Chapitre 2. Voyageurs du xvie siècle
p. 35-55
Texte intégral
1Les premiers contacts entre l’Occident et la Chine eurent lieu au XIIIe siècle pendant la domination mongole en Asie centrale et en Chine, favorisés par le zèle des marchands européens et par l’élan religieux des croisades. La propagation de la peste noire dans les années 1340, la chute de la dynastie mongole en Chine en 1368 et la consolidation du pouvoir ottoman sur la plus grande partie du Proche-Orient mirent fin à ces échanges. Les explorations maritimes dans l’océan Indien et le long de la côte orientale de l’Afrique que la Chine entreprit sous le règne (1402-1424) de l’empereur Yongle des Ming auraient pu rétablir les relations commerciales avec l’Occident, mais ces grands voyages furent interrompus dans les années 1440 pour des raisons économiques. L’expansion commerciale et missionnaire de l’Europe, quant à elle, gardait toujours pour point de mire la route des Indes, mais elle fut détournée pendant un certain temps vers les Amériques, à cause d’erreurs de calcul géographiques, et tout contact avec la Chine cessa.
2Au tout début du XVIe siècle, les voyages de Magellan et de Vasco de Gama amenèrent les Portugais à Macao, au bord de l’empire chinois. Les Espagnols atteignirent aussi l’Extrême-Orient, mais à partir de leurs nouvelles possessions américaines, et ils installèrent un comptoir à Manille, aux Philippines. C’est là que ces deux nations conquérantes débattirent de l’application au Pacifique et aux îles des épices de l'Asie du Sud-Est de la « ligne de marcation » délimitant leurs zones d’activités respectives dans l’Atlantique, telle qu’elle avait été tracée à l’origine par le pape au traité de Tordesillas de 1492. Pendant ce temps, missionnaires et marchands de ces deux pays commencèrent à explorer les côtes chinoises et, pour la première fois depuis deux cents ans, l’Europe se remit à recevoir des informations sur la société et le gouvernement chinois.
3Cette nouvelle époque ne commença pourtant pas d’une manière très favorable. Au début du siècle, les Portugais commerçaient paisiblement et avec profit avec les Chinois et ceux-ci leur avaient donné la permission d’envoyer une ambassade à Pékin pour discuter de nouvelles perspectives commerciales. Mais leur travail fut saboté par un de leurs propres capitaines, Simão de Andrade, qui agressa verbalement et physiquement quelques fonctionnaires chinois le long de la côte. Quand l’empereur de Chine eut vent de l’affaire, il renvoya les membres de l’ambassade portugaise à Canton, où il les fit emprisonner et torturer et il interdit aux Portugais de continuer à faire du commerce avec la Chine. C’est alors que commença une période de contrebande le long des côtes du Fujian, ce qui mena en 1549 à de nouvelles représailles de la part du gouvernement chinois et à la capture de deux caravelles portugaises dont la plupart des membres d’équipage furent massacrés, les autres étant emprisonnés à Fuzhou, la capitale du Fujian.
4À la suite d’un long procès — et de quelques exécutions supplémentaires —, les Portugais qui restaient furent séparés et envoyés en exil dans différentes régions de la Chine du Sud. Parmi eux se trouvait Galeote Pereira, soldat et marchand portugais. En 1553, il réussit à acheter sa liberté grâce à des intermédiaires portugais et chinois et, quelques années plus tard, il écrivit un récit de ses expériences, en donnant un aperçu des coutumes de la Chine et de son gouvernement. En 1561, ce récit parvint au collège de Goa, où les élèves le recopièrent et l’envoyèrent en Europe, en appendice au rapport annuel sur la mission jésuite en Inde. Il fut ensuite traduit en italien et en anglais1.
5Étant donnés la nature extrêmement pénible des expériences de Galeote Pereira et le fait qu’il ignorait tout de la langue chinoise, son récit ne pouvait être que fragmentaire et parfois inconsistant. Il est pourtant important et instructif, car c’est le premier rapport détaillé qu’un Occidental n’appartenant pas au clergé rédigeait sur la Chine depuis le temps de Marco Polo. Galeote Pereira précise dans son récit à quel moment il rapporte ses expériences personnelles et à quel moment il ne fait que raconter par ouï-dire. Ainsi, il indique clairement, dans sa description de Pékin et de Nankin, qu’il n’a pas visité le centre et le nord de la Chine et que son récit se base sur les livres et les histoires des voyageurs d’autrefois. Son analyse des responsabilités de chacun dans l’organigramme de la bureaucratie provinciale chinoise est plutôt schématique, mais, quand il traite de son expérience en prison — qu’il s’agisse des conditions dans lesquelles les prisonniers dormaient, serrés les uns contre les autres dans une sorte de lourde cage ou charpente de bois qui rendait tout mouvement impossible, ou encore des effets des coups du lourd bambou fendu sur la peau nue —, les mots si directs qu’il utilise alimentèrent les descriptions qu’on fit plus tard de la cruauté chinoise, un élément qui persista longtemps dans la perception occidentale de la Chine. Galeote Pereira décrit ainsi comment on les battait : « Leurs fouets sont en bambou qu’on a fendu au milieu de telle façon qu’ils n’ont pas l’air acérés. Celui qui va être fouetté est à plat ventre par terre. [...] Dix coups font beaucoup saigner, vingt ou trente font de la peau un gâchis total, cinquante ou soixante prennent longtemps à guérir et, si on en reçoit cent, on ne peut plus être soigné — voilà ce qui arrive à quiconque n’a rien pour soudoyer ses bourreaux2. »
6Le récit de Galeote Pereira ne traite pas seulement de ces aspects rébarbatifs de la Chine : il observe ce qui se passe autour de lui et il parle d’une façon qui nous touche par sa franchise peu commune. C’est en tant que soldat expérimenté qu’il remarque l’absence d’artillerie sur les remparts de la ville et qu’il conclut qu’il serait probablement facile à des troupes européennes bien entraînées de conquérir la Chine. C’est en tant qu’ingénieur qu’il mesure soigneusement les blocs de pierre utilisés pour construire les ponts et les routes et qu’il évalue la nature exacte de la construction. C’est en tant que marchand qu’il prend note des rivières et des centres de pisciculture, des coûts relatifs de toute une série de denrées alimentaires allant des oies et de la viande de bœuf aux chiens et aux serpents, et aussi des ponts de péniches et des façons que les Chinois ont de collecter les droits de passage. Il remarque que les marchands chinois préfèrent vivre dans les banlieues en dehors des grandes villes, afin d’éviter les couvre-feux rigoureux qui y ont cours, et il prend note du nombre considérable de marchandises et de services qu’offrent au porte à porte les colporteurs et les artisans. Étant croyant, il approuve ce qu’il a appris de l’existence de maisons de repos et d’hôpitaux pour les aveugles, les malades et les handicapés, qui seraient subventionnés par le gouvernement, ainsi que l’absence de mendiants dans les rues ; mais il se demande quand même si les Chinois ne prennent pas à la légère leurs croyances religieuses. Il en conclut que la propagation de la foi chrétienne aurait beaucoup plus de succès que celle de l’islam si seulement les missionnaires occidentaux permettaient aux Chinois qui se convertissent au christianisme de continuer à manger du porc et à boire de l’alcool. Enfin, ce qui est le plus surprenant, c’est qu’il fait l’éloge de la justice chinoise, et ce malgré la sévérité des châtiments et le fait qu’il en ait été lui-même victime (quoiqu’on ait fait plus tard preuve de clémence en sa faveur).
7Galeote Pereira compare favorablement la flexibilité du système judiciaire chinois avec la loi romaine et avec ce à quoi on pouvait s’attendre à l’époque en Europe, ce qui introduisit en Occident une approche comparative de la culture chinoise qui allait devenir un aspect central de la pensée occidentale. Il introduit ce concept d’une manière convaincante :
En ce qui concerne l’interrogation publique du témoin, non seulement cela évite de faire dépendre la vie et l’honneur d’un homme du seul serment d’un autre homme, mais aussi, puisque ces salles d’audience sont toujours remplies de gens qui peuvent entendre ce que les témoins disent, [...] les procédures judiciaires ne peuvent être falsifiées, comme cela se passe parfois chez nous, où ce que disent les témoins n’est entendu que par le juge d’instruction et par le notaire, d’où le pouvoir que peut avoir l’argent3.
8Galeote Pereira précise cette idée en parlant de ses propres expériences et en se demandant comment un Chinois aurait fait dans de pareilles circonstances en Occident :
N’importe où que l’on se trouve dans le monde chrétien, si des inconnus comme nous avaient été accusés d’un quelconque méfait, je ne sais pas quel sort on aurait réservé à ces innocents. Alors que nous autres, dans ce pays païen, avec deux des hommes les plus importants de la ville contre nous, et ayant besoin d’un interprète car nous ne connaissions pas la langue du pays, nous avons finalement réussi à voir nos adversaires jetés en prison, déshonorés et déchus de leurs fonctions pour avoir entravé la justice4.
9D’autres traits de cette société ont particulièrement frappé Pereira : le ramassage méticuleux des excréments — ceux des humains comme ceux des animaux — dans les villes chinoises, la façon hygiénique de manger avec deux baguettes de bois et la manière de pêcher avec des oiseaux attachés au maître à qui ils ramènent leurs prises. L’extraordinaire densité de la population le surprend aussi et il en fait une description saisissante : « Il y a tant de monde partout qu’on voit souvent une multitude d’enfants surgir d’un arbre, d’un endroit d’où on ne se serait pas attendu à voir sortir quiconque5. » Mais si un certain côté de l’ordre social chinois l’impressionne — car aucune attitude soupçonneuse, aucun propos perfide n’est longtemps toléré —, les foules de curieux ont aussi un côté menaçant, qui donne à Galeote Pereira et à ses amis l’impression d’être écrasés par la multitude des gens qui venaient les voir. Ses expériences en prison ou bien des rumeurs qui lui seraient parvenues lui font ajouter encore à sa description de la société chinoise : « Le plus grand reproche qu’on aurait à leur faire est la sodomie, un vice de la pire sorte et pourtant très commun, un vice à quoi même les meilleurs ne semblent point trouver à redire6. »
10C’est ainsi que Galeote Pereira introduisit de nouveaux thèmes dans les discussions sur la Chine, bien que, comme Marco Polo, il soit passé à côté de plusieurs sujets qu’on se serait attendu à le voir aborder. Comme Marco Polo, il ne mentionne ni le thé ni l’imprimerie, ni la façon d’écrire des Chinois, et il ne remarque pas les pieds bandés des Chinoises. Et cela même si, selon ce qu’il raconte, alors qu’il était à Fuzhou avec les autres captifs, on les emmena de nombreuses fois de tous les côtés, dans les palais, pour les exhiber à des aristocrates et à leurs femmes. Il note cependant d’autres choses ; par exemple, il écrit qu’il a vu et entendu assez de prostituées chinoises pour savoir qu elles jouent très bien du luth.
11Parmi ceux qui lurent avec intérêt le récit de Galeote Pereira se trouvait le frère dominicain Gaspar da Cruz. Après un an au Cambodge comme missionnaire, da Cruz passa quelques semaines à Canton en décembre 1556 et il se décida à écrire un récit de ses expériences et de ses impressions. Quelque temps avant de terminer son manuscrit, il lut ce qu’avait écrit Pereira et il écrivit avec générosité que, considérant que Pereira était un gentilhomme de bonne foi, quelqu’un qui ne mentait pas, lui-même avait beaucoup emprunté à son récit7. Da Cruz est mort dans sa Lisbonne natale en février 1570, alors qu’il tentait de secourir les victimes de la peste, et ses mémoires sur la Chine furent publiés le même mois, lui garantissant au moins une certaine gloire posthume. C’est à cet humble frère dominicain, pense Charles Boxer, que revient l’honneur — si c’est le mot qui convient — d’avoir écrit le premier livre sur la Chine publié en Europe8.
12Gaspar da Cruz s’était donné pour but, comme il l’écrit dans le prologue de l’ouvrage qu’il nomme son Traité, de décrire la Chine le plus fidèlement possible à partir de ses expériences personnelles et de celles de Galeote Pereira, afin de pouvoir la faire figurer sur la liste des pays où ses compagnons dominicains — tout comme les franciscains et les jésuites — avaient depuis peu converti tant de gens. Les Chinois, note-t-il, offrent d’incroyables perspectives à ceux qui veulent propager la foi chrétienne : « Parce que, parmi tous les peuples que j’ai mentionnés, les Chinois dépassent tous les autres par leur population, par l’immensité de leur royaume, par l’excellence de leur système politique et gouvernemental, par l’abondance et la richesse (non pas en termes de matières précieuses comme l’or ou les bijoux, mais plutôt en termes de produits qui répondent avant tout aux besoins du corps)9. »
13Gaspar da Cruz pensait qu’il fallait attribuer un certain crédit à son témoignage, à cause de l’habitude qu’avaient beaucoup de ses contemporains de ne pas se fier aux récits de voyage — et surtout pas à ceux qui traitaient de la Chine —, qu’ils tenaient pour de grossières exagérations. « La Chine est bien plus que ce qu’elle paraît et ce qu’on y voit fait une impression très différente de ce qu’on a entendu dire ou de ce qu’on a lu à son égard ; c’est ce que moi-même et d’autres avons conclu après avoir vu comment était la Chine. Il faut la voir et non pas seulement en entendre parler, car entendre parler de la Chine ne vaut pas avoir vu la Chine10. »
14La finesse des observations que Gaspar da Cruz tire d’un si court séjour est vraiment étonnante. Même en ce qui concerne ce qu’avait déjà remarqué Galeote Pereira, da Cruz a des choses nouvelles à présenter aux lecteurs européens. Il remarque que ceux qui font le ramassage des excréments transportent tout cela dans des cuves aux parois extérieures immaculées afin d’atténuer les odeurs et qu’ils troquent souvent en chemin les légumes qu’ils ont cultivés avec cet engrais contre un nouveau chargement. Les prostituées chinoises sont souvent aveugles et elles doivent vivre en dehors des murs de la ville (Marco Polo l’avait aussi remarqué). Elles habitent dans certaines rues à part et leurs proxénètes doivent les déclarer aux autorités. En général, elles ont été vendues par leur mère à un maître, qui se charge de leur faire enseigner la musique et le chant. Gaspar da Cruz nous décrit comment on met un anneau au cou des cormorans qu’on utilise pour pêcher et comment on leur fait régurgiter leur prise. Il explique en détail comment on se sert des baguettes comme s’il s’agissait de longs ongles, d’ailleurs prisés par certains riches, qui les gardent très propres.
15Il rapporte aussi beaucoup d’aspects de la vie chinoise qui n’avaient pas encore été portés à l’attention des Occidentaux. Il nous montre comment sont habillées les batelières et comment vivent ces femmes fortes et indépendantes qui conduisent leurs bateaux le long des quais de Canton. Il nous parle des couveuses artificielles et des méthodes locales d’élevage des canards, de la joie que procurent les rossignols en cage, qui chantent quand on les garde séparés mais dans des cages proches l'une de l’autre, ou encore de la façon qu’ont les marchands de remplir d’eau et de sable leurs poulets — vendus au poids — pour en tirer meilleur profit, des querelles entre particuliers au cours desquelles on se tire les cheveux, et de l’imprimerie, qui existe en Chine depuis plus de neuf cents ans. Le sens esthétique de Gaspar da Cruz le porte à s’intéresser à la musique chinoise, que la plupart des Occidentaux n’ont jamais apprécié. Il trouve que les litanies que chantent les prêtres chinois idolâtres sont très mélodieuses et que la musique chinoise est en général très harmonieuse. Quant aux pièces de théâtre chinoises, il les dit très bien jouées et réalistes.
16Gaspar da Cruz donne des détails précis et clairs sur trois aspects significatifs de la vie chinoise que ni Marco Polo ni Galeote Pereira n’avaient mentionnés : le bandage des pieds, la langue et le thé. Il pense qu’on bande les pieds des femmes pour des raisons surtout esthétiques : « Les femmes, sauf celles qui vivent le long des côtes et dans les montagnes, ont en général le teint blanc et sont très distinguées et certaines ont le nez et les yeux bien proportionnés. Depuis leur tout jeune âge, on leur bande les pieds pour qu’ils ne grandissent pas et on fait cela parce que les Chinois pensent que les femmes qui ont des petits nez et des petits pieds sont des femmes de bonne famille. C’est donc une coutume des classes aisées et non pas des basses classes11. »
17Pour ce qui est de la langue, il explique comment il s’est rendu compte que les caractères chinois n’étaient pas des lettres qu’on écrivait les unes à côté des autres, comme en Occident, mais des mots écrits du haut vers le bas, en colonnes, chaque caractère (il y en a à peu près cinq mille, écrit-il) représentant un mot. Il note que chaque caractère peut être lu par tout le monde, sans égard à la prononciation locale. « Ce qui m’avait toujours laissé perplexe était désormais clair12 », ajoute-t-il, le chinois ne se révélant pas si bizarre que cela après tout.
18Voici ce qu’il dit à propos du thé : « Quand quelqu’un se rend dans une famille d’un certain prestige, la coutume veut qu’on lui offre une sorte d’eau chaude qu’on appelle cha, qu’on lui sert dans une tasse de porcelaine apportée sur un beau plateau. Ce cha qu’ils ont l’habitude de boire est rougeâtre et très thérapeutique, et c’est un mélange d’herbes un peu amères13. »
19Gaspar da Cruz se rendait compte que la médaille avait un revers et il n’oublia pas de le mentionner. Il décrit d’une manière aussi frappante que l’avait fait Galeote Pereira les châtiments corporels qu’on administrait aux prisonniers avec des bâtons de bambou aussi gros que la jambe d’un homme et qu’on avait fait tremper dans l’eau pour pouvoir les battre plus cruellement. Il trouve les séquelles du châtiment tout aussi terribles, qui laissaient les cours des bureaux de l’administration pleines de sang. Il remarque comment les huissiers qui administrent le châtiment corporel traînent ensuite les détenus jusqu’à la prison par un pied, comme des moutons, et que les mandarins ne montrent aucune compassion, mais discutent entre eux en mangeant, en buvant, et en se curant les dents. Comme Galeote Pereira, Gaspar da Cruz pense que le « vice contre nature » est courant chez les Chinois et qu’il n’est aucunement condamné. Mais, selon lui, c’est tout simplement parce que personne ne leur a jamais dit que c’était un péché.
20Galeote Pereira et Gaspar da Cruz avaient beau obéir à des motivations d’ordre commercial et religieux, comme Marco Polo et le frère Odoric quelque deux cent cinquante ans auparavant, ils contribuèrent néanmoins à apporter beaucoup de nouveaux éléments à la représentation qu’on avait de la Chine. Et, comme le romancier Jehan de Mandeville qui avait autrefois fabriqué toute une histoire imaginaire à partir des informations qu’il avait sur la Chine, il revint ensuite à Mendes Pinto, aventurier et écrivain portugais du XVIe siècle, d’embellir les récits lus et entendus. Pinto, contrairement à Mandeville, était allé en Extrême-Orient. Il ne se rendit probablement jamais en Chine, mais on dispose de nombreux témoignages suggérant qu’il aurait visité le Siam, la Birmanie, et aussi le Japon, à plusieurs reprises entre 1537 et 1558. Il entreprit dans les années 1560 la rédaction de Pérégrination, son énorme manuscrit, et il le termina vers 1578 ; le livre ne fut toutefois pas publié avant 1614, soit trente ans après la mort de son auteur14. Il se peut que Mendes Pinto se soit inspiré non seulement des mémoires de son compatriote Galeote Pereira, mais aussi de l’homme lui-même. Car on savait certainement à l’époque que dans les années 1540 l’aventurier Pereira, en plus de faire du commerce le long des côtes chinoises, s’était battu aux côtés d’autres mercenaires portugais contre le Pegu (dans la région qui correspond à la Birmanie actuelle), pour le compte du roi du Siam. On devait aussi savoir que Pereira avait assisté à l’exhumation du corps du missionnaire jésuite François Xavier, puis aux cérémonies de sa béatification. De nombreux passages parmi les plus frappants et les plus détaillés du livre de Mendes Pinto traitent justement des guerres entre le Siam et le Pegu, de même que des dernières années et de la mort de François Xavier15.
21Les voyages de Mendes Pinto en Chine occupent à peu près 120 des 520 pages de son livre. Leur description est un mélange de faits tirés de Galeote Pereira et de Gaspar da Cruz, et de pures inventions. Son récit de ce que les autorités chinoises lui ont fait subir en prison après son arrestation reprend ce qu’avait écrit Pereira, jusque dans les moindres détails. Il en est de même de son exposé sur le mode de vie des Chinois, qu’il copie directement de Gaspar da Cruz sans excuse ni commentaire. Mendes Pinto ne fait que répéter les descriptions méticuleuses que da Cruz fait des multitudes de canards que les Chinois élèvent et envoient par bateau jusqu’à leurs mares à canards et de la minutie avec laquelle ils ramassent le moindre déchet humain pour l’utiliser comme engrais16. De prime abord, son attaque ironique du « péché contre nature » que commettent les Chinois pourrait, semble-t-il, ne constituer qu’un amalgame de ce qu’on trouve dans Gaspar da Cruz et Galeote Pereira, cependant il est clair qu’il s’agit aussi d’une critique des religieux en général, car ce péché est « non seulement chez eux publiquement autorisé, mais encore est tenu dans la doctrine de leurs prêtres pour une grande vertu17 ».
22Pour ce qui est de la nourriture et des merveilles de la Chine, Mendes Pinto puise aussi dans Galeote Pereira et Gaspar da Cruz, néanmoins ce qui distingue son style de celui de ses prédécesseurs, c’est qu’il abandonne leur sérieux et se prend au jeu de la parodie. Quand il commence sa description des entrepôts de denrées alimentaires et des bouchers qui coupent, salent et fument toutes sortes de choses délicieuses, on dirait qu’il incarne l’authenticité documentaire. La singularité croissante des viandes que coupent les bouchers chinois éveille pourtant la méfiance du lecteur. On les voit préparer d’abord du jambon, du porc, du lard, des canards et des oies, puis des grues, des outardes, des autruches, du gibier, du bœuf, du buffle, du tapir, du yack, du cheval, du tigre, du chien, du renard et la viande de toutes sortes d’animaux18. Ces procédés narratifs sont courants dans l’œuvre de Mendes Pinto, pourtant il réussit quand même à étonner le lecteur en terminant sur une note plus logique et finit presque par nous convaincre qu’après tout, il a vu tout ce dont il parle. À propos de la viande de chien, par exemple, il nous dit avoir vu des tas de pots remplis de peaux d’oranges séchées, qu’ils utilisent dans les tavernes bon marché pour enlever la mauvaise odeur caractéristique de la viande de chien quand on la fait bouillir, pour en améliorer la texture ramollie et pour en raffermir la chair19.
23Rebecca Catz a montré, dans une édition critique très soignée de Pérégrination, parue récemment, que Mendes Pinto fait parler quatre personnes qui se relaient à différents moments dans le livre. Le premier narrateur est un observateur honnête et digne de foi ; le second est candide, légèrement benêt, et le lecteur doit comprendre que ses remarques ont une portée ironique ; le troisième, lui, est un héros, un patriote défenseur de la foi chrétienne toujours prêt à distribuer des coups de bâton au nom d’une vérité supérieure ; et le dernier est un héros picaresque qui prend part d’une manière déguisée aux actes les plus odieux de ses protagonistes. Rebecca Catz croit que Mendes Pinto veut faire de son livre une satire qui vise à dénigrer les institutions de son Portugal natal et à discréditer la mentalité de croisade encore courante parmi les expansionnistes portugais. Vu sous cet angle, le livre n’est plus, selon elle, une simple aventure ou une histoire à dormir debout, mais un texte subversif qui se jouait de ses compatriotes et s’attaquait aux fondements mêmes de sa société. Les passages sur la Chine sont présentés comme une sorte de satire utopique dont l’effet repose sur le stratagème de l’observateur innocent qui voyage de par le monde et découvre des civilisations supérieures à la sienne. Les Chinois ont beau être païens, ils sont néanmoins bien en avance sur les Occidentaux de leur temps en ce qui concerne la pratique des valeurs morales20.
24Il se pourrait bien que le passage le plus subtil, le plus complexe du point de vue historiographique et le plus curieux, moralement parlant, soit celui dans lequel Mendes Pinto examine les différentes formes de protection sociale qu’assure l’État chinois — chose que Marco Polo avait déjà remarquée presque trois siècles auparavant. Dans ce passage, Mendes Pinto promène le lecteur d’une manière implacable au milieu de toutes sortes de souffrances humaines, si bien qu’il est impossible de savoir exactement où finit la compassion et où commence la parodie. Ce sont d’abord les orphelins, abandonnés par leurs parents, mais élevés par des nourrices et envoyés dans des écoles spéciales où on leur enseigne à lire et à écrire et où on leur apprend un métier. Puis ce sont les enfants aveugles, que les propriétaires de minoteries font travailler sur des machines qu’on actionne à la main sans avoir besoin de voir ce que l’on fait. Quant à ceux qui sont trop infirmes pour pouvoir travailler à la minoterie, on les envoie chez des cordiers et des vanniers tresser des cordes et des paniers. On envoie ceux qui n’ont plus l’usage de leurs mains faire le tour des marchés avec un couffin sur le dos, afin qu’ils y offrent un service de transport. Ceux qui ne peuvent utiliser ni leurs mains ni leurs pieds, on les place dans des bâtiments « semblables à des monastères », où ils prient pour les morts et partagent avec les prêtres l’argent qu’on leur donne. On frôle vraiment la satire quand apparaissent les sourds-muets qui, comme on nous l’apprend, sont payés avec de l’argent qu’on prend aux femmes sans vergogne qui se déshonorent en public. De leur côté, les vieilles prostituées affligées de maladies incurables sont entretenues grâce à un impôt spécial que paient les prostituées plus jeunes et en meilleure santé. On nourrit les orphelines grâce aux amendes infligées aux femmes prises en flagrant délit d’adultère. Et on subvient aux besoins des hommes démunis avec des fonds collectés auprès des avocats qui persistent à vouloir présenter des causes injustes devant le tribunal et auprès des juges que le clientélisme ou les pots-de-vin poussent à entraver le processus judiciaire21.
25À un moment donné, Mendes Pinto fait apparaître un personnage du nom de Vasco Calvo, qui aurait été exilé à l’extérieur de Pékin et que Pinto aurait rencontré durant ses voyages. Ce Vasco Calvo vivait en Chine depuis vingt-sept ans, depuis la première ambassade désastreuse de Tomé Pires en 1517. Si Mendes Pinto construit vaguement son histoire d’après celle d'un Vasco Calvo qui a réellement existé, ce marchand portugais prisonnier des Chinois qui écrivit la première lettre sur la Chine qu’on vit en Occident, il donne à son Vasco Calvo une toute nouvelle vie : il en fait un homme marié à une Chinoise et élevant leurs quatre enfants — deux garçons et deux filles — dans une maison située près de celle de ses beaux-parents. Il présente cette famille sino-portugaise comme un modèle d’harmonie domestique, d’ordre et de ferveur religieuse, où l’on prie tous les soirs le Dieu chrétien dans le petit oratoire de la famille, qu’on garde fermé mais bien entretenu dans une aile de la maison. Ce spectacle donna les larmes aux yeux à Mendes Pinto et à ses compagnons, écrit-il, et ils quittèrent cette famille impressionnés par ce qu’ils avaient vu22.
26Pour autant qu’on le sache, ce genre de petite famille chrétienne mixte menant une vie retirée n’existait pas alors en Chine, ni en 1544, période dont Mendes Pinto fait une description aux allures documentaires, ni dans les années 1570, quand il écrivit ce passage. Mais en 1583, l’année de sa mort, l’existence d’un tel ménage devenait pour le moins possible, car c’est cette année-là que le jésuite Matteo Ricci et son compagnon implantèrent la première mission catholique fondée en Chine depuis celle des franciscains un peu plus de deux cents ans auparavant et ils commencèrent petit à petit à convertir un certain nombre de Chinois, des hommes tout autant que des femmes.
27La description que fit Matteo Ricci de son travail en Chine allait ouvrir à ses lecteurs européens de nouvelles perspectives sur les réalités de la société chinoise, teintées il est vrai d’une certaine nostalgie et d’un peu d’exagération. Matteo Ricci naquit en 1552 à Macerata, en Italie, et il fit ses études au collège jésuite de Rome qui, à l’époque, était probablement la meilleure école de sciences et de mathématiques en Europe. Il y reçut une formation générale, en latin, en théologie, en géographie et en mnémotechnique, considérée à l’époque comme un domaine important. Grâce aux théories de mémorisation et de catégorisation par associations mentales alors en vogue, Panigarola, l’un de ses professeurs, aurait été capable de se souvenir de cent mille images mentales. Matteo Ricci entra dans la Société de Jésus et fut envoyé à Goa, sur la côte occidentale de l’Inde, où s’était nichée une enclave catholique près du comptoir que les Portugais venaient d’y créer. En 1582, il fut transféré à Macao, à l’extrémité de la Chine méridionale et, après y avoir suivi un cours intensif de chinois, il entra en Chine en 1583 et fonda une petite communauté près de Canton23.
28Matteo Ricci passa le reste de sa vie en Chine, d’abord dans le Sud, puis à Nankin sur le Yangzi, et finalement à Pékin, où il mourut en 1610. Aucun Occidental n’était jamais parvenu à accumuler ne serait-ce qu’une fraction des connaissances qu’il possédait sur la Chine, sa culture, sa langue et sa société. Moins d’un an après son arrivée en Chine, il se rendit compte que, pour convertir les Chinois au christianisme, il lui faudrait d’abord prouver à l’élite chinoise la supériorité de la culture occidentale. C’est pourquoi, dès que son niveau de chinois le lui permit, il dessina une carte du globe commentée pour montrer à cette élite chinoise quel haut niveau avaient atteint la géographie et l’astronomie occidentales, de plus il écrivit un livre sur l’amitié pour leur faire comprendre à quel point la morale interpersonnelle était développée en Occident. Il écrivit aussi un manuel sur la théorie de la mémoire pour expliquer aux Chinois comment les Occidentaux organisaient leurs connaissances et il fit une traduction — qu’un collaborateur chinois l’aida à terminer — des premiers chapitres de la Géométrie d’Euclide. Finalement, Matteo Ricci rédigea avec soin toute une série de dialogues religieux entre un prêtre catholique et un lettré chinois afin de montrer la supériorité de la tradition spirituelle occidentale et de faire voir comment s’établit l’équilibre entre logique et foi qui en forme le noyau.
29On ne connaît les premières vues de Matteo Ricci sur la Chine qu’à travers les lettres qu’il envoya à sa famille et à ses supérieurs jésuites, mais après sa mort ses collègues trouvèrent deux longs manuscrits qu’il avait laissés. L’un décrit et analyse la culture et la société chinoises, l’autre est un résumé de l’histoire de la mission jésuite en Chine et du rôle que Matteo Ricci y joua. Sur son lit de mort, il avait détruit un troisième manuscrit, son journal spirituel. Les deux manuscrits qui nous restent furent édités par ses collègues jésuites, traduits en latin et publiés en Europe en 1616. Ils devinrent tout de suite une source importante pour l’étude et la description de la Chine.
30Matteo Ricci nous montre la Chine sous un jour très favorable, comme ceux qui en avaient parlé avant lui. Quand on la compare avec les États morcelés de l’Europe d’après la Réforme — où la guerre de Trente Ans a éclaté en 1618, juste après les guerres de religion en France et aux Pays-Bas —, la Chine est un vaste pays unifié, où règne l’ordre, un pays dont l'unité est maintenue par une orthodoxie centralisatrice, le confucianisme. À propos de Confucius, Matteo Ricci écrit que, si on examine de façon critique ses actions et ses maximes telles qu’on les trouve dans les documents historiques, on est forcé d’admettre qu’il était bien à la hauteur des philosophes païens et qu’il était en fait supérieur à la plupart d’entre eux24. Il note que, bien que la Chine soit gouvernée à distance par des empereurs vivant comme des reclus, l’administration journalière du pays repose sur une bureaucratie professionnelle recrutée grâce à un système complexe d’examens hiérarchiques basés sur le mérite. La société chinoise est régie par un ensemble de lois qui réglementent rites et comportements et qui favorisent l’harmonie sociale. Les classes laborieuses savent rester à leur place, les mariages sont arrangés harmonieusement par les parents des jeunes gens et la coutume de bander les pieds des femmes les garde chastement à la maison. La langue classique chinoise est tellement difficile que les jeunes gens doivent consacrer à son apprentissage les années qu’ils auraient sinon consacrées à la licence à laquelle ils pourraient être enclins. La méfiance que les Chinois éprouvent à l’égard des étrangers peut facilement s’expliquer par une préoccupation pour leur sécurité nationale et par l’effet perturbant qu’ont les nouveaux arrivants et les marchands sur leur mode de vie traditionnel. Même la façon de boire des Chinois est si bien contrôlée qu’ils ne savent pratiquement pas ce que c’est que d’avoir la gueule de bois.
31Vu qu’il dressait un portrait favorable de la société et des mœurs chinoises, Matteo Ricci trouvait difficile d’expliquer pourquoi les Chinois résistaient tant aux appels de la religion chrétienne. Il signale plusieurs facteurs, l’un d’eux étant le rôle prédominant du bouddhisme en Chine, qu’il décrit comme un amalgame de superstitions primitives encouragées par des moines et des prêtres illettrés, souvent immoraux. Un autre a trait à la croyance profondément enracinée des Chinois dans l’astrologie, qui en était venue à remplacer l’astronomie scientifique comme principal moyen d’étudier le firmament. L’astrologie régentait aussi un grand nombre des décisions que les Chinois prenaient dans leur vie tant privée que publique. Le culte chinois des ancêtres, tout en empiétant sur les deux croyances précédentes, soulevait de nouveaux problèmes. Matteo Ricci passa de nombreuses années à méditer sur ces cérémonies et sur leur lien avec la conversion au christianisme. Il se rendit compte que la plupart des Chinois ne se décideraient jamais à se convertir si on leur demandait en retour d’abandonner le respect qu’ils portaient à leurs ancêtres. Il redéfinit alors le culte des ancêtres et en conclut que ces rites représentaient un hommage que les Chinois rendaient aux défunts, plutôt qu’une invocation religieuse dont ils profiteraient et dont ils tireraient avantage. Ce raisonnement pouvait, de par sa nature même, s’appliquer aux rites que les Chinois observaient au nom de Confucius. Les Chinois pourraient donc continuer à pratiquer ces rites, même après s’être convertis au christianisme (mais il faudrait toutefois les persuader de renoncer à leurs concubines avant de se convertir).
32En choisissant les caractères chinois qu’il allait utiliser pour traduire le concept du Dieu monothéiste des chrétiens, Matteo Ricci prit une autre décision très ingénieuse, quoique compromettante. Il décida que le mot de deux caractères Shangdi, dont le sens équivaut à peu près à « le seigneur de tous », ou encore « le souverain suprême », pourrait être utilisé dans ce nouveau contexte. Ce choix tenait en partie au fait que ce mot n’avait pas, dans son usage courant, la connotation religieuse qu’on lui donnait dans le christianisme. Matteo Ricci soutenait cependant que, dans des temps les plus anciens, les Chinois avaient connu le concept d’un seul vrai Dieu, mais qu’ils l’avaient perdu au XIIe siècle avec les réévaluations du passé que firent les néo-confucianistes, influencés par le bouddhisme. Ces réflexions le menèrent finalement à suggérer la création d’un nouveau mot — Tianzhu ou « Seigneur du ciel » — que pourraient utiliser les missionnaires et les chrétiens chinois afin d’éviter les connotations culturelles déroutantes de Shangdi25.
33On trouve peu de critiques à l’endroit des Chinois dans le long manuscrit de Matteo Ricci. Il émit néanmoins l’idée — et cela allait devenir plus tard un argument décisif — que la science chinoise s’était en quelque sorte laissé dépasser par celle de l’Occident parce qu’elle n’avait pas su donner toute sa mesure après avoir été un jour une part si forte de la culture. Les Chinois, écrit-il, n’ont aucune conception des règles de la logique et, par conséquent, la science de l’éthique n’est chez eux qu’une série de maximes et de déductions confuses. De la même façon, alors qu’ils étaient autrefois compétents en arithmétique et en géométrie, ils ont sombré dans la confusion en ce qui concerne l’étude et l’enseignement de ces matières. Il insinuait par là qu’avec un système logique plus rigoureux et un regain d’intérêt pour les mathématiques et les sciences, domaines où l’Occident pouvait justement être utile à la Chine, la situation s’améliorerait. La seule chose que Matteo Ricci reproche sévèrement aux Chinois dans ses manuscrits est ce dont Galeote Pereira et Gaspar da Cruz avaient parlé et ce que Mendes Pinto avait tourné en ridicule. Les hommes étaient trop attirés par les expériences homosexuelles et Matteo Ricci en voulait pour preuve les prostitués vêtus avec grand soin qu’on voyait dans les rues de Pékin. Par ailleurs, il évaluait à quarante mille le nombre de prostituées à Pékin - Marco Polo, dans son livre, en avait estimé le nombre à vingt mille. Comme Gaspar da Cruz, Matteo Ricci voyait ce genre de faiblesse d’une façon bienveillante : « Ils sont plutôt à plaindre qu’à blâmer et plus on les voit sombrer dans les ténèbres de l’ignorance, plus on veut prier avec ferveur pour leur salut26. »
34Les impressions généralement favorables que les catholiques occidentaux avaient de la civilisation chinoise persistèrent après la chute de la dynastie des Ming en 1644 ; elles furent reprises par beaucoup d’autres jésuites qui voyagèrent en Chine et s’y installèrent à la fin du XVIIe siècle, à l’époque de la nouvelle dynastie mandchoue des Qing. Les souverains Qing nommèrent des jésuites à des postes de hauts fonctionnaires au Bureau de l’astronomie de l’État, ils les prirent comme confidents impériaux et ils firent bon accueil aux nouvelles conceptions et techniques que ceux-ci apportaient — que ce soit dans le domaine de la médecine (la quinine), de la guerre (le coulage des canons), de l’astronomie (le système de Copernic) ou de la peinture (la perspective et le clair-obscur). En 1692, les jésuites obtinrent que la religion chrétienne soit tolérée dans toute la Chine et on leur permit de construire des églises dans la capitale et dans les provinces. Mais le fait que la Chine des Ming fût tombée aux mains des Mandchous laissait les Européens perplexes : car comment les Ming, si forts et si vertueux, avaient-ils pu se laisser conquérir si facilement par une troupe relativement peu nombreuse de chasseurs et de cavaliers illettrés descendus du Nord ? L’attitude des jésuites, qui poursuivaient leurs activités missionnaires auprès des élites chinoises, menaient un grand train de vie et étudiaient le chinois classique, suscitait elle aussi certains doutes. Qui plus est, ils utilisaient un mot qu’on pouvait considérer comme païen pour nommer le seul vrai Dieu et ils continuaient à soutenir que le culte des ancêtres et les rites confucéens n’avaient pas de but religieux, alors qu’on avait de plus en plus de preuves du contraire27.
35L’une des attaques les plus virulentes contre les jésuites vint du fougueux dominicain espagnol Domingo Navarrete. Navarrete, né en 1618, arriva en Chine en 1659 après avoir été pendant longtemps en poste au Mexique et aux Philippines. Il apprit le chinois, puis vécut et travailla en Chine de 1659 à 1664, année où il fut arrêté et interrogé avec d’autres missionnaires catholiques lors d’une campagne d’arrestation des missionnaires étrangers menée par les Qing. Il resta convaincu jusqu’à la fin de sa vie que c’étaient les intrigues et les ingérences politiques des jésuites en Chine qui lui avaient valu de telles misères. Après une longue incarcération avec les autres missionnaires à Canton de 1666 à 1669, Domingo Navarrete rentra en Europe, où il arriva en 1672 après un voyage cauchemardesque, plein de tempêtes et d’aventures. Ces expériences difficiles ne tempérèrent pourtant pas son affection pour la Chine et il écrivit que, quand le bateau sur lequel il se trouvait arriva à Lisbonne, il portait encore sa robe chinoise28.
36Pendant un certain temps, Domingo Navarrete exerça de fortes pressions sur Rome pour que les pratiques élitistes et accommodantes des jésuites soient dénoncées, puis il retourna à Madrid où, entre 1674 et 1677, il écrivit deux imposants volumes sur ce qu’il avait vu en Chine. Son Tratados et son Controversias renferment à eux deux près d’un million de mots. À la demande des jésuites, l’Inquisition ordonna un examen de son Tratados. Quand Navarrete, au tempérament toujours aussi impétueux, apprit la chose, il amena lui-même une copie de son livre aux bureaux de l’Inquisition et demanda de qu’on les brûle, lui et son livre, sur la place publique. Quant à son Controversias, il prétendit que les jésuites interdisaient l’impression des épreuves. Il n’obtint jamais de la censure l’approbation du texte intégral ; il fallut en retrancher les passages les plus polémiques pour que le livre soit enfin publié.
37Dans ses livres, Domingo Navarrete réserve aux jésuites ses attaques les plus dures. Il insiste sur le fait que, dans ses moments les plus difficiles, les jésuites n’ont montré à son égard ni charité ni considération. En comparaison, les soldats mandchous — les « Tartares » comme il les appelait, suivant l’usage habituel — faisaient preuve d’une grande amabilité et se comportaient toujours bien, avec calme et courtoisie, tout comme les Chinois qu’il avait rencontrés. Leurs bonnes manières jetaient la honte non seulement sur les jésuites, mais aussi sur les habitants de son pays natal, l’Espagne. Navarrete reprit les remarques de saint Augustin et écrivit que les païens et les gentils donnaient l’exemple aux fidèles chrétiens. Il comprenait parfaitement la dimension comparative de ce qu’il écrivait et il expliqua ses intentions en détail dans le premier paragraphe de son Tratados : en s’appuyant sur l’autorité de saint Thomas, qui définissait comme « Barbares » les peuples qui n’étaient « régis ni par la raison ni par les lois », il jugea « que les Noirs [Négritos] des montagnes des îles Philippines, les Chichumecos du Mexique, les peuples des îles Nicobar, de Madagascar, de Poulo Condore, et ainsi de suite, et les autres peuples près du détroit de Dryan sont des Barbares dans le sens le plus strict du mot. Quant aux Chinois, Tartares, Japonais et autres peuples d'Asie, ils n’en sont pas, car ils vivent tous dans l’ordre et le bon gouvernement et ils sont régis par des lois qui conviennent à la raison29. » Même les peuples les plus civilisés font des choses bizarres, écrit Domingo Navarrete. Les Japonais s’ouvrent le ventre avec leur épée, les Chinois portent les cheveux courts et se moquent de ceux qui ne le font pas, et les Espagnols adorent se battre corps à corps avec un taureau fou furieux. C’est pareil en ce qui concerne les pratiques sexuelles. « En Europe, il y en a qui croient que la fornication n’est pas un crime et d’autres, parmi lesquels les Chinois et les Japonais, pensent la même chose de la sodomie30. »
38Domingo Navarrete fait l’éloge de la Chine, qui est pour lui la partie la plus noble de l’univers, et son centre, l’empire le plus glorieux, à tous égards, sur lequel le soleil ait jamais brillé. Il semble avoir approuvé à peu près tout ce qui était chinois. Il admire l’ingéniosité des artisans, qui trouvent des solutions à tout, le fait que les écoliers chinois n’ont que huit jours de congé par an et pas de vacances du tout, et même la nature bienfaisante de l’urine chinoise, qui fait pousser ce qu’on plante, alors que l’urine européenne brûle et détruit toutes les plantes. L’habitude qu’ont les Chinois de ne jamais siffler les femmes contraste avec les railleries et les remarques insolentes des foules vulgaires d’Europe et lui plaît beaucoup. De même que la saveur du tofu, surtout quand il est légèrement frit dans de l’huile de sésame. Il apprécie aussi le bon gouvernement, la tranquillité, l’aisance et la propreté des prisons en Chine. Il trouve les baguettes pratiques et aime la simplicité du couvert à table, ce qui évite d’avoir à laver nappes et serviettes avec du savon ou de la lessive. Il apprécie la propreté de la glace dont on se sert pour préparer les boissons d’été, et même ce qu’il considère comme l’admirable coutume des pieds bandés : « La coutume d’emmailloter dans des bandages les pieds des femmes est très bonne, car elle force les femmes à rester à la maison. Cela serait tellement bien pour les femmes et pour leurs maris si cette coutume était aussi pratiquée partout ailleurs, et pas seulement en Chine31. »
39Le récit de Domingo Navarrete prend parfois Failure d’une parodie et se rapproche alors plus de celui de Mendes Pinto que de ceux de Galeote Pereira et de Gaspar da Cruz. Ainsi raconte-t-il d’un fonctionnaire chinois de haut rang, qui a soixante-dix ans mais qui est aussi actif que s’il en avait trente, qu’il mange chaque matin, pour son petit déjeuner, trente œufs et une cuisse de chien, et boit deux pintes de vin chaud. À l’occasion, l’horreur de ce qu’il a vu en Chine devient insupportable. Navarrete est encore tout bouleversé d’avoir vu un homme mourir après avoir été battu sur les testicules à nu, ou encore au souvenir d’une petite fille dont les parents ne voulaient pas et qu’ils laissaient mourir asphyxiée et affamée à côté d’eux, couchée sur des pierres dans la boue, ses petits bras et ses petites jambes tendus vers eux. Les pleurs de ce bébé lui fendaient le cœur, mais ils n’arrivaient pas à émouvoir ses parents, qui restaient de glace. Ces quelques exemples négatifs ne modifièrent cependant pas le jugement global de Navarrete, qui écrivait : « Grâce à Dieu, les Chinois ne savent pas ce qui se fait dans le monde chrétien, car s’ils le savaient, il ne s’en trouverait pas un seul parmi eux qui n’aurait envie de nous cracher à la face32. »
40Domingo Navarrete réintroduisit dans sa discussion de la Chine les questions économiques que Marco Polo et Galeote Pereira avaient abordées, mais il leur donna un tour nouveau. Il était plus impressionné par les possibilités qu’offrait la Chine dans la vente en gros de produits de fantaisie, plutôt que dans le commerce à petite échelle de marchandises très coûteuses : « Si on envoyait quatre gros galions dans les villes de Nankin, de Suzhou, de Hangzhou, et dans n’importe quelle autre ville comparable, on pourrait les charger de milliers d’objets curieux et de jouets que le monde admirerait et on en tirerait un gros bénéfice tout en les vendant à des prix raisonnables33. »
41Domingo Navarrete avait noté que les Chinois étaient de très habiles imitateurs et il fit remarquer qu’ils pourraient accaparer le commerce d’exportation occidental. « Les Chinois savent imiter avec beaucoup d’ingéniosité, écrit-il, ils ont reproduit à la perfection tout ce qu’ils ont vu apporté d’Europe. Dans la province de Canton, ils font des contrefaçons si parfaites qu’ils vont les vendre dans l’intérieur de la Chine comme des marchandises venant d’Europe34. » Bien que ces remarques fussent d’ordre économique, l’ecclésiastique Navarrete n’en avait pas moins soulevé le problème de la séparation du vrai et du faux et de la créativité authentique par rapport à ses variantes inférieures, question clé de la nature de la foi religieuse. Soumettre la Chine à ce genre de questionnement allait changer les paradigmes de ce qui avait été jusqu’alors une relation mutuellement bénéfique.
Notes de bas de page
1 Charles Boxer (dir.), South China in the Sixteenth Century: Being the Narratives of Galeote Pereira, Fr. Caspar da Cruz, O.P, Fr. Martin de Rada, O.E.S.A., Londres, The Hakluyt Society, 2e série, no 106, 1953, introduction.
2 Ibid., p. 18-19 ; p. 22-24 pour les conditions d’emprisonnement.
3 Ibid., p. 20.
4 Ibid., p. 20-21.
5 Ibid., p. 8.
6 Ibid., p. 16-17.
7 Ibid., p. 109-110.
8 Ibid., p. lxii.
9 Ibid., p. 55.
10 Ibid., p. 56-57.
11 Ibid., p. 149.
12 Ibid., p. 162.
13 Ibid., p. 140.
14 Fernao Mendes Pinto, Pérégrination, traduit et présenté par Robert Viale, Paris, La Différence, 1991.
15 Ibid., chap. 185-188 et chap. 215.
16 Ibid., chap. 97 et 98.
17 Ibid., chap. 99, p. 308-309.
18 Ibid., chap. 97 et 98.
19 Ibid., chap. 98.
20 Fernao Mendes Pinto, The Travels of Mendes Pinto, traduit et présenté par Rebecca D. Catz, Chicago, 1989, p. xv et xxiv.
21 Mendes Pinto, Pérégrination, chap. 112.
22 Ibid., chap. 116.
23 Jonathan Spence, The Memory Palace of Matteo Ricci, New York, 1984, et Jacques Gernet, Chine et christianisme : la première confrontation, Gallimard, Paris, 1991.
24 Matteo Ricci, China in the Sixteenth Century : The Journals of Matteo Ricci, 1583-1610, traduit et présenté par Louis Gallagher, New York, 1953, p. 30.
25 Paul Rule, Kung-tzu or Confucius? The Jesuit Interpretation of Confucianism, Sydney, 1986.
26 Spence, Memory Palace, p. 219.
27 George Dunne, Generation of Giants: The Story of the Jesuits in China in the Last Decade of the Ming Dynasty, Londres, 1962; Jonathan Spence, Emperor of China, Self-Portrait of K'ang-hsi, New York, 1974.
28 Domingo Navarrete, The Travels and Controversies of Friar Domingo Navarrete, 2 vol., traduit et présenté par J. S. Cummins, Londres, The Hakluyt Society, 2e série, no 118, 1960, t. I , p. xx-xxvi et t. II, p. 365, pour le débarquement.
29 Ibid.
30 Ibid., t. I, p. 147.
31 Ibid., t. II, p. 173.
32 Ibid., t. II, p. 176.
33 Ibid., t. I, p. 154.
34 Ibid.
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