Le devenir de la traduction
Pour une « autre histoire » de la pensée japonaise moderne
p. 449-511
Texte intégral
1Cet article poursuit la réflexion entamée dans l’introduction de cet ouvrage principalement sur deux questions, à savoir la nécessité d’une réévaluation du nationalisme culturel dans la pensée japonaise moderne et le discours émergent de réécriture de cette tradition intellectuelle. Parmi les nombreuses nouvelles approches proposées ces dernières années par les chercheurs japonais et étrangers dans le domaine de l’histoire des idées, je mentionnais dans l’introduction celles qui se sont profilées dans l’historiographie féministe, en particulier au sujet du système d’esclavage sexuel des « femmes de confort » (jūgun ianfu) institué par l’armée impériale japonaise en Chine et en Asie du Sud-Est pendant la guerre de 1939-1945 (Wakita et Hanley, 1994-1995 ; Suzuki Yūko, 1997 ; Ueno, 1998 ; Yang, 1997 ; Yun Jōng-ok et al, 1992) ; et ce qu’on pourrait appeler les études postcoloniales de la culture des colonies (gaichi) de l’empire nippon, ou celle des minorités coréenne, chinoise, ainu et autres dans le Japon contemporain (Oe et al., 1992-1993 ; Kawamura, 1994, 1999 ; Yun Kōn-ch’a, 1992,1997 ; Ryang, 1997, 2000). La présente étude propose une réévaluation du nationalisme culturel par le biais de la traduction. À partir des réflexions sur la traduction de Naoki Sakai (Sakai, 1997), je montrerai que celle-ci constitue le dispositif discursif obligatoire et le scénario fantasmatique structurant à la fois le discours du nationalisme culturel, et l’identité du sujet genré dans quatre textes contemporains appartenant à des genres variés (histoire des idées proprement dite, histoire de la littérature, essais philosophiques et littéraires), et traçant des moments historiques différents dans la pensée japonaise depuis Meiji. L’examen des enjeux de la traduction et du contexte de production de ces textes, ainsi que de certains autres aspects qu’ils articulent tels la performativité de la subjectivité genrée, me permettra de postuler quelques possibilités pour une « autre histoire » engagée et à venir de la pensée japonaise moderne. Cette autre histoire sera surtout celle créée par les femmes et les minorités, et tout aussi bien par les contradictions, multiplicités et impuretés supprimées par le discours dominant de l’homogénéité et de l’unicité de la culture nationale. Pour emprunter une belle formule de Merleau-Ponty, il s’agira de rendre présente « la doublure d’invisible du visible » de la pensée japonaise du XXe siècle, non pas « comme une certaine absence », mais comme une présence charnelle tangible, qui a participé à plein corps dans la production de cette histoire intellectuelle (Merleau-Ponty, 1964a : 85).
2L’exposé qui suit propose en un premier temps un exposé critique des réflexions de Naoki Sakai dans Translation and Subjectivity. Les deuxième et troisième parties de l’article analysent les enjeux de la traduction dans deux textes qui eux-mêmes tracent le rôle de celle-ci dans la création de plusieurs disciplines académiques et domaines intellectuels modernes au début de Meiji : Honyaku no shisō : Shizen to nature (La philosophie de la traduction : Shizen et nature) de Yanabu Akira (Yanabu, 1977), et Nihon no « bungaku »gainen (Le concept de « littérature » au Japon) de Suzuki Sadami (Suzuki, 1999). La deuxième partie de l’article se penche sur les dimensions performatives de l’ontologie de la traduction à l’œuvre dans un essai du philosophe contemporain Sakabe Megumi (né en 1936), ainsi que sur la critique de l’héritage de la colonisation de la Corée par le Japon dans la minorité coréenne au Japon (zainichi kankokuchōsenjin), et des discours dominants des nationalismes culturels japonais et coréen dans la pensée de l’écrivaine coréenne résidente du Japon Yi Yang-ji (1955-1992).
le désir de traduire
3Dans Translation and Subjectivity : On « Japan » and Cultural Nationalism, Sakai Naoki (1997) soutient que tout acte de communication entre un émetteur et un récepteur est une relation de traduction qui ne devient communication que dans le régime de représentation de la traduction. Cette économie de représentation efface l’abîme incommensurable d’irreprésentabilité et d’intraductibilité à la base du social, créant l’illusion d’une communication transparente et une compréhension mutuelle entre deux sujets individuels ou collectifs. La communication dans le régime de la représentation de la traduction est assurée par « l’énoncé homolingue » (homolingual address), qui présuppose un échange immédiatement intelligible entre les représentants de groupes homogènes différents, dotés d’une identité bien définie et stable. Afin d’éviter le discours réifiant et réducteur de l’attitude homolingue et de maintenir la différence, la discontinuité et l’intraductibilité inhérentes à toute activité langagière, ainsi que l’incommensurabilité de l’engagement envers l’autre, il faut faire intervenir ce que Sakai appelle « l’énoncé hétérolingue » (heterolingual address). Ce genre d’acte de langage ne présuppose ni l’aboutissement de l’intention du locuteur ou émetteur auprès du destinataire, ni la transparence ou la communicabilité de l’énonciation, ni l’homogénéité ethnique ou culturelle des groupes d’appartenance de l’émetteur et du récepteur. Le discours hétérolingue semble constamment menacé par le danger de dégringoler dans l’abîme du non-sens, hanté par l’impossibilité d’atteindre l’autre, et par l’impasse ontologique inhérente à toute représentation. Le traducteur, qui se charge de la transmission d’information et de savoir entre locuteur et destinataire, n’est pas un individu mais une position indéterminée et indécidable, un « sujet-en-transit » (subject-in-transit) divisé, pluriel et hybride. Dans le régime du parler homolingue, la communication entre les positions identitaires symétriques de l’émetteur et du destinataire s’effectue par l’entremise du « schème de cofiguration » (schema of cofiguration) – un dispositif discursif qui permet au sujet de s’autoreprésenter en tant que fiction culturelle et ethnique homogène et de désirer l’autre comme reflet et confirmation de son autoreprésentation (Sakai, 1997 : 1-17).
4Poursuivant ses réflexions sur la traduction dans le contexte de l’histoire de la pensée japonaise (Nihon shisōshi), Sakai postule que dans cette discipline le désir pour la pensée japonaise est créé par le schème de cofiguration dans le régime de la traduction (Sakai, 1997 : 51). Ce que cela implique, c’est que les études modernes de la pensée japonaise ont toujours opéré sur la base d’un paradigme comparatif rigide et réducteur qui identifie le Japon et l’Occident comme les pôles opposés d’un discours homolingue produisant, à travers la représentation de la traduction, l’illusion d’une communication transparente. Ce schème de cofiguration présuppose bien sûr que le « Japon » et l’« Occident », en tant que communautés homogènes fictives, possèdent une identité ethnique-nationale et/ou raciale stable que l’on peut aisément tracer à travers les siècles jusque dans l’antiquité la plus éloignée ; et que le « Japon » devrait pouvoir s’enorgueillir d’une histoire de la pensée aussi riche, variée et complexe que celle de l’Occident. Cette obsession avec la tradition unique et singulière de « l’esprit japonais » (Nihon seishin), avec les particularités de la culture et de la société japonaises (Nihonteki naru mono, Nihon tekina tokushoku) ou avec le Japon comme entité occupant une place spéciale dans l’histoire du monde (Nihonron, Nihon bunkaron), qui hante non seulement les ouvrages sur la pensée japonaise de Tsuda Sōkichi et Watsuji Tetsurō cités par Sakai1, mais aussi une grande partie des études et recherches sur la pensée nationale publiées après la fin de la Seconde Guerre mondiale2, est à l’origine de confusions, omissions et ratures importantes. Si le concept d’esprit japonais chez Watsuji efface la différence entre sujet/communauté ethnique (minzoku) et nation (kokumin), le schème de cofiguration et le dispositif binaire de la représentation traductionnelle excluent les hybridations, accidents et ruptures dans les processus de formation identitaire, rendant invisibles les questionnements éminemment modernes dans le champ de la pensée japonaise. L’étude des traditions intellectuelles dans cette discipline ne peut maintenir une tension ou dialectique productive entre universalisme et particularisme, transcendance et mondanité, identité et altérité que si elle tient compte de l’incommensurabilité, l’hybridité et l’intraductibilité de son objet épistémologique et du désir qui le produit et reproduit constamment (Sakai, 1997 : 48-71,76-113).
5La théorie déconstructionniste de la traduction de Sakai se résume en fin de compte à trois propositions très simples : 1) La différence structurelle, l’incommensurabilité et l’intraductibilité du sujet et du langage ne sont rendues visibles et possibles qu’à travers la traduction. 2) Seule la dialectique du discours hétérolingue peut assurer la dynamique du social et un échange ouvert, fluide et faisant abstraction de notions réductrices d’ethno-narcissisme ou ethno-universalisme. 3) Le nationalisme culturel, qui constitue une des caractéristiques les plus frappantes des études modernes de la pensée japonaise, est le produit d’un désir obsédant de saisir l’essence fantasmatique de cette tradition de pensée. Ce désir, qui émerge dans le schème de cofiguration de la représentation traductionnelle ayant comme but la transmission de particularités culturelles japonaises auprès d’un public occidental fictif idéalisé, produit à son tour les formes de nationalisme dont il découle. Si on peut reprocher aux propos de Sakai un certain idéalisme ahistorique, une inattention assez surprenante aux questions de genre sexuel, d’appartenance de classe, d'identité ethnique et d’autres facteurs rythmant l’énonciation traductionnelle ainsi que les positions de l’émetteur-locuteur, du destinataire et du traducteur quelle implique3, il demeure néanmoins que cette théorie ouvre des perspectives fort intéressantes pour la cartographie conceptuelle qui me concerne ici. Plus précisément, il y a trois aspects dans les réflexions de Sakai qui me semblent prometteurs pour sonder « l’autre » visage de la pensée japonaise : d’abord, son insistance sur le rôle constitutif de la traduction dans la formation de toute subjectivité ou identité – en d’autres termes une conception de tout processus de construction identitaire comme dialogisme, pourparlers ou dialectique traductionnelle performative fondée sur la différence, et opérant par différance et répétition (Sakai, 1997 : 14-15) ; ensuite, sa proposition d’étudier la production et les manifestations du désir pour la pensée japonaise en tant que dispositif discursif, libidinal et idéologique, ayant la même légitimité que les textes philosophiques, politiques ou littéraires de cette tradition. Finalement, il y a la présence de la traductrice (toujours genrée féminine chez Sakai, non pas par un engagement féministe conséquent, mais plutôt pour des raisons de political correctness académique) comme personnalité-indététerminée-en-traduction (indeterminacy of personality in translation), une position indécidable, divisée, plurielle de sujet-en-transit (subject-in-transit) dans le discours qui marque un point de discontinuité dans la continuité créée par la traduction en tant que pratique sociale poïétique (Sakai, 1997 : 13).
6Si on combine ces trois aspects en les amplifiant, on arrivera à un cadre théorique qui radicalise sensiblement celui proposé par Sakai. Plus précisément, les réflexions du théoricien japonais vivant aux États-Unis suggèrent que la formation et l’articulation du sujet individuel ou collectif et de ses identités ne dépendent pas d’un échange bilatéral, par exemple entre un émetteur et l’altérité d’un destinataire, mais doit obligatoirement passer par la médiation d’une tierce position, qui est celle de la traductrice ; l’identité émerge par conséquent d’un processus traductionnel performatif triangulaire dont les énonciations hétérogènes plurivoques, ambivalentes et toujours ouvertes à de multiples interprétations s’autotraduisent, traduisent et retraduisent à l’infini par l’entremise d’une figure traductrice féminine dont les orientations et identifications sexuelles, ethniques, culturelles, de classe et autres ne sont jamais fixes et stables, mais elles-mêmes en permanente traduction. Si, pour paraphraser un célèbre dicton de Derrida, il n’y a pas de horstraduction, il n’y a pas non plus de hors-traductrice. La vocation du traducteur, dont Walter Benjamin lamentait le statut d’artisan silencieux et invisible, disparaissant derrière et dans la production du texte original et œuvrant pour que ce dernier puisse « réverbérer » et « mûrir » dans la langue étrangère de la traduction4, devient ainsi non seulement déterminante et inévitable – l’élaboration, la transmission et le maintien de la culture et des institutions politiques et économiques d’une société sont des opérations de traduction incessante mais aussi immanente dans ces relations – mais en même temps, et définitivement, femme. Ce que Sakai appelle la position d’actant hétérolingue de la traductrice – une position scindée reflétant la séparation entre émetteur et destinataire ainsi que la fragmentation interne des participants dans l’acte de langage ou dans l’énonciation et dans laquelle une multitude de langues et pratiques culturelles s’entrecroisent (Sakai, 1997 : 9, 13) – est un devenir-femme qui crée et perpétue le désir de traduction (le désir de traduction du gouffre d’irreprésentabilité qui s’ouvre à travers cet acte). Ce devenir-femme pluriel et indéterminé habite autant la traductrice que l’émetteur, le destinataire et autres actants de l’énonciation. Cela signifie que « l’attitude hétérolingue » féminine défendue par Sakai est présente dans chaque acte de langage ou moment du parler, et que les communautés linguistiques, ethniques ou nationales homogènes imaginées par « l’attitude homolingue » ne sont que des fantasmes éphémères engendrés par des contingences historiques spécifiques.
7Le désir qu’il s’agirait d’examiner pour déconstruire le paradigme dominant des études modernes de la pensée japonaise tel que postulé par Sakai serait donc celui de maintenir et développer le rôle de la traduction comme ontologie, une philosophie du devenir-femme pluriel, hétérogène et indéterminé, dans les traditions intellectuelles du Japon. Véhiculé par l’entremise de la position discursive cruciale de la traductrice – position genrée féminine, mais qui peut être occupée par des sujets, groupes ou pratiques culturelles de n’importe quel genre ou orientation sexuelle –, cette ontologie de la traduction s’opposerait à l’idéologie dichotomique et réductrice d’un régime de traduction qui représente la pensée japonaise moderne comme réaction à une crise identitaire ou comme le résultat d’un état de panique épistémologique permanent.
8Mais avant d’examiner des textes qui laissent entrevoir une ontologie de la traduction en tant que devenir-femme, il convient de tracer le rôle de la traduction dans les traditions intellectuelles du Japon moderne et contemporain. Une première stratégie serait de s’intéresser à la fonction de la traduction dans la création de l’histoire de la pensée (shisōshi) dans une optique qui insisterait sur le fait que la traduction se constitua, dans la plupart des champs de réflexion intellectuelle pendant les ères Meiji et Taishō (de 1868 à 1926), comme idéologie interventionniste, réformiste et même militante. Il s’agit en d’autres termes de dresser une cartographie de l’idéologie de la traduction en plein processus de traduction – c’est-à-dire un processus de transfert, d’adaptation, d’interprétation ou d’invention de concepts, textes, discours, comportements ou systèmes de représentation d’une autre langue/culture en japonais et pendant l’exercice de sa fonction comme « pratique sociale poïétique [créant] une continuité dans la discontinuité... une relation dans le lieu de l’incommensurabilité » (Sakai, 1997 : 13). Afin d’éviter toute confusion au sujet de la notion d’idéologie de la traduction en action que je propose, je définirai l’idéologie avec Slavoj Zizek comme un puissant fantasme collectif.
The fundamental level of ideology [...] is not of an illusion masking the real state of things but that of an [unconscious] fantasy structuring our social reality itself (Zizek, 1991: 33).
9L’idéologie est donc une structure fantasmatique immanente à la réalité sociale qu’elle crée et organise en même temps, et dont les effets – la manière dont un champ ou un réseau de signifiants idéologiques « flottants » interpelle ou manipule le sujet – se nourrissent d’un noyau de jouissance précédant toute activité signifiante, sémiotique ou idéologique (Zizek, 1991 :124-125). Si cette conception doit être conjointe avec une optique matérialiste néomarxiste – qui s’attache à expliciter comment, d’une part, certaines formes et catégories de pensée, certains discours et systèmes de représentation stabilisent et maintiennent le pouvoir et la domination d’une classe sociale sur la grande masse des travailleurs-producteurs-consommateurs et, d’autre part, comment ces masses laborieuses s’adaptent, résistent ou se soulèvent contre les inégalités et les violences des capitalismes nationaux et transnationaux (Hall, 1996 : 26-27) –. il n’en demeure pas moins que les théories contemporaines de l’idéologie ont abandonné la vue négative de cette dernière, à savoir l’idéologie comme système de pensée bourgeois qui fausse la réalité des relations d’exploitation dans les sociétés capitalistes avancées, en tant que « transposition imaginaire », au niveau des idées, des contradictions et conflits de ce système, etc.
10Si nous retournons maintenant, armés de cette conception matérialiste-psychanalytique, à l’idéologie de la traduction en plein exercice de sa fonction comme pratique sociale poïétique ou réformatrice, nous allons trouver d’innombrables moments fascinants, surtout pendant les ères Meiji et Taishō, où elle est à l’œuvre. Ces processus de traduction interviennent activement surtout dans la formation, consolidation ou contestation de la langue, la littérature et l’histoire nationales, des institutions de l’État-nation et de l’empire colonial, des disciplines académiques, des langages de la censure politique, de la presse et de la diplomatie.
la nature de (la) nature
11Un exemple saisissant d’un de ces moments grouillant d’autant de possibilités que de contradictions dans la construction de la modernité japonaise est celui des débats concernant la traduction du mot « nature », ainsi que celle de certains concepts tels « littérature », « beau/beauté » ou « sélection naturelle », qui furent mis en étroite relation avec la notion de « nature » dans les années 1880 et 1890. Le petit livre de Yanabu Akira (1977) retrace ces discussions et leurs importantes conséquences.
12Prenant comme point de départ un débat sur la définition et la fonction de la littérature qui se déroula en 1889 entre Mori Ogai et Iwamoto Yoshiharu (1863-1942), fondateur du célèbre journal Jogakku zasshi et défenseur de l’émancipation des femmes à travers l’éducation, Yanabu analyse en détail les problèmes qui se posèrent lorsqu’il s’agit de trouver des équivalents japonais de la notion « occidentale » de nature/Natur dans plusieurs domaines de la vie intellectuelle, artistique et scientifique de Meiji. À travers une lecture minutieuse de nombreux textes littéraires, théoriques, scientifiques et journalistiques, Yanabu montre que le choix du mot shizen comme traduction ou interprétation de « nature » créa des confusions et ambiguïtés, mais aussi des hybridations discursives et conceptuelles qui eurent un impact considérable sur la formation des disciplines littéraires et scientifiques, dans l’histoire de l’art et de la philosophie ainsi que dans la popularisation de ces discours par l’entremise du journalisme. À titre d’exemple, les interprétations diamétralement opposées du concept de shizen que proposaient Iwamoto Yoshiharu et Mori Ogai étaient selon Yanabu au coeur du débat sur la littérature mené par les deux critiques, dont le signal déclencheur fut l’article d’Iwamoto « Bungaku to shizen » (« La littérature et la nature »), publié le 27 avril 1889 dans le numéro 159 de la revue Jogaku zasshi. Alors qu’Iwamoto soutenait que « la littérature la plus émouvante est celle qui reflète la nature telle quelle » et que « l’art de la beauté sublime ne peut être contaminé par le vice et la décadence morale » (cité dans Yanabu, 1977 : 7), Ogai rétorqua qu’une telle conception trahit une grave « confusion de sens » (igi no sakuran o kitaseshi) entre les deux grandes catégories de la littérature, soit les belles lettres (bibungaku/schöne Literatur) et la littérature scientifique (kabungaku/Wissenschaft(s)literatur). Une littérature qui s’applique à la reproduction fidèle et objective de la nature telle que perçue par l’observateur ou le spectateur (« shizen » no mama ni « shizen » o utsushietaru mono), loin d’être un « art de la beauté sublime » (kyokubi no bijutsu), ne peut être qualifiée que de « littérature scientifique la plus digne de ce nom » (saishin no kabungaku). Une telle confusion entre la représentation esthétique et l’observation scientifique de la réalité ignore, continue Ogai, un état de fait évident : que ce qui se reflète dans une prétendue description objective de la nature n’est nullement la « nature » elle-même (shizen/Natur ni arazu shite), mais l’esprit (seishin/Geist nari) (Ogai, cité dans Yanabu, 1977 : 11). Si Iwamoto semble défendre une littérature « réaliste » qui, tout en se mettant au service d’une éthique sociale élevée, s’attacherait à capter les éléments et mouvances de la nature (shizen) comme une photographie fidèle, sans embellissements ou rajouts, Ogai se range sans hésitation du côté de la « belle littérature »/les belles lettres (bibungaku) qui cherche à atteindre un certain idéal esthétique en suivant les caprices et diktats de l’esprit (seishin/Geist) et de l’imagination – cette faculté qui pose sur la nature un regard émerveillé. Les divergences entre les deux critiques proviennent non seulement de leurs conceptions, apparemment incompatibles, sur la littérature et sur l’art, mais surtout – souligne Yanabu – de leurs interprétations, tout aussi irréconciliables, du concept de shizen/nature. Iwamoto se base sur un concept traditionnel de la nature, qui selon Yanabu existait dans la langue japonaise « bien avant la modernité, et que nous autres Japonais avons utilisé et compris depuis des temps immémoriaux » (kindai izen no tōi mukashi kara watashi tachi Nihonjin ga tsukai, rikai shitekita « shizen »). Ce concept désigne à la fois les phénomènes complexes de la nature et l’imaginaire collectif des Japonais à l’égard de leur environnement naturel, à savoir des esthétiques et discours philosophiques qu’Iwamoto appelle « le magnifique esprit, la plus belle essence de la nature » (shin’in wa kore shizen no mottomo bi naru sui) et que Ogai définit comme « beauté » (bi), « esprit » (seishin/Geist) et « idée, idéal » (sō/Idee) de la nature. En d’autres termes, poursuit Yanabu, Ogai utilise des traductions japonaises (honyakugo) de concepts allemands (la culture occidentale de référence étant pour lui surtout celle de l’Allemagne), alors qu’Iwamoto continuerait à travailler avec des concepts traditionnels (denrai no Nihongo) qui seraient peu influencés par la traduction et l’importation massive de discours, conceptions et comportements occidentaux dans les premières décennies de Meiji (Yanabu, 1977 : 14-15). Le débat entre Iwamoto et Ogai continua jusqu’en juin 1889, avec chacun des participants rajoutant des exemples et des analyses supplémentaires pour expliquer sa position5, mais ce qui importe de retenir pour notre cartographie de l’idéologie de la traduction en action, c’est que cette série de polémiques, tout comme les autres débats contemporains qui jouèrent un rôle décisif dans la consolidation de la nouvelle littérature et des études littéraires modernes alors émergentes, fait intervenir autant les processus de traduction que les idéologies qui les sous-tendent. Quand Ogai cite des classiques de la littérature et la philosophie asiatiques et européennes tels Les Analectes (Lun Yu) de Confucius, la Critique de la raison pure de Kant, la pièce kabuki Kanadehon chūshingura (Les 47 rōnin), ou la non moins célèbre tragédie Médée d’Euripide, ou quand il emploie des traductions ou équivalents de concepts allemands tels que bibungaku (schöne Literatur/belles lettres), seishin (Geist/esprit), sō (Idee/idée, idéal), ou shizenbi (das Naturschöne/beauté de la Nature, beauté naturelle) dont l’usage et les connotations n’étaient nullement fixées, mais en pleine fluctuation dans les années 1880, il fait jouer consciemment ou inconsciemment les idéologies animant ces textes et concepts, ainsi que la signification et le statut qui leur sont attribués dans leur contexte intellectuel et culturel d’origine. De la même manière, quand Iwamoto affirme dans sa réponse à la critique de Ogai que « la nature de Natur [c’est-à-dire la structure sémantique du terme japonais correspondant à l’expression allemande Natur, citée en original dans le texte] est telle qu’elle peut facilement comprendre les concepts “esprit” [shin’in] et “essence” [sui] » (« somosomo Natur no shizen naru mono ni wa “shin’in” to shōshi “sui” to shōsuru ni tariru beki no seigan wo fukumu ») (cité dans Yanabu, 1977 :23), il s’appuie sur une idéologie et une conception de la nature et du monde dont les antécédents se situent dans les usages variés du mot onozukara (spontanément, naturellement, relevant des manifestations et phénomènes de l’univers entier) dans la pensée bouddhique et shintoïste médiévale, dans la philosophie d’un Ogyū Sōrai ainsi que dans l’atmosphère d’effervescence et d’expérimentation intellectuelle, sociale et politique des premières décennies de Meiji. Ce fantasme idéologique inconscient s’alimente d’une conception pancosmique de la nature où le sujet humain tend à se fondre plutôt qu’à affirmer une autonomie existentielle ou une volonté de vaincre des forces qui lui sont immensément supérieures, puisant en même temps dans les fictions, inventées et mises en place à peu près entre 1870 et 1900, d’une identité et d’une culture nationales ancestrales basées sur le respect pour la nature comme le Maître à penser suprême6. Le fantasme structurant les réflexions de Ogai est celui de la philosophie transcendantale kantienne, de la transparence du langage comme instrument de traduction et de communication, et un certain complexe par rapport à la « civilisation occidentale ». Finalement, le débat entre Iwamoto et Ogai révèle non seulement le rôle prépondérant de la traduction et des idéologies qui l’animent dans la construction d’une culture nationale et du nationalisme culturel modernes, mais aussi la mobilisation de traditions philosophiques et esthétiques étrangères pour expliciter le rapport entre nature et culture, le rôle de l’art et les relations de pouvoir dans un Japon encore sous l’emprise des traités inégaux, et qui n’était pas encore assez fort pour revendiquer sa part dans la « mission civilisatrice » universelle des grands empires coloniaux européens. Penchons-nous maintenant brièvement sur l’analyse de la controverse Iwamoto-Ogai proposée par Yanabu Akira dans La philosophie de la traduction. À titre de comparaison, nous examinerons ensuite la présentation de cette même polémique dans un ouvrage récent de Suzuki Sadami (1999), Nihon no « bungaku » gainen (Le concept de « littérature » au Japon).
13Ce qui frappe dans l’analyse, d’ailleurs fort minutieuse, de Yanabu du débat sur la littérature et le beau entre Iwamoto Yoshiharu et Mori Ogai, c’est un manque de prise de conscience claire au sujet de l’idéologie de la traduction à l’œuvre dans cette polémique ainsi qu’à l’égard du contexte politique, social et culturel dans lequel elle eut lieu. La même inattention au sujet de la politique de la traduction caractérise l’ensemble du petit livre de Yanabu, qui se distingue en outre aussi par une « innocence » tout aussi flagrante à l’égard des assises idéologiques de l’auteur lui-même. Convaincu que le point en litige entre Iwamoto et Ogai est strictement un problème de traduction provenant d’une équivalence problématique entre le terme shizen/onozukara en japonais et le concept « nature » dans plusieurs langues européennes, Yanabu axe l’ensemble de son analyse de la controverse sur cet aspect, en ignorant l’engagement politique et social des deux critiques (par exemple l’activité de pédagogue et de défenseur de l’émancipation des femmes d’Iwamoto, qui était étroitement liée à son militantisme chrétien). Yanabu passe sous silence aussi les traductions d’Ogai, qui eurent une influence importante, ainsi que les mouvances politiques et culturelles de l’année 1889, qui comprennent la proclamation de la constitution de Meiji (Meiji kenpō). L’interprétation du débat Iwamoto-Ogai, ainsi que d’autres textes et polémiques de Meiji que nous lisons dans La philosophie de la traduction est détachée du contexte historique de ces discours. La position de Yanabu est clairement nationaliste et s’inscrit dans un schème classique de cofiguration tel que décrit par Naoki Sakai. Ce schéma est particulièrement frappant dans des passages comme le suivant :
Ogai utilise le terme shizen dans le sens d’une traduction plus ou moins exacte du mot allemand Natur. À l’opposé d’Ogai, l’emploi de shizen chez Iwamoto Yoshiharu correspond à l’usage traditionnel de ce mot en japonais [denrai no Nihongo]. C’est une « nature » [shizen] précédant l’histoire de l’intégration de ce mot dans la langue moderne comme traduction de concepts provenant de langues occidentales [seiōgo no honyakugo] tels que « Natur » ou « nature », et que nous autres Japonais avons comprise et utilisée depuis des temps immémoriaux [kindai izen no tōi mukashi kara watashi tachi Nihonjin ga tsukai, rikai shite kita « shizen » de aru] (Yanabu, 1977 : 15).
14Entamer une critique du nationalisme culturel naïf et réducteur qui se révèle ici, et à de nombreux autres endroits dans le texte de Yanabu – rappeler par exemple que le groupe ethnique des « nous autres Japonais » n’existe pas depuis des « temps immémoriaux », mais est une construction moderne datant de Meiji, et que « l’usage traditionnel » du mot shizen (denrai no Nihongo) n’est pas resté stable, mais a lui aussi changé considérablement à travers les siècles (ce que Yanabu lui-même montre dans les chapitres 2 et 3 de son ouvrage) – serait une opération trop évidente. J’ai choisi le petit livre de ce spécialiste de la traductologie non pas parce qu’il fait preuve d’une grande originalité dans son analyse et ses conclusions, mais parce qu’il explore en détail les processus de traduction à l’œuvre dans quatre moments importants dans l’histoire de la pensée japonaise depuis Meiji : la formation de la littérature moderne avec sa nouvelle langue littéraire et ses institutions tels le bundan (la scène littéraire), ainsi que l’émergence de la discipline académique des études de la littérature nationale (kokubungaku) ; l’introduction des théories évolutionnistes et la formation des sciences naturelles ; le développement du courant naturaliste (shizenshugi) dans la littérature et les débats qui s’en suivirent ; finalement, la fonction du concept de « nature »/shizen dans la pensée de Maruyama Masao7. L’effervescence intellectuelle, les bouleversements culturels et sociaux et la diversité des prises de position idéologiques et politiques qui transparaissent à travers l’optique traductionnelle nationaliste assez étroite de Yanabu mettent davantage en évidence l’hétérogénéité et l’incommensurabilité, ainsi que le poids immense de la traduction dans la construction de la modernité japonaise.
le concept de « littérature »
15Si nous comparons maintenant l’analyse de Yanabu Akira de la polémique entre Iwamoto et Ogai sur la relation entre littérature et nature, avec la discussion de la même controverse dans l’ouvrage de Suzuki Sadami, Nihon no « bungaku » gainen (Le concept de « littérature » au Japon), on constatera des différences importantes. Suzuki, qui ne consacre qu’une demi-page à cette polémique (ce qui n’étonne guère dans un livre de plus de 400 pages qui trace l’histoire du concept de « littérature »/bungaku depuis la période de Nara jusqu’aux années 1980 à travers une quantité énorme de textes, et qui concentre la plus grande partie de son énergie sur les ères Meiji et Taishō8), ne manifeste à première vue aucun intérêt pour les problèmes de traduction qui pour Yanabu constituent le noyau même de la controverse. Il mentionne en passant la conception de Ogai sur les deux grandes catégories de littérature – bibungaku (belles lettres) et kabungaku (littérature scientifique) – ainsi que le fait que ces deux termes sont utilisés par Ogai comme traductions/équivalents des expressions allemandes schöne Literatur et Wissenschaft(s)literatur, mais est beaucoup plus à l’écoute des définitions de la littérature proposées par les deux participants dans la controverse (Suzuki Sadami, 1999 :211-212). Sensiblement plus attentif que Yanabu aux fluctuations des concepts et des discours, à l’émergence de nouveaux courants intellectuels et artistiques, aux conflits de classe et à la mise en place des institutions du jeune Etatnation japonais dans les années 20 et 30 de Meiji, Suzuki s’efforce de montrer les liens entre la polémique de Iwamoto et Ogai et les autres débats contemporains sur les critères esthétiques et la fonction sociale de la littérature qui se poursuivent en grand nombre pendant cette période. Par exemple, son texte présente Ogai comme un des metteurs en scène et acteurs principaux de cette « saison des polémiques littéraires » (ronsô no kisetsu) (Suzuki Sadami, 1999 :217) ; on y trouve aussi une indication, en guise de constat laconique sur la trace laissée par le débat en question entre Iwamoto Yoshiharu et Ogai, que Nihon bungakushi (Histoire de la littérature japonaise, 1890) de Mikami Sanji et Takatsu Kuwasaburō, œuvre pionnière dans la nouvelle discipline des études de la littérature nationale, reprend le terme kabungaku (littérature scientifique) que Ogai avait utilisé dans sa critique d’Iwamoto, en l’adaptant comme ribungaku (Suzuki Sadami, 1999 : 219)9.
16Nihon no « bungaku » gainen tente aussi d’éviter les paradigmes binaires réducteurs qui ont provoqué tant d’impasses dans l’histoire de la pensée depuis Meiji, et consacre un chapitre aux circonstances historiques qui contribuèrent à imposer définitivement bungaku, entre 1890 et 1910, comme traduction des termes « littérature/literature/Literatur » dans le sens qu’on lui attribue aujourd’hui de pratique esthétique du langage (gengo geijutsu) (Suzuki Sadami, 1999 :25-162). En dépit de cette recherche historique minutieuse et de son observation tranchante des enjeux hétérogènes entourant la création de la littérature, la critique et les études littéraires modernes, la démarche de Suzuki demeure ambivalente et divisée – si ce n’est pas complètement indifférente – par rapport au rôle de la traduction en tant que pratique poïétique performative, dans la construction et consolidation des trois domaines littéraires quelle explore, ainsi que par rapport à l’idéologie et à la politique de la littérature en général. Si le chapitre 4 de l’ouvrage nous enseigne en détail les différentes acceptions, parfois contradictoires, du terme bungaku et les différentes propositions avancées par une foule d’historiens, de chercheurs, de traducteurs et d’écrivains pour unifier ces usages, créer un sens de fierté à l’égard des traditions littéraires nationales et mettre les bases de la nouvelle discipline académique du kokubungaku, le chapitre 7, pour sa part, donne un aperçu détaillé des polémiques qui accompagnèrent la stabilisation de la définition et des critères esthétiques de la littérature japonaise moderne entre 1890 et le début du XXe siècle et traite la problématique de la traduction d’une manière fort marginale. Nous constatons par exemple que l’examen de débats tels que celui de 1889 entre Iwamoto et Ogai sur la « littérature et la nature », ou de la polémique qui se déclara en 1890 à la suite de la parution du roman d’aventures Ukishiro monogatari de Yano Ryūkei, que nous propose ce chapitre, ignore le fait que les divergences au cœur de ces controverses provenaient souvent autant de traductions de termes et de modes de pensée importés que de conceptions différentes de la littérature. Ce même chapitre 7 tente d’établir un lien entre le discours « nationaliste » qui traverse les histoires littéraires pionnières de cette période (par exemple, l’Histoire de la littérature japonaise de Mikami et Takatsu mentionnée ci-dessus et Wabungakushi d’Owada Tateki) et les courants contemporains du nationalisme culturel, mais l’analyse reste, dans ce cas-ci aussi, très superficielle (Suzuki Sadami, 1999 : 211-212, 214-222). Le récit de Suzuki se montre insensible aux fantasmes et manipulations idéologiques – autochtones, étrangères ou créolisées – qui animèrent ces moments fondateurs de la nouvelle littérature et de la discipline moderne des études de la littérature nationale, et passe sous silence leur rôle actif, en tant que pratiques traductionnelles performatives, dans la construction de l’identité nationale.
17Pour résumer, les deux textes de Yanabu et Suzuki, La philosophie de la traduction : « Shizen » et nature et Le concept de « littérature » au Japon, nous offrent ensemble un portrait dynamique de l’intervention cruciale de la traduction dans la création et la consolidation des nouveaux langages et appareils conceptuels de la littérature et les études littéraires modernes (ainsi que, dans le cas de Yanabu, dans la formation des sciences naturelles) dans les années 1880 et 1890. Malgré leurs différences méthodologiques et théoriques, les deux critiques convergent dans leur intérêt pour la traduction en tant que « pratique sociale poïétique [qui crée] une continuité dans la discontinuité [... et] établit une relation à l’endroit de l’incommensurabilité » (Sakai, 1997 : 13) et dans leur désir de saisir les processus de traduction en pleine action, avec toutes les hésitations, erreurs, transformations de sens et de modes de pensée qu’ils impliquent. Ce qui fait défaut dans la démarche des deux textes, malgré leur focalisation microscopique des étapes de la traduction, c’est une réalisation de la dimension performative de ce processus : les effets sémiotiques, psychologiques, idéologiques et autres que la traduction produit à travers la répétition, citation, différence et sédimentation des actes corporels et discursifs qui la constituent en tant que relation sociale10. Cette dimension est pourtant très visible dans la première réaction de Ogai à l’article de Iwamoto, « “Bungaku to Shizen” wo yomu » (« Impressions sur “La littérature et la nature” »), dans laquelle une conception kantienne-romantique de l’art et du beau, ainsi que les termes japonais qu’Ogai propose comme équivalents de catégories esthétiques et philosophiques allemandes (bibungaku/schöne Literatur, sō/Idee, etc.) tentent d’inscrire dans le discours émergent de la critique et des études littéraires une optique de la littérature comme représentation idéalisée de la nature/la réalité, et qui s’oppose au discours, dit objectif et réaliste, de la science (saishin no kabungaku/le discours scientifique le plus véridique) (Mori Ogai, cité dans Yanabu, 1977 : n). La fonction performative de la traduction se manifeste aussi très clairement dans la première réponse d’Iwamoto à la critique d’Ogai, « “Bungaku to shizen o yomu” wo kindoku su », où on s’aperçoit qu’Iwamoto assouplit un peu sa position sur la notion de nature, ainsi que dans le débat, survenu en 1890, entre Toyama Shōichi et Ogai sur l’importance des sujets réalistes, s’inspirant d’événements réels et de conflits sociaux authentiques dans la peinture11.
18Ce qui diminue le potentiel du petit livre de Yanabu comme cartographie des processus de traduction à l’œuvre dans la période de formation et consolidation de la critique et des études de la littérature nationale, et des sciences naturelles pendant les premières décennies de Meiji est aussi, comme nous avons pu le constater, le schéma réducteur de l’attitude nationaliste homolingue qu’il adopte et qui ignore la plupart du temps la fonction idéologique déterminante de la traduction – c’est-à-dire les fantasmes inconscients, les systèmes de pensée et les représentations quelle engendre. Dans le cas de l’histoire massive du concept de « littérature » de Suzuki, ce qui fait défaut c’est précisément une conscience critique systématique du rôle de la traduction : si l’usage de la notion de littérature a changé considérablement à travers les siècles sans que nous ne prêtions assez d’attention à ce fait évident, ce n’est pas seulement parce que « les mots qui circulaient à une certaine époque, malgré leur apparence trompeuse de vocabulaire identique avec celui que nous utilisons à présent, avaient une signification différente en ce temps là [... et parce que] nous avons une tendance à projeter nos conceptions contemporaines dans le vocabulaire et usages sémantiques différents qui nous ont précédé » (Suzuki Sadami, 1999 : 40) (ce qui est un constat trivial et ordinaire), mais parce que des processus de traduction hétérogènes et complexes étaient autant à l’œuvre dans ces transformations que de multiples autres facteurs culturels, économiques, ou politiques.
19Si Suzuki est plus sensible à l’idéologie de la traduction que Yanabu, il n’en demeure pas moins que son ouvrage traite cette dimension souvent comme indépendante ou séparée des histoires de la littérature, polémiques et discours théoriques et critiques qu’il analyse, comme si la littérature était un objet abstrait et pur, à l’abri des contaminations et vicissitudes de l’histoire. Par exemple, la préférence des histoires littéraires pionnières des années 1890 pour la littérature en « japonais pur » (Yamato kotoba) est mise en relation avec les courants du nationalisme culturel de cette époque – le « mouvement pour la préservation de la pureté nationale » (kokusui hozonshugi) et le « panasiatisme » (Ajia shugi), mais ce que ces courants nationalistes impliquent, et comment ils se manifestent concrètement dans les histoires de la littérature nationale en question, nous ne l’apprenons guère (Suzuki Sadami, 1999 : 222). Finalement, l’absence totale de réflexion, chez Yanabu et Suzuki, sur la position divisée, fluide, du traducteur en tant que sujet-en-transit ou personnalité-indéterminée-en-traduction (voir Sakai, 1997 : 13), ainsi que l’inattention, non moins frappante, des deux critiques à l’intervention du genre sexuel (gender) dans toute pratique sociale ou culturelle, attire l’attention sur le fait que leurs ouvrages ne peuvent servir de cartographie critique de la traduction à l’œuvre dans la modernité japonaise que dans un sens très limité. Une telle démarche cartographique et archéologique devrait être non seulement attentive aux pratiques performatives interventionnistes et aux idéologies genrées-racialisées des processus de traduction, mais aussi en dialogue avec le traducteur/la traductrice. (Le rôle très important que joua Mori Ogai en tant que traducteur et médiateur culturel est complètement passé sous silence dans les deux textes que nous avons examinés). Passons maintenant à la deuxième direction ou à la nouvelle approche suggérée par la théorie de Naoki Sakai, que j’appellerai une ontologie de la traduction.
l'ontologie des surfaces
20Nous avons vu que Translation and Subjectivity de Naoki Sakai propose que : 1) Ce qui rend possible le positionnement, ou la projection imaginaire de deux communautés linguistiques, ethniques-nationales ou culturelles comme entités homogènes et équivalentes dialoguant à travers l’acte de la traduction-en-tant-que-communication-transparente est la représentation de ce processus – le fait que la représentation de la traduction se substitue à cette dernière – dans le cadre de l’énoncé homolingue. 2) L’attitude ou position hétérolingue implique par contre que la traduction est infinie, quelle n’est pas communication mais transmission de messages ou création de continuités, à travers la personnalité divisée, indéterminée et plurielle de la traductrice, entre des groupes/systèmes sémiotiques hybrides, ouverts et incommensurables. L’attitude hétérolingue remet constamment en question non seulement les distinctions telles qu’établies par Roman Jakobson entre traduction proprement dite et traductions intra-et interlingues12, mais aussi la différence entre la fonction du traducteur et celle de l’émetteur ou du destinataire, qui doivent, eux aussi, assumer la responsabilité du traducteur. 3) Dans l’histoire de la pensée japonaise, le désir pour cette pensée est créé et reproduit par le schème de cofiguration de l’économie de la traduction qui structure la discipline même. Cette discipline s’est constituée par opposition au sujet imaginaire monolithique de l’Occident et est, de par cette caractéristique essentielle, comparatiste. (Ce schématisme est quasi identique à ce qu’Alain-Marc Rieu appelle le refrain obsédant de « l’opposition entre le propre et l’étranger » dans la modernité japonaise ; voir Rieu, 1996). Ma lecture des propos de Sakai suggérait que l’on peut y déceler l’ébauche d’une ontologie de la traduction – une philosophie de l’être et du sujet de la traduction infinie, qui à son tour prend corps dans l’espace jalonné par les positions interchangeables de l’émetteur, du traducteur et du récepteur. Ce discours sur la traduction en tant que création ou invention du sujet et du langage à travers la transmission et la transformation de savoirs s’oppose, disais-je, à la politique mimétique, hiérarchisante et réductrice de la « traduction proprement dite » du paradigme de communication homolingue (voir plus haut). Ces réflexions guident en partie l’analyse d’un texte du philosophe contemporain Sakabe Megumi (né en 1936), « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise », que je présente dans ce qui suit. Je montrerai notamment que l’ontologie implicite de la pensée japonaise dont parle Sakabe contient une ontologie de la traduction qui semble vouloir parodier la première. La performativité de cette ontologie de la traduction, au lieu de s’ouvrir sur l’autre, comme le suggère Naoki Sakai, l’enferme en soi-même.
21La logique de Sakabe dans « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise : ontologie implicite de la pensée japonaise » (« Nihon bunka ni okeru kamen to kage : Nihon no shikō no senzaiteki sonzairon ») – conférence prononcée le 19 février 1981 à l’École des Hautes Études en sciences sociales à Paris, qui fut publiée d’abord en français en 1982 dans la Revue de métaphysique et de morale, et qui fut par la suite incluse dans son ouvrage Kagami no naka no Nihongo (La langue japonaise dans le miroir, 1989) – est très simple, et peut se résumer comme suit13
22Dans la pensée japonaise traditionnelle, la distinction entre le moi et l’autre est plus fluide et ambiguë que dans la culture occidentale. Le sujet et l’altérité de l’autre sont en fait reliés par une structure de réciprocité (sōgosei) et réversibilité (kagyakusei). Une illustration saisissante de ce phénomène est l’usage du mot omote, qui signifie à la fois visage, masque et surface. Comme on peut l’observer dans le cas du shite dans une pièce du théâtre Nô, qui se prépare à apparaître sur scène dans la Chambre des Miroirs (Kagami no ma), le visage travaille à la fois comme masque et visage : facteur se transforme en dieu ou en démon, il est soi-même et en même temps le dieu ou le démon qu’il incarne. Cela peut s’expliquer par le fait que le visage est à la fois ce qui est vu par l’autre, ce qui voit lui-même, et ce qui se voit lui-même comme un autre. Dans son acception comme « surface », le mot omote signale aussi le fait que la visibilité et l’invisibilité – tout comme omote (le dehors d’une maison) et son antithèse, urate (derrière, envers, revers) – ne sont pas opposées, mais beaucoup plus en continuité l’une avec l’autre, l’une immanente dans l’autre, capable de prendre la place l’une de l’autre. Pour prouver la complémentarité et la réversibilité, ou le dédoublement entre le visible et l’invisible, Sakabe cite un passage de Kakyō (Le miroir de la fleur) du célèbre dramaturge et théoricien du Nô, Zeami, qui élabore la théorie du riken no ken (la vision objectivée, littéralement « la vue de vue détachée »). L’acteur Nô doit être capable de se percevoir lui-même à travers le regard des spectateurs, il doit se mettre à la place du public pour avoir une vision objectivée ou détachée, de même que complète de son corps et de son jeu (riken).
D’autre part, pour la danse, il est un précepte qui dit : « Les yeux devant, l’esprit en arrière. » Soit, dit en d’autres termes : « Fixez vos yeux devant vous, disposez votre esprit derrière vous. » C’est là une précaution à prendre dans la manière du mode de la danse. Votre image [trad. Sakabe : votre figure] telle qu’on la voit de la place des spectateurs, est une vision objectivée [trad. Sakabe : vue détachée] de vous-même. [...] Vous voir d’une vision objectivée [trad. Sakabe : vue détachée], c’est vous voir en vous mettant à la place du public. Dès lors, vous avez de votre propre silhouette une vision globale [trad. Sakabe : vue complétée] et si vous avez de votre silhouette une vision globale [trad. Sakabe : de votre figure une vue complétée], vous vous voyez de gauche et de droite, de devant et de derrière. [...] Dans ces conditions, grâce à la vision objectivée, vous obtiendrez [de vous-même] une vision identique à celle qu’en a le public, vous aurez une connaissance visuelle des parties mêmes du corps que vos yeux ne peuvent atteindre, et vous vous composerez une silhouette gracieuse dans laquelle les cinq parties du corps sont harmonieusement coordonnées. [...] Ayant obtenu de vous-même une vision objectivée, globale [trad. Sakabe : une vue détachée, complétée] autant que possible, et sachant que l’œil ne voit pas l’œil [trad. Sakabe : voyant ce que l’œil ne peut pas voir], représentez-vous nettement [votre silhouette] vue de gauche et de droite, de devant et de derrière. Vous aurez alors la preuve évidente et certaine [de mes assertions] en réunissant une danse gracieuse « aux attitudes fleuries, parées de joyaux » (Zeami, 1960 :119-120 ; voir aussi la version de Sakabe, 1982 : 339-340).
23La même structure de complémentarité ou réversibilité plutôt que d’opposition, de se voir depuis l’endroit et avec le regard de l’autre, de se perdre dans l’autre et dans le jeu de miroitements infinis des surfaces, masques, ombres et êtres qui se reflètent, coulent ou passent l’un dans l’autre, est à l’œuvre dans d’autres mots et expressions japonais aussi : kage, qui signifie « ombre, reflet, image, silhouette », peut dans certaines combinaisons désigner à la fois la clarté et l’obscurité, l’ombre et la lumière, le matériel et l’immatériel, l’objet et son reflet ; tsukikage (clair de lune) réunit deux termes apparemment opposés, tsuki (lune, clarté de la lune) et kage (ombre, reflet) ; de même, hitokage (l’ombre ou la silhouette d’une personne) et omokage (visage, face, traits du visage), qui combinent l’un hito (personne) et kage (ombre, silhouette), et l’autre omo (surface, face, devant, visage) et kage (ombre, reflet, image). La même indétermination et la même résistance au dualisme cartésien et aux catégories fixes et rigides de la pensée occidentale sont à noter dans des expressions telles que yume-utsutsu (extase, rêverie, transe, confusion entre le rêve et la réalité) et utsusemi/utsushimi (le corps mortel, le passage éphémère de l’être dans le monde de la réalité) : dans la première notion, l’on voit se côtoyer le rêve (yume) avec l’état d’être réveillé et conscient de la réalité (utsutsu), alors que utsuse/utsushi, dans utsusemi/utsushimi, se réfère à la fois au réel, aux phénomènes perceptibles du monde environnant (utsutsu) et au reflet, à ce qui est une image ou une ombre reflétée et éphémère (utsuru : se refléter, changer, passer, comme dans « le temps passe » ; utsusu : refléter, copier, décrire). La pensée traditionnelle japonaise affirme donc que la réalité phénoménologique et celle de l’être, l’essence même de l’être humain n’est qu’un jeu de surfaces, d’ombres, d’images et de rêves qui se reflètent et se transforment l’un dans l’autre à l’infini. Il n’y a pas de séparation ou d’abîme conceptuel entre le rêve et la réalité, l’illusion et l’expérience corporelle du monde matériel, l’ombre et la lumière, la vie et la mort, le moi et l’autre – tous ces aspects et dimensions de l’être et de l’existence se complètent, se répondent, se fondent l’un dans l’autre. Ces considérations amènent Sakai à la conclusion que la pensée et l’art traditionnels japonais – même certaines formes de la culture de masse moderne tel le cinéma - suggèrent que le fondement de l’être, qui se reflète dans tous les êtres et aspects de la réalité sensible et qui produit la double structure du visible de telle sorte que tout ce qui voit est vu et construit par le regard d’un autre et se voit elle – ou lui-même en même temps comme autre constitué par cet autre regard, le fondement de l’être donc est ce que les différentes traditions du daoïsme ou du bouddhisme ont appelé la Voie (dao/dō), le vide (kū) ou le néant (mu). Cette ontologie implicite de la pensée japonaise, affirme Sakabe à la fin de son exposé, nous permet, à « nous autres Japonais », de saisir facilement le sens de la célèbre phrase à la fin du Faust de Goethe – « Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis » (« Tout ce qui est de ce monde n’est que métaphore ») – et de l’interpréter comme l’expression d’une intuition profonde que les Japonais connaissent depuis toujours. Il va de même dans le cas de l’acteur Nô quand il incline légèrement son masque pour exprimer une certaine intention ou une pensée délicate, ou quand il s’agit des gestes simples et ritualisés des personnages féminins dans les films d’Ozu : ces expressions artistiques raffinées émeuvent profondément tous les Japonais, révélant une sorte de prière silencieuse cachée dans « la profondeur de [leur] cœur » (Sakabe, 1982, 1989, 1999a).
24Ce qui retient immédiatement l’attention dans l’essai de Sakabe est le fait que « l’ontologie implicite » évoquée par le texte, qui est censée émouvoir tous les Japonais comme une prière silencieuse, profonde, et les transformer instantanément en des spécialistes de l’œuvre de Goethe, est non pas le discours bouddhique sur le vide (kū) ou le néant (mu), mais bel et bien une ontologie de la traduction ! Car ce que Sakabe fait dans son exposé, afin de prouver une thèse qui n’est en fin de compte qu’une répétition de ce que de nombreux autres philosophes et théoriciens ont dit avant lui, c’est traduire furieusement, incessamment, et à plusieurs niveaux simultanément. Les arguments du philosophe qui ont comme but de prouver la non-dualité, la capacité d’accommoder et même de fusionner des catégories ou concepts apparemment opposés, ainsi que les bases ontologiques négatives de la « pensée japonaise traditionnelle » sont des actes de traduction qui aboutissent non pas à une philosophie ou théorie du Vide Absolu (kū/sunyatā) ou du Dharmakaya (être cosmique du Bouddha) qui engloberait à la fois l’être (yū) et le non-être (mu), mais à un autre processus de traduction révélant la construction de l’être et du sujet à travers la puissante performativité de la traduction.
25Regardons le texte de Sakabe de près. Pour expliciter ce qu’il appelle la structure de « réciprocité et réversibilité » constituant le fondement de la pensée et de l’esthétique traditionnelles japonaises, Sakabe se sert de mots dont le champ connotatif implique, à son avis, cette structure. Omozashi (traits du visage, expression ou intention du visage), omote (visage, surface), kage (ombre, silhouette), utsutsu (réalité), utsusemi/utsushimi (l’existence éphémère du corps, vie mortelle), omou/omoi (penser) sont des expressions qui connotent à la fois une relation sociale et une ontologie du visible : une relation entre le moi/sujet (se) regardant et l’autre/le spectateur qui le regarde qui se construit de telle manière que « ce qui est vu par l’autre (se) voit lui-même, et (en même temps) se voit lui-même comme un autre » (Sakabe, 1982 : 337-338). Sakabe traduit donc pour le lecteur français (« Le masque et l’ombre dans la culture japonaise », comme je l’ai déjà noté, est une conférence qui fut d’abord publiée en français) des mots japonais auxquels il attribue une structure sémantique et ontologique très spécifique ainsi qu’une mission sociale et culturelle lourde et complexe. La structure de « réciprocité et réversibilité » inhérente à des mots tels que omote et kage doit être capable de soutenir à elle seule toute une société utopique à venir (voir la déclaration de Sakabe : « J’aime le mot omozashi parce qu’il [...] montre clairement comment une société humaine idéale, sans égoïsme, devrait être bâtie », Sakabe, 1999a : 244) et doit en même temps servir comme preuve irréfutable « d’une grande différence entre la culture occidentale et la culture japonaise » : « En ce qui concerne le seuil ou la distinction entre le même et l’autre [qui est toujours plus ambigu dans la culture japonaise que dans le cas de la culture occidentale], nous prendrons comme exemple le problème du masque » (Sakabe, 1982 : 336). Sans s’arrêter pour justifier ses affirmations sur les mots qu’il propose comme illustrations du discours ontologique inconscient structurant l’ensemble de la pensée et des arts traditionnels japonais, Sakabe poursuit sa réflexion avec une autre opération de traduction : la structure de « réciprocité et réversibilité » qui le préoccupe est traduite dans les termes des discours théoriques sur le théâtre Nô pour « prouver » quelle est aussi à l’œuvre dans cet art dramatique. Le raisonnement est simple : étant donné que le shite (acteur principal dans le théâtre Nô) porte un masque (omote) signifiant à la fois visage et surface, et que le miroir (kagami) dans lequel il se regarde est aussi une surface (omote) qui lui renvoie l’image du masque (omote) et du visage (omote) en même temps, il s’ensuit que l’acteur vit et vérifie, à travers son propre corps, le paradigme de « réciprocité et réversibilité » évoqué par Sakabe. L’acteur fait l’expérience et en même temps confirme, pour ainsi dire, un exemple vivant de ce paradigme.
26Mais le shite ne se voit pas dans le miroir seulement comme masque et visage, mais aussi comme dieu ou démon14, sa personnalité se fond dans le personnage surnaturel qu’il doit incarner tout comme le dieu ou le démon dans le miroir prend la place de Fauteur. Ce que nous voyons ici, selon Sakabe, est la structure d’omote à l’œuvre, la même structure de réciprocité et réversibilité qui permet au moi/sujet d’échanger sa place avec l’autre et de se voir depuis la place de l’autre comme autre (Sakabe, 1999a : 245 ; 1982 : 338). Omote = masque = visage = surface = shite (acteur principal dans la pièce Nô) = miroir = masque/visage du shite = dieu ou démon comme vraie forme du shite, etc. La structure sémantique et ontologique d’omote, celle du moment d’immense concentration du shite quand il se regarde dans le miroir dans le kagami-no-ma (Chambre du Miroir) avant de faire son apparition sur scène, et finalement les multiples tensions, théories, divisions de l’espace, regards, dosages d’énergie, interprétations symboliques sous-tendant l’apparition spectaculaire de l’acteur comme démon se reflètent l’une dans l’autre et peuvent facilement se substituer l’une à l’autre. Il y a ici un processus de traduction simultanée entre des systèmes sémiotiques différents (langage à un niveau de communication primaire, l’art symbolique du shite avec tous ses éléments de danse, gestuelle, etc., discours théorique sur le Nô inspiré de Zeami), mais les possibilités de diversification, ouverture, hétérogénéité, hybridation inscrites dans ce transfert intersémiotique se dessèchent et disparaissent rapidement dans les reflets de miroir qui ne sont que des variations ou des copies plus ou moins identiques du même paradigme. La traduction se dissout dans la confusion ou la répétition infinie de reflets et miroitements qui à leur tour sont absorbés dans un fantasme unique.
27Pour prouver sa thèse sur le paradigme de « réciprocité et réversibilité » en tant que structure fondamentale du Nô, Sakabe fait appel à la théorie de la « vision objectivée » ou de la « vue de la vue détachée » (riken no ken) de Zeami telle que développée dans le Miroir de la Fleur (Kakyō). La traduction intersémiotique (que Roman Jakobson appelle « transmutation ») que nous avons observée dans le passage sur l’identification du shite avec la figure démoniaque, spectrale ou divine qu’il incarne dans les mugen nō, revient à une opération qui « traduit » le discours contemporain de Sakabe dans le discours allusif, imagé et hautement symbolique de Zeami – qui se situe, bien sûr, dans les registres du japonais littéraire du XVe siècle. Un dernier transfert « interlingue » (pour reprendre les termes de Jakobson) s’effectue lorsque l’argumentation de Sakabe quitte le plan des détails historiques et des spécificités culturelles comme celui des instructions très concrètes de Zeami sur l’art de l’acteur Nô, pour s’avancer dans le domaine d’une prose poétique dépouillée, qui tout en restant dépourvue de toute référence spatiale, temporelle, historique ou culturelle concrète au Japon, doit en somme représenter l’essence de la « pensée japonaise ».
Il n’y a que des surfaces, des réseaux de surfaces. Il n’y a qu’omote. Il n’y a que des reflets. Il n’y a que des ombres. Il n’y a donc aucun être substantiel, aucun être identiquement fixé. Il n’y a qu’un monde de métamorphoses variées et infinies (Sakabe, 1982 : 340 ; 1999a : 247).
28Nous voilà donc dans les hautes sphères raréfiées d’un discours aux intonations daoïstes et bouddhiques, mais qui rappelle aussi certains écrits Zen ou Tendai15. Mais la proximité « d’un Autre invisible et transcendant » (Sakabe, 1982 :336) sur ces hauts sommets de la philosophie semble trop risquée car la réflexion de Sakabe s’engage tout de suite après dans le même processus de traduction permanente à plusieurs niveaux (analyse philologique arbitraire de plusieurs mots, exemples de textes, œuvres, images ou traditions dans les arts visuels ou dramatiques dans la culture japonaise traditionnelle et même dans la culture occidentale qui présenteraient la même structure que ces mots, discours cosmologique-existentiel aux accents bouddhiques et taoïstes). L’aboutissement de ce mouvement de traduction infinie est, comme nous l’avons déjà vu, une conception ou représentation du néant ou non-être (mu) du Vide Absolu que Sakabe proclame comme l’essence même de la « pensée japonaise ».
29« L’ontologie implicite de la pensée japonaise » que cet intellectuel japonais épris de l’esthétique « extrêmement fine et raffinée » de sa propre culture nous livre dans son article à travers des manipulations herméneutiques entièrement arbitraires et presque caricaturales dans leurs présuppositions essentialistes sur la « pensée japonaise traditionnelle » et la « culture occidentale » est donc non pas un discours sur le vide, le néant ou sur la « réciprocité et réversibilité » infinie entre l’être et le non-être, mais une philosophie de la traduction. Ce discours place tout mouvement de pensée et de perception, toute relation entre le sujet et le monde, toute notion d’immanence et de transcendance dans une sémiosis traductionnelle infinie, qui n’est pas représentation ou mimésis, mais ce que Merleau-Ponty appelle « un être dont toute l’essence comme celle de la lumière est de faire voir » (Merleau-Ponty, 1962 : 487). Cette deuxième ontologie implicite qui habite le discours ontologique sur le vide et le néant que Sakabe veut nous faire accepter à tout prix en tant que fantasme idéologique inconscient structurant la réalité de la culture japonaise depuis toujours (« Dans le Nô, traditionnellement, on a tenté depuis longtemps d’exprimer le sentiment profond inexprimable, le plus profond “omoi” dans notre cœur, par un geste assez réduit ou légèrement ritualisé » (Sakabe, 1982 : 343 ; 1999a : 251) est le produit non seulement de la méthodologie philologique traductionnelle du philosophe, mais aussi de la performativité et de la logique même de son discours. Si l’orientation traductionnelle de Sakabe est en quelque sorte inévitable en vue de sa position d’intellectuel japonais interprétant sa culture d’origine pour un public français considéré non avisé, elle est aussi évidemment générée par le schème classique de cofiguration de l’attitude homolingue répertorié par Sakai Naoki. Les réflexions de Sakabe ne laissent entrevoir aucun doute sur le fait que le Nô n’est nullement représentatif de l’ensemble de la « pensée japonaise traditionnelle », ou que celle-ci n’est pas seulement une invention du système d’éducation et des intellectuels de Meiji à nos jours, mais faite de mille aspects contradictoires dont l’expression et l’engagement politique ou social ne se contente pas de jeux de surfaces et de miroitements infinis. Sakabe ne semble pas non plus inquiété par le fait que le théâtre Nô, malgré sa présence dynamique dans la culture japonaise contemporaine et l’augmentation indéniable de sa popularité depuis les années 1980, reste pour une grande partie de la population nippone une tradition ésotérique, lointaine et à peine compréhensible. Le fait que la « culture occidentale » pourrait consister en d’autres choses que des « dualismes cartésiens rigides » et qu’elle n’a pas toujours (possiblement jamais) été régie par une « métaphysique de la présence [...] onto-théo-téléologique » (Sakabe, 1982 : 340 ; 1999a : 247) ne semble non plus préoccuper notre philosophe. Une dernière filiation passablement explicite de la méthode de Sakabe dérive de la pensée philologique-ethnographique des Etudes nationales (kokugaku) de l’ère Tokugawa, dont la succession après Meiji fut assurée dans la linguistique, les études de la littérature et de l’histoire nationales (kokubungaku, kokushi), l’ethnographie et la philosophie par Ueda Kazutoshi, Yanagida Kunio, Orikuchi Shinobu, Watsuji Tetsurō, Kuki Shūzō et de nombreux autres chercheurs et penseurs16. Si la démarche de Sakabe était donc d’emblée prévisible, les résultats de la performativité qui lui est propre l’étaient beaucoup moins.
performativités visibles et invisibles
30La notion de performativité du langage a été développée pour la première fois par J. L. Austin (1962) dans How to Do Things with Words (trad. française : Quand dire, c’est faire, 1970). Austin commence par distinguer entre constatifs, ou affirmations classiques, et performatifs, ou énonciations qui font ou accomplissent quelque chose à travers leur dire. L’acte de dire quelque chose à travers la parole est un acte de locution – c’est-à-dire la production de son ayant une signification, ou un sens et une référence – et correspond à l’énonciation constative. L’énonciation performative comprend deux aspects : l’acte d’illocution, qui produit en disant quelque chose et consiste à rendre manifeste comment les paroles doivent être comprises au moment de l’énonciation – les mêmes paroles pouvant être comprises comme conseil, incitation, commandement etc. ; et l’acte deperlocution, qui produit par le fait de dire quelque chose, c’est-à-dire qu’il donne lieu à des effets ou des conséquences chez le locuteur-émetteur et chez les autres, ou les récepteurs. Un premier critère de distinction entre l’acte d’illocution et l’acte de perlocution serait le fait que le premier est conventionnel, alors que le second ne l’est pas. Cette distinction est néanmoins difficile à maintenir, car il n’y a pas de découpage net entre ce qui est convention et ce qui n’est pas conventionnel. Austin admet aussi que sa classification initiale des énonciations en constatifs et performatifs est problématique, car les constatifs sont autant des actes d’illocution que de locution – c’est-à-dire qu’ils font quelque chose en plus de dire quelque chose – et ils peuvent subir les mêmes échecs que les performatifs. Le plus qu’on puisse dire sur l’affirmation classique – l’exemple le plus typique de constatifs – est qu’elle constitue un acte d’illocution (donc un faire comme les performatifs), mais qu’elle n’a pas d’objectif (alors que l’acte de perlocution en a un). Un autre constat qui remet en question la distinction entre constatifs et performatifs est le fait que ces derniers mettent en scène une conception de la vérité très semblable à celle produite par les constatifs, à savoir la vérité en tant que « dimension générale », ou comme une certaine « correspondance aux faits » dans laquelle il s’agirait de dire « ce qu’il est juste [right] de dire [...] ou ce qu’il convient [what is proper] de dire ». Austin termine le cycle de conférences de Quand dire, c’est faire en insistant sur la valeur d’illocution des affirmations, et sur les actes d’illocution en général, qui seraient à étudier en détail dans le cadre d’une théorie générale des actes de locution et d’illocution (Austin, 1962 ; 1970 ; voir aussi Lane 1970).
31Le concept de performativité développé par Judith Butler à partir des théories d’Austin et de l’œuvre de Foucault a exercé, depuis le début des années 1990, une influence considérable dans les études et théories féministes et queer, dans les études théâtrales et les théories de la performance ainsi qu’en anthropologie et sciences sociales17. Butler propose une reconceptualisation radicale de cette notion dans le cadre d’une théorie fort originale de la formation de l’identité et de la subjectivité genrées, ainsi que de la relation entre la psyché et le social. Étant donné qu’une analyse exhaustive des théories de Butler telles qu’articulées dans ses ouvrages principaux : Gender Trouble (1990), Bodies that Matter (1993), Excitable Speech (1997a) et The Psychic Life of Power (1997b), dépasse largement le cadre de cet article, je me contenterai ici d’esquisser les aspects qui me paraissent le plus étroitement liés à la problématique de la performativité de la traduction.
32Butler maintient qu’on peut envisager le genre sexuel (gender) comme un processus performatif de régulation dans le temps de normes, pratiques et conventions socioculturelles concernant l’hétérosexualité obligatoire ou l’identité genrée dominante, et dont la performativité ne se réfère pas à une performance volontariste qui permettrait au sujet de changer ou choisir le genre à son gré comme on choisit des habits, mais à une « réitération ou répétition forcée de normes » qui sont inscrites sur le corps. L’obligation, culturellement et discursivement construite, pour le sujet d’adhérer aux normes hétérosexuelles dominantes est pesante, mais pas naturelle ou inévitable : grâce à l’instabilité inhérente au régime du Symbolique et aux structures discursives qui produisent la signification du corps, la possibilité d’une transformation importante de ces normes reste ouverte.
33Le concept de construction performative de l’identité corporelle genrée à travers l’accumulation et la sédimentation de pratiques symboliques répétitives plus ou moins ritualisées, ou l’inscription répétée des normes symboliques de l’hétérosexualité sur le corps et l’expérience corporelle directe de ces normes, met en évidence à la fois l’historicité de la matrice hétérosexuelle normative (heterosexual matrix) et de ses règles contraignantes, et le fait que cette contrainte permanente est un facteur constitutif important dans la formation de la subjectivité genrée (gender subjectivity) sans pourtant la déterminer entièrement. En d’autres termes, la conception de la performativité du genre sexuel et de l’identité genrée chez Butler va de pair avec une théorie de l’agency, c’est-à-dire les pratiques et techniques de soi et modes de subjectivation qui constituent le sujet en tant que fonction dérivée de l’énoncé, du pouvoir et du savoir dans le social et en même temps comme instance capable d’agir sur ce dernier et sur l’histoire pour faire valoir ses droits et intérêts18. Cette théorie se base sur une interprétation de la temporalité comme un processus de matérialisation qui reproduit les instances et dispositifs de contrainte des agencements, rapports de forces sociaux et des normes symboliques tout en les transcendant partiellement dans les pratiques du sujet actant. Les pratiques et techniques de soi performatives du sujet, ou le dépassement partiel des contraintes et normes sociosymboliques qu’il institue, permettent la construction des identités genrée et sexuelle comme effet du processus temporel de réitération des normes : « Construction [...] is itself a temporal process which operates through the reiteration of norms ; sex is both produced and destabilized in the course of this reiteration » (Butler, 1993 : 10). La construction performative de l’identité genrée est une forme de subjectivation autodéterminée (agency) dans la mesure où les processus d’identification qui contribuent à la matérialisation, où l’expérience corporelle et psychique directe des normes symboliques contraignantes créent en même temps les conditions pour la formation d’un sujet apte à résister à ces normes. La résistance aux normes de l’hétérosexualité obligatoire s’articulent surtout dans le domaine des « sexualités exclues et délégitimées » (Butler, 1993 : 16) comme les sexualités gaies et lesbiennes. Les identifications partielles et conflictuelles des sujets exclus du régime hétérosexuel obligatoire peuvent engendrer des formes déstabilisantes d’attribution de nouvelles significations à travers des stratégies comme la parodie des normes symboliques dominantes, comme on le voit souvent dans l’expression des identités gaies, lesbiennes et queer.
34Les ouvrages plus récents de Butler, Excitable Speech et The Psychic Life of Power ajoutent une dimension importante à la théorie de la performativité développée dans Gender Trouble, Bodies That Matter et autres textes antérieurs en ce qu’ils insistent que le discours est une activité qui est toujours déjà plus ou moins incontrôlable et susceptible d’être appropriée, reformulée et réinterprétée par quiconque. La reconnaissance de l’instabilité du discours, que Butler appelle « excitabilité » (ex-citability), remet en question les notions d’intentionnalité, d’autonomie et d’autorité du sujet, ouvrant la voie à une reconceptualisation de l’agency comme pratique-et-instance-de-subjectivation s’affirmant ou s’identifiant à travers sa dépendance de dispositifs, d’agencements ou de règles contraignantes : « Agency begins where sovereignty wanes. The one who acts [...] acts precisely to the extent that he or she is constituted as an actor, and, hence, operating within a linguistic field of enabling constraints from the outset » (Butler, 1997a: 16). Cette nouvelle élaboration de la notion de performativité permettra à Butler de critiquer le concept austinien de l’acte illocutoire comme étant basé sur une confusion entre l’énonciation et l’action émergeant comme résultat de cette dernière et de redéfinir la notion de force illocutoire d’une énonciation comme un processus temporel de répétition de normes symboliques, de formes de comportement et de pratiques sociales de nature plus ou moins cérémonielle, rituelle ou conventionnelle, qui dépasse largement le moment même de l’énonciation. Ce que Austin perçoit comme effet instantané du performatif est remis en question par des structures discursives et sociales qui précèdent et perdurent après le moment d’énonciation. Butler souligne ce qu’elle appelle « l’historicité condensée » de ce moment: « The “moment” in ritual is a condensed historicity: it exceeds itself in past and future directions, an effect of prior and future invocations that constitute and escape the instance of utterance » (Butler, 1997a: 3). L’interpellation du sujet à travers l’énonciation n’équivaut pas à un acte instantané de subjectivation mais implique un processus culturel de répétition rituelle qui à son tour engendre un cycle d’identification, consentement, résistance et intégration du côté du sujet. La temporalité différée et ouverte du discours – le fait que les circonstances originales de l’énonciation ne peuvent pas être maintenues indéfiniment mais changent à travers les répétitions ritualisées constituant le sujet – produit des effets inattendus qui échappent au contrôle de ce dernier et qui sont disséminés dans le social en tant que foyers potentiels de résistance, de réinterprétation ou de subversion des normes dominantes (Butler, 1997a).
35Pour conclure, il faut signaler deux autres aspects de la théorie butlérienne de la construction performative du sujet genré : la distinction entre la psyché et l’âme en tant qu’espace intérieur fantasmatique engendré, d’une part, par la surveillance et la régulation des corps à travers les instances et les dispositifs du pouvoir de l’État et, d’autre part, par l’intériorisation des normes et contraintes des régimes de signification et de représentation patriarcaux dominants ; et deuxièmement, la présence de la mélancolie dans les relations et opérations de pouvoir intervenant dans la construction du sujet. Si la mélancolie contribue à la formation de l’identité genrée en tant qu’identification symbolique rejetée et incorporée dans l’ego (par exemple, les identifications homosexuelles refoulées d’un sujet hétérosexuel), elle est tout autant à l’œuvre dans le social sous forme de contrainte symbolique structurant et régissant ce dernier et les corps qui le constituent. La psyché, qui comprend l’inconscient, n’est pas contenue dans le sujet mais outrepasse largement les limites de celui-ci, échappant, selon Butler, « aux effets emprisonnants de l’obligation discursive d’habiter une identité cohérente pour devenir un sujet cohérent » (Butler, 1997b : 86).
36La notion de performativité développée par Butler permet de mieux saisir les enjeux de la politique traductionnelle de Sakabe (1982) dans « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise ». Comme nous avons vu, le modèle conceptuel utilisé par le philosophe japonais dans ce texte est celui d’une herméneutique analogique de la traduction relativement simple, qui peut être schématisé comme suit :
37Mot japonais (par exemple, omozashi, omote, kage, utsuru, utsutsu, omou/omoi) → structure sémantique du mot → relation affective ou sociale dans la « culture/pensée japonaise traditionnelle » correspondant à cette structure sémantique (c’est-à-dire réversibilité et réciprocité », « ce qui est vu par l’autre, ce qui voit lui-même, ce qui se voit lui-même comme un autre ») → exemple d’esthétique, genre, œuvre, extrait de texte, ou comportement dans la « culture traditionnelle du Japon » reflétant cette même « structure » (le shite contemplant son masque de démon dans le miroir, la théorie de la « vue de vue détachée » [riken no ken] de Zeami) → hypothèse d’un paradigme épistémontologique s’appuyant sur la même structure de « réciprocité et réversibilité » dans la pensée/la culture japonaise (« c’est précisément cette structure commune [c’est-à-dire la structure du “ce qui est vu par l’autre, ce qui voit lui-même, ce qui se voit lui-même comme un autre”] qui [...] fonde le fait que l’on emploie le même mot en japonais pour désigner le masque et aussi en même temps le visage », Sakabe, 1982 : 338) → réflexions sur l’être-dans-le-monde et la nature du monde. (« Il n’y a que des surfaces, des réseaux de surfaces. [...] Il n’y a que des reflets. Il n’y a que des ombres. Il n’y a donc aucun être substantiel. [...] Il n’y a qu’un monde de métamorphoses variées et infinies », Sakabe, 1982 :340) → révélation de « l’ontologie implicite » exprimant « le fondement de tout être qui fait se refléter tout être » (Sakabe, 1982 : 343) dans la « pensée traditionnelle japonaise » → les concepts de base de cette ontologie, ou autres mots ou expressions métaphoriques, tels yūgen (élégance subtile et raffinée), reflétant la même idée de jeu de surfaces, ombres et changements réversibles qu’omote.
38La démarche de Sakabe révèle la fonction performative de sa logique traductionnelle à plusieurs niveaux. Son texte suggère que la structure de réciprocité et réversibilité constituant le fondement ontologique de la pensée japonaise traditionnelle est construite à travers un processus de répétitions plus ou moins ritualisées de normes symboliques, de pratiques et conventions sociales : dans le cas de mots tels que omozashi,omote, kage ou utsutsu, c’est l’usage répété qu’on en fait qui inscrit sur les corps de ceux qui les utilisent certaines significations qui à leur tour produisent certains comportements ou modes de pensée. Dans le cas du shite des pièces mugen nō où l’acteur apparaît dans la deuxième partie de la pièce sous forme de démon, dieu ou fantôme, ou dans le cas de l’acteur idéal qui, selon Zeami, doit être capable d’avoir une « vue détachée, complétée » de sa propre figure, se voyant « de gauche et de droite, de devant et de derrière » (Zeami, Le miroir de la fleur, cité dans Sakabe, 1982 : 339), la temporalité de l’identité de Facteur concentré, en parfaite maîtrise de son art, et, en même temps, la structure d’intersubjectivité réversible à la base de cette identité seraient tout d’abord celles de l’apprentissage ardu et de longue durée de l’acteur, ainsi que celle des représentations répétées des pièces du répertoire Nô dans lesquelles il a joué. Bien sûr, Sakabe ne montre pas en détail les étapes du processus de répétitions ritualisées dont l’accumulation et la sédimentation ont donné lieu à la structure ontologique de réversibilité qu’il évoque, mais son discours y fait souvent allusion : « Dans kagami-no-ma, on porte le masque, on voit dans le miroir son propre visage ou son propre masque, on est vu en même temps par son masque dans le miroir, et finalement on se voit comme métamorphosé en divinité ou démon. Et ensuite, on entre en scène comme un acteur qui s’est métamorphosé en divinité ou démon, ou [...] comme une divinité ou un démon qui s’est incarné dans la personne de cet acteur. Autrement dit, on entre en scène comme le même qui s’est métamorphosé en l’autre, ou comme l’autre qui s’est incarné dans le même. [...] Il se manifeste ici, donc, typiquement la structure de “omote” que l’on a précisée il y a un instant » (Sakabe, 1982 :338). À la lumière de la théorie de Butler, la structure de réversibilité et réciprocité analysée par Sakabe peut être envisagée comme une construction performative identitaire à la base de la pensée et de l’esthétique traditionnelles japonaises dont, faut-il le répéter, l’article de Sakabe ne donne aucune définition. « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise » s’écarte néanmoins considérablement de la conception butlérienne de la construction performative du sujet genré en ce que le texte de Sakabe situe les normes et pratiques symboliques qui sont reproduites et réitérées dans la construction du sujet de la « pensée japonaise traditionnelle » dans deux domaines.
39Le premier domaine se situe au niveau d’une subjectivité, d’une langue et d’une culture japonaises transhistoriques dont les origines se perdent dans la nuit des temps :
Nous n’avons pas, néanmoins, dans l’histoire culturelle du Japon, cet itinéraire historique à partir de la « persona » comme masque à l’époque romaine, et à travers la « persona » comme concept fondamental de la théologie chrétienne, et puis jusqu’à la [...] « personnalité » individuelle et autonome à l’âge moderne. Je me demande si c’est un fait malheureux ou non pour nous autres, Japonais. [...] Toutefois, ce que veut dire la fameuse phrase à la fin du Faust de Goethe : « Alles Vergängliche ist nur Gleichnis » [« Tout ce qui est de ce monde terrestre n’est que métaphore »] est de temps immémorial, me semble-t-il, un sentiment assez familier chez nous autres Japonais », Sakabe, 1982 :338, 343).
40Le second domaine se trouve dans la métaphysique d’un « Autre invisible et transcendant » (qui, au niveau de « l’ontologie implicite » de la pensée japonaise, se traduit par des concepts tels que « vide absolu », « néant » ou, pour emprunter la célèbre formule de Nishida, « auto-identité absolument contradictoire »). La notion de performativité implicite à l’œuvre dans le texte de Sakabe – la construction performative du sujet idéalisé, homogène et immuable de la « pensée japonaise traditionnelle », ainsi que d’une subjectivité japonaise transcendante, remontant à des « temps immémoriaux » – ignore, ou plutôt efface, les dimensions radicales de la théorie de Butler que j’ai résumées plus haut : l’historicité incontournable à la fois des normes, conventions et pratiques socio-symboliques ritualisées intervenant dans la formation du sujet à travers un processus cumulatif de réitérations et citations forcées, et des constructions identitaires qui en résultent ; les identifications et orientations genrées et sexuelles multiples et contradictoires de chaque identité ou subjectivité ainsi construite ; la possibilité, elle aussi incontournablement historique, de subversion, résistance et créativité à l’œuvre dans les pratiques et techniques de soi et les modes de subjectivation d’un champ linguistique contraignant (enabling constraints), mais qui en même temps échappe au contrôle du régime symbolique dominant (Butler, 1997a). La performativité autoréférentielle implicite du discours de Sakabe débouche à la fois sur un sujet ahistorique, dépourvu de toute spécificité culturelle, genrée ou de classe, et sur une ontologie de la traduction tautologique autant nativiste et réactionnaire qu’elle se veut comparatiste et universalisante. Cette caractéristique est due au cadre épistémologique et méthodologique de la démarche du philosophe que nous avons examiné : une analyse philologique ou ethno-linguistique introspective et intuitive, empruntant ouvertement aux méthodes de penseurs comme Watsuji Tetsurō, Orikuchi Shinobu et Tokieda Motoki, que Sakabe a lui-même étudiées dans Kagami no naka no Nihongo (La langue japonaise dans le miroir) et d’autres articles19, ainsi que le schème de coadaption ou cofiguration du régime de traduction comparatiste-homolingue que Sakai Naoki a fait ressortir comme paradigme dominant du nationalisme culturel dans la pensée japonaise depuis Meiji.
41Tout en montrant comment le sujet mystérieux nommé « nous autres Japonais » est construit comme effet de réitérations ritualisées de normes sociosymboliques et pratiques culturelles dominantes, le texte de Sakabe n’hésite pas à interdire l’accès à cette subjectivité à tout discours étranger, et à affirmer que la pensée japonaise traditionnelle est purement autochtone, résistante aux créolisations dues à l’importation ou l’intervention d’autres cultures, et nettement supérieure à la philosophie occidentale : « En tout cas, dans la pensée traditionnelle japonaise, il n’y a ni la catégorie de substance cartésienne, ni une certaine sorte de dualisme rigide ou fixé entre l’âme et le corps, le dedans et le dehors, l’invisible et le visible. [...] Pour que l’on reste fidèle à la pensée traditionnelle, peut-être, au Japon, on a besoin ni de “renverser le platonisme”, ni de “réviser la métaphysique de la présence”, la métaphysique onto-théotéléologique » (Sakabe, 1982 : 349). Néanmoins, le discours nationaliste-traductionnel de Sakabe semble épouser aussi les deux aspects de la construction performative du sujet genré élaborés par Butler dans Excitable Speech et The Psychic Life of Power, à savoir ce qu’elle appelle l’excitabilité du discours, ou l’instabilité de l’acte de parole qui excède le moment de l’énonciation et échappe au contrôle du sujet, et la mélancolie comme un des « agencements collectifs d’énonciation » (Deleuze) ou dynamiques sociales régulatrices intervenant dans la construction de ce dernier.
42L’excitabilité du discours, qui selon Butler permet une reconceptualisation des pratiques et techniques de subjectivation du sujet actant comme discours de résistance, subversion ou transformation à l’intérieur même ou en fonction des contraintes, obligations et censures d’un système symbolique dominant (Butler, 1997a), se manifeste dans « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise » au niveau de la surface du discours, ou plus précisément au niveau de la surface de l’ontologie des surfaces, reflets et ombres que Sakabe identifie comme fondement philosophique de la pensée japonaise. (Une contradiction flagrante dans la pensée de Sakabe, qui se manifeste aussi dans certains de ses autres travaux, tels « Le masque, le comportement et le jeu » (Sakabe, 1992) et La langue japonaise dans le miroir, consiste en la relégitimation ou réinstauration de ce que la démarche du philosophe était censée délégitimer, déconstruire ou dépasser : en dépit de sa critique sévère des « dualismes cartésiens rigides de la pensée occidentale » ( ?) et de la mauvaise assimilation des concepts fondamentaux des traditions philosophiques euro-américaines au Japon, Sakabe développe sa réflexion à partir d’une série d’oppositions ou de dualités qui, selon ses propres termes, n’auraient rien de strictement et purement japonais et tout de l’Occident fantasmatique qui le hante. Nous retrouvons ainsi une opposition constante entre un niveau transcendant de l’être et l’existence quotidienne, entre « la structure de surface de la pensée moderne et la structure profonde de l’imagination métaphorique de la [...] mentalité primitive » dans la culture japonaise contemporaine (Sakabe, 1992 : 99), entre la signification superficielle et la richesse sémantique profonde des mots.) La rhétorique traductionnelle performative du texte, avec ses élans et rythmes quelque peu mystiques et incantatoires, ses refrains répétitifs sur « les réseaux de surfaces [...] strictement réversibles l’une dans l’autre [...] [et le] jeu de l’identité et de la différence sans aucune identité strictement fixée » (Sakabe, 1982 : 340-341), ainsi que le cadre épistémologique nationaliste-comparatiste dans lequel la réflexion de Sakabe s’inscrit, produisent une performativité explicite dont les effets ne tardent pas à se faire sentir auprès du lecteur. En d’autres termes, l’insistance du texte sur une esthétique et une ontologie de la traduction de surfaces et changements réversibles et infinis a comme résultat que les opérations du processus de traduction restent véritablement dans la surface du discours, que le sujet-traducteur-locuteur (Sakabe, mais aussi le groupe ethnique des « nous autres Japonais » qu’il semble vouloir représenter) se confond avec le sujet collectif de la traduction (le public de la conférence prononcée en 1981 à Paris de laquelle est issu l’article de Sakabe, les lecteurs des versions française, japonaise et anglaise de cet article, le groupe de « nous autres Japonais » à qui s’oppose le groupe de « vous autres Occidentaux », etc.).
43Une autre conséquence de « l’ontologie implicite de la traduction » qui transparaît à travers l’argumentation de Sakabe consiste en ce que le discours du critique japonais dévoile beaucoup moins le contenu de la traduction même (par exemple, la signification du mot « omote » ou le sens profond du moment d’identification totale du shite dans les pièces mugen nō avec son masque et avec le démon qu’il incarne), que les étapes et formes des transferts intersémiotiques du processus de traduction : les transferts entre les versions française, japonaise et anglaise du texte, ou entre le mode spéculatif-poétique de l’essai et la théorie du théâtre Nô. Ce que l’effet cumulatif de l’itérabilité et l’excitabilité du discours dans « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise » – la répétition rythmique et incantatoire des concepts et discours présentés par Sakabe comme le fondement même de la pensée japonaise, à savoir la structure de réversibilité, le jeu de surfaces et ombres et le flot vide et sans substance de métamorphoses infinies, ainsi que ce qui déborde ou excède l’intentionnalité de ce paradigme onto-épistémologique – suggère, c’est que le langage et le sujet/la subjectivité qu’il construit sont faits de et pour la traduction, donc que la traduction est l’état permanent du langage et de l’être et non pas une condition exceptionnelle de transposition entre deux ou plusieurs langues ou cultures ; que les actes de langage n’ont pas de profondeur, identité ou signification propres, mais servent à créer des relations entre des groupes, systèmes sémiotiques, événements ou comportements codés rituels qui sont transformés par et transforment à leur tour le flot continu de sémiosis traductionnelle qui les traverse. Le flot métamorphique miroitant et vide de la traduction peut déstabiliser et même défaire la distinction entre forme et contenu, forme et expression, sujet et objet, intériorité et extériorité, et positionne les mots et les énoncés singuliers comme une sorte de points de capiton (pour employer l’expression de Lacan) qui, tout en étant structurés et définis par des normes symboliques, conventions et lois sociales (par exemple, les normes et règles intégrées aux différents usages de mots tels que omote et kage, ou le processus d’abstraction, épuration et élimination progressive des formes variées de divertissements populaires et traditions folkloriques qui caractérisaient les antécédents hybrides du théâtre Nô, le dengaku et le sarugaku nō), sont capables de les subvertir ou de les transformer. Finalement, l’onto-épistémologie de la traduction émergeant comme effet de la performativité traductionnelle du texte de Sakabe suggère que les transformations que les mots et les actes de langage ou actes de traduction peuvent effectuer sont à la fois concrètes et matérielles, agissant sur les corps et le social (par exemple, les « gestes ritualisés » des personnages féminins dans les films d’Ozu évoqués par Sakabe reprennent et modifient certaines pratiques visuelles et symboliques du cinéma et des arts théâtraux traditionnels et en même temps produisent certains effets sur les spectateurs), et abstraites et incorporelles (c’est-à-dire des expressions en tant que simples effets de surface vide de sens).
44Par le biais de la théorie de la performativité de Butler, nous sommes arrivée dans le domaine d’une théorie ou ontologie de la traduction articulée implicitement dans « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise » (une théorie qui, malgré la position critique de Sakabe à l’égard de la déconstruction derridienne de la métaphysique de la présence dans la philosophie occidentale, est clairement aussi « une métaphysique onto-théo-téléologique ») et qui présente des convergences remarquables avec les propos sur la traduction de Deleuze et Guattari. Comme Barbara Godard l’a montré dans une excellente étude récente, l’œuvre de Deleuze et Guattari, en particulier Mille plateaux, Qu’est-ce que la philosophie ? et Kafka. Pour une littérature mineure, propose une philosophie radicale des sens, du corps, du sujet et du désir qui est en même temps une théorie de la traduction en tant que pratique de transcréation plutôt que d’interprétation, une force historique agissant autant dans la pensée que dans le domaine du social et des phénomènes physiques et matériels de la réalité (Godard, 2000). Pour Deleuze et Guattari « le langage est fait pour cela, pour la traduction, et non pour la communication » (Deleuze et Guattari, 1980 : 536). La traduction travaille dans le langage non pas pour représenter le contenu d’une autre langue, mais comme virtualité ou flot intensif de traductibilité qui lie des systèmes sémiotiques différents à travers des « superpositions » ou des « attachements latéraux » en impliquant le processus de traduction dans toute activité humaine. La logique de la traduction en est une de digression, de conjonction et coordination travaillant à travers des courbes, des tangentes, des extensions, sédimentations et plis dans le devenir infini du langage. La deuxième parmi les quatre modalités de la pragmatique ou schizoanalyse deleuzienne, la traduction est une pratique qui produit de nouveaux systèmes sémiotiques en traduisant des machines abstraites dans d’autres machines, en changeant ces dernières ou en créant les conditions nécessaires pour quelles s’autocréent à partir d’autres machines. Elle se manifeste à travers des agencements collectifs d’énonciation – des actes juridiques ou lois d’obligation sociale structurant la construction de la subjectivité, et qui sont à l’œuvre dans tout acte de langage. Ces agencements octroient aux mots d’ordre, ou ce qui constitue le champ dénotatif du langage, la force de réaliser des transformations sociales. Les mots d’ordre effectuent dans la surface des choses ce que Deleuze et Guattari appellent des transformations incorporelles ou événements, qui à leur tour insistent en tant que devenir, infinitif ou entités différentielles virtuelles qui peuvent être actualisées dans des formes multiples. Impliquant la signification et l’ordre des choses dans une seule surface, le devenir hétérogène, en permanente mutation de l’événement, manifeste toute sa capacité de transformation révolutionnaire dans les prétendues littératures mineures ou les littératures hautement politisées des minorités s’exprimant dans une langue majeure (par exemple, Kafka écrivant en allemand en tant que Juif vivant dans une culture tchèque). Une littérature en traduction par excellence, la littérature mineure déterritorialise la fonction de représentation et de communication du langage, réaffirmant le rôle de transformation radicale des agencements collectifs d’énonciation (voir Deleuze et Guattari, 1975, 1980, 1991 ; Godard, 2000).
45Ce qui empêche l’ontologie de la traduction de Sakabe d’agir comme stratégie de transformation sociale, de corrélation et implication réciproques de systèmes sémiotiques différents et de création de nouvelles sémiotiques ou multiplicités telle qu’envisagée par Deleuze et Guattari est, comme nous l’avons vu, son insistance sur la fixité, l’homogénéité et la continuité ou transcendance a-historique des fantasmes de l’identité nationale, ainsi que sur la « grande différence entre la culture occidentale et la culture japonaise » (Sakabe, 1982 : 338). La même optique nationaliste réductrice et polarisante empêche le philosophe de réaliser que les termes mêmes de sa théorie et ontologie de la traduction, loin d’être purement autochtones, sont des actes de traduction remplissant l’espace conceptuel du Vide Absolu de la « pensée traditionnelle japonaise » de multiples sémiotiques étrangères ennuyeuses. Car la structure ontologique de réversibilité et réciprocité permettant au sujet de se voir comme autre ou autrui, dont Sakabe fait l’éloge en tant que critique endogène japonaise des « dualismes cartésiens rigides » de la pensée occidentale, doit sa logique et son schéma conceptuel autant, si ce n’est pas plus, à Merleau-Ponty et à Lacan qu’à Zeami ou à d’autres penseurs japonais20. Le potentiel de résistance et de ralliement entre systèmes sémiotiques et agencements collectifs d’énonciation différents et de création de nouveaux mondes, qui est présent dans les mots d’ordre et événements incorporels de la philosophie de Sakabe (qui, comme le remarque pertinemment Michele Marra, confond l’esthétique avec la logique ontologique ou la métaphysique ; voir Marra, 1999 : 239) ne pourra s’actualiser qu’en dehors du cadre épistémologique nationaliste et réducteur qu’il s’est imposé. À l’opposé de Sakabe, le discours féministe postcolonial de l’écrivaine coréenne résidente du Japon Yi Yangji s’engage pour une politique de la traduction qui, tout en critiquant ouvertement les paradigmes masculinistes patriarcaux territorialisants du régime de la traduction homolingue, refuse en même temps de se solidariser avec le fantasme idéaliste des littératures mineures proposé par Deleuze et Guattari. Cette politique de la traduction se base sur une philosophie féministe radicale du devenir-femme qui, comme je le suggérais dans ma lecture des propos de Sakai Naoki dans Translation and Subjectivity, situe la figure historique de la traductrice au centre même du flot moléculaire de l’être et du langage, et avance une notion de l’identité proche de la vision de la créolité, ou de la poétique de la relation élaborée par Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et d’autres écrivains et théoriciens de la postcolonialité.
le testimonio comme pratique identitaire
46Yi Yang-ji (1955-1992), dont les parents étaient naturalisés japonais, ne prend pleinement conscience de son identité coréenne que pendant ses études secondaires. En 1975, elle commence à apprendre le kaya-gūm, instrument à cordes coréen semblable au koto japonais, dans l’art duquel elle se perfectionnera en Corée à partir de 1980. En 1982, elle s’inscrit au Département de littérature coréenne de l’Université de Séoul, où elle obtiendra un baccalauréat en 1988. Parallèlement à ses études de littérature, Yi poursuit avec acharnement et passion une formation en danse shamanique moosouk, une danse traditionnelle coréenne. Son premier roman, Nabi t’aryōng (Les papillons qui se lamentent) paraît dans la revue Gunzō en 1982. C’est le début d’une brève carrière littéraire dont le couronnement fut dans doute le roman Yuhi, gagnant du prix Akutagawa en 1989, et qui fut brutalement interrompue par la mort subite de la jeune écrivaine suite à une grave maladie, à l’âge de 37 ans. Un volume comprenant l’ensemble de l’œuvre de Yi Yangji (Lee Yangji zenshū) paraît chez Kōdansha en 1993.
47À l’exception de quelques courts textes en coréen, le mince corpus de romans, nouvelles et essais laissés par Yi Yang-ji est rédigé entièrement en japonais. Le texte articulant la perspective la plus intéressante au sujet de la problématique de la traduction qui nous préoccupe ici est sans doute le roman Yuhi, qui raconte l’histoire de la jeune Coréenne résidente au Japon de ce nom venue à Séoul pour faire des études de langue et tenter de tracer les racines de son identité à travers l’optique d’une jeune femme coréenne qui vit avec sa tante. Comme le remarque pertinemment Ueda Toshiko dans une étude récente, le roman, qui nous livre un portrait sensible et nuancé de Yuhi et de son entourage, ainsi que des mouvements, voix et respirations de la ville de Séoul en une langue japonaise censée être une traduction du coréen de la narratrice qui ne parle pas le japonais, rejette d’emblée toute réification réductrice des différences entre les cultures coréenne et japonaise, entre la langue maternelle colonisée et la langue colonisatrice ou entre l’élément indigène et l’élément étranger, en se situant plutôt dans une position critique par rapport aux deux langues et cultures, en en contribuant activement à leur hybridation mutuelle (Ueda, 2000).
48En vue des limites de la présente étude, je ne pourrai pas entamer une analyse de ce roman. Je propose d’examiner à la place un autre texte beaucoup plus court mais non moins intéressant de Yi Yang-ji, qu’elle rédigea en coréen. Il s’agit d’une conférence quelle prononça en octobre 1990 au siège de la Fondation coréenne-japonaise pour l’échange culturel à Séoul, qui s’intitule : « Ce que ma mère patrie, la Corée, et le Japon m’ont appris », et qui fut publiée en coréen dans le bulletin de cette même Fondation, Kannichi bunka kōza, le même mois. Le texte sur lequel je me base ici est la version japonaise de cette conférence, « Watashi ni totte no bokoku to Nihon », qui se trouve dans le volume des Œuvres complètes de l’écrivaine mentionné ci-dessus.
49« Ce que ma mère-patrie, la Corée, et le Japon m’ont appris » trace d’une manière assez linéaire le parcours de Yi Yang-ji depuis son enfance dans une petite ville au pied du mont Fuji dans la préfecture de Yamanashi jusqu’à sa consécration comme écrivaine à travers l’attribution du prix Akutagawa. L’écrivaine parle de sa première prise de conscience de son identité ethnique par l’entremise de l’enseignement d’un professeur d’histoire au lycée ; de son court passage d’un semestre à l’Université de Waseda à Tōkyō, pendant lequel elle participe aux débats et activités politiques de la Kankoku bunka kenkyūkai (Association d’études de la culture coréenne), association d’étudiants d’origine coréenne connue sous le nom abrégé de Kanbunken ; de son désenchantement avec les divisions profondes et luttes d’influence, ainsi qu’avec le nationalisme rigide et doctrinaire de certains groupes et tendances à l’intérieur du Kanbunken et de la communauté coréenne quelle fréquenta dans les années 1970. Yi décrit aussi sa participation au mouvement pour la libération de Yi Dok-hyōn, résident coréen de première génération qui avait passé plus de vingt ans en prison pour purger un crime dont il n’était pas coupable, et de la grève de la faim quelle poursuivit à Tōkyō pendant une semaine pour attirer l’attention du public japonais et des médias sur la discrimination et l’injustice flagrantes des procédures juridiques dans le cas de ce compatriote. La conférence de Yi fait ensuite le compte rendu de l’étude ardue du kayagūm quelle poursuit à Séoul sous la supervision d’une interprète coréenne célèbre de cet instrument qui avait été nommée Trésor national vivant ; de la révélation de l’art de la danse moosouk dans lequel Yi découvre « des gestes remplis à la fois de tension et douceur, et un sentiment profond de haine ou de rancune » (Yi, 1993c : 659), et qui la fait abandonner finalement le kayagūm pour se consacrer à la danse seulement ; du processus difficile de rédaction de son premier roman. L’écrivaine parle aussi de la construction de son identité par et entre les deux langues et cultures du Japon et de la Corée, ainsi que des doutes, déchirements et questionnements quelle subit en Corée à cause de l’abîme quelle ressentit entre l’image idéalisée qu elle s’était faite de sa « mère patrie » (bokoku), et la réalité quotidienne peu accommodante et souvent oppressante qu’elle vécut dans ce pays (Yi, 1993c : 661-664). Le récit de la romancière continue avec une description de ce qu’elle découvrit pendant la rédaction de son roman Yuhi – que ce roman fut le résultat d’un long processus de mûrissement et d’adaptation à la langue et à la culture coréennes qui lui étaient étrangères malgré leur statut nominal de « langue maternelle » (bokokugo) et « mère patrie » (bokoku), et que le personnage de Yuhi reflète la crise identitaire non seulement de Yi Yang-ji mais de nombreux autres « compatriotes résidents du Japon » (zainichi dōhō) – pour se conclure par une réflexion sur ce que l’écriture de ce roman, l’étude de la littérature et l’apprentissage de plusieurs formes de danse traditionnelle coréenne, ou d’une manière plus générale l’immersion dans la culture coréenne lui ont apporté : un sentiment de sérénité et de paix profonde lui permettant de réconcilier les aspects contradictoires de son identité, et de comprendre que les deux pays et cultures auxquels elle appartient peuvent et doivent maintenir une relation de coexistence pacifique, de collaboration et d’enrichissement mutuel. Cette vision, qui pour Yi Yang-ji se traduit concrètement par « la force et le courage d’accepter et recevoir la réalité telle quelle », ne doit pas se limiter aux relations bilatérales entre la Corée et le Japon, mais doit être considérée comme faisant partie intégrale « des problèmes fondamentaux de l’existence humaine » (Yi, 1993c : 665).
50Ce qui frappe tout d’abord dans « Ce que ma mère patrie, la Corée, et le Japon m’ont appris », c’est le style de confession intime de la conférence, qui n’hésite pas à révéler en détail les étapes principales de la vie de Yi Yang-ji et des membres de sa famille. Compte tenu du cadre officiel de la conférence, cette caractéristique est pour le moins surprenante et différencie nettement le récit de Yi des discours abordant la problématique identitaire dans le contexte de la traduction et du nationalisme culturel que nous avons examinés, à savoir les discours homolingues, plus « discrètement nationalistes », de Yanabu Akira et Suzuki Sadami ainsi que la rhétorique de Sakabe, plus agressive et manipulant ouvertement les fantasmes orientalistes ou orientalisants de son auditoire français. Le récit autobiographique de Yi prend aussi ouvertement ses distances par rapport à un certain type de conférences données par des écrivain(e)s japonais(es) à l’étranger, qui pour la plupart s’attachent à expliquer les mystères de l’âme et de la culture de leur pays à un public considéré, encore une fois, non initié, et dont des exemples illustres sont les conférences de Kawabata Yasunari et Ōe Kenzaburō lors de leur attribution respective du prix Nobel de littérature. Le Japon évoqué par Yi Yang-ji en coréen (et dont nous percevons les contours à travers la traduction japonaise incluse dans les Œuvres complètes de l’écrivaine) n’est pas celui des riches traditions esthétiques et littéraires alimentant l’imagination de ces intellectuels et écrivains mâles, mais en premier lieu celui de l’expérience corporelle unique et personnelle, et en même temps collective, d’une minorité ethnique discriminée dont l’existence même est le résultat de la colonisation de la Corée par le Japon : c’est le Japon de « toutes les choses japonaises imprégnant mon corps et dont il fallait me débarrasser [...] pour devenir Coréenne le plus vite possible [...pour] comprendre la Corée et pouvoir parler le coréen librement et naturellement » (Yi, 1993c : 663). C’est le Japon d’une société capitaliste avancée dont Yi a connu les privilèges, et qui l’a imbue – comme il a imbu ses autres compatriotes coréens résidents du Japon – « d’une arrogance et un sentiment de supériorité inconscients » dont la conséquence visible est une aliénation nette entre les Coréens vivant au Japon et les habitants de la Corée du Sud (Yi, 1993c : 664). Le Japon évoqué en coréen dans le récit autobiographique de Yi Yang-ji est aussi celui de la langue japonaise dans laquelle elle écrit ses romans, celui de son enfance au pied du mont Fuji et des dissensions provoquées dans la communauté coréenne résidant au Japon par les décalages politiques et culturels très marqués entre la Corée du Sud et la Corée du Nord.
51À l’opposé des textes de Yanabu, Suzuki et Sakabe que nous avons examinés, où l’archéologie, cartographie ou ontologie de la traduction élaborées par ces auteurs servent à la fois à souligner l’historicité de certains concepts et discours se profilant dans la pensée philosophique, esthétique et littéraire depuis Meiji et à renforcer la nationalisme culturel dans lequel ces critiques s’inscrivent de par l’orientation et filiation de leur réflexion, la conférence de Yi Yang-ji présente les caractéristiques des testimonio, ou témoignages d’intellectuels militants, d’activistes ou de combattants provenant de minorités ethniques, des populations autochtones, ou de mouvements de libération et d’autodétermination du tiers-monde ainsi que des « littératures mineures » dont Deleuze et Guattari se sont faits les défenseurs. L’identité de la narratrice, d’emblée définie comme individuelle et collective en même temps, comme un remplacement du sujet autobiographique par des « agencements collectifs d’énonciation », est construite en et à travers la traduction : le texte coréen de « Watashi ni totte no bokoku to Nihon » est rédigé dans la langue officielle dominante en Corée du Sud par un sujet appartenant à une minorité de Coréens vivant au Japon, alors que le discours japonais de Yuhi est celui d’une littérature mineure fortement politisée s’exprimant dans la langue de la majorité japonaise. La nature collective, militante et contestataire des pratiques identitaires révélées dans « Watashi ni totte no bokoku to Nihon » ainsi que dans le roman Yuhi est mise en évidence plusieurs fois dans la conférence de Yi :
En effet, malgré mes efforts acharnés, il me fut impossible de devenir complètement coréenne comme je le désirais. En plus de l’anxiété et de la culpabilité générées par cet échec répété, il y avait l’arrogance et le sentiment de supériorité qui s’était infiltré dans mon inconscient sans que je m’en aperçoive grâce au fait que j’avais grandi dans un pays industrialisé avancé comme le Japon. Ces sentiments contradictoires étaient à l’œuvre dans tout ce que je faisais, me poursuivant inlassablement. Je suis convaincue que la majorité de mes compatriotes coréens résidents du Japon ont passé par des expériences semblables sinon identiques.
[...] Ma conviction que les questions, doutes et contradictions qui m’habitaient n’étaient pas qu’un problème personnel, mais se manifestaient chez beaucoup de mes compatriotes et même au-delà de la communauté coréenne vivant au Japon, se transforma en un flot de mots qui finalement se sublima dans mon roman Yuhi. [...] Il fallait que ce roman représente la crise identitaire des résidents coréens au Japon, dont le personnage de Yuhi est pour ainsi dire la métaphore vivante, comme un problème universel, comme le déchirement éprouvé par chaque individu, dans chaque culture, à la suite de sa découverte de l’immense écart séparant l’idéal qu’il ou elle portait en soi comme partie intégrante de sa subjectivité et la réalité concrète de ce rêve exaltant (Yi, 1993c : 664-665).
52Le testimonio ou témoignage autobiographique, à la fois manifeste littéraire et politique de Yi Yang-ji dans « Ce que ma mère patrie, la Corée, et le Japon m’ont appris », résume son parcours des derniers dix ans, depuis son arrivée en Corée en mai 1980 jusqu’à l’attribution du prix Akutagawa, comme la « quête permanente d’une forme de vie adaptée à l’identité contradictoire d’une Coréenne originaire du Japon et errant entre ce pays et la mère patrie qu’est la Corée, et qui s’est attachée à réconcilier deux formes d’expression artistique apparemment incompatibles – le monde de la littérature, fait de mots, et le monde de la danse qui précède et nie les mots, ne prenant forme qu’à travers des mouvements et pulsions corporelles » (Yi, 1993b : 649). Cette quête identitaire fut structurée, affirme Yi, par quelques grands questionnements : la signification de la Corée en tant que « mère patrie » ou « pays d’origine » (bokoku) et du Japon comme « pays natal » (umaresodatta kuni) ; l’interrogation des concepts de « langue maternelle » (bokokugo) et de « mère patrie » ; la position historique, les moyens d’affirmation politique et l’expression esthétique les plus adéquats pour articuler l’identité d’un sujet ethnique déchiré entre deux langues et deux cultures ; et finalement la possibilité d’une résonance ou d’une élaboration universelle de ce sujet pluriel au-delà de sa spécificité ethnique et culturelle (Yi, 1993c : 649-650). Ce qui m’intéresse surtout dans la réflexion de Yi sur la construction du sujet coréen-japonais, c’est son élaboration de la question de la langue maternelle (bokokugo).
la langue-mère et le sujet ethnique postnational
53L’environnement académique dense, regorgeant de théories, recherches empiriques et études critiques, du Département de langue et littérature coréennes de l’Université de Séoul où Yi Yang-ji étudie de 1982 à 1988 force la jeune écrivaine à remettre en question le rôle du langage dans la formation de l’identité, ou ce qu’elle appelle « subjectivité spirituelle » (seishintekina shutaisei ; Yi, 1993c : 650), ainsi que la notion de langue maternelle. La structure linguistique de la « subjectivité spirituelle » de Yi est complexe, n’admettant ni un simple schéma de bilinguisme, ni un cadre conceptuel d’organisation hiérarchique ou de polarisation entre une langue maternelle dominante et une langue secondaire acquise pendant l’enfance. Flottant « comme un naufragé à la dérive dans la mer de la langue coréenne » (Yi, 1993c : 663), Yi réalise que cette langue, qu’elle considérait auparavant sa langue maternelle (bokokugo), n’est qu’une langue étrangère (gaikokugo) et que sa vraie langue maternelle est ce qu’elle appelle « la langue de la mère » (bogo), ou « la langue que j’entendis de ma mère quand j’étais enfant et qui resta gravée dans mon ouïe et au fond de ma mémoire » (Yi, 1993c : 663). À ces deux langues se rajoute le japonais, langue de l’éducation scolaire de Yi et celle qu’elle choisit pour ses créations littéraires. La quête que Yi Yang-ji entame en Corée à travers l’étude de la littérature, de l’histoire et de la danse traditionnelle de ce pays n’est pas seulement une quête des racines de son identité, mais aussi de la « langue-mère » qui avait été presque effacée par le japonais de son éducation, ainsi que par le coréen dominé par une forte conscience nationaliste des communautés coréennes résidant au Japon quelle fréquenta dans les années 1970 (Yi, 1993c : 654-656). Cette tentative acharnée de faire ressusciter la « langue-mère » (bogo) de l’enfance, presque oubliée mais vivant toujours enfouie dans un coin de l’inconscient, à travers la création artistique se retrouve chez beaucoup d’autres femmes artistes – peintres, vidéastes, photographes, poètes et romancières – provenant des communautés ethniques ou immigrantes récentes dans les pays capitalistes avancés ou des sociétés postcoloniales de l’Afrique et de l’Asie. La narratrice du roman autobiographique de l’écrivaine Assia Djebar L’amour, la fantasia (1985) déclare avoir choisi le français comme langue littéraire tout en se révoltant contre ce symbole du pouvoir de l’empire colonial de la France, et en sachant pertinemment que son imagination et son inconscient furent empreints par l’arabe littéraire comme langue maternelle et le berbère comme langue-mère (Djebar, 1985 : 37). Les protagonistes des vidéos autobiographiques Fresh Blood (1998) de B. H. Yael et Desperately Seeking Helen (1998) d’Eisha Marjara – qui ont toutes deux émigré au Canada pendant leur enfance, la première d’Israël et la deuxième de l’Inde – retournent dans leur pays d’origine pour renouer contact avec une langue-mère et une culture-mère ayant profondément marqué leur identité en tant que sujet ethnique et artiste féministe21.
54C’est en effet dans l’opposition entre la langue-mère et la langue maternelle, ainsi que dans la transcendance de cette opposition et du langage en général dans la danse, que consiste l’originalité et la force critique de la théorie féministe de la construction du sujet ethnique de Yi Yang-ji. Cette théorie est en même temps une réflexion sur la performativité et la traduction. Selon Yi, le langage est une force vivante produite par la sensibilité (kanjusei) du sujet, sensibilité qu’il contrôle et détermine à son tour. Pour les résidents coréens du Japon participant aux deux langues et cultures de la Corée et du Japon, et qui rentrent en Corée pour retrouver leurs racines, l’obligation morale (taigi meibun) s’impose de s’assimiler à la culture et à la langue maternelle d’une manière encore plus complète que leurs compatriotes coréens, ce qui crée chez la plupart de ces gens une crise identitaire, existentielle et intellectuelle très profonde. Ce qui provoque ces conflits et déchirements n’est pas seulement l’attente, formulée plus ou moins explicitement à l’égard des résidents coréens au Japon, qu’ils se coréanisent le plus rapidement possible en niant la composante japonaise de leur identité ou non plus seulement l’identification, plus ou moins consciente, du sujet ethnique coréen vivant au Japon avec la langue et la culture de l’ancien colonisateur, mais aussi l’abîme s’ouvrant entre l’image idéalisée de la « mère patrie » que les résidents coréens se sont construite et la réalité quotidienne de la Corée. Finalement, il y a l’opposition entre la langue maternelle (bokokugo) et la langue-mère (bogo). Pour Yi, c’est ce dernier antagonisme qui a la priorité dans la formation de l’identité du sujet ethnique ou diasporique, avec la langue-mère comme un puissant courant s’infiltrant dans les tissus les plus intimes de la pensée, et dictant le but et la direction même de l’existence de ce sujet.
C’est après mon arrivée en Corée, surtout après mon admission au Département de langue et littérature coréennes de l’Université de Séoul – un environnement semblable à un océan de mots et discours où j’ai failli me noyer de nombreuses fois – que je me suis rendue compte que l’immense force qui surveille et règle la pensée en dictant le contenu même de l’existence d’une manière autoritaire et même violente n’est pas la langue maternelle, mais la langue-mère [bogo], à savoir la langue que j’entendis de ma mère pendant l’enfance et qui me resta gravée dans l’ouïe et du fond de la mémoire.
Du point de vue de l’obligation morale (que je ressentais en tant que résidente coréenne du Japon qui était revenue en Corée) et des discours nationalistes que j’avais absorbés, il n’y avait aucun doute que le coréen était ma langue maternelle [bokokugo], le langage qui était censé constituer le noyau ou la dynamique centrale de mon identité. Cependant, je ne parvins pas à sentir cette langue maternelle comme plus qu’une langue étrangère [gaikokugo], ou à la définir comme autre chose que le discours d’un pays étranger [ikoku].
Le langage ressemble à un corps vivant qui, tout en étant créé entièrement par la sensibilité et les affects du sujet, réagit et contraint ce dernier à agir dans des limites prédéterminées. Il va de soi que la vie quotidienne exerce une influence permanente et considérable sur le régime linguistique. Il m’est arrivé souvent, surtout quand il fallait que je m’adapte à des coutumes et règles sociales que je comprenais encore mal, ou quand j’éprouvais du dégoût ou une réaction de rejet violent face à la société coréenne [...] de perdre l’usage de la langue complètement, ou de sombrer dans un état de mutisme et de renfermement quasi-autistique sur moi-même... Dans le cas des résidents coréens du Japon (qui, comme nous le savons tous, sont le produit de l’exploitation coloniale de la Corée par le Japon), le problème de la langue maternelle et de la coréanisation ne fait qu’aggraver les tensions, doutes et sentiments contradictoires qui les habitent. L’obligation morale de s’assimiler prend chez ceux qui se sont rapatriés de leur propre volonté des dimensions pathologiques, qui sont exacerbées par une sorte d’attente tacite de la part de la société coréenne faisant sentir à ces compatriotes venant du Japon qu’ils doivent se comporter en exemples vivants de sentiments patriotiques et d’attachement à la mère patrie (Yi, 1993c : 663).
55Le texte de Yi montre clairement que la construction du sujet ethnique coréen vivant au Japon se fait à travers une performativité de la traduction. Il y a une itérabilité plus ou moins ritualisée, un processus de répétition de normes, affects, actes corporels et pratiques culturelles dont l’accumulation et sédimentation produit à la longue ce sujet dans le sens butlérien du terme. Les normes, pratiques et actes de langage ou corporels ritualisés auxquels Yi fait allusion sont en premier lieu ceux du nationalisme coréen, qui émergea comme discours et mouvement de libération anticoloniale sous la domination du Japon de 1910 à 1945 et qui, après la guerre de la Corée et le partage du pays en un état communiste dans le Nord et un état capitaliste dans le Sud, prit des formes différentes dans chacun de ces pays. Il va sans dire que les pratiques du nationalisme sud-coréen, qui est la référence de la conférence de Yi Yang-ji et dont elle ne mentionne que quelques concepts de base tels « mère-patrie » (bokoku), « [notre] patrie/le pays de nos ancêtres » (sokoku) et « langue maternelle » (bokokugo), ont construit un sujet et une identité nationale plus ou moins homogènes, dotés de leurs propres mythes et traditions ancestrales et dont le processus de construction s’apparente plus ou moins à celui de la formation des nationalismes dominants dans d’autres états-nations postcoloniaux en Asie et Afrique. C’est ce sujet que Yi et autres résidents coréens au Japon s’attachent à émuler et à incorporer dans leur identité, ce qui, à en juger d’après les témoignages de la romancière et de certains autres de ses compatriotes zainichi, ne leur réussit qu’avec beaucoup de difficultés22.
56Le processus de traduction qui accompagne la construction du sujet ethnique coréen résidant au Japon décrit par Yi est multiple et se fait tant au niveau linguistique et intersémiotique – c’est-à-dire entre systèmes ou pratiques sémiotiques différentes – qu’au niveau identitaire et culturel. En tant que résidente coréenne du Japon, Yi doit constamment traduire et négocier entre plusieurs régimes de langage : le coréen des communautés zainichi qu’elle fréquente, le japonais, la langue-mère (bogo) quelle apprend de sa mère avant la scolarisation, alors que son séjour en Corée l’oblige à se confronter à des tensions entre le coréen institutionnalisé en Corée du Sud comme langue nationale, la langue-mère, le coréen très teinté de japonais dont elle avait fait l’expérience dans les communautés coréennes du Japon, et finalement le japonais qui est langue choisie pour sa carrière littéraire. Au niveau identitaire et culturel, Yi transpose ou traduit certaines compétences acquises pendant son apprentissage du koto et de la danse traditionnelle japonaise dans son étude et apprentissage du kayagūm et de la danse shamanique moosouk mooyon (Yi, 1993c : 656, 658-659), et se rend compte que l’identité et la subjectivité ne sont que des processus de traduction, acquisition, adaptation, construction et déconstruction permanentes (Yi, 1993c : 664-665). En d’autres termes, l’identité telle que conceptualisée par Yi est synonyme du devenir de l’événement, ou du devenir de la « transformation incorporelle » théorisée par Deleuze, mais auquel le discours de la jeune écrivaine coréenne originaire du Japon ajoute la corporéité, et les spécificités genrées et culturelles dont le Deleuze des Mille plateaux, de Différence et répétition et de Qu’est-ce que la philosophie ? semble vouloir faire abstraction.
57La notion de la construction du sujet ethnique à travers la performativité de la traduction que nous propose le récit de Yi Yang-ji se rapproche encore plus de la théorie de Judith Butler concernant la construction performative du sujet genré. Nous retrouvons chez Yi l’élaboration de certaines formes de pratiques de subjectivation performative travaillant dans le cadre d’un champ linguistique et social fait de contraintes et de règles normatives, ainsi que d’un concept correspondant à ce que Butler appelle mélancolie. Comme nous l’avons constaté, une fois en Corée Yi ressentit l’obligation morale de « devenir coréenne », de maîtriser « la langue maternelle » et de s’assimiler à la culture et société coréennes le plus complètement possible en rejetant les éléments japonais et zainichi, ou éléments de sujet ethnique coréen vivant au Japon, de son identité. Cette contrainte ou obligation en est une que Yi s’imposa de sa propre volonté, mais qui en même temps était le résultat de l’affirmation ouverte de son identité coréenne au Japon à travers des activités politiques et l’étude de plusieurs aspects de la culture traditionnelle coréenne, ainsi qu’à travers son contact avec les discours du nationalisme minoritaire postcolonial des communautés coréennes résidant au Japon. Les pratiques de subjectivation performative de Yi en tant que sujet ethnique se manifestent donc dans le cadre de contraintes, normes et règles idéologiques, sociales et discursives.
58L’analyse du récit autobiographique de Yi Yang-ji a aussi révélé que ces contraintes, ainsi que le gouffre qui sépare l’image idéalisée de la Corée animant le nationalisme de beaucoup de résidents coréens au Japon et la réalité politique, sociale et culturelle de la Corée du Sud dans les années 1980 et 1990 donnèrent lieu à des crises identitaires profondes chez l’écrivaine ainsi que chez certains concitoyens qui tentèrent de s’identifier avec la culture de la « mère-patrie ». Les sentiments contradictoires à l’égard de la langue et de la culture coréennes, et à l’égard du Japon constituant une partie intégrale de l’identité de Yi et de la plupart des résidents coréens au Japon, peuvent être considérés comme des équivalents de ce que Butler appelle « mélancolie », ou des désirs et identifications répudiés qui subsistent dans l’inconscient comme un processus de deuil inavouable (Butler, 1997b). La mélancolie évoquée par Butler comme force sociale normative se manifeste dans le texte de Yi aussi comme la haine ou rancune (han) que l’écrivaine et interprète de danse traditionnelle découvre dans la danse shamanique moosouk (Yi, 1993c : 659). Cette haine, que Yi analyse plus en détail dans d’autres essais (voir Yi, 1993d, 1993e) serait l’expression non seulement d’une dénonciation silencieuse de la longue histoire d’exploitation, d’inégalité et d’exclusion des femmes – plus particulièrement des shamanes, médiums, guérisseuses et danseuses, dont provenaient les interprètes de la tradition de la danse moosouk mooyon–, mais aussi d’une quête existentielle, d’une ouverture vers les dieux, les âmes de tous les êtres peuplant l’univers avec lesquels la danseuse-chamane (mudan) converse librement. Cet affect de haine dans la danse reflète aussi les désirs de vengeance et de rage contenue, et l’engagement politique contre l’oppresseur japonais de beaucoup de coréens sous le régime colonial (voir Yi, 1993d : 611-612). Les pratiques de soi et instances de subjectivation performative (performative agency) du sujet ethnique dans la conception de Yi se construisent donc avec, à travers et contre des contraintes et règles normatives qui définissent et limitent, autant quelles stimulent et même libèrent l’identité et le champ d’action de ce sujet.
59Si l’on peut dire que la théorie du sujet ethnique chez Yi Yang-ji est une théorie postcoloniale s’abreuvant encore de certains discours du nationalisme anticolonial de la période de la colonisation de la Corée par le Japon, et proposant un modèle de construction performative de ce sujet analogue aux conceptions postmodernistes (ou modernistes avancées) de Butler et Deleuze sur l’identité en tant que devenir ou processus traductionnel pluriel et conflictuel ouvert, elle est aussi explicitement une théorie féministe. Ce que Yi Yang-ji place au centre de la création du sujet n’est pas la « langue maternelle » (bokokugo) ou la langue nationale de la Corée du Sud, ni le japonais qui est, pour la plupart des résidents coréens du Japon de deuxième et troisième générations, la première langue, mais la langue-mère (bogo). Le sujet ethnique est donc défini par la langue-mère/la langue de la mère qui traduit pour l’enfant à la fois la « langue maternelle »/la langue nationale de la Corée pendant la période de domination coloniale et après la décolonisation et le japonais, et qui transmet aussi la langue et la culture, souvent secrètes, marginalisées et méconnues, des femmes. La tradition de la danse shamanique moosouk, portée surtout par les femmes, et qui constitue une autre source utilisée par Yi Yang-ji pour la (re)construction de son identité ethnique, occupe la même place que la langue-mère et la littérature dans cette identité : « En plongeant corps et âme dans les deux mondes opposés de la littérature et de la danse – le premier formé de mots, l’autre constitué de gestes et mouvements corporels qui précèdent et même nient l’existence du langage – et en essayant de les réconcilier, j’ai essayé pendant ces dix dernières années de trouver un mode de vie me permettant d’exprimer pleinement mon identité de résidente coréenne du Japon, soit d’individu se situant dans l’espace entre les deux cultures et errant inlassablement de l’une à l’autre... La danse traditionnelle coréenne m’a donné l’occasion de connaître les ancêtres qui ont veillé sur mon existence et ont œuvré pour que je devienne ce que je suis aujourd’hui, et m’a fait découvrir l’imaginaire (non-verbal) de la danse en général. Grâce à cet art j’ai pu entrevoir l’âme vivante du peuple coréen, le courant spirituel profond traversant la culture de ce peuple [...] » (Yi, 1993c : 649).
60Étant donné que la littérature, la danse et la langue-mère se confondent dans la conscience de la narratrice du récit de Yi Yang-ji, et en vertu de l’insistance de l’écrivaine sur la dimension humaine universelle de ses expériences, ainsi que de la musique et la danse traditionnelles coréennes en général, nous pouvons dire que « Watashi ni totte no bokoku to Nihon » avance une théorie féministe postcoloniale de la formation de l’identité et de la subjectivité ethniques qui non seulement propose comme modèle de celles-ci un sujet subalterne féminin, s’opposant activement à l’exclusion des femmes de la culture, mais qui en même temps universalise ce modèle sans cependant le réifïer ou le doter de propriétés essentialistes. Tout en insistant sur l’importance de la relation entre mère et enfant dans la constitution de la subjectivité ainsi que sur les pratiques culturelles, croyances, et traditions artistiques des femmes, le discours de Yi Yang-ji place le sujet subalterne féminin au centre même de la modernité. Son récit autobiographique rédigé en coréen, qui réitère la conviction formulée dans les essais antérieurs de l’écrivaine tels « Fuzoku dentō buyō » (« La danse shamanique traditionnelle moosouk ») et « Kankoku fuzoku dentō buyō » (« La danse shamanique traditionnelle coréenne moosouk ») (Yi, 1993d, 1993e) – à savoir que la conception dominante du sujet dans la modernité n’est nullement celle du sujet cartésien occidental, mais celle de l’Autre exploité et rendu invisible par ce dernier, et que l’universalité est à trouver dans l’art, les rites, les cérémonies et croyances religieuses des « majorités silencieuses » oubliées ou laissées en dehors des cultures nationales créées sous l’égide des États-nations –, son récit donc tente de forger une alliance utopique entre féminisme et pensée postcoloniale.
61Cette conception utopique propose une éthique du sujet au-delà des mythes nostalgiques, constructions raciales antagonistes et ontologies essentialistes des imaginaires nationaux, ethniques ou diasporiques contemporains. Si le discours de Yi Yang-ji, qui reconnaît la nécessité historique des nationalismes de libération anti-et postcoloniaux, fait recours à des représentations mythiques que des théoriciens du nationalisme comme Benedict Anderson, Ernst Gellner, et Edward Saïd ont caractérisé comme des formes de pensée irrationnelles, primitives, folkloriques ou atavistes23, c’est pour souligner le rôle mobilisateur de tels fantasmes nationaux et surtout pour mettre en évidence le fait que le soi-disant élément primitif et irrationnel de la « poétique de l’appartenance nationale » (Anderson, 1991, cité dans Gandhi, 1998 : 106) est souvent une forme de compensation, un refuge dans un romantisme exaltant comme antidote contre le « traumatisme et les déchirements du progrès » et de la modernisation (voir Nairn, 1977 : 348-349). Yi Yangji, comme nous l’avons vu, vit ce traumatisme comme une expérience à la fois très personnelle et collective ou universelle. Tout en adhérant à une conception du sujet postnational construit et défini par des facteurs comme l’ethnicité, l’appartenance nationale et de classe, et l’identité genrée et sexuelle, Yi critique les discours patriarcaux réducteurs et la tendance à l’endoctrinement et à l’embrigadement idéologique de certains mouvements de gauche au sein des communautés coréennes résidentes au Japon, ainsi que le nationalisme coréen dans les années 1970 et 1980 (Yi, 1993c : 654-655). La vision à la fois utopique et pragmatique que Yi évoque à la fin de sa conférence – une vision quelle décrit comme le « courage et la force d’accepter et de recevoir la réalité telle quelle, de comprendre l’identité non pas comme la quête d’un seul individu mais comme un problème touchant aux bases même de l’existence de l’être humain en général » (Yi, 1993c : 665) - ouvre la voie à la fois à une poétique et une éthique féministes du sujet postnational et à une autre lecture, non violente, de l’histoire des colonialismes et impérialismes du XXe siècle. Dans les mots de la critique australienne-indienne Leela Gandhi, cette lecture non violente met l’accent sur « la transformation réciproque entre le colonisateur et le sujet colonisé (à travers les mécanismes complexes de la colonisation), [et propose] le modèle d’une alliance utopique intercivilisationnelle contre les dégâts de la souffrance institutionalisée [des États-nations postcoloniaux] » (Gandhi, 1998 :140). La notion d’identité pour laquelle Yi semble finalement opter est très proche du concept de « créolité » élaboré par Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant : l’identité en tant que « totalité kaléidoscopique », faite d’un « conflit de langues, [de] l’emmêlement des cultures » (Chamoiseau et Confiant, 1991 :186), s’insurgeant contre toute « synthèse [...] métissage ou n’importe quelle autre unicité », et mobilisant le sujet pluriel et contradictoire contre « la fausse universalité, [le] monolinguisme et la pureté » (Bernabé, Chamoiseau et Confiant, 1989 : 27-28).
62Malgré le caractère quelque peu propagandiste de « Watashi ni totte no bokoku to Nihon » et le fait que l’on y aperçoit le Japon parfois sous forme de clichés et de phrases stéréotypées souscrivant aux discours du nationalisme officiel antijaponais en Corée du Sud (« le mont Fuji, qui après la révélation de mon identité ethnique ne m’apparaissait plus que comme le symbole même de l’impérialisme et du militarisme japonais qui avait occupé mon pays, et qu’il me fallait répudier et exclure de ma réflexion » ; Yi, 1993c : 667), le texte de Yi Yang-ji suggère des perspectives intéressantes pour une autre cartographie de la pensée japonaise moderne. La philosophie, l’histoire, l’esthétique, les discours théoriques sur les arts visuels et le spectacle, et l’histoire de la littérature du Japon depuis Meiji seraient à lire, voir et évaluer non pas comme cas exceptionnels parmi les modernités asiatiques, ni dans le cadre comparatiste du nationalisme culturel qui ne fait que rehausser les essences immuables du narcissisme national, mais depuis un espace liminaire entre le Japon et les autres cultures qui l’ont infiltré et modulé ou que celui-ci a envahies et modulées à son tour. Le regard critique se portant sur la modernité (ou la/les postmodernités et modernités avancées) de la pensée japonaise ne serait plus seulement celui des intellectuels japonais ou des spécialistes étrangers du Japon (qui souvent reproduisent les schémas dudit nationalisme culturel), mais aussi celui de sujets ethniques, minoritaires, discriminés ou subalternes dont la condition de « marginalité obligatoire » serait d’un coup éliminée pour qu’ils puissent parler depuis le centre même du devenir de l’histoire – ou plutôt depuis une position permettant le remplacement des dialectiques inégales entre le centre et la périphérie, le moi et l’autre, le propre et l’étranger par les contradictions productives de la créolité. La performativité des processus de traduction dans la construction du sujet des courants de la pensée et de l’art dans la modernité japonaise serait à étudier comme partie intégrante de la formulation de ces discours, en prenant soin de mettre à jour le rôle de ce que Judith Butler appelle mélancolie, Yi Yang-ji appelle haine ou rancune (urami, han) et Nietzsche appelait ressentiment, en tant que dynamiques sociales, ou agencements collectifs d’énonciation. Les théories et discours des femmes sur la création artistique et les cultures des femmes partageraient une place visible et centrale avec les courants de pensée des « minorités » et des communautés ethniques ou immigrantes dans une histoire de la pensée qui ne serait désormais plus créée exclusivement par des intellectuels mâles et qui serait beaucoup moins patriarcale et nipponocentrique. Finalement, les processus de la traduction-devenir coïncidant avec ceux de l’identité-devenir dans cette histoire de la pensée (japonaise) utopique produiraient des nouvelles sémiotiques qui forceraient des transformations sociales à travers des mots d’ordre deleuziens sur la surface virtuelle où les événements, l’ordre des choses et la signification des mots se rencontrent. Ces mots d’ordre traversés par un flot continu d’expressions et traductions se substitueraient aux mythes et clichés du nationalisme culturel qu’on voit à l’œuvre dans les textes de Sakabe et Yanabu analysés ici, ainsi que dans d’innombrables autres textes et ouvrages, de Nishi Amane aux « postmodernismes » des années 1980. Un tel mot d’ordre pourrait être la langue-mère, ou le refus du langage, l’avant-langage comme on le voit dans la danse shamanique évoquée par Yi Yang-ji. Une autre histoire de la pensée japonaise (ou des philosophies de la modernité en Corée, ou dans d’autres pays asiatiques, ou dans les Caraïbes) pourrait, pour une fois, partir du silence. Ou des langages et rythmes du corps féminin dansant.
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Notes de bas de page
1 Voir Tsuda Sōkichi (1965) ; et Watsuji Tetsurō (1977a ; 1977b).
2 Un exemple plus récent est Sagara, Bitō et Akiyama (1983-1985).
3 Comme beaucoup d’autres spécialistes de l’histoire de la pensée au Japon, Sakai généralise, schématise et simplifie pour faire valoir son hypothèse sur le schème de cofiguration et le comparatisme du régime de la traduction dans cette production intellectuelle. Le comparatisme est sans doute très visible, et constitue une des conditions principales de production de discours dans l’histoire des idées (voir aussi Maruyama, 1952,1974 et 1996 ; et Rieu, 1996), mais il y a de nombreuses études qui font abstraction des prémisses et fantasmes nationalistes de ce schéma, ou l’ignorent complètement. Voir, par exemple, Masujima (1982). Malgré le vocabulaire clairement genré de son argumentation (le pronom personnel « elle » pour désigner la position du traducteur dans l’échange entre émetteur et récepteur, et « énoncé homolingue » pour désigner une opération discursive androcentrique entre deux sujets supposés masculins et appartenant à une communauté homosociale, groupe ou collectivité régie par des lois, conventions et rites d’obligation mutuelle, d’affect, savoir et de politique exclusivement mâles, voir Sedgwick, 1985,1990), Sakai ne considère nullement la position des femmes, des minorités ou des non-japonais par rapport au modèle qu’il propose, reproduisant ainsi le paradigme épistémologique masculiniste et nippono-centrique qu’il critique. Pour une critique féministe de la philosophie et de l’histoire des idées au Japon (qui elle-même reproduit le schème de cofiguration traductionnelle analysé par Sakai), voir Oogoshi (1997).
4 Walter Benjamin, « The Task of the Translator », cité dans Newmark (2000: 43-44).
5 Le débat entre Iwamoto et Ogai continue dans le cours du mois de mai 1889 avec les articles suivants : « Kokumin no tomo dai gojujo ni okeru “Bungaku to shizen” wo yomu, wo kindoku su » (« Une lecture de l’article “À propos de Littérature et nature”, para dans L’Ami du peuple, no 50 », qui est la réponse d’Iwamoto à la critique d’Ogai. Celui-ci réplique au deuxième article d’Iwamoto dans « Futatabi shizen suhaisha ni tadasu » (« Autres questions adressées aux tenants du culte de la nature ») également publié dans Kokumin no tomo. Iwamoto réagit à la nouvelle critique d’Ogai avec un autre article, « Shizen suhaisha no to » (« La réponse des tenants du culte de la nature »).
6 Une esquisse des acceptions, usages et interprétations du concept onozukara (naturellement, naturel ; spontanément, spontané ; involontairement, involontaire ; de soi-même, par soi-même) dans l’histoire des idées d’avant Meiji, notamment chez des penseurs comme Shinran, Motoori Norinaga, Ogyū Sōrai et Nishida, est présentée dans Sagara, Bitō et Akiyama (1983-1985). La conception de la nature, ou plutôt de la relation entre sujet humain et nature exprimée par Iwamoto, est celle soutenue par beaucoup d’intellectuels, artistes et écrivains japonais, et par la plupart des histoires des idées au Japon, à savoir que le sujet japonais s’identifie totalement avec la nature, qu’il vit en suivant ses mouvements, rythmes et caprices. Isobe Tadashi définit cette « harmonieuse symbiose » avec la nature (qui est, rappelons-le, une construction datant de l’ère des Tokugawa, où les travaux de Norinaga et autres critiques nativistes placent la nature telle qu’évoquée dans le waka, dans le Dit du Genji ou dans la littérature de l’époque Nara – une nature donc également construite, un imaginaire poétique de la nature – au centre de la sensibilité japonaise) comme « une manière de vivre centrée sur la nature » (shizen chūshin no ikikata) dont le but serait le rétablissement d’un parfait accord (de l’humain) avec le « rythme de la vie soutenant le monde immense de la nature » (ookina shizen no inochi no rizumu e no kaifuku), et qui peut se traduire aussi par une affirmation sans réserves des intérêts et désirs personnels égoïstes de l’individu en tant que microcosme du « rythme de la vie » de la nature. (Voir Mujō no kōzō : kami no sekai (La structure de l’impermanence : le monde des illusions et de la mort), cité dans Sagara, Bitō et Akiyama, 1983-1985 : IX)
7 Les autres chapitres de la Philosophie de la traduction examinent les définitions des mots shizen et « nature » données par des dictionnaires japonais et anglais contemporains et les confusions auxquelles la traduction du mot « nature » comme shizen en japonais donnent lieu (chaptres 2 et 3) ; la signification du concept de shizen chez Tayama Katai, Kunikida Doppo et autres participants au courant littéraire du naturalisme (shizenshugi) ; le rôle que ce concept joua dans la formation des sciences naturelles dans les années 1880-1890, notamment chez Kato Hiroyuki, ainsi que dans la pensée de Maruyama Masao. Le dernier chapitre du livre se penche sur quelques textes de Fukuzawa Yukichi, Nishi Amane et Kato Hiroyuki dans lesquels le mot ten et utilisé comme équivalent de « nature ».
8 Le concept de littérature au Japon se compose de douze chapitres qui abordent les thèmes suivants : la formation et l’évolution du concept de « literature » en anglais et en chinois, le développement du concept de littérature au Japon à partir du VIIIe siècle jusqu’à l’aube de l’ère Meiji, de même que l’émergence de bungaku comme équivalent du concept anglais de « literature ». Le texte de Suzuki passe en revue aussi les débats qui accompagnèrent la formation du concept moderne de bungaku, et avance une critique des théories courantes sur la mouvance du genbun itchi (le mouvement pour l’uniformisation et unification de la langue écrite et de la langue parlée des années 1880). Finalement, Suzuki propose des stratégies pour l’élaboration d’un autre type d’histoire de la littérature japonaise moderne qui dépasserait les impasses du récit « modernisationniste » (kindaikashugi) de cette histoire. Parmi ces stratégies figurent des modèles ancrés dans la production intellectuelle autochtone (par exemple, un discours du « dépassement de la modernité » [kindai no chokoku] qui ne serait pas celui des années 1930 et 1940, mais une tradition qui cherche à dépasser l’antinomie « modernité versus antimodernité » en proposant une troisième alternative. L’ambition démesurée de ce projet est sans doute une des raisons pour ses omissions flagrantes (l’histoire que nous livre Suzuki est entièrement mâle, omettant complètement la participation des femmes à la création littéraire), et pour l’examen superficiel de la plupart des phénomènes culturels qu’il met à jour.
9 Sur l’Histoire de la littérature japonaise de Mikami et Takatsu, voir Lozerand (1999).
10 Pour une explication du concept de performativité et une analyse succinte des théories de J. L. Austin et de Judith Butler sur les énoncés performatifs et la construction performative du sujet genré, respectivement, voir plus loin dans cette étude.
11 Le débat entre Toyama Shōichi et Ogai, qui se déroule en mai 1890, met en évidence les divergences profondes entre les deux critiques sur la vocation de la peinture. La position de Ogai est très semblable à celle qu’il exprime lors de la polémique avec Iwamoto Yoshiharu sur la relation entre l’expression littéraire et la nature. Alors que Toyama soutient, dans « Nihon kaiga no mirai » (« L’avenir de la peinture japonaise »), que la peinture doit représenter la société moderne avec ses problèmes, tensions et conflits, Ogai rétorque que le sujet de la peinture est déterminé par l’imagination du peintre et sa maîtrise de techniques picturales, que l’imagination de l’artiste se transforme, à travers des techniques spéciales, en expression ou œuvre picturale. La peinture ne doit aucunement représenter des phénomènes rééls du monde extérieur (Ogai, 1973 : 177-184). Une présentation de cette polémique se trouve dans Suzuki (1999 : 217).
12 Jakobson (1971), cité dans Sakai (1997 : 10).
13 L’analyse de l’article de Sakabe que je présente ici se base sur les versions française, japonaise et anglaise du texte. La traduction anglaise est incluse dans Marra (1999 : 242-251).
14 Dans « Fushikaden » (« De la transmission de la fleur de l’interprétation »), texte paru dans La tradition secrète du Nô, Zeami décrit l’identification de l’acteur avec le personnage qu’il incarne comme suit : « Dans la mimique, il peut exister un degré ou l’on n’imite plus. Lorsque, possédant à fond la mimique, vous vous êtes véritablement assimilé a votre personnage, vous n’avez plus conscience de vouloir l’imiter. Dans ces conditions, si vous vous appliquez exclusivement à la recherche de l’intérêt, comment pourriez-vous ne pas avoir la fleur ? Prenons, par exemple, la mimique du vieillard : l’état d’esprit de l’habile maître (de son art), serait exactement celui d’un amateur âgé qui, lors d’un furyu ou un ennen, se dispose à exécuter une danse en costume de cérémonie. Bien sûr, si sa personne est celle d’un vieillard, il ne saurait avoir conscience de vouloir imiter le grand âge. Il lui suffît alors de s’attacher aux particularités du personnage de sa mimique présente » (Zeami, 1960 : 105-106).
15 Voir à titre d’exemple les passages suivants du Zhuangzi qui semblent avoir inspiré Sakabe : « Rien n’a d’expansion ni de dépérissement : tout est interchangé et unifié. Seul un esprit pénétrant sait interchanger et unifier. [...] La clarté de l’eau reflète les objets, la lucidité de l’esprit les reflète encore mieux. Le calme des personnes avisées sert d’exemple à l’univers : c’est le miroir des êtres. Le vide, l’insipidité, l’indifférence, la solitude et l’inaction sont le niveau de l’univers, la perfection de la Voie et de son Efficace. [...] Toute chose a ses limites, appelées limites de cette chose. Le sans-limites tend vers une limite. La limite tend vers le sans-limites. C’est ce que l’on appelle plénitude, vacuité, déclin, diminution. Contenue dans la plénitude et la vacuité, la Voie n’est ni plénitude, ni vacuité. [...] Contenue dans la racine et les rameaux, la Voie n’est ni racine ni rameau. Contenue dans l’accumulation et la dispersion, la Voie n’est ni accumulation ni dispersion » (Zhuangzi, 1994 :113,195).
Comparer aussi le passage suivant du Tao te king : « Son haut n’est pas lumineux/Son bas n’est pas ténébreux/Cela serpente indéfiniment indistinctement/jusqu’au retour au Sans choses/On le dira/Forme de ce qui ha pas de forme/Image de ce qui n’est pas chose/On le dira/Obscure clarté/Allant à sa rencontre on n’en voit pas sa tête/Marchant à sa suite on n’en voit pas son train » (Lao Tseu, 1994 : p. 38).
16 Voir Yanagida, Tōno monogatari (1910) ; Orikuchi Shinobu, Nihon bungaku no hassei josetsu (Étude préliminaire sur l’émergence de la littérature japonaise, 1947) ; Watsuji Tetsurō, Fūdo (1935), Ningen no gaku toshite no rinrigaku (L’éthique comme science de l’être humain, 1935) ; Kuki Shūzō, Iki no Kōzō (La structure du iki, 1930).
17 Sur l’impact des théories de Butler, voir les articles réunis dans le numéro spécial Performativity and Belonging de la revue Theory, Culture and Society, 16(2) (avril 1999), notamment Bell (1999b, 1999c, 1999d), Fraser (1999), Lloyd (1999), McNay (1999).
18 La notion d’agency chez Butler dérive principalement du concept de « subjectivation » de Foucault, qui le définit comme « la manière dont les sujets sont appelés à se constituer comme sujet (de conduite morale) ». La subjectivation se construit par l’entremise de « pratiques de soi » qui consistent, règle générale, en « l’instauration et développement des rapports à soi, la réflexion sur soi, la connaissance, l’examen, le déchiffrement de soi sur soi, la transformation qu’on cherche a opérer sur soi-même » (Foucault, 1994 : 558). Butler développe cette conception en insistant sur la réitération des pratiques de subjectivation comme pratiques ritualisées, et la capacité du sujet de résister aux normes symboliques réitérées avec lesquelles il s’identifie (Butler, 1990,1993). Elle approfondit cette interprétation en y ajoutant plus tard (1997a, 1997b) la théorie des actes de langage, ou actes de parole (speech act theory) et une notion sociocentrique de la psyché qui accorde une importance particulière à la mélancolie dans toute identification symbolique.
19 Voir Sakabe (1976, 1989, 1992, 1997, 1999b).
20 La notion de réversibilité et réciprocité, la métaphorique du miroir et du reflet et la relation entre le visible et l’invisible proposées par Sakabe sont clairement influencées par Merleau-Ponty, en particulier par L’œil et l’esprit (1964a). Les passages suivants de cet ouvrage prouvent que ce que Sakabe définit comme ontologie implicite de la pensée japonaise est en fin de compte une ontologie merleau-pontienne transposée dans un cadre culturel japonais, ou une réflexion ontologique merleau-pontienne appliquée à l’analyse de quelques cas particuliers de la culture japonaise. « L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors “l’autre côté” de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même » (Merleau-Ponty, 1964a : 18).
« Toute technique est “technique du corps”. Elle figure et amplifie la structure métaphysique de notre chair. Le miroir apparaît parce que je suis voyant-visible, parce qu’il y a une réflexivité du sensible, il la traduit et la redouble. Par lui, mon dehors se complète, tout ce que j’ai de plus secret passe dans ce visage, cet être plat et fermé que déjà me faisait soupçonner mon reflet dans l’eau » (33).
« Chaque quelque chose visuel, tout individu qu’il est, fonctionne aussi comme dimension, parce qu’il se donne comme résultat d’une déhiscence de l’Être. Ceci veut dire finalement que le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence » (85).
Voir aussi Merleau-Ponty (1964b). Sur Merleau-Ponty, voir Madison (1973) et Peillon (1994) et sur l’influence de Merleau-Ponty sur Sakabe, voir Marra (1999 :232-233).
21 Autres productions artistiques contemporaines réalisées par des femmes et qui ont comme thématique la recherche de la langue-mère ou de la culture-mère telles que transmises à la protagoniste par sa propre mère ou sa grand-mère sont : le roman Joy Luck Club (1992) de Amy Tan ; la célèbre autobiographie de Maxine Hong Kingston, Woman Warrior (1976) ; les vidéos autobiographiques Measures of Distance (1988) de Mona Hatoum, Seeing is Believing (1991) de Shauma Beharry, Remembering Wei Yifang, Remembering Myself (1998) d’Yvette Welbon. Pour d’autres textes autobiographiques centrés sur la transmission du savoir des femmes par la filière maternelle, voir Gilmore (1994) et Eakin (1999). Au sujet des productions vidéographiques et cinématographiques récentes dans cette tradition, voir Laura U. Marks (2000).
22 Voir à ce sujet Yu (1998) et Kawamura (1999).
23 Pour des critiques de l’aspect régressif, irrationnel ou ataviste de tout nationalisme voir Hobsbaum (1990), Said (1993), Gellner (1983) et Anderson (1991).
Auteur
Professeur agrégé au Département de littérature comparée et au Centre d’études de l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal. Elle est l’auteur de plusieurs livres et de nombreux articles sur la littérature et le ciméma japonais contemporains, qui ont été publiés dans Japan Forum, Asienstudien, Hihyō Kūkan, Kokubungaku et autres revues scientifiques. Ses recherches actuelles portent sur l’autobiographie et l’autofiction dans la culture visuelle et les nouveaux médias à la fin du XXe siècle, les relations entre cinéma, littérature et la culture moderniste de l’ero-guro-nansensu (érotique, grotesque, non-sens) dans le Japon des années 1920-1930. Spécialiste en études féministes et en études queer, elle s’intéresse aussi aux questions de la mémoire, du corps et de l’épistémologie des sens dans le cyberart et le net-art, ainsi que dans les littératures et cinémas contemporains non occidentaux.
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
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1992
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Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000