. Nous ignorons tout de leur langue (qui, je crois, ne doit pas être très difficile, puisque le petit George Staunton a depuis longtemps appris à la parler et à l’écrire avec beaucoup d’aisance, ce qui nous a beaucoup aidés en maintes occasions). Nous dépendons par conséquent entièrement des quelques Chinois qui sont à notre service, de leur bonne foi et de leur nature accommodante, alors qu’ils ne peuvent comprendre qu’à moitié ce qu’on leur dit dans le charabia qu’on utilise pour leur parler. J’imagine que Pan-ke-qua ou Mohammed Soulem n’iraient pas bien loin s’ils essayaient de faire des affaires à la Bourse royale affublés de robes longues, de bonnets et de turbans, et ne parlant que chinois ou arabe35.
44Se remémorant les entretiens qu’il avait eus avec Qianlong et ses ministres, les négociations interminables et les dépenses colossales d’une ambassade qui n’avait en fin de compte servi à rien, Lord Macartney ajouta ce commentaire sur cet empereur de Chine qui vivait depuis déjà si longtemps : « J’ai donc vu le “roi Salomon dans toute sa gloire”. J’ai choisi cette expression, car elle me rappelle un spectacle de marionnettes de ce nom que j’ai vu dans mon enfance. Il m’avait tellement impressionné que je pensais alors que c’était vraiment une représentation des plus hauts degrés de grandeur et de félicité humaines36. »
45En rapprochant l’imposante image de Salomon de celle plutôt dépréciative d’une marionnette, Lord Macartney donne un air de comédie à cette rencontre entre l’Orient et l’Occident, faisant ainsi un parallèle avec les observations de John Bell. Ailleurs dans son récit, Lord Macartney se souvient qu’au début de sa mission on lui montra une affiche imprimée dans la ville de Tianjin, au nord, sur laquelle on donnait en chinois la liste des cadeaux qu’il avait apportés pour l’empereur. Cette étrange liste avait circulé dans toute la ville après l’arrivée de son bateau à Tianjin. On y apprenait que les cadeaux des Anglais comprenaient :
Plusieurs nains ou petits bonhommes qui ne faisaient pas douze pouces de haut, mais qui avaient la forme et l’intelligence de grenadiers ; un éléphant pas plus gros qu’un chat et un cheval de la taille d’une souris ; un oiseau gros comme une poule, qui se nourrit de charbon de bois et en dévore cinquante livres par jour ; et, finalement, un oreiller magique sur lequel on s’endort dès qu’on pose la tête et qui transporte instantanément et sans aucune fatigue à l’endroit lointain dont on a rêvé, que ce soit Canton, Formose ou l’Europe37.
46Cet exemple nous montre le gouffre qui s’était creusé entre la Chine et ceux qui la visitaient, un abîme qui rendait toute entente profonde vraiment problématique. Le commerce international et la diplomatie restaient des affaires d’une grande importance, mais ce nouveau contexte les réduisait, et cela apparemment par consentement mutuel, à des absurdités sans importance.
Notes de bas de page
1 Navarrete, Travels, t. II, p. 218.
2 John E. Wills, Jr., Embassies and Illusions: Dutch and Portuguese Envoys to K’ang-hsi, 1666-1687, Cambridge, 1984, chap. 6.
3 Ibid., p. 208-209.
4 Ibid., p. 212-213.
5 John Bell, A Journey from St. Petersburg to Pekin, 1719-1722, présenté par J. L. Stevenson, Édimbourg, 1965, p. 12-20.
6 Ibid., p. 115.
7 Ibid., p. 116-117.
8 Ibid., p. 125-126.
9 Ibid., p. 135.
10 Ibid., p. 134.
11 Ibid., p. 155.
12 Ibid., p. 143-144.
13 Ibid., p. 146.
14 Ibid., p. 152.
15 Ibid., p. 183.
16 Ibid., p. 184.
17 Ibid., p. 183.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 169.
20 Ibid., p. 181-186.
21 George Anson, A Voyage Around the World in the Years 1740-1744, présenté par Glyndwr Williams, Londres, 1974, p. 347-349 et 352-354.
22 Ibid., p. 351-352.
23 Ibid., p. 355-356 et 361.
24 Ibid., p. 366-367.
25 Ibid., p. 367.
26 Ibid., p. 367-368.
27 Lord George Macartney, An Embassy to China, Being the Journal Kept by Lord Macartney During his Embassy to the Emperor Ch’ien-lung, 1793-1794, présenté par J. L. Cranmer-Byng, Londres, 1962, p. 42; Barbara Widenor Maggs, Russia and « le rêve chinois »: China in Eighteenth Century Russian Literature, Voltaire Foundation, Oxford, 1984, p. 133.
28 Macartney, Journal, p. 2, 72 et 74.
29 Pour les cadeaux, ibid., p. 79, 96, 99 et 123.
30 Ibid., p. 84-85.
31 Macartney, Journal, p. 90.
32 Ibid., p. 119. Pour plus de détails sur ce compromis et les autres dimensions du rituel, voir Joseph Esherick, « Cherishing Sources from Afar », Modem China, vol. 24, no 2, 1998, p. 135-161.
33 Macartney, Journal, p. 123.
34 Ibid., p. 212-213.
35 Ibid., p. 210.
36 Ibid., p. 124.
37 Ibid., p. 114.
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