Chapitre premier. Les mondes de Marco Polo
p. 17-33
Texte intégral
1La première œuvre occidentale à traiter principalement de la Chine soulève des questions qui, d’entrée de jeu, situent entre réalité et fiction le domaine des représentations de cette civilisation. En 1298, Marco Polo, alors en prison ou en résidence surveillée, aurait dicté son Livre des merveilles à un homme du nom de Rusticello. Ce livre, qui est aussi connu sous le titre Le Devisement du monde, prétend raconter les expériences de Marco Polo en Asie entre 1271 et 1295, mais il traite surtout des années 1275 à 1292, alors que Marco Polo vivait en Chine et travaillait pour Kublai Khan, le souverain mongol de la Chine. On y trouve un amalgame de faits avérés, de généralisations à partir d’informations parcellaires, d’exagérations, d’histoires peu vraisemblables rapportées de façon crédule et d’inventions pures et simples. Il en va de même des autres œuvres écrites avant et après celle de Marco Polo, mais la sienne est la première à avoir été écrite par un Occidental qui prétend examiner la Chine de l’intérieur. Qui plus est, l’intensité particulière du récit de Marco Polo a marqué la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui.
2Marco Polo n’a pas été le premier à écrire sur la Chine et les Chinois dans une langue européenne. Ce mérite revient plutôt au frère franciscain Guillaume de Rubrouck, envoyé en 1253 par le roi de France Louis IX (saint Louis) à la capitale mongole Karakorum, au nord-ouest de la frontière avec la Chine, pour gagner le khan Mongke à la cause chrétienne contre l’islam. Guillaume de Rubrouck ne se rendit pas en Chine même, mais lors de son séjour à Karakorum il nota tout ce que lui dirent les Chinois qui résidaient dans cette ville. C’est ainsi qu’il se rendit compte que les gens du Cathay1 qu’il rencontrait dans la capitale mongole étaient du même peuple que ceux que les Romains appelaient Seres, le « peuple de la soie », parce que la soie la plus fine venait de chez eux. Après avoir fait remarquer qu’il savait « de source sûre » qu’il y avait au Cathay une ville avec des murs d’argent et des remparts d’or, Guillaume de Rubrouck décrit ainsi les Chinois : « Les gens du Cathay sont d’une petite race et ils respirent lourdement par le nez en parlant. En général, tous les Orientaux n’ont qu’un petit orifice pour les yeux. Ils sont d’excellents artisans dans tous les domaines, leurs docteurs comprennent très bien l’efficacité des plantes médicinales et ils peuvent diagnostiquer judicieusement à partir du pouls1. »
3Guillaume de Rubrouck ajoute deux phrases tout aussi précises à propos de la calligraphie et du papier-monnaie chinois : « Au Cathay, la monnaie de tous les jours est en papier de la grandeur de la paume de la main, sur lequel on a imprimé des mots comme sur le sceau des Mongols. Ils écrivent avec un pinceau comme celui qu’utilisent les peintres et combinent en un seul caractère plusieurs lettres qui forment un mot2. »
4Ailleurs dans son récit, il se montre soudain sceptique envers les renseignements qui lui sont donnés sur la Chine. Il raconte une histoire selon laquelle, au Cathay oriental, il y a, au milieu de rochers qui s’élancent vers le ciel, des petites créatures velues qui ne peuvent pas plier leurs jambes et qu’on appâte avec du vin afin de pouvoir les piquer pour obtenir des gouttes de leur sang, duquel on tire ensuite une teinture d’un pourpre rare. Puis il répète par deux fois que c’est ce que lui a dit un prêtre du Cathay, mais qu’il n’a pas vu cela de ses propres yeux. Et pour ce qui est du pays voisin du Cathay où, une fois qu’on y serait entré, on garderait toujours le même âge, il dit qu’on a beau lui avoir rapporté cela comme véridique, il n’y croit pourtant point3. Le récit de Guillaume de Rubrouck est un rapport privé destiné à saint Louis et seuls trois manuscrits, des XIIIe et XIVe siècles, nous en sont parvenus. Ils se trouvent en Angleterre, probablement parce qu’ils impressionnèrent le philosophe anglais Roger Bacon, son contemporain. Même si Bacon s’est inspiré d’une version manuscrite de Rubrouck pour ses propres recherches, il est donc absolument impossible que Marco Polo ait pu, lui, y avoir accès.
5La Chine que Marco Polo fait connaître au monde dans son long récit est une dictature bienveillante, aux mœurs raffinées et au commerce florissant, fortement urbanisée, ingénieuse dans le négoce, mais faible sur le plan militaire. Que tout cela soit vrai ou non n’est que le début de l’énigme. En effet, il n’est pas même sûr que Marco Polo soit vraiment allé en Chine4. Est-ce qu’il parle de la Chine ou de quelque autre endroit ? Deux facteurs rendent la réponse difficile. D’abord, on a moins de renseignements sur la vie et l’éducation de Marco Polo que sur pratiquement n’importe quel autre auteur célèbre. Ensuite, nous ne possédons pas l’original de son livre, même si plus de quatre-vingts versions ont survécu au Moyen Âge dans nombre de bibliothèques et de collections, et il se pourrait qu’on en découvre d’autres. Il s’agit de copies d’un original perdu, de versions modifiées de ces copies, ou encore de traductions ou de versions abrégées5. Nous ne savons même pas avec certitude dans quelle langue fut rédigée la première version. C’était probablement dans un dialecte vénitien ou lombard, traduit par la suite en français italianisé, puis en latin. La difficulté qu’on a à trouver quoi que ce soit de précis sur Marco Polo ne fait qu’intensifier le mystère du texte. La seule preuve irréfutable qu’on ait de l’existence de Marco Polo lui-même réside dans le testament qu’il a dicté le 9 janvier 1323, en présence d’un prêtre et d’un notaire, alors qu’il était alité chez lui à Venise, gravement atteint par la maladie. Ce document nous indique qu’à cette époque sa femme Donata était encore vivante, ainsi que trois de ses filles, Fantina, Bellela et Moreta, cette dernière seule n’étant pas encore mariée. Ce testament nous montre un Marco Polo vivant dans l’aisance, sans être forcément riche, comme on peut le voir par ce qu’il laissa à sa famille et à des institutions religieuses de Venise. Un paragraphe du testament nous en dit plus à ce propos : « Je libère aussi Pierre le Tartare, mon serviteur, et je prie Dieu de libérer mon âme de tout péché et de tout sentiment de culpabilité. Je lui laisse tout ce qu’il a pu accumuler de par son travail personnel et, en plus, je lui lègue 100 lires vénitiennes6. » Cinq ans plus tard, la ville de Venise accordait à ce même Pierre tous les droits d’un citoyen vénitien, en considération de l’ancienneté de son établissement dans cette ville et de sa bonne conduite. Notons que la description de Pierre comme « Tartare » ne veut pas forcément dire que Marco Polo l’avait acheté en Extrême-Orient ou que Pierre était d’origine partiellement chinoise. On appelait Tartares à peu près tous les esclaves de Venise, qu’ils vinssent de la mer Noire ou d’ailleurs.
6On trouve de brèves allusions à Marco Polo dans deux autres documents juridiques : le testament de son frère cadet, Maffeo (qui semble avoir été plus riche que lui et qu’il nomma comme l’un des administrateurs de ses biens), et une plainte portée par Marco Polo contre un marchand qui l’avait escroqué du profit qu’il avait fait sur une demi-livre de musc. Marco Polo gagna le procès, avec les frais. Ces deux documents, ainsi que quelques autres, déclarent que Marco Polo est le fils de Niccolò Polo, mort en 1300, et le neveu d’un autre Maffeo, mort en 13187. Aucun de ces écrits n’indique, malgré les recherches approfondies faites par de nombreux chercheurs, un lien particulier de Marco Polo avec la Chine.
7Le fardeau de la preuve retombe donc sur le livre de Marco Polo. Et puisque l’original a été perdu, il nous faut accepter ce qui nous est dit dans le prologue le plus ancien qui nous reste, dans lequel un certain Rusticello de Pise affirme que l’ouvrage lui a été dicté par Marco Polo alors qu’ils étaient tous les deux en prison à Gênes en 1298. Cela serait plausible puisque Pise et la Venise natale de Marco Polo étaient en guerre contre Gênes à la fin du XIIIe siècle et que les hommes faits prisonniers par Gênes étaient souvent gardés dans cette ville pendant un certain temps, en attendant le paiement d’une rançon ou l’arrangement par voie diplomatique d’un échange de prisonniers. Une vingtaine d’années auparavant, il y avait à Pise un célèbre conteur de légendes arthuriennes du nom de Rusticello et, puisque le livre de Marco Polo tient beaucoup d’un roman d’aventure de l’époque, il est possible que l’auteur de ces légendes arthuriennes et celui du Livre des merveilles soient la même personne.
8Marco Polo devait probablement rédiger lui-même sa correspondance commerciale, mais il n’aurait pas eu d’expérience dans la rédaction de récits de voyage ni d’aucune autre sorte. À la fin du XIIIe siècle, savoir lire et écrire était loin d’être courant, même parmi les gens de bonne famille. Plusieurs versions du prologue du livre de Marco Polo commencent ainsi : « Grands princes, empereurs, rois, ducs et marquis, comtes, chevaliers et bourgeois ! Gens de toutes sortes et de tous rangs qui désirez vous instruire sur les différentes races de l’humanité et sur la diversité des multiples régions du monde, prenez ce livre et faites en sorte qu’on vous le lise8. » Cette introduction rappelle le début de nombreux romans courtois et elle devait être familière à ceux qui la lisaient comme à ceux qui l’écoutaient. Le style dans lequel Rusticello transcrit le récit reflète souvent les conventions du roman courtois, plutôt que ce à quoi l’on s’attendrait de la part d’un voyageur expérimenté comme Marco Polo. Par exemple, le récit contient de longs comptes rendus de sept des plus grands conflits de l’Extrême-Orient à l’époque de Marco Polo, mais ils sont tous écrits dans un style guindé, stéréotypé et répétitif, tandis qu’ils traitent de grands déploiements militaires vaguement définis et de monceaux de têtes et de membres coupés. Comme le font remarquer au XIXe siècle Yule et Cordier, grands spécialistes de Marco Polo : « Il nous est impossible de concevoir notre sobre et réservé messire Marco arpentant son donjon génois et se lançant sept fois de suite dans de telles envolées oratoires grandiloquentes, d’une manière suffisamment posée pour que le tout puisse être saisi par la plume du fidèle copiste9. »
9Le passage du livre où Marco Polo raconte ses bons coups sur le champ de bataille est, en comparaison, bien plus convaincant. Chaque détail semble y être à sa place. Le khan mongol est en train de demander à ses conseillers comment il pourrait venir à bout de la ville chinoise de Saianfu, qui résiste obstinément à ses armées. Ses généraux admettent qu’ils sont déconcertés, car les murs de Saianfu sont si solides qu’ils résistent à toute attaque et la ville continue de recevoir régulièrement des secours par la rivière. Or, Marco Polo, son père et son oncle assistent à la scène. Le récit se poursuit ainsi :
C’est alors que les deux frères et messire Marco le fils prirent la parole : « Grand prince, nous avons parmi nous des hommes capables de construire des mangonneaux [catapultes] qui peuvent lancer des pierres tellement grosses que la garnison ne pourra jamais y résister, mais se rendra sur-le-champ dès que les mangonneaux auront tiré sur la ville. »
Le khan leur demanda de faire fabriquer ces mangonneaux le plus rapidement possible. Messire Niccolò, son frère et son fils firent immédiatement apporter tout le bois de construction dont ils avaient besoin pour ce genre de travail. Ils ordonnèrent à deux des membres de leur suite, un Allemand et un chrétien nestorien, qui étaient des spécialistes de ce type de construction, de fabriquer deux ou trois mangonneaux capables de lancer des pierres de 300 livres [...].
Quand les machines furent apportées au camp, on les installa aussitôt, à la grande admiration des Tartares. Que devrais-je vous dire ? Quand les mangonneaux furent installés, on lança des pierres jusque dans la ville. Elles atteignirent les bâtiments de la ville, fracassant et pulvérisant tout avec un grand vacarme. Quand les citadins assistèrent à cette étrange calamité, ils furent si surpris et si consternés qu’ils ne savaient plus quoi dire ou faire [...].
Les hommes de la ville se rendirent et on leur imposa les conditions de la reddition. Tout cela grâce aux efforts de messire Niccolò, de messire Maffeo et de messire Marco. Et c’était une victoire importante, car cette région est l’une des meilleures que le grand khan possède et elle lui rapporte beaucoup10.
10Les événements que rapporte ce passage semblent pouvoir être documentés de façon très précise. Saianfu — ancien nom de la Xiang-yang d’aujourd’hui, dans le nord-ouest du Hebei, sur la rive sud de la rivière Han — est décrite dans des sources chinoises du XIVe siècle comme le site d’un siège prolongé par les armées du souverain mongol de Chine, Kublai Khan. La ville résista de 1268 à 1273 et sa défaite marque la première étape de l’effondrement de la dynastie des Song du Sud. Selon les sources chinoises, la ville fut contrainte de se rendre parce que Kublai Khan envoya chercher en Occident des ingénieurs spécialisés dans la construction et le fonctionnement de machines capables de lancer des pierres de 150 livres11.
11Malheureusement pour ce qui nous concerne, le siège se termina en 1273 alors que, selon les preuves dont nous disposons, il est impossible que Marco Polo soit arrivé en Chine avant 1274. Ensuite, selon le prologue du livre de Marco Polo, son père et son oncle avaient quitté Karakorum, la capitale de Kublai Khan, au plus tard en 1266, donc bien avant le début du siège, pour retourner à Venise après leur premier voyage en Asie. Notons cependant que, en contradiction avec ce prologue, l’un des plus anciens manuscrits qui ait survécu raconte que les deux frères Niccolò et Maffeo auraient, trois ans après le début du siège, conseillé Kublai Khan et supervisé la fabrication et le déploiement des mangonneaux qui causèrent la capitulation de la ville12. Mais il n’y est pas question alors de Marco Polo. Cette version ne dit pas non plus que deux techniciens occidentaux aidèrent à faire les plans et à fabriquer les mangonneaux. Il est difficile de savoir si Marco Polo a été délibérément omis de ce manuscrit parce que le copiste ou l’éditeur savait, pour une raison ou pour une autre, qu’il était impossible qu’il eût assisté à ce siège, ou si nous avons là une copie fidèle à l’original. Dans ce cas, bien que Marco Polo n’ait jamais dit qu’il avait pris part au siège, l’aurait-on rajouté par la suite pour rendre le récit plus vivant ?
12Les techniciens ne peuvent cependant pas être écartés de l’histoire aussi facilement que Marco Polo, car les sources asiatiques sont formelles : ils étaient là au moment du siège. Ces sources confirment que ces techniciens étaient originaires de régions situées à l’occident de la Chine, de ce que les Européens appelleraient le Moyen-Orient. Les sources chinoises nous fournissent même le nom de ces deux hommes, Alauddin de Miafarakain et Ismaël de Hérât. Des sources persanes déclarent que ces experts venaient de Damas (ou de Baalbek) et mentionnent qu’ils étaient trois13. Pour compliquer encore les choses, les sources chinoises et persanes attestent les unes comme les autres l’utilisation par les armées mongoles de ce genre de catapultes depuis l’époque de Gengis Khan, vers 1230. Pourtant, même s’il est impossible que Marco Polo ait assisté à la scène et même s’il s’en est faussement glorifié, lui et sa famille, sa description du siège est incroyablement précise. Il est tentant alors de présumer qu’il a pu disposer d’une source extérieure, orale ou écrite, mais nous n’en savons rien.
13Un autre aspect de ce problème d’authenticité a trait à la carrière de Marco Polo en Chine, durant ces dix-sept années, entre 1274 et 1291, au cours desquelles il aurait été au service de Kublai Khan. Le prologue de Rusticello nous apprend qu’alors qu’il était au service du khan Marco Polo apprit le mongol, la langue parlée et la langue écrite, et qu’il connaissait bien les « signes graphiques » de quatre autres langues. Marco Polo acquérant expérience et connaissances, le khan le chargea de missions officielles en des contrées de plus en plus éloignées. À un moment donné dans sa carrière, Marco Polo fit, selon Rusticello, une découverte essentielle :
Marco Polo avait remarqué que, quand les ambassadeurs du prince revenaient de leurs voyages dans différentes parties du monde, ils ne pouvaient rien lui dire d’autre que ce qui concernait les affaires qu’ils devaient traiter. Le prince les prenait alors pour des imbéciles et des balourds et il leur disait : « Je préférerais vous entendre parler des choses étranges et des mœurs des différents pays que vous avez visités, plutôt que de vous écouter me faire un simple compte rendu de votre mission. » Car il prenait grand plaisir à ce qu’on lui racontât ce qui se passait dans ces étranges pays. Par conséquent, Marco Polo se donna beaucoup de mal, lors de ses voyages, pour apprendre toutes sortes de choses à propos des pays qu’il visitait, afin de pouvoir ensuite les raconter au Grand Khan [...].
Quand il rentrait de mission, il se présentait devant l’empereur et, après lui avoir fait son rapport sur les affaires dont il avait été chargé et lui avoir expliqué comment il les avait menées à bien, il continuait et lui faisait, d’une façon agréable et intelligente, un compte rendu de toutes les nouveautés et choses étranges qu’il avait vues et entendues. Tant et si bien que l’empereur et tous ceux qui l’écoutaient furent surpris et dirent : « Si ce jeune homme vit longtemps, il deviendra certainement quelqu’un qui a de la valeur et du talent. » À partir de ce moment, on l’appela toujours messire Marco Polo, et c’est ainsi qu’on va désormais l’appeler nous aussi dans ce livre, comme il se doit14.
14Les faits en apparence précis auxquels il est fait référence ici ne font cependant l’objet d’aucun développement dans le long récit qui suit. Marco Polo ne donne pas de détails sur les affaires qu’il traitait. Il ne mentionne pas les nouveautés et les choses étranges qu’il rencontra et qui auraient passionné un homme avec autant d’expérience du monde et de la guerre que son maître Kublai Khan.
15Il n’y a qu’un passage de son livre qui dépeigne un peu plus en détail ses tâches administratives. C’est celui qui parle de la ville de Yanju (l’actuelle Yangzhou), un centre commercial sur la rive occidentale du Grand Canal, juste au nord du Yangzi : « Messire Marco Polo, dont nous parlons dans ce livre, gouverna cette ville pendant trois années complètes, sur ordre du Grand Khan. Les habitants y vivent de commerce et de manufacture, puisqu’une grande quantité de harnais pour les chevaliers et hommes d’armes y est fabriquée. De nombreuses troupes stationnent dans cette ville et aux alentours sur ordre du khan. Il n’y a rien de plus à ajouter15. » Mis à part la référence problématique aux « chevaliers » et à leur « harnais » — ce qui ressemble plus à une extrapolation des guerres du Moyen Âge européen qu’à ce qu’on connaît des guerres et de la société chinoises —, un autre problème vient du fait que l’étude minutieuse des sources chinoises et mongoles par des générations de chercheurs n’a mis au jour aucune référence à un quelconque Occidental ou membre de la famille Polo dans les listes des fonctionnaires en poste dans cette ville.
16Mais si l’on était tenté alors de conclure que toute cette histoire d’Européens à Yangzhou à la fin du XIIIe siècle est absurde, la découverte faite par des ouvriers du bâtiment de l’Armée populaire de libération lorsqu’ils démantelèrent les remparts de cette ville en 1951, deux ans après la victoire communiste en Chine, nous arrêterait net. Ils ont en effet trouvé dans le mur une plaque de marbre gravée de scènes de la vie de sainte Catherine, sur laquelle on pouvait lire : « Au nom de Dieu le Père, amen. Ci-gît Katerina, fille du noble Dominico Yllionis, morte au mois de juillet de l’an 1342 de Notre-Seigneur. » Les premières transcriptions de cette découverte rendirent le nom de la femme comme « Vilionis », mais le grand médiéviste Robert Lopez a réussi à en corriger la lecture et à faire remonter cette famille à un certain Dominico Ilioni, inscrit sur un registre juridique génois de 1348 comme ayant été autrefois, à une époque non précisée, l’exécuteur testamentaire du marchand Jacopo de Oliverio. Ce dernier, nous dit le document, vécut dans le royaume de Cathay, où il aurait fait quintupler le capital qu’il avait emmené avec lui16.
17On trouva quelques années plus tard, à Yangzhou, une plaque plus petite avec une autre sculpture chrétienne et une brève inscription latine qui consignait la mort d’un fils de ce même Domenico, du nom d’Antonio, en novembre 134417. Il pourrait donc s’agir ici, trente à quarante ans après l’hypothétique période de service de Marco Polo à Yangzhou, d’une petite mais apparemment florissante communauté de marchands italiens établie à Yangzhou. N’auraient-ils pas pu demander que le khan qui gouvernait la Chine leur envoyât un administrateur pour s’occuper de leurs affaires ? Au Moyen Âge, une communauté de ce genre aurait aussi eu besoin d’un certain soutien religieux. Or justement, le frère franciscain Odoric de Pordenone, envoyé en Chine par le pape dans les années 1320, nous apprend qu’il visita Yangzhou en 1322 et que pendant son séjour là-bas il resta chez les Franciscains qui demeuraient à l’intérieur de la ville, où il y avait aussi trois églises nestoriennes18. Cela relance, juste au moment où il semblait plus simple de la rejeter, l’hypothèse que Marco Polo ait vraiment été en poste à Yangzhou.
18Le récit de Marco Polo-Rusticello regorge de telles énigmes. Cela n’est pas surprenant, puisqu’il écrit comme un homme de son temps — quel que soit le manuscrit considéré ou le rôle qu’on attribue à Rusticello, auteur ou copiste. Ainsi, chaque description procède selon un certain ordre, que l’on retrouve dans les œuvres médiévales et dans les rapports diplomatiques des ambassadeurs vénitiens en poste outre-mer : gouvernants, gouvernés, hiérarchie sociale, provinces, clans, coutumes, produits19. Le livre de Marco Polo peut nous sembler un étrange guide pour les marchands, mais il y en avait d’autres de ce genre pour d’autres parties du monde. Tous les marchands explorateurs et les diplomates missionnaires mêlaient à leurs récits ce qu’on appelle aujourd’hui des « merveilles », car c’était ce que leurs lecteurs s’attendaient à y trouver, et s’ils les avaient déjà entendues auparavant, c’était encore mieux, car leurs sources paraissaient d’autant plus dignes de foi. Comme le fait observer John Critchley : « N’importe quel voyageur médiéval était porteur de nouvelles. » Le paysage idéal de ce genre de récit était toujours cultivé et les montagnes regorgeaient de bizarreries et de dangers.
19On a l’impression que Marco Polo ne connaissait pas le chinois, sa transcription des noms chinois est toujours la même que celle des textes des voyageurs arabes, ou du moins elle y ressemble. Mais, à cette époque, même les marchands italiens de Londres s’embrouillaient tellement dans les noms anglais que beaucoup sont à peine reconnaissables. Marco Polo ne parle jamais du thé ou de la calligraphie chinoise, ce qui paraît extraordinaire pour quelqu’un qui aurait passé dix-sept ans en Chine. Il ne fait pas non plus de remarques à propos de la pêche au cormoran ni des pieds bandés des Chinoises, et il ne mentionne pas la Grande Muraille. Par contre, il parle de l’utilisation du charbon comme combustible, de l’étendue et de l’emplacement — en dehors des murs principaux de la ville — du quartier des bordels de Pékin. Il a vu le papier-monnaie et essaie d’expliquer comment on le fabrique et à quoi il sert. Il décrit les bateaux amassés sur les rivières de la Chine orientale et il note l’importance pour l’économie chinoise du sel et de son transport en vrac. Il remarque les techniques de stabilisation des prix, l’accumulation de réserves de céréales, qu’on garde dans des entrepôts d’Etat, et les bains publics.
20C’est ce mélange d’ignorance et de précision qui a amené les lecteurs de Marco Polo, depuis des siècles, à se poser des questions sur la provenance de ses informations. Les versions tardives de son manuscrit, celles d’après 1340, pouvaient s’inspirer de beaucoup de nouvelles sources et il se peut que les copistes et les éditeurs y soient allés de leurs propres enjolivements, plutôt que de reprendre textuellement les mots de Marco Polo. Odoric de Pordenone voyagea beaucoup en Chine dans les années 1320 et le rapport qu’il remit au pape à son retour circula en au moins soixante-treize copies manuscrites. En 1310, le lettré persan Rachid ad-Din acheva son Histoire du monde, une œuvre pionnière qui donne beaucoup d’informations sur la Chine, tirées de textes chinois ou peut-être obtenues d’informateurs mongols. Dans les années 1350, les œuvres de fiction de Jehan de Mandeville, alors très en vogue et que beaucoup de lecteurs du XIVe siècle croyaient exactes, étaient elles aussi largement diffusées20. Il y avait des maisons de frères franciscains dans plusieurs villes chinoises et tant de marchands italiens partaient vers la Chine que Balducci Pegolotti consacre deux chapitres de son célèbre guide de 1340 à expliquer l’itinéraire du voyage.
21Très curieusement, vers 1276, juste au moment où Marco Polo serait arrivé en Chine, Kublai Khan envoie en Occident Rabban Sauma, un chrétien nestorien de la Chine du Nord mais d’origine turco-mongole. Après de nombreuses aventures, Rabban Sauma arrive à Naples en 1287, puis en France plus tard la même année. Mais il n’y a aucune preuve que son récit original, rédigé en persan, ait été connu en Europe à l’époque. En fait, on n’en a jamais trouvé aucune version persane et ce récit ne nous est parvenu que dans une traduction syriaque découverte au XIXe siècle21. Aucun des manuscrits de Marco Polo en circulation avant ou aux alentours de 1330 ne peut donc être mis en correspondance avec un texte rival à l’authenticité clairement établie et duquel lui-même ou ses copistes auraient pu s’inspirer.
22Marco Polo aurait naturellement pu tirer ses informations des récits de son père Niccolò et de son oncle Maffeo. Ce sont eux qui, dans les années 1260, furent les premiers à ouvrir la route commerciale vers Karakorum, où ils retournèrent en 1273-1275 avec Marco, alors âgé de dix-sept ans. Qu’ont donc fait ces voyageurs courageux et très expérimentés entre 1275 et 1291, au moment où, comme le rapportent à la fois les sources occidentales et les sources mongoles, ils ont entamé leur dangereux retour vers l’Europe par la mer, escortant une princesse mongole promise par Kublai Khan au khan mongol de Perse ? Le prologue du livre de Marco Polo regorge de détails sur leurs faits et gestes lors du premier voyage, mais garde le silence à propos du second — à l’exception de l’incident du siège et des mangonneaux. Il est possible qu’ils aient passé les années 1270 et 1280 en Chine mongole et en Asie centrale à voyager pour leurs affaires et que Marco ne les ait pas accompagnés du tout, ou seulement sur une partie du trajet. Maffeo Polo, marchand aisé, avait une maison sur la rive nord de la mer Noire, dans la ville de Sudak, comme l’attestent différentes sources. Se pourrait-il que Marco Polo ait été établi là-bas, occupé à compiler des renseignements touristiques et commerciaux pouvant s’avérer utiles, renseignements que lui auraient fournis toute une série de marchands européens et arabes, et qu’il aurait combinés ensuite avec ce que son père et son oncle lui auraient rapporté à leur retour22 ?
23Que de telles spéculations soient fondées ou non importe peu, car, comme le médiéviste britannique John Critchley nous le fait remarquer, ce qui rend Marco Polo extraordinaire, ce n’est pas la route qu’il emprunte au cours de ses voyages, ni ses expériences particulières, ni son tempérament ou sa propre personne. C’est tout simplement son livre et le fait qu’il l’ait écrit23. Aussi ne s’agit-t-il pas tant de savoir comment, mais plutôt pourquoi il l’a écrit.
24Si les certitudes manquent à ce propos, on peut pourtant être presque sûr que ce n’était pas pour faire de l’argent — on ne pouvait pas gagner de l’argent avec un manuscrit laborieusement rédigé par quelqu’un d’autre et recopié pour être ensuite entreposé dans un monastère, ou une bibliothèque royale ou aristocratique. Est-ce que Marco Polo l’aurait dicté pour passer le temps alors qu’il était en prison ? Yule, dans le passage cité plus haut, dit que Marco Polo « arpentait son cachot » à Gênes, mais il se pourrait qu’il soit loin de la vérité. Si Marco Polo était un prisonnier de guerre vénitien de bonne famille mis à la rançon, il a été plus probablement assigné confortablement à domicile, tenu de ne pas quitter Gênes mais tout de même libre de ses mouvements. Son livre a pu prendre un style discursif, fait de questions et de réponses se rapportant à un certain plan de base du genre de celui que l’on trouve dans le prologue actuel.
25C’est ce que semble suggérer l’un des premiers manuscrits, qu’on appelle le manuscrit « Z », découvert à Tolède dans les années 1930. Il contient des commentaires qu’on ne retrouve que dans peu d’autres manuscrits, voire aucun, et qui semblent des réponses à un interlocuteur inconnu, peut-être sceptique ou simplement curieux à propos de certains détails des expériences de Marco Polo. Le fait que ce manuscrit « Z » ne contienne aucune mention ni de l’affectation de trois ans de Marco Polo à Yangzhou ni du rôle que lui-même ou son père et son oncle jouèrent dans la préparation du matériel pour le siège de Xiangyang peut être significatif, comme cela peut aussi ne pas l’être24. Serait-il possible que Marco Polo ait renoncé à ces déclarations après qu’on l’eut questionné de façon trop précise à ce sujet ? Ou bien se pourrait-il que des copistes aient inséré plus tard ces détails dans leurs propres manuscrits après avoir lu une quelconque autre source et cela afin de donner plus de valeur anecdotique au récit de Marco Polo ? Est-ce qu’il aurait lui-même, à des époques différentes, raconté différentes versions de son histoire à des copistes différents ? En dehors du testament dans lequel est mentionné son mariage avec Donata, nous ne savons rien de sa vie à Venise après sa sortie de prison, probablement en 1298 ou 1299. Les archives de Venise ne parlent ni de rançon, ni de responsabilités civiques, ni d’achat de biens immobiliers, ni d’entreprise commerciale. Aucun homme de lettres vénitien ne mentionne avoir lu son récit et aucune de leurs grandes bibliothèques ne mentionne l’acquisition d’une copie du livre. Pourtant, dans certains milieux, aux alentours de 1310, on le surnommait « Il Milione », probablement à cause des millions de fables qu’il racontait plutôt qu’à cause des millions de ducats qu’il aurait amassés.
26On a émis l’idée ingénieuse que Marco Polo aurait écrit ce livre afin d’obtenir de l’avancement, peut-être au service de quelque ambassadeur vénitien, ou d’un diplomate étranger en poste à Venise. Ainsi, les longues descriptions de la vie politique à la cour mongole, de ses expériences administratives et de ses voyages, auraient servi à le faire valoir comme un homme du monde expérimenté et capable d’entreprendre n’importe quelle tâche demandant du tact, du calme, du courage. On pourrait ainsi considérer son livre comme un curriculum vitae passablement décousu si on en juge à nos façons de faire actuelles, mais ne manquant ni de vigueur ni d’efficacité pour l’époque. On peut trouver certains fondements à cette hypothèse comme à tant d’autres. Sur la couverture de deux des premiers manuscrits de Marco Polo, qui sont conservés en France, figure une note selon laquelle ils ont été offerts en 1307 par Marco Polo lui-même à l’ambassadeur de France à Venise, Thibaut de Cepoy. Marco Polo, un roturier, n’avait pas grand chance de promotion sociale dans le monde vénitien des années 1290, où la hiérarchie sociale se figeait et où l’élite protégeait et renforçait ses propres privilèges. Mais la France pouvait paraître plus ouverte et le livre de Marco Polo contient de nombreux passages sur la flexibilité de la Chine mongole quant à l’embauche des plus humbles et aux généreuses récompenses qu’on accordait à ceux qui servaient fidèlement.
27Si une grande partie du récit de Marco Polo peut ainsi se lire comme un mélange de vantardise et de critique détournée de la mesquinerie occidentale par rapport à l’opulence et à l’ouverture orientales, il se pourrait que d’autres aspects aient comporté de telles intentions polémiques ou moralisatrices. Son livre aurait été en partie conçu comme un commentaire sur sa ville natale autant que comme une représentation exacte de la vie en Chine. Marco Polo était père de trois filles, comme son testament l’indique, et on peut présumer qu’il désirait les élever le mieux possible. Cela n’aurait-il pas été une motivation supplémentaire pour décrire une Chine où les convictions morales contrasteraient avec le comportement sexuel notoirement libre et facile de beaucoup de Vénitiens ? Dans l’un des manuscrits, qu’on peut dater d’environ 1315, Marco Polo — qui n’avait jamais remarqué que les Chinoises avaient les pieds bandés —, décrit cependant en détail le caractère et la tenue des femmes chinoises :
Il vous faudrait aussi apprendre que les filles de la province de Cathay sont plus pures que les autres et quelles pratiquent la vertu de la modestie. En effet, elles ne gambadent ni ne dansent. Elles ne batifolent pas, elles ne s’emportent pas et elles ne se collent pas à la fenêtre pour regarder les passants sans qu’ils les voient. Elles ne prêtent pas l’oreille à des propos inconvenants, elles ne festoyent pas ni ne participent à des réjouissances. Si elles doivent par hasard se rendre dans quelque endroit convenable, comme par exemple les temples d’idoles, ou bien rendre visite à des parents ou à de la famille, elles y vont en compagnie de leur mère, sans dévisager les gens de façon inconvenante mais en portant sur la tête leurs jolis petits bonnets qui les empêchent de regarder en l’air, si bien qu’en marchant elles gardent les yeux fixés sur la route devant leurs pieds. Elles sont modestes devant leurs aînés ; elles ne disent jamais rien de stupide, en fait, elles ne disent rien en présence de leurs aînés, sauf si on leur a demandé quelque chose. À la maison, elles s’affairent à leur travail et ne se montrent que rarement à leurs pères, à leurs frères et à leurs aînés. Et elles ne font pas attention aux prétendants25.
28Est-ce vraiment cela, la Chine ? Ou bien est-ce une image inversée de Venise, comme Critchley l’a suggéré, une image qui ne nous montre pas tant Marco Polo le voyageur que Marco Polo le père de jeunes adolescentes26 ?
29Cependant, si la chasteté et le savoir-vivre étaient deux des aspects de « sa » Chine — réelle ou imaginaire — qu’il espérait transmettre à ses lecteurs comme à ses filles, ce n’est pas ce qui a attiré l’attention des lecteurs de la fin du Moyen Âge ou de la Renaissance. Depuis le début, ils cherchaient dans son livre un point d’appui à leurs propres imaginations plutôt que des réflexions à caractère moral, et ils ne furent pas déçus. La plus significative des œuvres du XIVe siècle dans laquelle on puisse trouver des éléments tirés de Marco Polo — Chaucer et Dante, entre autres, ont été passés au peigne fin par les chercheurs qui se consacraient à Marco Polo — est le Roman de Baudouin de Sebourc, troisième roi de Jérusalem. Le cadre et les péripéties de ce roman proviennent en bonne partie de Marco Polo et la dame de l’histoire, Ivorine, que le futur roi Baudouin courtise et conquiert, nous vient telle quelle d’un des premiers chapitres du Livre des merveilles. Il y est question d’un méchant calife qui entraîne sa bande d’assassins dans un paradis construit avec soin, où ne manquent ni le vin, le lait et le miel, ni « des dames et des damoiselles qui badinaient avec eux autant qu’ils le voulaient, si bien qu’ils avaient tout ce que les jeunes hommes de leur âge pouvaient désirer27 ». Jusqu’à la description des yeux d’Ivorine — noirs et lustrés — qui vient de celle que fit Marco Polo des yeux noirs et lustrés de son maître Kublai Khan. Marco Polo alimenta de nombreux rêves ultérieurs avec ses descriptions de la foule de concubines du khan, qui servaient leur seigneur par groupes de six, en trois équipes de nuit qui se relayaient, « à la fois dans ses appartements et dans son lit, pour tout ce dont il avait besoin ; et le Grand Khan faisait de toutes ces concubines ce qu’il voulait28 ».
30Le plus célèbre des premiers lecteurs de Marco Polo, Christophe Colomb, a été impressionné par les éléments sensuels de ses descriptions autant que par les perspectives commerciales ouvertes par son livre. La première version imprimée de son œuvre (tirée d’un manuscrit latin des années 1300) fut publiée en 1485 et Christophe Colomb en connaissait bien le contenu dès avant son voyage de 1492. En 1496, à son retour, il acheta son propre exemplaire du livre et, à ce moment-là ou un peu plus tard, il y ajouta près d’une centaine de notes en marge29. Ces notes, écrites surtout en latin parsemé de mots espagnols, montrent les passages qui attirèrent le plus nettement l’attention de Christophe Colomb. Il fut frappé par cette pratique, que mentionne Marco Polo, de brûler vifs les femmes et les serviteurs pour qu’ils accompagnent leur maître dans la mort. En marge du passage sur les coutumes matrimoniales du Tibet, Christophe Colomb a griffonné ces mots : « Ils ne veulent pas de femmes qui n’aient pas déjà eu des relations sexuelles. » En lisant ce que raconte Marco Polo des gens de « Cayndu », Christophe Colomb est nettement surpris par une autre coutume ; il note que les hommes offrent leurs femmes et leurs filles aux voyageurs de passage30. Il remarque aussi les assassins et leurs jardins de plaisirs sensuels, les discussions de miracles et de licornes, et l’endroit où se trouve la maison du prêtre Jean.
31Malgré ces marques d’intérêt pour le sensuel et l’ésotérique, la plupart du temps, comme on peut s’y attendre, Christophe Colomb cherche dans le texte de Marco Polo des indications sur les marchandises dont on pourrait faire le commerce et sur les risques impliqués. Il souligne ainsi les références de Marco Polo à l’or et à l’argent, aux ventes en gros de soies fines, aux épices, à la porcelaine, aux pierres précieuses et semi-précieuses, aux rubis et aux saphirs, aux topazes et aux lapis-lazuli, aux vins fins et à différentes sortes de perles. L’orientation et les variations saisonnières de la mousson, qui déterminent le départ des bateaux, l’existence de pirates et de cannibales, les emplacements de sources éventuelles d’approvisionnement en vivres et autres produits, sont tout aussi importants pour Christophe Colomb. Il note plusieurs villes chinoises qui paraissent prometteuses sur le plan du commerce, dont Yangzhou et Hangzhou, et fait des remarques à ce propos, mais il n’inscrit l’expression mercaçciones innumeras — occasions de commerce inestimables — qu’à côté d’une seule ville, Cambalu (ou Kambaluk), ainsi que Marco Polo appelle Pékin, la nouvelle capitale en Chine de Kublai Khan. Et pour bien marquer son enthousiasme, Christophe Colomb ajoute à ses notes un dessin qui représente une main posée sur ce qu’on pourrait prendre pour un amoncellement de nuages ou pour une mer houleuse. Les doigts de cette main sont repliés, sauf l’index qui pointe sans hésitation vers ce qui l’a excité31.
Notes de bas de page
1 Peter Jackson et David Morgan, The Mission of Friar William of Rubruck : His Journeys to the Court of the Great Khan Mongke, 1253-1255, Londres, Hakluyt Society, 2e série, no 173, 1990, p. 161-162. Il n’existe pas, à notre connaissance, de traduction française de ce texte. Nous en présentons ici une traduction libre. Il en va de même dans tous les cas où aucune édition française n’est citée dans les notes.
2 Ibid., p. 203.
3 Ibid., p. 202 et p. 52 pour les manuscrits et les dates.
4 Le débat autour du séjour de Marco Polo en Chine est résumé de façon concise et vivante dans le livre de Frances Wood, Did Marco Polo Go to China ?, Londres, 1995. Des arguments similaires sont aussi proposés de façon convaincante par Herbert Franke, « Sino-Western Contacts Under the Mongol Empire », Journal of the Hong Kong Branch of the Royal Asiatic Society, vol. 6, 1966, p. 49-72, et surtout p. 53-56.
5 Pour une bonne édition générale de Marco Polo, consulter celle de Ronald Latham, The Travels of Marco Polo, Harmondsworth, 1988, qui se base sur les différents manuscrits.
6 Henry Yule et Henri Cordier, The Book of Ser Marco Polo the Venitian Concerning the Kingdoms and Marvels of the East, édition revue et corrigée en trois volumes, Londres, 1920 et 1926, t. I, p. 72.
7 Ibid., t. I., p. 64-65 et 70 ; t. II, p. 505-520.
8 Ibid., t. I, p. I; voir aussi John Critchley, Marco Polo’s Book, Aldershot, 1992, p. 3-8 et 27-28.
9 Cité dans Yule et Cordier, t. I, p. 113.
10 Ibid., t. II, p. 158-160.
11 Ibid., t. II, p. 167, n. 5 ; voir aussi Marco Polo, the Description of the World, 2 vol., texte traduit et présenté par A. C. Moule et Paul Pelliot, Londres, 1938, t. I, chap. 146, p. 318-319.
12 Moule et Pelliot, t. II, p. 22 ; M. G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, citoyen de Venise, Paris, 1865, chap. cxlv, p. 472-476.
13 Yule et Cordier, t. II, p. 168, n. 5.
14 Ibid., t. I, p. 27-30. Les différentes variantes du manuscrit sont retracées dans Moule et Pelliot, t. I, p. 85-87 et dans Pauthier, p. 23-24.
15 Yule et Cordier, t. II, p. 154 ; Pauthier, p. 468 ; Moule et Pelliot, t. I, p. 316.
16 Francis A. Rouleau, s.j., « The Yangchow Latin Tombstone as a Landmark of Medieval Christianity in China », Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 17, nos 3 et 4, décembre 1954, p. 346-365 ; Robert Lopez, « Nouveaux documents sur les marchands italiens en Chine à l’époque mongole », Comptes rendus de lAcadémie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1977, p. 445-458.
17 Lopez, « Marchands », p. 457 ; il mentionne 1324 au lieu de 1344.
18 Manuel Komroff (dir.), Contemporaries of Marco Polo, New York, 1928, p. 235.
19 Critchley, p. 78.
20 Yule et Cordier, t. I, introduction, p. 117; Herbert Franke, « Some Sino-logical Remarks on Rasid ad-Din’s History of China », Oriens, vol. 4,1951, p. 21-26 ; C. W. R. D. Moseley (dir.), The Travels of Sir John Mandeville, Harmondsworth, 1983, p. 9-10 ; Stephen Greenblatt, Marvelous Possessions. The Wonder of the New World, Chicago, 1991 ; voir le chap. 2, qui donne une lecture judicieuse de Mandeville dans le contexte de l’expansion occidentale.
21 Morris Rossabi, Voyager from Xanadu: Rabban Sauma and the First Journey from China to the West, Tokyo et New York, 1992, p. 1-2, 41, 46,147.
22 Critchley suggère, à la page 52, qu’il s’agirait plutôt d’un autre oncle de Marco Polo.
23 Ibid., p. 130.
24 Ibid., p. 173-175. Voir la traduction latine de « Z » dans Moule et Pelliot, t. II, p. xlii-xliii.
25 Moule et Pelliot, t. I, p. 304. Cité aussi, avec quelques variantes, dans Critchley, p. 176 et Latham, p. 196.
26 Critchley, p. 177.
27 Yule et Cordier, t. I, p. 140.
28 Ibid., t. I, p. 356-358 ; Moule et Pelliot, t. I, p. 206.
29 Felipe Fernández-Armesto, Columbus, Oxford, 1991, p. 23 et 36-37 ; Yule et Cordier, t. II, p. 553 et 558 ; Juan Gil (dir.), El libro de Marco Polo anotado por Cristobal Colon, Madrid, 1987, p. ix et lxviii. Cet ouvrage analyse les différentes annotations des diverses éditions, en en attribuant certaines à Colomb et certaines à son fils, ou même à une troisième main inconnue.
30 Luigi GIOVANNINI, Il Milione, con le postille di Cristoforo Colombo, Rome, 1989, p. 183,186, 256.
31 Ibid., p. 154 et n. ; voir aussi la photographie p. 137 ; p. 253 et n. 3 ; GIL, p. 77.
Notes de fin
1 Nom donné par les voyageurs et cartographes médiévaux à la Chine du Nord. (NdT)
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
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