Introduction
p. 9-16
Texte intégral
1La grandeur d’un pays est sans aucun doute liée en partie à sa capacité d’attirer et de retenir l’attention des autres, comme la Chine a su si bien le faire depuis ses toutes premières rencontres avec l’Occident. Les siècles se sont succédé et, si les caprices de la mode et les aléas de la politique l’ont parfois atténué, l’intérêt que l’Occident portait à la Chine ne s’est jamais éteint. La vivacité des sentiments que la Chine a fait naître, les tentatives répétées des Occidentaux de décrire et d’analyser ce pays et son peuple, et leur réceptivité apparemment sans bornes pour tout ce qui en provenait, témoignent de cette fascination.
2Ce livre vise à donner une idée de la multiplicité des attitudes intellectuelles et des sentiments que les Occidentaux ont adoptés à l’égard de la Chine, à travers une analyse relativement détaillée de quarante-huit « rencontres », telles qu’en rendent compte des rapports diplomatiques, des poèmes, des pièces de théâtre, des lettres, des traités philosophiques ou des romans, s’échelonnant sur plus de sept cents ans, de 1253 à 1985. La première date marque l’année où le frère Guillaume de Rubrouck partit en mission ecclésiastique et diplomatique auprès du Grand Khan, à Karakorum. Son expérience débouche directement sur celle de Marco Polo, la plus célèbre, mais aussi la plus problématique des rencontres dont traite ce livre.
3Plus que les renseignements qu’il nous a fournis, l’héritage de Marco Polo tient à la curiosité qu’il a suscitée. L’invention de l’imprimerie en Occident, au XVe siècle, a permis une grande diffusion, dans les années 1480, de ses premiers manuscrits. C’est une de ces premières éditions que Christophe Colomb a lue en y griffonnant ses propres notes. Dans les années 1540, les retombées des découvertes de Christophe Colomb avaient conduit les Portugais à Macao et les Espagnols aux Philippines, inaugurant par là ce qu’on peut appeler le « siècle catholique ». Les rapports, traités, polémiques et romans écrits à cette époque — dont nous verrons ici cinq exemples — enracinèrent la Chine dans la pensée occidentale d’une façon toute nouvelle. Ils insufflèrent de fortes doses d’émotion dans ce qui était en passe de devenir un débat européen passionné sur la nature de la Chine, de son peuple, et sur les façons de mettre à profit cette information.
4Tandis que la fin du XVIIe siècle marque le terme du programme de conquête et d’expansion outre-mer des nations catholiques, la puissance navale des Etats protestants émergents se préparait à prendre le relais. C’était maintenant au tour des diplomates et des soldats britanniques et néerlandais d’explorer la Chine. Ceux-ci se voyaient comme des pragmatiques, ils avaient certaines tâches à accomplir et ils éprouvaient une sorte d’hostilité envers les efforts de la Chine pour qu’ils acceptent les formes traditionnelles de la subordination, en particulier le koutou, cette série de neuf prosternations qu’il fallait faire devant l’empereur ou, en son absence, devant les symboles de l’autorité impériale. Les Anglais voyaient dans ces observances rituelles un abandon de leur dignité nationale plutôt qu’une simple convention des relations internationales et cela ne pouvait qu’entraîner une confrontation. Cette évolution apparaît dans trois des rencontres avec la Chine que nous analysons dans ce livre, celles de John Bell, de George Anson et de Lord Macartney.
5Selon moi, l’impact de la Chine n’avait que peu ou pas de rapport avec l’expérience concrète de sa réalité. C’est ainsi que j’aborderai, après les diplomates soi-disant réalistes, certains de leurs contemporains qui, loin de la Chine, se contentaient de la transposer en fiction. Ils disposaient à l’époque de suffisamment de matériaux pour le faire et la puissance d’évocation d’un Daniel Defoe ou d’un Oliver Goldsmith, l’ironie d’un Horace Walpole, diffusèrent des représentations de la Chine auprès d’un auditoire plus vaste que jamais. C’est cette vulgarisation des connaissances sur la Chine, et la mode qui s’ensuivit de contrefaire certains aspects de sa culture, que l’on appela « chinoiserie » dans les milieux français où le phénomène prit le plus d’ampleur. Nous verrons ensuite, avant de clore notre exploration du XVIIIe siècle, comment de grands penseurs furent eux aussi attirés par cette Chine qu’ils n’avaient jamais vue. Le narrateur chinois de Oliver Goldsmith s’étonne de ce que les Anglais essaient de le déduire entièrement à partir des images qu’ils ont de sa culture. On pourrait peut-être accuser Leibniz, Montesquieu, Voltaire et Herder d’en faire autant, eux qui n’ont retenu que ce qui les arrangeait dans les documents historiques à leur disposition pour créer un système qui engloberait la Chine. Notons tout de même que les trois premiers de ces auteurs, au moins, ont correspondu ou se sont entretenus avec des gens qui connaissaient vraiment la Chine.
6Les poètes du mouvement romantique pourraient servir à faire la transition de l’époque révolutionnaire, à la fin du siècle des Lumières, au monde tout différent du XIXe siècle. Nous nous tournerons plutôt vers Jane Austen en tant qu’elle marque, au tout début du XIXe siècle, l’émergence des femmes sur la scène de ceux qui façonnaient les représentations relatives à la Chine. L’utilisation qu'elle fait du journal de Lord Macartney et des aventures de son frère Frank à Canton dans son roman Mansfield Park annonce la façon dont de nouvelles générations d’Occidentales développeront, au cours du XIXe siècle, des visions plus personnelles et plus prégnantes de la Chine. Un grand nombre d’entre elles seront des femmes américaines qui proposeront, du fait de cette double identité, une nouvelle perspective. Sous le regard d’Eliza Bridgman au début du siècle, de Jane Edkins au milieu du siècle, de Sarah Conger et d’Eva Price vers la fin du siècle, on voit le charme de la Chine troublé par des dangers, la rébellion des Boxers venant en 1900 clôturer leurs aventures comme la finale attendue.
7Au milieu du XIXe siècle, des ouvriers chinois commencèrent à se rendre aux États-Unis pour y chercher du travail et ils y construisirent les pâles imitations de leur pays natal que sont les Chinatowns américains. Pour toute une génération d’Américains, la Chine s’installait désormais chez eux et l’expérience était très troublante. Les sentiments qu'éprouvèrent Mark Twain et Bret Harte envers cette Chine qu’ils découvraient étaient un mélange d’étonnement, d’affection et d’irritation. Il ne leur était pas facile de situer ces nouveaux immigrants par rapport à la vraie culture chinoise et ils s’efforcèrent d’humaniser ce qu’ils ne comprenaient pas en transposant leurs expériences dans des œuvres de fiction tout à la fois marquées par les règles implicites de la discrimination raciale et s’y opposant. D’autres après eux allèrent plus loin et il en résulta une nouvelle série de clichés hostiles : les œuvres de fiction de la fin du XIXe siècle se fondirent insensiblement dans le monde de l’infâme Fu Manchu.
8À la même époque, les Français étaient en train d’élaborer leurs expériences et leurs visions de la Chine en un tout assez cohérent que j’appelle le « nouvel exotisme », un exotisme fait de violence, de séduction et de nostalgie. Pierre Loti, Paul Claudel et Victor Segalen vécurent tous trois en Chine pendant un certain temps, entre 1895 et 1915, et ils étaient convaincus de l’avoir vraiment vue, sentie et entendue. Ecrivains à l’influence considérable, ils élargirent l’imaginaire occidental de la Chine, tout en empêchant son plein déploiement du fait même d’y avoir imprimé leurs propres visions.
9Maintenant que nous avons défini — avec un peu trop d’assurance peut-être — un certain exotisme français, il serait intéressant de voir si une sorte d’exotisme américain n’était pas aussi en formation, remplaçant les grossières interprétations du Chinatown par quelque chose de plus ancré dans la culture chinoise. Un film comme Le Lys brisé, de D. W. Griffith, perpétua une vision de la Chine à la fois menaçante et vulnérable, mais qui cherchait en même temps au sein de cette culture des valeurs universelles. Les incursions prolongées que fit Ezra Pound dans la poésie et l’histoire chinoises, ou encore les efforts minutieux de Pearl Buck pour reconstruire la vie rurale chinoise et ses valeurs, vont dans le même sens mais par des voies extrêmement différentes. Eugène O’Neill est plus brutal dans sa façon de faire de la rencontre entre Marco Polo et Kublai Khan une parabole anticapitaliste, tout comme John Steinbeck dans son récit des destructions que provoquent les passions chinoises dans une petite ville de l’Ouest américain. On peut dire cependant que ces deux auteurs ont donné une dimension universelle aux réalités qu’ils dépeignaient.
10La polémique trouve naturellement un terrain favorable en politique et un résidu de la rhétorique occidentale pouvait certainement trouver à s’appliquer à l’endroit de ce qu’on voyait comme de nouvelles forces politiques dans la Chine d’après la révolution bolchevique de 1917. Le Parti communiste chinois fut créé en 1921, les premières grandes purges de ce parti par les forces nationalistes eurent lieu en 1927 et elles furent suivies par une période de guérilla rurale et par la guerre contre le Japon. La politisation radicalisante des représentations de la Chine se répandit par-delà les frontières nationales. L’exotisme français qui imprégnait la perception qu’André Malraux avait de la Chine fit place à un engagement littéraire passionné, où la révolution chinoise devenait une figure de la condition humaine. Pour Bertolt Brecht, l’expérience chinoise permettait de saisir l’aspect impitoyable d’une situation révolutionnaire et les paradoxes de la compassion dans un tel contexte. Des Américains opposés à l’autoritarisme, comme Edgar Snow, pouvaient trouver dans le socialisme de guérilla chinois et dans les manières rustiques de Mao Zedong une éventuelle promesse de salut pour le peuple tout entier. Graham Peck pouvait s’accrocher au sourire énigmatique des Chinois comme au point de mire vacillant de ses propres expériences.
11La mystique du pouvoir des empereurs de Chine a dominé bien des idées que l’on s’est faites à propos de ce pays, et ce, depuis les descriptions que fit Marco Polo du puissant Kublai Khan dans les années 1270. Avec l’affaiblissement de la Chine, au cours de la dernière partie du XIXe siècle et pendant les quarante ans qui suivirent la chute de la dernière dynastie chinoise en 1911, cette vision d’un pouvoir fortement centralisé fit place à des images de violences localisées et de menaces larvées. La restauration du pouvoir central par les communistes, surtout la nature de ce régime, et la violence de la guerre de Corée replongèrent les esprits de certains observateurs dans la mystique d’antan. Mais ces vues étaient maintenant marquées par les sombres expériences du stalinisme et du nazisme, qui semblaient avoir atteint de nouveaux niveaux d’organisation totalitaire dont la fusion pouvait faire entrevoir de nouvelles formes de tyrannie absolue. Telle est la sombre vision que Karl Wittfogel expose clairement dans une analyse qui rappelle sciemment les grandes tentatives théoriques des deux siècles précédents, mais qui s’appuie aussi sur une large documentation historique témoignant de la démesure des empereurs chinois d’autrefois. Dans un autre registre, en 1972, au moment de leurs célèbres visites en Chine, qui visaient à renouer les relations entre la Chine et les États-Unis, Richard Nixon et Henry Kissinger furent frappés tous deux par l’aspect presque impérial de Mao Zedong. Cette mystique de l’excès et de la vacuité intérieure du pouvoir soi-disant absolu fut reprise dans les romans du Français Jean Lévi, dont les descriptions renvoient à l’exotisme français du siècle précédent.
12Nous terminerons par la présentation de trois brillants auteurs du XXe siècle, qui n’ont pourtant jamais mis les pieds en Chine. Ils nous permettent en effet de conclure en mettant l’accent sur une idée qui court tout au long de ce livre, à savoir que l’une des preuves de la vitalité de la Chine est sa capacité récurrente à stimuler et à attirer des énergies créatives. Nous verrons comment la Chine a permis à Franz Kafka d’organiser ses idées sur l’autorité et l’effort individuel, comment elle a inspiré à Jorge Luis Borges la rencontre des thèmes du flux du temps et des permutations apparemment sans fin de la conscience humaine, et comment chez Italo Calvino le thème des contacts interculturels se mêle à celui des différentes couches de mémoire et d’expérience.
13Comme on peut le voir, ce livre traite tout autant des stimulations que reçoit la culture et de ses façons d’y répondre que de la Chine elle-même. C’est pourquoi il ne s’agit point de condamner ni de louer ceux qui ont compris la Chine à leur façon. Cet objet était souvent perçu d’une façon négative et suscitait une réaction brutale. Parfois, il était perçu d’une façon plus flatteuse et ceux qui y réagirent s’installèrent dans un préjugé favorable, indifférents aux autres aspects qui auraient pu les heurter. Plus souvent, comme on peut s’y attendre, les réactions étaient partagées et elles se brouillaient dans le temps et l’espace, d’une manière qui rend à peu près impossible les catégorisations rigoureuses1.
14On pourrait objecter que beaucoup de ces rencontres réifièrent ou encore discréditèrent la Chine, et cela est certainement vrai. Les jugements sur la Chine et le peuple chinois étaient souvent grossiers ou inexacts ; ils reposaient sur l’imagination et les clichés autant que sur une réflexion bien informée. Nous réifions de même la culture dans laquelle nous sommes nés et avons grandi en utilisant les mots « occidental » et « Occident ». On pourrait avancer l’idée — comme beaucoup l’ont d’ailleurs fait — que ce qu’on appelle l’Occident n’existe tout simplement pas. Pourtant, les auteurs que l’on examine dans ce livre estimaient qu’ils avaient en commun certaines traditions qui différaient de celles qu’ils rencontraient, ou croyaient rencontrer, ou encore s’imaginaient avoir pu rencontrer, en Chine.
15Tout au long du livre, on a affaire à des observateurs qui se sont efforcés, chacun à sa façon, de s’ouvrir à cet autre monde qu’ils voyaient tous d’une manière différente, mais auquel ils ont donné le même nom : la Chine. Ils ne la comprenaient pas forcément, ou peut-être n’essayaient-ils même pas de la comprendre. La plupart d’entre eux savaient, tout comme la plupart d’entre nous, que l’hypocrisie, la crédulité et l’ignorance sont étroitement mêlées. La plupart d’entre eux savaient aussi que les mots peuvent être violents et qu’ils peuvent blesser profondément. On trouvera certainement parmi eux de nombreux exemples d’un discours de domination ou de rejet, mais on y trouvera en même temps beaucoup d’exemples de respect, d’affection et de crainte. On peut trouver un fondement culturel et historique à ces deux sortes de réactions.
16En tant qu’historien, ce qui m’intéresse est la façon dont les niveaux de réalité se croisent et se chevauchent. Je crois que les généralisations hardies sont en général loin de la vérité et que l’expérience individuelle ne correspond que rarement à la tendance soi-disant universelle. C’est dans cet esprit que je présente ici ces visions d’une grande mais lointaine culture. Il nous faut nous imaginer les pilotes et les navigateurs voguant vers la Chine, aidés seulement d’instruments encore relativement simples. Leurs mains sont souvent gercées par le froid ou lustrées par la sueur. Ils sont debout sur des ponts qui se mettent à tanguer sans crier gare. Ils sont aveuglés par les embruns ou éblouis par la soudaine apparition du soleil au milieu des nuages. L’objet de leur curiosité, la Chine, reste distant et sombre — de la « couleur du deuil », comme l’écrivait Pierre Loti. Et ils ne sont même pas sûrs d’être rendus au bon endroit. Mais c’est là, après tout, un risque que nous devons tous courir.
Notes de bas de page
1 Pour une analyse succincte de cette question, consulter T. H. Barret, Singular Listlessness: A Short History of Chinese Books and British Scholars, Londres, 1989. Pour d’autres présentations d’ensemble, voir Harold Isaacs, Scratches on Our Minds: Images of China and India, 1600-1950, New York, 1962; Raymond Dawson, The Chinese Chameleon, Oxford, 1967; Donald Lach, Asia in the Making of Europe, en plusieurs tomes, University of Chicago Press; Colin Mackerras, Western Images of China, Hong Kong, 1989; Edward Said, Orientalism, New York, 1978; René Étiemble, L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, t. I: De l’empire romain à Leibniz, 1988, et t. II: De la sinophilie à la sinophobie, 1989; Robin Winks et James Rush (dir.), Asia in Western Fiction, Manchester, 1990; Lewis Maverick, China, A Model for Europe, San Antonio, 1946; Federico Masini (dir.), Western Humanistic Culture Presented to China by Jesuit Missionaries, Rome, 1996; Thomas H. C. Lee (dir.), China and Europe: Images and Influences in Sixteenth to Eighteenth Centuries, Hong Kong, 1991.
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