De l’éthique au nationalisme et au totalitarisme chez Heidegger et Watsuji
p. 109-161
Texte intégral
1Watsuji tetsurō (1889-1960), un des philosophes japonais les plus influents, explique, au début de son livre intitulé Fūdo (Climat), comment il s’est rendu compte de l’importance de la spatialité (kūkansei) et du climat (fūdo) dans la compréhension de l’existence humaine à la suite de la lecture de L'être et le temps (Sein und Zeit) de Heidegger à Berlin en 1927.
Pour ma part, j’ai commencé à réfléchir au problème de la médiance [fūdosei] au début de l’été 1927, à Berlin, en lisant Sein und Zeit, de Heidegger. Cet essai pour appréhender comme temporalité la structure de l’être humain [ningen no sonzai] m’intéressait au plus haut degré. Cependant, je me demandais pourquoi cette mise en valeur de la temporalité comme structure d’être subjective [shutai-teki sonzai kōzō] ne s’accompagnait pas, au titre également de structure originaire de l’être, d’une mise en valeur de la spatialité. Certes, même chez Heidegger, la spatialité n’est pas totalement absente. La « nature vivante » du romantisme allemand semble y être ressuscitée par l’observation de l’espace concret dans l’être de l’homme [hito no sonzai]. Mais elle ne se profile plus guère sous le puissant éclairage de la temporalité. Là, j’ai senti la limite du travail de Heidegger. Une temporalité qui ne se fonde pas en spatialité n’est pas encore vraiment temporalité. Si Heidegger s’en est tenu là, c’est que son Dasein n’est en fin de compte qu’un individu [kojin]. Il n’appréhende l’être-humain qu’en tant qu’être de l’homme. Cela n’est qu’un aspect abstrait de l’être-humain si l’on considère celui-ci dans sa structure duelle, à la fois individuelle et sociale. Quand on saisit l’être-humain dans sa dualité concrète, la temporalité vient à répondre à la spatialité. De même l’historicité [rekishisei], qui n’apparaît pas assez concrètement chez Heidegger, ne se montre qu’alors telle qu’en elle-même. Il devient évident aussi que l’historicité est une chose qui répond à la médiance (Watsuji, 1935a : 1-2, traduction de Berque1,1996b : 10).
2Watsuji considère donc que la philosophie de Heidegger constitue un point de départ, mais imparfait, puisqu’elle minimise l’importance de l’espace, que Watsuji considère, avec le temps, comme l’une des deux structures subjectives fondamentales de l’être humain. Pour Watsuji, l’espace, ou la spatialité, permet de saisir le côté social ou collectif des humains, alors que le temps nous limite à l’individuel. Watsuji affirme donc que l’ignorance de la spatialité chez Heidegger2 le confine à une position abstraite.
la comparaison entre Heidegger et Watsuji
3L’objectif de cet article est de montrer comment, malgré les divergences réelles dans leur système philosophique respectif, Heidegger et Watsuji, sur la base d’une théorie de l’enracinement ou de l’appartenance, en sont arrivés dans les années 1930 à certaines positions éthiques et politiques comparables, sinon totalement identiques. L’analyse proposée ici veut donc illustrer comment ces deux philosophes, à partir de points de départ différents, en sont venus à définir la relation des personnes à la collectivité, fondée sur la culture, dans des termes similaires. En effet, les deux considèrent que les individus sont enracinés dans un endroit particulier et dans une culture particulhière, en d’autres termes dans une communauté ou un peuple. Sur la base de cette conception qui, en ces termes, est parfaitement acceptable, Heidegger et Watsuji en sont venus à défendre des formes extrêmes et comparables de nationalisme culturel, qui diffèrent néanmoins dans leur contenu selon les courants politiques et idéologiques dominants dans leur pays d’origine : Heidegger a appuyé activement le Parti national-socialiste, du moins jusqu’en 1934 (bien qu’il soit demeuré membre du Parti jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale), Watsuji défendant fermement la théorie dite du kokutai (voir plus bas). Leur nationalisme les a menés tous les deux à préconiser des solutions de nature totalitaire3 aux problèmes sociaux et politiques de leur temps, c’est-à-dire des solutions qui soumettent totalement les individus au tout social. De plus, leur point de vue politique respectif s’appuie dans les deux cas sur une conception de l’éthique que les deux auteurs considèrent comme fondée sur la véritable réalité de l’humanité. C’est le saut logique, ou plutôt illogique, d’une prémisse justifiée (le fait d’être né dans un endroit culturellement spécifique) à une conclusion absolument discutable (l’appui à des régimes totalitaires), saut que les deux philosophes ont tenté de justifier philosophiquement, que je veux examiner dans cet article.
4Heidegger et Watsuji ont présenté le fait d’appartenir à une communauté culturelle comme étant le fondement d’une remise en question radicale de la modernité, donc comme base pour rejeter plusieurs aspects de la modernité telle que la majorité des penseurs Occidentaux l’avaient définie. Les deux philosophes ont conçu le rejet de la modernité comme moyen de protéger l’esprit de leur peuple respectif. Cette position est claire, par exemple, dans les écrits de Heidegger dans les années 1930 (voir entre autres Heidegger, 1933b ; 1935 ; 1937) ; Heidegger, en effet, voit une menace à l’esprit allemand dans ce qu’il appelle la « frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l’organisation sans racines de l’homme normalisé » (Heidegger, 1935 : 49), communes selon lui aux États-Unis et à l’URSS. Comme l’écrit Harvey (1989 : 209), Heidegger « was evidently disturbed by the bland universalism of technology, the collapse of spatial distinctiveness and identity, and the seemingly uncontrolled acceleration of temporal processes » (voir aussi Heidegger, 1935 : 48-49). Heidegger a vu dans le national-socialisme, tel qu’il le concevait idéalement4, la solution à cette « frénésie sinistre » : « la vérité et la grandeur interne de ce mouvement » venait, selon lui, de ce qu’il opérait « la rencontre, la correspondance, entre la technique déterminée planétairement et l’homme moderne » (Heidegger, 1935 : 202).
5Heidegger s’est aussi attaqué à une autre manifestation de la modernité, que l’on pourrait appeler l’universalisme « factice » des sciences modernes (Heidegger, 1935 : 48-49, 59-60 ; voir aussi Heidegger, 1933b : 100-101 ; 1937), dont il considérait le point de vue comme insuffisant ontologiquement. Pour lui, les sciences telles que divisées selon les disciplines se caractérisent par l’« absence totale de pensée » (Heidegger, 1935 : 59) ; la vision du monde de ces sciences, selon lui, ne fournit pas aux humains un fondement métaphysique (et éthique) solide pour agir, et ce, parce que la science « has lost [humans] in infinite, homogeneous space in a nature governed not by rational necessity or divine providence but by sheer chance » (Vogel, 1994 :4). La science « denies us a sense of belonging to or being at home in a larger natural world » (5) parce que la conception de l’univers comme constitué d’objets matériels ne laisse pas de place au sens et à la culture. À cause de la vision scientifique du monde, les humains se sentent déracinés, sans logis, « only contingently related to others and to things » (5). Heidegger avait comme objectif de dépasser la science en définissant les bases d’une pensée de l’être, d’une pensée de l’essence (Bourdieu, 1988 : 31), c’est-à-dire de l’ontologie qu’il considérait comme le fondement de toutes les formes de connaissance (Heidegger, 1927 : 11[32]5)
6Quant à Watsuji, sa position philosophique était au début de sa carrière très près de celle de Nietzsche (Najita et Harootunian, 1988 : 744). Mais plus tard, son objectif est devenu de protéger le véritable esprit japonais des dangers du matérialisme occidental. Dans sa quête pour une réponse spécifiquement japonaise au modernisme occidental, Watsuji fait partie d’un groupe plus ou moins organisé d’intellectuels qui, dans les années 1930-1945, ont tenté de « dépasser la modernité6 ». Ces intellectuels ont voulu rejeter la modernité d’inspiration occidentale et ont essayé de définir un nouveau modèle d’organisation sociale et culturelle hors des normes de l’Occident et qui serait fondé sur la tradition japonaise (ou orientale, dépendant des écrits). Watsuji en est venu, dans les années allant de 1930 à 1945, à rejeter la culture bourgeoise et le rationalisme de l’Occident, tout comme les prétentions universalistes de la philosophie occidentale. Il voyait une opposition irréductible entre, d’une part, la pensée occidentale, caractérisée par le matérialisme et le rationalisme des sciences naturelles et par la division sujet-objet et le dualisme corps-esprit de la philosophie, et, d’autre part, la pensée japonaise ou orientale, qui insiste sur l’intuition, la totalité et la conception de l’interdépendance des termes opposés (Watsuji, 1942 : 553-554 ; voir aussi Bellah, 1965). Il a aussi déploré la diffusion au Japon d’objets d’origine occidentale, qu’il voyait comme « une intrusion dans l’ordre établi des choses » (Najita et Harootunian, 1988 : 749 ; ma traduction). Watsuji avait des sciences modernes une opinion moins négative que Heidegger, car il croyait que la culture japonaise pouvait les utiliser sans perdre son caractère singulier (Bellah, 1965 : 583). Il a néanmoins mis en garde contre le danger d’affaiblissement de l’esprit japonais à cause d’une supposée adhérence irréfléchie à l’esprit scientifique occidental.
7Cette réticence au sujet de la science (qui mène quelquefois à son rejet), facilement perceptible dans les écrits de Heidegger et de Watsuji, pourrait servir de point de départ pour une discussion de la modernité et de la postmodernité. En effet, le débat autour de la modernité et de la postmodernité comporte comme un de ses éléments centraux la défense ou le rejet de la science, et en particulier la critique des prétentions universalistes de la science comme métalangage par les tenants du courant postmoderne. Il serait intéressant de voir si la défense du particularisme culturel, qui paradoxalement sous-tend les efforts de Heidegger et Watsuji pour définir un point de vue philosophique plus universel, est aussi présent dans certains des écrits postmodernes récents. C’est du moins ce que soutiennent Harvey (1989 :351) et Nanda (1997) à partir d’un point de vue néomarxiste. Quel que soit l’intérêt de cette discussion, elle s’éloigne trop du propos central de cet article pour qu’elle soit approfondie ici (mais voir Leavitt, 1991).
8L’analyse qui suit des écrits éthiques et politiques de Heidegger et de Watsuji est fondée sur le principe que les systèmes philosophiques sont des produits historiques et qu’ainsi ils peuvent être considérés comme des réponses à des problèmes intellectuels, politiques ou moraux d’une époque. Ce sont des productions individuelles, mais fortement marquées socialement. Ces systèmes font partie des idéologies d’une époque, c’est-à-dire qu’ils sont inclus dans des débats plus larges, sont liés à des circonstances historiques particulières et constituent des tentatives de réponses à des questions générées par l’ensemble du climat intellectuel de leur production. Ils seront analysés ici comme partie de ce que Bourdieu appelle les « luttes des représentations », c’est-à-dire des affrontements au niveau des représentations qui ont pour objectif d’imposer une vision du monde (Bourdieu, 1984). Dans le cas qui nous occupe ici, cela signifie que les œuvres des deux philosophes ne sont pas analysées pour leur contribution philosophique à une meilleure compréhension de la réalité ou de l’existence humaine. De cette façon, l’analyse qui suit se distingue de celle de Berque (1996a, 1996c), qui a étudié l’œuvre de Heidegger et de Watsuji (et d’autres) pour essayer d’en tirer des enseignements pour une meilleure compréhension théorique de l’espace, du milieu et de ce qu’il appelle la médiance (Berque, 1986 : 165-166 ; 1996c). Mon propos ici consiste à clarifier comment certaines positions philosophiques et politiques de Heidegger et Watsuji sont liées aux circonstances historiques de leur production ; je veux surtout montrer comment le raisonnement qui mène à la défense de leur propre peuple et au totalitarisme est similaire chez les deux auteurs7.
9La comparaison des positions de Heidegger et de Watsuji présentée dans cet article se limite à une configuration de thèmes interreliés, laquelle n’épuise évidemment pas toutes les facettes de leur raisonnement ou l’ensemble de leur contribution à la philosophie, mais qui est néanmoins essentielle à la compréhension de leur œuvre. Cette configuration se fonde sur la relation que les deux philosophes élaborent entre ce que l’on peut appeler la « réalité » (l’« être », ce que le monde est « fondamentalement »), l’histoire, l’espace, l’enracinement, l’éthique et leurs positions politiques. Mon hypothèse est que cette configuration se retrouve dans des formes comparables, sinon toujours semblables, dans l’œuvre des deux auteurs. L’analyse qui suit retrace, pour les deux auteurs, le cheminement qui va de leur position philosophique fondamentale à leur prise de position politique. Cette analyse, du moins dans le cas de Heidegger, reprend des thèmes traités ailleurs (en particulier par Lacoue-Labarthe, 1986 et 1987 ; voir aussi Bourdieu, 1988 ; et Wolin, 1992 ; dans le cas de Watsuji, voir Bellah, 1965 ; LaFleur, 1994 ; Sakai, 1989 et 1997). Mais ces thèmes seront traités ici à partir des positions générales de Heidegger, ce que la plupart des écrits philosophiques ne font pas puisqu’ils prennent pour acquis que le lecteur connait l’œuvre de ce philosophe. Étant donné que ce texte est destiné à des spécialistes du Japon plus qu’à des philosophes, il est apparu nécessaire de retracer, évidemment de façon schématique, les étapes les plus importantes du cheminement de la pensée de Heidegger.
10Mais avant d’entrer dans l’examen de l’œuvre des deux auteurs, quatre remarques préalables s’imposent. Premièrement, faut-il le répéter, ce qui est analysé ici ne représente qu’une fraction de l’œuvre de Heidegger et de Watsuji. Notons aussi que les positions des deux auteurs ont évolué dans le temps, surtout à partir de 1945, après la défaite de l’Allemagne et du Japon dans la Seconde Guerre mondiale. Cependant, malgré ces transformations, il me semble que les fondements de leur philosophie respective sont demeurés semblables, de la fin des années 1920 à leurs derniers écrits8. Deuxièmement, il faut noter, surtout dans le cas de Heidegger, que leur système philosophique ne mène pas nécessairement et automatiquement aux positions culturelles et politiques que les deux auteurs ont défendues dans les années 1930 et qu’ils ont modifiées de façon partielle après 1945. Autrement dit, leur point de vue philosophique fondamental aurait pu mener à d’autres positions sur la culture (nationale) et surtout à d’autres affiliations politiques. Troisièmement, les problèmes que les deux auteurs ont essayé de résoudre, et en particulier celui de la domination de la technologie qui transforme la nature en instrument pour la satisfaction des besoins des humains (Dallmayr, 1993 : 42-43 ; voir aussi Heidegger, 1954), sont encore présents de nos jours, et peut-être plus que dans les années 1930 ; et on peut avancer, comme le fait Berque (1996a, 1996c), que leurs réflexions peuvent nous aider au minimum à mieux les définir. Quatrièmement, malgré le fait que leurs systèmes philosophiques auraient pu les mener à d’autres positions politiques, celles qu’ils ont adoptées dans les années 1930 sont compatibles avec leur raisonnement philosophique. Cela signifie que leur choix d’appuyer des mouvements ou des doctrines qui proposent la mise en place de structures politiques totalitaires n’est pas aberrant sur la base de leur philosophie. Bien qu’on ne puisse pas les considérer comme découlant automatiquement de leurs raisonnements philosophiques (du moins dans le cas de Heidegger), leurs positions politiques dans les années 1930 sont non contradictoires par rapport à leurs positions philosophiques. Comme l’écrit Lacoue-Labarthe au sujet de Heidegger, « l’engagement [politique] de Heidegger est d’une absolue cohérence avec sa pensée » (Lacoue-Labarthe, 1987 : 22 ; voir aussi les deux textes sur Heidegger dans Lacoue-Labarthe, 1986). C’est ce point que je veux illustrer dans cet article au sujet de Watsuji aussi bien que de Heidegger.
Heidegger
La position de Lacoue-Labarthe
11Lacoue-Labarthe, dans trois écrits importants (voir Lacoue-Labarthe, 1986 : 135-173 et 175-199 ; 1987), a lié l’implication politique de Heidegger en 1933 à ses positions philosophiques. Je m’en tiens ici surtout au premier de ces écrits. Dans ce premier article, Lacoue-Labarthe se pose la question suivante : « Qu’est-ce qui, dans la pensée de Heidegger, a rendu possible, ou plus exactement : qu’est-ce qui, dans la pensée de Heidegger, n’a pas empêché l’engagement politique de 33 ? » (1986 : 137). Il procède alors à une comparaison du Discours de rectorat de 1933 avec des textes philosophiques (de Sein und Zeit en 1927 à Introduction à la métaphysique en 1935), pour voir si « c’est sa philosophie ou sa pensée qui engage Heidegger dans la politique (dans cette politique) et lui permet de dire et de justifier sa position » (141). Lacoue-Labarthe considère que « le discours politique de 1933 ne dit pas autre chose que le discours philosophique antérieur à 29 » (142). Dans les deux cas, il s’agit d’un « geste fondateur. En 29 comme en 33, le discours philosophico-politique que tient Heidegger est le discours même de l’instauratio, au sens latin du renouvellement ou de la reprise, de la refondation » (143). Le Discours de rectorat de 1933 vise à défendre l’Université face à la division entre les disciplines et à l’utilisation politique étroite de la science (145). Le but est d’établir la philosophie comme science au-dessus des sciences partielles et de lui donner la place de direction dans la « “mission spirituelle”, destinale et historiale du peuple allemand » (147). La direction absolue, c’est la mission spirituelle du peuple allemand, qui assurera aussi la survie de l’Occident. Or, cette mission spirituelle, qui détermine le peuple allemand dans son essence, c’est la science, c’est-à-dire la philosophie (149-151). « Il incombe donc au peuple allemand d’accomplir la science en son essence » (151). La science, c’est l’ontologie fondamentale, donc la propre philosophie de Heidegger, la « métaphysique du Dasein » (151). Lacoue-Labarthe affirme que la « détermination du Dasein par le peuple, par le concept “ontologique” de peuple [...], était programmée depuis longtemps, et notamment depuis le paragraphe 74 de Sein und Zeit » (152). Autrement dit, selon Lacoue-Labarthe, le discours politique de 1933 ne fait que répéter et amplifier ce qui était dit dans les écrits philosophiques antérieurs.
12Mais que disent tous ces écrits ? Premièrement, ils disent que la « volonté du savoir » est seule :
à même de saisir l’existence humaine dans son ensemble, que cette existence soit définie comme peuple ou, l’un n’exclut pas l’autre, comme tradition occidentale [...]. Le Dasein dont il est ici question [est] le peuple allemand [...] « le peuple métaphysique » par excellence, il n’en faut pas plus pour donner à penser qu’un certain pas politique est franchi [...] et qu’au fond cette répétition politique de l’ontologie fondamentale, loin d’être une simple explicitation du « rapport médiat » quelle entretenait avec les « questions nationales et sociales », signifie son entier déversement dans la politique et sa soumission au politique (154).
13Deuxièmement, ils disent que l’avènement du savoir est création d’un « monde » (155). Quant au monde, c’est :
ce à partir de quoi seulement peut s’établir le partage du « toi » et du « moi », et le Dasein se rapporter à autrui. Le monde est la condition de possibilité du rapport en général. Esquisser pour le Dasein ses propres possibilités [...], c’est chaque fois ouvrir la possibilité d’une communauté, d’un être-ensemble et qui sera toujours, pour Heidegger, communauté de langue (155-156).
14Le monde « est la condition de possibilité du politique ; et l’essence du politique, c’est-à-dire l’instance politique fondamentale, c’est la communauté comme peuple » (156). Or, « la science est la création ou la possibilité de création d’un monde », donc, « c’est l’ensemble du politique qui s’ordonne, ontologiquement, au philosophique » (156).
15Mais, troisièmement, la question demeure : « Pourquoi, malgré tout, ce privilège accordé au peuple allemand ? » (157). « Question du “nationalisme” de Heidegger. D’un choix déterminé, d’un choix politique déterminé » (157). Une réponse à cette question, pour Lacoue-Labarthe, se trouve dans la position ontologique de Heidegger au sujet de l’être-dans-le-monde et l’être-avec du Dasein comme peuple, comme destin commun (157). « Ce choix politique, ce premier choix politique, est de part en part philosophique ; ce n’est pas un premier choix politique, ce n’est même pas un choix politique, parce que le premier choix, si choix il y a, est un choix philosophique » (157). Lacoue-Labarthe n’est cependant pas satisfait de cette réponse. Il voit également les positions politiques de Heidegger comme fondées sur une « sur-valorisation du philosophique « (159). Heidegger réduirait fondamentalement « l’existence au philosopher [...], au méta-physique » (160). « C’est-à-dire, dans le vocabulaire de 33, au savoir et à la mission spirituelle. Et c’est là sans doute [...] le geste le plus radicalement “politique” de Heidegger » (160), puisqu’il fournit le sens de l’engagement politique de 33. Mais il y a plus. En « c – et par privilège la pratique sociale et politique – au philosopher [...], il est inévitable que le philosophique ou le “théorique”, dans ce mouvement même, se détermine comme essentiellement politique » (160). Il y a donc « co-appartenance du philosophique et du politique » (160), et cette co-appartenance est une conséquence de la finitude du Dasein (161).
16Je ne reprends pas dans cet article cette seconde réponse de Lacoue-Labarthe, ni son autre écrit de 1987, dans lequel la politique de Heidegger, après 1934, est liée à la poétique, ou plutôt à la définition du peuple allemand comme œuvre, comme technè, analogue à la définition nazie de la politique comme art (voir aussi Lacoue-Labarthe et Nancy, 1991). Il s’agit là de thèmes intéressants et importants, mais je veux ici men tenir à la façon dont Heidegger lie le Dasein au peuple et comment il lie la question du peuple, allemand en l’occurrence, à son appui au Parti national-socialiste.
Du Dasein au peuple allemand et au nazisme
17Heidegger a voulu dans L’être et le temps élaborer une ontologie fondamentale, une théorie de l’être, de ce que sont les humains et le monde qui les entoure. Selon lui, seule l’ontologie fondamentale permet de mettre à jour les structures essentielles de l’existence humaine. L’ontologie constitue donc pour lui le fondement de toutes les autres formes de connaissance, parce qu’elle révèle la nature fondamentale de l’être (Heidegger, 1927 :10 [31]) : « La question de l’être recherche donc une condition apriorique de la possibilité non seulement des sciences [...], mais encore des ontologies mêmes qui précèdent les sciences ontiques et les fondent » (11 [32]). Heidegger opère ici une distinction entre l’ontologie comme science des fondements de l’être, et les autres sciences qui s’occupent de la facticité, de ce qu’il appelle l’ontique, c’est-à-dire de la façon dont les choses se manifestent concrètement, en opposition à ce qui est ontologique, fondamental, essentiel. L’ontologie dans cette conception est plus profonde, plus fondamentale, parce qu’elle se préoccupe de l’être, qui est ce qui fait que les choses se manifestent en tant que telles dans le monde factuel. L’être chez Heidegger est ainsi le fondement de l’étant, l’ontologique constitue le fondement de l’ontique ou de la facticité, l’essence (wesen) derrière les manifestations (voir la discussion sur l’essence des arbres et de la technologie dans Heidegger, 1954 :9 sq.). Dans cette optique, la question de l’être est cruciale pour les humains, puisque ceux-ci peuvent avoir accès à l’ontologique, à l’opposé des objets du monde qui sont purement ontiques (voir Derrida, 1987 : 60 sq.). Le lien entre les humains et l’ontologique se trouve dans le Dasein, dans l’« être-là » des humains, dans la façon particulière des humains d’être-au-monde (voir plus bas). « L’être de l’homme se détermine par sa relation à l’étant comme tel en totalité. L’estance de l’homme se montre ici comme relation qui ouvre à l’homme l’être » (Heidegger, 1935 :175). Mais même dans ce cas, l’être ne se révèle pas directement, il se révèle dans l’ontique, à travers les diverses manifestations de l’existence humaine. Il faut donc une recherche poussée, sa propre recherche, selon Heidegger, pour débusquer l’être dans la facticité.
18La temporalité devient pour lui un aspect essentiel de l’être. La temporalité fait référence au fait de l’extension du Dasein dans le monde. Le Dasein, l’existence humaine dans sa forme la plus générique ou abstraite, dans son être, est défini par le « maintenant », c’est-à-dire par le fait que, entre la naissance et la mort, le Dasein « mesure le laps de temps qui lui est octroyé entre l’une et l’autre limites de telle manière que, n’étant à chaque fois “effectif” que dans le maintenant, il sautille pour ainsi dire sur la suite des maintenant de son temps » (Heidegger, 1927 : 373 [259]). Bien que la naissance soit mentionnée ici et qu’elle soit tout à fait indispensable à l’être des humains, l’insistance dans l’œuvre de Heidegger est clairement du côté de la mort comme aspect fondamental de la temporalité. Heidegger considère la mort non pas surtout comme fin (bien qu’il reconnaisse clairement que c’est la fin et qu’ainsi, c’est le moment ultime qui définit l’essence du Dasein ; section 48), mais comme toujours présente dans la vie humaine en tant qu’élément constitutif de la vie quotidienne. La temporalité définie essentiellement par la mort – par le fait que l’existence humaine a une fin dont les humains sont conscients – constitue pour Heidegger le point à partir duquel on peut saisir le Dasein dans sa totalité, comme toujours en attente de la mort, toujours tendu vers cette certitude du futur, et en même temps comme incomplet, puisque la fin, qui signifie la complétude, signifie la disparition du Dasein lui-même (section 48). Le Dasein est en même temps une totalité qui ne peut se compléter que par la mort (section 46), mais qui est aussi, du fait de la mort inévitable, quelque chose d’incomplet, un être en changement qui se projette lui-même dans l’avenir vers sa fin.
19La temporalité est la condition ontologique de ce que Heidegger appelle l’historicité ou la provenance, c’est-à-dire de la possibilité de l’histoire, faisant référence à la création de l’histoire du point de vue de l’être (Heidegger, 1935 : 217-218). L’historicité vient du fait que le Dasein, l’être-là de l’humain, a une mobilité spécifique dans son extension temporelle dans le monde (nous avons affaire ici à une métaphore spatiale ; voir Derrida, 1987 : 160 sq.). Cette mobilité à travers l’extension, Heidegger la nomme « le provenir du Dasein » (Heidegger, 1927 : 375 [259]). Comme il l’écrit : « La libération de la structure de provenance et de ses conditions temporalo-existentiales de possibilité signifie l’obtention d’une compréhension ontologique de l’historicité » (375 [259]).
20Pour Heidegger, les humains atteignent pleinement leur potentialité en tant qu’individus quand ils confrontent directement leur être-pour-la-mort, quand ils interprètent leur vie à partir de leur propre mort individuelle.
La mort, elle, est une possibilité d’être que le Dasein a lui-même à chaque fois à assumer. Avec la mort, le Dasein se pré-cède lui-même en son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde. Sa mort est la possibilité du pouvoir-ne-plus-être-là. Tandis qu’il se pré-cède comme cette possibilité de lui-même, le Dasein est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette pré-cédence, tous les rapports à d’autres Dasein sont pour lui dissous. Cette possibilité la plus propre, absolue, est en même temps la possibilité extrême (250 [185]).
21Cette confrontation avec la mort constitue pour Heidegger le fondement de l’« authenticité » qui fonde une éthique. Heidegger apprécie peu l’éthique, qui, pour lui, comme la « morale », possède cette connotation négative de conformité automatique aux usages sociaux (167,286 [132, 206]), d’acceptation irréfléchie des conventions, d’absorption inauthentique dans le « on » (322 [227] et section 60). La morale est superficielle, elle est le contraire de l’authenticité, qui se fonde sur une saisie profonde du sens de l’être. Malgré tout, il me semble que l’utilisation du terme « éthique » est justifié, puisque, à plusieurs reprises, Heidegger définit ce qui est pour lui la façon appropriée pour les humains d’être dans le monde, fondée sur l’authenticité (Guignon, 1984 ; Vogel, 1994 ; pour un autre contexte, voir Lacoue-Labarthe, 1986 : 242-243). L’authenticité provient du rejet de l’insertion habituelle et irréfléchie dans le monde. Ce rejet, pour Heidegger, se fonde sur l’angoisse, sentiment inquiétant qui force le Dasein à se confronter à soi-même.
[L’angoisse] rejette le Dasein vers ce pourquoi il s’angoisse, vers son pouvoir-être-au-monde authentique. L’angoisse isole le Dasein vers son être-au-monde propre, qui, en tant que compréhensif, se projette essentiellement vers des possibilités. Par suite, avec le pour-quoi [en vue de quoi] du s’angoisser, l’angoisse ouvre le Dasein comme être-possible, plus précisément comme ce qu’il ne peut être qu’à partir de lui-même, seul, dans l’isolement (Heidegger, 1927 :187-188 [145]).
22L’angoisse manifeste dans le Dasein l’être-pour, le pouvoir-être le plus propre, c’est-à-dire l’être-libre pour la liberté du se-choisir-et-se-saisir-soi-même. L’angoisse place le Dasein devant son être-libre-pour (propensio in...) l’authenticité de son être en tant que possibilité qu’il est toujours déjà (Heidegger, 1927 :187-188 [145]).
23L’angoisse isole le Dasein et révèle sa solitude fondamentale (187 [145] ; 263 [192]). On peut donc dire que l’angoisse révèle l’individu. Mais Heidegger note rapidement que cette angoisse n’est pas fondée sur un isolement dans le vide, mais est angoisse devant le monde, angoisse pour l’individu en tant qu’il est « être-au-monde ». L’authenticité qui en découle vient de l’appropriation du monde par l’individu (382 sq. [264 sq.]).
Ce « solipsisme » existential, pourtant, transporte si peu une chose-sujet isolée dans le vide indifférent d’une survenance sans-monde qu’il place au contraire le Dasein, en un sens extrême, devant son monde comme monde, et, du même coup, lui-même devant soi-même comme être-au-monde (188 [145]).
24La confrontation avec sa propre mort et avec ses propres possibilités vient pour Heidegger de la façon dont les humains sont insérés dans le monde, de l’angoisse qui vient du fait que nous sommes « êtres-au-monde ». L’angoisse révèle la propriété du Dasein d’être toujours déjà une possibilité (188 [145]), ce qui signifie que l’angoisse est le fondement de la liberté de choix. L’angoisse est aussi au fondement du fait que le Dasein comme être-au-monde se manifeste comme sollicitude (Fürsorge), qui est ce sentiment complexe qui vient des potentialités de l’être (être-en-avant-de-soi) en tant qu’être-avec-les-autres et en tant qu’être-au-monde à côté des objets du monde (l’à-portée-de-la-main ; 192 [148]). Être-au-monde découle de cette propriété du Dasein d’être jeté dans l’existence, propriété qui apparaît concrètement dans le fait que le Dasein naît dans un monde déjà constitué (175-180 [137-140]).
25L’authenticité telle quelle se révèle dans l’angoisse est aussi liée au fait que le Dasein est être-pour-la-mort, parce que la saisie de sa propre mort est l’occasion de se sortir soi-même du « on », du mouvement automatique de soi-même dans le monde, de l’immersion dans le monde, afin de se confronter directement avec ce que l’on est réellement (236 [176] sq. et section 53).
26Les expressions « être-au-monde » et « être-avec-les-autres », que nous venons de mentionner au sujet de la sollicitude, signifient que les humains sont jetés en dehors de leur volonté dans un monde déjà constitué, donc jetés sans qu’ils puissent contrôler leurs origines (130 sq. [111 sq.]). Ce monde dans lequel ils arrivent est un monde d’autres déjà là et d’objets à-portée-de-la-main. Sa création et sa constitution sont tout à fait en dehors du contrôle de l’individu qui naît. Mais l’individu (Dasein) peut, du fait d’être dans le monde, devenir pleinement conscient de ce qu’il est en tant qu’être-pour-la-mort et prendre sa propre existence en main. Il peut ainsi exister dans toute sa plénitude, dans toute son authenticité. L’authenticité ainsi atteinte à travers l’angoisse est au fondement de la liberté qu’a l’individu de choisir parmi les possibilités offertes par un monde déjà constitué. L’authenticité devient alors l’appropriation du monde par l’individu à travers le choix qu’il fait parmi les possibilités offertes par ce monde, à travers la sélection libre de ce qu’il veut conserver ou rejeter du monde. L’authenticité se révèle donc comme surgissant à la jonction de l’individu qui choisit librement et des possibilités offertes par le monde dans lequel il vit. C’est à cette idée de l’individu choisissant sans contraintes autres que celles du monde existant, idée centrale dans L’être et le temps, que Watsuji s’est objecté. Pour Watsuji, l’insistance sur ce libre choix, sans mentionner en même temps la nécessité d’utiliser ce choix pour revenir à la communauté d’origine, équivaut au rejet de l’enracinement social des individus. On y reviendra.
27Toutefois, comme on l’a vu plus haut, l’idée de l’enracinement dans la société n’est pas totalement absente chez Heidegger. Cet enracinement est analysé chez lui à travers les notions d’être-au-monde et d'être-avec-les-autres. Pour Heidegger, l’individu est lié inextricablement au monde dans lequel il vit. Heidegger parle des humains comme jetés dans le monde et c’est cette qualité d’être jeté qui fait que les humains ne choisissent ni le lieu ni le temps de leur naissance (Heidegger, 1927 : 175 sq. [137 sq.]). Les humains naissent dans un monde déjà constitué, un monde de personnes et d’objets. Ce monde enveloppe l’individu, ce qui se traduit pour la majorité, pour le « on », dans l’acceptation irréfléchie du monde autour de soi. Comme on l’a vu, l’individu authentique est celui qui saisit le monde et qui choisit parmi les possibilités qu’il offre. La connaissance des possibilités du monde et le choix parmi elles exigent la réflexion, exigent que l’individu s’extirpe du « on » (126 sq. [107 sq.]) ; c’est là la véritable authenticité. L’authenticité est ainsi individuelle, mais elle se définit aussi par la relation à un monde qui est social. C’est ce monde qui définit les possibilités parmi lesquelles l’individu authentique peut choisir, et ce monde est défini comme « être-avec-les-autres ». « Mais la mort, en tant que possibilité absolue, n’isole que pour rendre, indépassable qu’elle est, le Dasein comme être-avec compréhensif pour le pouvoir-être des autres » (264 [193]). La réflexion au sujet de sa propre mort donne à l’individu la « possibilité d’exister comme pouvoir-être total » (264 [193]), c’est-à-dire comme partie d’un monde dans lequel les autres existent et où l’individu se préoccupe des autres et a de la sollicitude pour eux (263 [192]).
28Heidegger insiste sur le fait que le monde dans lequel nous sommes jetés n’est pas le monde homogène et uniforme décrit par les sciences naturelles9, mais un monde qui possède déjà un sens et des valeurs. Ce monde est spécifique, particulier ; nous naissons dans un monde qui a un héritage culturel que nous partageons avec d’autres (c’est là le co-destin, le destin partagé), nous naissons dans une communauté, comme membre d’un peuple (384 [265]). L’individu authentique est celui qui choisit dans l’héritage culturel de l’endroit où il est né ce qu’il considère comme valable et qui le reproduit (385 [265-266]). C’est le partage de cet héritage culturel avec d’autres qui est la base de l’appartenance. « Le co-destin destinai peut, dans la répétition, être expressément ouvert quant à son attachement à l’héritage transmis » (386 [266]). Il n’y a personne qui puisse se situer hors de cet héritage, nous naissons tous dans un milieu culturel constitué ; ce qui distingue l’individu authentique, c’est le choix conscient qu’il fait dans cet héritage entre ce qu’il décide de conserver et de rejeter.
29Heidegger est quelque peu ambigu quant aux fondements dont dispose l’individu authentique dans ce choix. D’un côté, la teneur générale de Sein und Zeit en tant qu’ontologie fondamentale tend vers l’universalisme (tout comme ses œuvres ultérieures, qui, bien que leur point de vue diffère de L’être et le temps – on passe de l’ontologie fondamentale en 1927 à ce qu’Aubenque (1988 : 123) appelle « une déconstruction de l’histoire de l’être » après 1936 –, maintiennent aussi une prétention universaliste), ce qui suggérerait qu’il y a des principes universels de choix (par exemple, « si tout “bien” est héritage et si le caractère de la “bonté” se trouve dans la possibilisation d’existence authentique, alors se constitue à chaque fois dans la résolution la délivrance d’un héritage » (Heidegger, 1927 :383 [264-265]), cette possibilité de « délivrance d’un héritage » venant du « devancement vers la mort »). De l’autre, il suggère, mais de façon plutôt obscure dans L’être et le temps, que ce choix ne peut se fonder sur des principes absolus, universels, mais s’effectue à partir de son propre héritage culturel : « Il [le Dasein] se comprend à partir des possibilités d’existence qui “ont cours” dans ce qui est à chaque fois aujourd’hui l’explicitation publique “moyenne” du Dasein » (383-384 [264-265] ; voir aussi Guignon, 1984 : 324). Cette seconde position, mais au sujet des circonstances historiques, est plus claire dans le texte de conférences données aussi en 1927 mais publiées en 1975 sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie. Il y est dit :
La considération ontologique part de l’étant. Ce point de départ est naturellement à chaque fois déterminé par l’expérience facticielle de l’étant et le cercle des expériences possibles appartenant à chaque fois à un Dasein facticiel, autrement dit par la situation historique de la recherche philosophique. L’ensemble de l’étant, ainsi que certaines régions ontiques déterminées ne sont pas toujours accessibles de la même manière pour tous, et même lorsque l’étant est accessible dans le cercle de l’expérience, la question subsiste encore de savoir si, dans l’expérience naïve et vulgaire, cet étant est déjà compris de manière appropriée à son mode d’être spécifique. Parce que le Dasein, dans son existence propre, est historial, les possibilités d’accès à l’étant lui-même, tout comme les modalités de son interprétation, sont multiples et varient en fonction des différentes situations historiques (Heidegger, 1975 :40 [30]).
30C’est cette position, une position de relativisme qui vient ici de la reconnaissance que nos jugements sont limités par les circonstances historiques, qui fait de Heidegger, après Nietzsche, un des précurseurs de la tendance dite « postmoderne » (pour des exemples de l’influence de Heidegger dans la philosophie et les sciences sociales actuelles, voir, entre autres, Rorty, 1979 : chap. 7 ; Dreyfus et Rabinow, 1982 : xxii-xxiii ; Marcus et Fischer, 1986 :7-8).
31Les humains se trouvent donc placés sans leur consentement dans l’histoire, c’est-à-dire dans une temporalité et même une historicité spécifiques, et dans un peuple particulier, donc dans une spatialité spécifique (Heidegger, 1927 : sections 22-24). C’est là la nature profonde du Dasein en tant qu’être-au-monde. Cette nature place l’individu dans une communauté d’héritage qui est essentiellement une communauté de langue (Derrida, 1987 :85 sq. ; Lacoue-Labarthe, 1986 :193 sq. ; Lacoue-Labarthe, 1987 :60). C’est là son destin. Mais si le destin est individuel, le co-destin (ou la destinée), lui, est communautaire, et le destin fait toujours partie d’un co-destin plus large.
Mais si le Dasein destinai comme être-au-monde existe essentiellement dans l’être-avec avec autrui, son provenir est un co-provenir. Il est déterminé comme co-destin, terme par lequel nous désignons le provenir de la communauté, du peuple. Le co-destin ne se compose pas de destins individuels, pas plus que l’être-l’un-avec-l’autre ne peut être conçu comme une co-survenance de plusieurs sujets. Dans l’être-l’un-avec-l’autre dans le même monde et dans la résolution pour des possibilités déterminées, les destins sont d’entrée de jeu déjà guidés. [...] Le co-destin destinai du Dasein dans et avec sa « génération » constitue le provenir plein, authentique, du Dasein (Heidegger, 1927 :384-185 [265]).
32C’est le partage d’une histoire et d’une culture (d’une langue) communes qui constitue la communauté. La communauté possède une destinée et cette destinée fonde la véritable historicité (Geschichte, que certains traduisent aussi par « provenance10 »), c’est-à-dire de la capacité de créer de l’histoire. La destinée, différente selon les peuples ou les communautés, signifie que l’histoire est particulière pour chaque peuple. Cette destinée n’est cependant pas automatique, elle est construite à travers l’utilisation du passé et la projection dans l’avenir. Elle se fonde donc sur l’héritage commun, un héritage qu’une génération doit s’approprier comme un ensemble de possibilités parmi lesquelles elle doit choisir, processus qui comporte à la fois la répétition et la résolution vers l’avenir. La destinée d’un peuple se définit par cette résolution tournée vers le futur, sur la base de son héritage. Or, les peuples diffèrent grandement quant à cette résolution. Un des aspects de ce processus créatif de répétition-projection qui constitue la destinée est, selon Heidegger, « le fait que le Dasein choisit ses héros11 » dans le passé de sa communauté (1927 : 385 [265]), c’est-à-dire la référence aux membres anciens de sa communauté que l’on considère comme ayant contribué à la construction de sa destinée.
33La communauté dans laquelle nous vivons est le lieu de notre sollicitude, c’est le lieu de notre héritage culturel. C’est cet héritage spécifique qui brise l’homogénéité que la science moderne et la technologie veulent imposer au monde (« pâle modèle supra-temporel12 » ; 395 [271]). C’est en partie sur la base de cette position négative à l’égard de la technologie et de la vision du monde qui l’accompagne que Heidegger a embrassé le mouvement nazi dans les années 1930. Heidegger voyait le monde de l’époque comme polarisé entre les États-Unis et l’URSS, tous les deux obnubilés par « la même frénésie sinistre de la technologie déchaînée, et de l’organisation sans racine de l’homme normalisé » (Heidegger, 1935 :49 ; voir aussi Harvey, 1989 :208), tous les deux représentants de la masse, du « on ». La domination de l’homogénéité, selon lui, entraînait la destruction de l’historicité de tous les peuples :
La décadence spirituelle de la terre est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette dé-cadence (conçue dans sa relation au destin de l’« être »). Cette simple constatation ha rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules (Heidegger, 1935 :49).
34Heidegger a présenté la destinée de l’Allemagne historique comme le moyen de se sortir de « toute cette sorcellerie » (49). Pour lui, l'Allemagne était la source de la solution pour l’Europe et pour le monde occidental ; l’Allemagne devait être le lieu d’où surgirait à nouveau l’historicité ou la provenance (50). L’Allemagne pourrait accomplir cette lourde tâche « par le déploiement de nouvelles forces, spirituelles en tant que proventuelles, issues de ce centre » (50).
Nous sommes pris dans l’étau. Notre peuple, en tant qu’il se trouve au milieu, subit la pression de l’étau la plus violente, lui qui est le peuple le plus riche en voisins, et aussi le plus en danger, et avec cela tout le peuple métaphysique. Mais à partir de cette destination, dont le danger ne nous échappe pas, ce peuple ne se fera un destin que si d’abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et s’il comprend sa tradition d’une façon créatrice. Tout cela implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, s’expose lui-même dans le domaine originaire où règne l’être, et par là y expose la provenance de l’Occident, à partir du centre de son provenir futur. Et si l’on ne veut pas que la grande décision concernant l’Europe se produise sur le chemin de l’anéantissement, c’est précisément par le déploiement de nouvelles forces, spirituelles en tant que proventuelles, issues de ce centre, qu’elle doit se produire (49-50).
35Heidegger voyait le nazisme comme le mouvement qui pouvait contrôler la science et la technologie tout en rehaussant l’esprit du peuple allemand. Selon lui, la philosophie pouvait renforcer ce mouvement en définissant une forme de connaissance qui ne diviserait pas le peuple en classes, comme le marxisme, mais qui l’unirait « dans l’unique grande volonté de l’État » (Heidegger, 1934 :141). Il espérait que « le peuple allemand, comme peuple du travail, retrouve son unité concrète, sa simple dignité et sa force de bon aloi – et que, comme État du travail, il s’assure durée et grandeur. Pour l’homme de ce vouloir inouï, pour notre Führer Adolf Hitler, un triple Sieg Heil » (141). Il considérait donc le nazisme non seulement comme représentant le vrai destin du peuple allemand dans la quête de son essence culturelle contre la domination des sciences spécialisées et de la technologie, mais encore comme la voie du monde occidental face au matérialisme des États-Unis et de l’URSS (Heidegger, 1935 : 57). Le nazisme, pour Heidegger, représentait la spiritualité résolue qui dominerait la technologie pour des objectifs métaphysiques et qui rétablirait l’être contre la facticité des sciences. Il voyait le nazisme comme le mouvement qui utilisait la volonté de pouvoir, concentrée dans le Führer, « celui qui parle pour l’être et qui, par l’usage d’une langue originelle, assemble et mobilise le peuple dont il est la voix » (Heidegger, 1962, cité dans Bourdieu, 1988 : 116), comme le moyen de corriger la perte de l’être dans l’errance13. « Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande d’aujourd’hui et du futur, ainsi que sa loi » (Heidegger, 1933c : 118).
36La référence à Hitler comme celui qui parle pour l’être possède une résonance philosophique certaine. Heidegger a justifié au moins en trois autres occasions son appui au nazisme par des arguments philosophiques. La première de ces occasions est le Discours de rectorat de l’Université de Fribourg en 1933 (Heidegger, 1933b), dans lequel Heidegger « couches his enthusiastic, even if critical, support for Nazism in the discourse of authenticity elaborated in Being and Time » (Vogel, 1994 : 3-4). La deuxième se trouve dans un article publié en novembre 1933 dans le journal des étudiants de l’Université de Fribourg (Heidegger, 1933d). La dernière est lorsqu’il a reconnu, devant Karl Löwith, en 1936, que « the category of “historicity14” in Being and Time provided the basis of his political engagement » (Vogel, 1994 : 63 ; voir aussi Wolin, 1992 : 120). Examinons les deux premières.
37Le discours de rectorat du 25 mai 1933 est précédé le 17 mai 1933 par une brève allocution dans laquelle Heidegger donne son appui total à Hitler :
Le chancelier du Reich, notre grand dirigeant, vient de parler. [...] Nous autres, nous sommes décidés. Nous sommes résolus à prendre le chemin difficile de notre histoire, celui qui est exigé par l’honneur de la nation et la grandeur du peuple. [...] Pour notre grand dirigeant Adolf Hitler un Sieg Heil allemand (Heidegger, 1933a : 113.).
38Huit jours plus tard, Heidegger, dans son discours de rectorat, justifie ses positions sur la destinée du peuple allemand par des arguments philosophiques :
Le concept de liberté, pour l’étudiant allemand, est à présent ramené à sa vérité. De celle-ci se déploient désormais lien et service du corps étudiant allemand. [...]
Le troisième lien du corps étudiant est celui qui le lie à la mission spirituelle du peuple allemand. Ce peuple œuvre à son destin cependant qu’il installe son histoire au beau milieu de la manifesteté qu’est désormais l’excessive puissance de toutes les puissances configuratrices-du-monde du Dasein humain, et que du même coup il se regagne sans cesse de haute lutte son monde spirituel. C’est en étant exposé de la sorte à la plus extrême problématicité de son propre Dasein, que ce peuple a la volonté d’être un peuple spirituel. Il réclame de lui-même et pour lui-même, en ceux qui le dirigent et veillent sur lui, la clarté la plus tranchante du savoir le plus haut, le plus ample et le plus riche. [...] Or ce savoir ne nous est pas la tranquille prise de connaissance d’entités et de valeurs en soi, mais bien la mise en péril la plus aiguë du Dasein au milieu de l’excessive puissance de l’étant. [...]
Le savoir qui a la connaissance du peuple en prenant part à son travail, le savoir qui a la connaissance du destin de l’État en se tenant prêt pour lui, ces deux savoirs forment, dans l’unité avec le savoir qui a connaissance de la mission spirituelle, l’essence originale et pleine de la science dont la mise en œuvre est notre tâche – à supposer que nous nous ralliions à la lointaine injonction du commencement de notre Dasein historique par l’esprit (Heidegger, 1933b : 105-107).
39Bien que Hitler et le nazisme ne soient pas mentionnés comme tels dans ce texte, les références à la destinée du peuple allemand (et à d’autres expressions souvent utilisées dans le discours nazi ; voir Wolin, 1992 : 135-137) et les justifications philosophiques de la nécessaire participation de tous dans cette destinée, venant huit jours après son appui enthousiaste pour Hitler, peuvent sans aucun doute être considérés comme base philosophique de son soutien au nazisme (voir aussi à ce sujet Lacoue-Labarthe, 1986 :135-173). Cette interprétation est appuyée par les justifications que Heidegger a essayé de donner en 1945 au contenu du discours du rectorat de 1933. Dans ce texte de 1945, il affirme que la raison principale pour laquelle il avait accepté le poste de recteur de l’Université de Fribourg se trouvait dans le fait qu’il « voyai[t] à l’époque dans le mouvement parvenu au pouvoir une possibilité de rassembler et de renouveler le peuple depuis l’intérieur ; un chemin pour trouver sa détermination historique et occidentale » (Heidegger, 1945 : 219). Le « mouvement parvenu au pouvoir » fait clairement référence au Parti national-socialiste. Dans la phrase qui suit, Heidegger lie la tâche de l’université à l’époque à celle du Parti national-socialiste : « Je croyais que l’université, se renouvelant à son tour, pourrait être appelée à contribuer au rassemblement interne du peuple, en lui donnant son orientation » (219). On peut trouver une preuve additionnelle du lien entre la position politique de Heidegger et la métaphysique dans le passage d’Introduction à la métaphysique cité auparavant dans lequel il présente l’Allemagne comme le centre d’où émergeront de nouvelles forces spirituelles qui pourront sauver l’Europe et l’être.
40Dans l’article de 1933, l’appui inconditionnel que donne Heidegger au Parti national-socialiste au moment du référendum au sujet du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations est formulé dans l’idiome du Sein et du Dasein :
Le peuple tout entier veut-il sa propre existence [Dasein] ou bien ne la veut-il pas ? [...] Cette décision ultime porte loin, et va jusqu’à mettre en jeu notre peuple à la frontière même de son existence [Dasein]. [...] Elle consiste en cette exigence première de toute existence [Dasein], celle de préserver et de sauver son propre être [Sein] (Heidegger, 1933d : 119 ; voir aussi 1933e).
41Notons que la position de Heidegger au sujet de Hitler après 1945 ne semble pas avoir subi de modification majeure, si on se fie à ces indications quelque peu obscures d’un passage d’un cours sur Nietzsche prononcé entre 1936 et 1940, mais publié sans changement en 1954 :
L’indignation morale de ceux qui ne savent pas encore ce qui est se tourne souvent contre l’arbitraire et les prétentions à la domination des « chefs » (Führer) – forme la plus fatale de l’appréciation que l’on continue à faire d’eux. Ce qui est propre aux chefs, c’est le dépit condamné à réprimer le scandale dont ils sont la cause, mais seulement en apparence puisqu’ils ne sont pas ceux qui agissent. On pense que les chefs, dans la fureur aveugle d’un égoïsme exclusif, se sont arrogé tous les droits et ont tout réglé à leur fantaisie. En vérité, ils représentent les conséquences nécessaires du fait que l’étant est passé dans le mode de l’errance, là où s’étend le vide qui exige un ordre et une sécurité uniques de l’étant. D’où la nécessité d’une « direction », c’est-à-dire d’un calcul qui par ses plans mette en sûreté la totalité de l’étant. [...] S’ils [les chefs] ont tout sous leurs yeux, c’est de la façon propre à cette capacité de calculer qui, d’avance, s’est jetée tout entière sur les besoins des actions toujours plus puissantes par lesquelles on met en sûreté les régulations au service des possibilités prochaines de mise en ordre. Subordonner tout effort possible à l’ensemble de l’organisation et de la mise en sûreté est le fait de l’« instinct ». [...] L’instinct est ce surhaussement de l’intellect qui correspond au surhomme [Overman] [...] (Heidegger, 1954 :108-109).
42Dans ce passage, Heidegger parle des chefs (Führer) en général en tant que personnes exceptionnelles qui protègent l’Être du néant venant de l’errance et qui possèdent l’intuition nécessaire pour saisir l’essence des choses d’un seul regard. Mais peut-on éviter de lier le terme Führer, qui a pris historiquement un sens très particulier, à Hitler15 ? D’autant plus que, comme l’ont montré Lacoue-Labarthe et Nancy (1991 :69), Hitler, dans Mein Kampf, parle du « “voir” comme intuition allant au cœur des choses et formant l’être même », ce qui, sans être exactement la même chose, est très proche des propos de Heidegger.
43Nous avons vu brièvement quelle place théorique l’espace occupe dans l’œuvre de Heidegger des années 1920-1930 : il s’agit de l’endroit dans lequel nous sommes jetés dans le monde, un endroit qui est une communauté de culture, de langue et de destinée. Entre 1933 et 1935 (et peut-être plus tard), Heidegger voyait l’Allemagne, en tant que communauté représentée par le nazisme et par Hitler, comme le lieu où devient possible le retour à l’héritage culturel allemand et européen, c’est-à-dire le retour aux valeurs spirituelles qui permettront de vaincre l’uniformité de la technologie et la monotonie de l’URSS et des États-Unis. Dans cette vision, la mission historique de l’Allemagne consiste à recréer l’authenticité de la culture occidentale. Cette mission historique, selon lui, est celle du nazisme dont le chef, Hitler, le Führer, peut intuitivement saisir la réalité globale d’un seul regard et marcher résolument en avant pour imposer l’authenticité au monde. C’est ce soutien actif au Parti national-socialiste, un mouvement totalitaire s’il en fut, mouvement que Heidegger considérait comme la source du salut de l’Allemagne et de l’Europe, qui nous permet sans aucun doute de considérer la position politique de ce philosophe comme totalitaire, du moins dans les années 1930. Cette position politique est justifiée en bonne partie par des arguments philosophiques tirés de Sein und Zeit, ce qui veut dire qu’on ne peut la réduire à une simple erreur de jugement (comme le fait Aubenque, 1988 : 123). On peut probablement affirmer que ces positions se fondent en partie sur des réactions émotives de Heidegger aux problèmes de son temps, réactions qui, comme on l’a vu, sont proches de celles des milieux conservateurs allemands de son époque. Mais cela ne remet pas en question le lien patent entre la pensée philosophique de Heidegger et ses prises de position politiques.
44Ce que je viens de présenter, c’est une façon parmi d’autres d’expliquer les relations qui existent dans l’œuvre de Heidegger entre, d’une part, les positions philosophiques portant sur l’être, la temporalité, la spatialité, la participation à une communauté, l’historicité et, d’autre part, les prises de position politiques (pour d’autres interprétations des relations entre la philosophie et les positions politiques de Heidegger, voir Derrida, 1987 ; Lacoue-Labarthe, 1986 et 1987 ; Bourdieu, 1988 ; Ott, 1990 ; Wolin, 1992 ; Vogel, 1994 ; Safranski, 1994). La configuration qui résulte de ces relations apparaît clairement dans ses textes des années 1933 à 1945, mais elles sont fondées en grande partie sur les positions métaphysiques de Sein und Zeit, publié en 1927, alors que ses écrits de l’après-guerre ne remettent pas fondamentalement ce point de vue en question (voir entre autres Heidegger, 1945 et 1954 ; voir aussi ses propos sur « le mouvement planétaire de la technique » et la démocratie dans Heidegger, 1966 :256-257).
Watsuji
45La position de Watsuji au sujet de l’espace et de la spatialité se rapporte à sa conception de l’éthique telle que présentée dans plusieurs écrits, et en particulier dans Rinrigaku (L’éthique), publié en plusieurs tranches et versions remaniées (1937,1942 et 1949 ; une partie de la version de 1937 est traduite en anglais ; voir Yamamoto et Carter, 1996 ; voir aussi Dilworth, 1971). Les positions éthiques et politiques de Watsuji sont aussi présentées dans d’autres ouvrages : Nihon seishinshi kenkyū (Recherches sur l’histoire de l’esprit japonais, 1926), Ningen no gaku toshite no rinrigaku (L’éthique comme étude de l’humain, 1934), Fūdo (Climat, 1935a ; traduit en anglais, voir Bownas, 1961 ; le préambule et le premier chapitre traduits en français par Berque, 1996b), Zoku nihon seishinshi kenkyū (Suite des recherches sur l’histoire de l’esprit japonais, 1935b), Sonnō shisō to sono dentō (La doctrine de révérence envers l’empereur et sa tradition, 1943), Nihon no shindō (La voie du sujet au-Japon, 1944a), Kokumin tōgō no shōchō (Les symboles de la cohésion nationale, 1948) et Nihon rinri shisōshi (Histoire de la pensée éthique au Japon, 1952). L’analyse qui suit est fondée surtout sur Rinrigaku et sur Fūdo, mais les autres écrits sont aussi utilisés.
46La position éthique de Watsuji se fonde sur sa conception de l’être humain. Comme il l’écrit dans l’introduction de Rinrigaku (1937 : 15-22 ; Yamamoto et Carter, 1996 :12-19), le terme japonais ningen donne une meilleure idée de la nature double de l’humain que les mots en langues occidentales (homo, homme, man, mensch, etc.). Ningen est un mot composé de deux idéogrammes : le premier, nin ou hito, signifie « personne », le second, gen ou aida, signifie « espace », « intervalle », « entre ». Watsuji affirme que le mot ningen connote, dans son deuxième caractère, la relation, le lien social, l’interdépendance (« betweenness », selon Yamamoto et Carter) entre les humains, ce que les mots en langues occidentales ne font pas. Le caractère gen ou aida, qui fait référence à l’espace qui lie les personnes, fait appel au monde social, à la communauté dans laquelle tous les humains vivent, et non au monde naturel ou matériel, comme le fait selon lui la conception philosophique occidentale de l’homme (ce n’est pas l’opinion de Lacoue-Labarthe, qui affirme que le terme « monde » chez Heidegger signifie la « communauté comme peuple » ; voir 1986 :156 ; voir aussi 170-171). Pour Watsuji, le monde social est tout à la fois temporel, spatial et subjectif.
47De façon différente de Heidegger, c’est-à-dire d’emblée, et non pas à la suite d’une discussion de l’être humain individuel, Watsuji pose comme prémisse philosophique l’existence des communautés en tant qu’élément fondamental de l’existence humaine. Comme il l’écrit, « l’être-humain est un mouvement qui forme toutes sortes de combinaisons et de communautés à travers la division en d’innombrables individus » (Watsuji, 1935a : 15 ; Berque, 1996b : 20). La communauté, pour lui, fait référence à l’aspect spatial, donc social, des humains, alors que le temps se rapporte à l’individu (Watsuji, 1935a : 1-2). Sa théorie éthique qui part des humains en relation veut donner autant d’importance à la spatialité qu’à la temporalité (15).
48Quant à la subjectivité, Watsuji affirme que les communautés sont faites d’« actes » (kōi) et, en tant que telles, elles sont fondées sur les préoccupations subjectives des humains les uns pour les autres.
Pour cette raison, aida ou naka [intérieur] implique une relation vivante et dynamique en tant que lien subjectif à travers les actes. Une relation de cette sorte et le monde spatiotemporel se combinent pour produire le sens connoté par les mots seken [le public] ou yononaka [dans le monde]. En outre, ces mots sont utilisés pour indiquer une sorte d’entité subjective [...]. Il n’y a pas de doute que seken et yononaka, signifient ici la société ou l’existence communautaire en tant que sujet. [...] Seken, en tant que sujet connaissant et agissant, qui est un ensemble interrelié d’actes entre les personnes, est en même temps rien d’autre que la communauté comme sujet, c’est-à-dire le sujet comme existence communautaire qui transcende les individus impliqués dans cet ensemble interrelié d’actes (Watsuji, 1937 : 21 ; Yamamoto et Carter, 1996 :18).
49Watsuji pose donc comme postulat philosophique initial la présence d’une communauté qui transcende les individus. D’un même mouvement, il remet en question ce qu’il voit comme le biais individualiste de l’anthropologie philosophique occidentale (Watsuji, 1935a : 15 ; Berque, 1936b : 19). Pour lui, les concepts occidentaux sont définis à partir d’un point de vue individuel, ils ignorent la primauté des communautés, ils se fondent donc sur une abstraction puisque, selon lui, les humains concrets, qui doivent servir de base à la philosophie, ne peuvent se définir que par la conjonction de l’individuel et du social. Watsuji affirme que la pensée orientale, et en particulier le bouddhisme, peut éliminer ce biais individualiste et abstrait en insistant sur l’insertion des individus dans le groupe. De plus, il croit que la philosophie orientale, en postulant la complémentarité ou même l’identité des contraires, peut se défaire des dichotomies occidentales, telles que celle entre l’esprit et le corps, avec priorité donnée à l’esprit en philosophie (avec Descartes et Hegel ; voir Watsuji, 1937 :175 ; Yamamoto et Carter, 1996 :167) et à la matière ou au corps en science (Watsuji, 1942 :553), ou celle entre l’humain et son milieu.
50L’insistance de Watsuji sur l’interrelation et l’interdépendance chez les humains apparaît encore plus clairement dans sa définition de l’éthique (rinri). Encore une fois, Watsuji procède à partir de l’étymologie des deux idéogrammes utilisés pour écrire le terme rinri. Le second idéogramme (ri) signifie « raison », « principe », alors que le premier (rin) fait référence à un système de relation dans lequel les parties sont déterminées par le tout. Watsuji souligne que ce premier idéogramme veut dire « accord », et même « forme », dénotant selon lui le fait que les relations humaines doivent être ordonnées. Il en tire la conclusion que l’éthique peut se définir comme « l’ordre ou le modèle par lequel l’existence communale des humains devient possible. En d’autres mots, l’éthique équivaut aux lois de l’existence sociale » (Watsuji, 1937 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 11).
51Pour Watsuji, ces lois de l’existence sociale sont réelles, parce qu’elles sont présentes dès qu’il y a solidarité humaine ; mais en même temps elles sont des préceptes éthiques, c’est-à-dire des prescriptions pour ces relations, ce que ces relations doivent être (tōi). Donc, d’une part, elles existent dans les relations humaines, ce qui signifie que le fondement de l’éthique est réel, mais elles peuvent être transgressées, ce qui veut dire quelles sont des normes à suivre (Watsuji, 1937 :13-14 ; Yamamoto et Carter, 1996 :11-12). Selon Watsuji, cette position vient de la constatation qu’il n’y a aucune garantie que la communauté va continuer à exister dans l’avenir. L’éthique, en tant que définissant ce qui doit être, est fondée sur le passé, c’est-à-dire sur la solidarité antérieure, sur la confiance à la base de cette solidarité, afin de susciter des actions présentes qui assureront le maintien de la confiance. L’éthique comporte donc un mouvement dans le temps entre passé, présent et futur. L’éthique, pour Watsuji, est donc à la fois ce qui existe dans la confiance qui fonde la communauté, et ce que les personnes doivent accomplir pour maintenir cette communauté16.
52La relation qui inclut l’individu dans la communauté est explicitée à travers une double négation qui constitue le fondement de la position philosophique de Watsuji. Selon lui, l’individu apparaît dans la négation de la communauté : c’est là la première négation qui fonde l’individu. La seconde négation est celle dans laquelle l’individu se nie lui-même et retourne à la communauté. L’éthique pour Watsuji trouve son fondement dans cette deuxième négation. En d’autres termes, l’éthique se constitue dans le mouvement de retour de l’individu à son groupe, mouvement qui tient sa possibilité de la première négation qui établit l’individu. L’éthique se fonde donc sur l’autonomie individuelle, sur la possibilité de choix, mais elle n’existe que si l’individu choisit de réintégrer le groupe, et même se sacrifie pour le groupe, quand l’individu « se soumet à la totalité » (Watsuji, 1937 : 26-27 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 22-23). Comme Bellah (1965 : 589), Piovesana (1969 : 142-143), Odin (1992 : 483-484) et Berque (1996 : 167-168) l’ont fait remarquer, l’insistance de Watsuji sur le sacrifice nécessaire de l’individu pour le groupe entraîne une théorie politique de soumission à sa communauté (et à ses leaders du moment), c’est-à-dire la disparition du choix individuel et la défense de la soumission à l’ordre politique (voir aussi Bernier, 1999). On peut ainsi dire que Watsuji est, plus que Heidegger, directement orienté dans sa philosophie vers un type de système politique totalitaire (La Fleur, 1994 : 458). Mais on doit ajouter que la forme concrète de l’État totalitaire qu’il défend, celle du kokutai (système politique centré sur l’empereur, les sujets de l’empereur ayant des obligations mais aucun droit), est, comme on le verra, moins extrême dans ses applications que le nazisme.
53Comme on l’a vu, l’éthique se manifeste dans la temporalité, mais elle possède aussi un aspect spatial. Cette complémentarité des aspects temporel et spatial de la réalité humaine se manifeste clairement, selon Watsuji, dans le mot japonais utilisé pour parler de l’être dans le cas des humains : sonzai, dont les deux idéogrammes se réfèrent l’un au temps, l’autre à l’espace (Watsuji, 1937 :24 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 20-21). Dans sa forme la plus générale, l’aspect spatial de l’existence humaine correspond à l’espace (aida, gen dans ningen) qui unit les humains, qui est le lieu de la relation et le fondement des communautés. Watsuji critique les philosophes occidentaux, y compris Heidegger, pour leur insistance, unilatérale selon lui, sur le temps au détriment de l’espace, une insistance dont il voit le fondement dans le biais individualiste de la philosophie occidentale qui néglige l’aspect communautaire ou l’importance des relations entre les humains. Par exemple, Watsuji s’en prend à l’idée heidéggerienne de l’authenticité qui est fondée selon lui sur l’appréhension par un individu de sa propre mort (Watsuji, 1937 : 226-236 ; Yamamoto et Carter, 1996 :214-224).
54Chez Watsuji, l’espace et l’éthique ont tous les deux une base générale et des manifestations spécifiques. Dans le cas de l’éthique, le fondement est constitué par la double négation présentée plus haut. L’espace de cette double négation est le lieu le plus général, le « vide » (Watsuji, 1937 : 27 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 23)17. Les manifestations spécifiques se trouvent dans les systèmes moraux définis par différents peuples. La morale spécifique peut faire appel à toutes sortes de principes justificateurs : Dieu, le cosmos, etc., mais, selon Watsuji, ceux-ci ne servent que de couvertures à ce qui est le seul véritable principe éthique : la confiance qui est au fondement des communautés. Watsuji affirme que les Japonais possèdent une connaissance plus directe de ce principe fondamental puisqu’ils ne font appel à aucune cause transcendante pour expliquer lethique (Watsuji, 1937 :314 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 297)18. Quant à l’espace, son principe général à la base de toute communauté se trouve dans le vide, l’intervalle qui lie les humains, et les manifestations sont les lieux spécifiques où les communautés se sont formées. Dans sa forme concrète, l’espace est climat ou médiance (fūdo).
55Watsuji définit ce mot fūdo au début de son livre intitulé précisément Fūdo (Watsuji, 1935a : 7-14). Fūdo, habituellement traduit par « climat » mais que Berque, comme on l’a vu, traduit par « médiance », est tout à la fois le milieu physique dans lequel vit une communauté ou un peuple spécifique et la façon dont le fait de vivre dans ce milieu est lié directement à sa culture et affecte sa vie mentale et matérielle. Le climat ou la médiance est donc le milieu spécifique où les rivières, les montagnes, etc. se transforment en cadre et matière du développement culturel, mais sont aussi modifiées en retour par l’insertion culturelle dans ce milieu19. À cause de cette position centrale de la médiance ou du climat dans la réalité humaine, Watsuji le définit comme « la façon qu’a l’humain de se trouver soi-même » (Watsuji, 1935a : 14 ; Berque, 1996b : 19).
Ici se montre, en tant que médiance-historicité, la structure spatiale-temporelle de l’être-humain. La correspondance indissociable du temps et de l’espace est le substrat de la correspondance de l’histoire et du milieu. Aucune structure sociale n’est possible sinon fondée dans la structure spatiale de l’humain subjectif [shutai-teki ningen], et la temporalité ne devient pas l’historicité sinon fondée dans l’être social [shakai-teki sonzai]. L’historicité [rekishisei], c’est la structure de l’être social. Ici apparaîtra clairement aussi le caractère duel, fini-infini, de l’être-humain. L’homme meurt, le lien entre les hommes change, mais tout en mourant et en changeant, les hommes vivent et l’entre-lien [aida] des hommes continue. C’est dans le fait de finir sans cesse que celui-ci continue sans cesse. Ce qui, du point de vue de l’individu, est « être vers la mort » [shi e no sonzai], est « être vers la vie » [sei e no sonzai] du point de vue de la société. Ainsi, l’être-humain est individuel-social. La médiance à son tour est aussi structure de l’être social, et c’est ainsi une chose indissociable de l’historicité. Dans l’union de l’historicité et de la médiance, pour ainsi dire, l’histoire prend chair. Si « l’Esprit » est quelque chose d’opposé à la matière, l’histoire ne peut à coup sûr pas être que l’autodéveloppement de l’esprit. C’est seulement lorsque l’esprit est le sujet [shutaisha] s’objectivant lui-même [jiko wo kyakutai-ka suru], et par la suite seulement lorsqu’il est une chose contenant une chair subjective, qu’il produit l’histoire en tant qu’autodéveloppement. Cela qu’on devrait appeler carnalité subjective [shutai-teki nikutaisei], c’est véritablement la médiance. Le caractère duel, fini-infini de l’humain, apparaît le plus ouvertement comme structure historique-médiale de l’humain (Watsuji, 1937 :15-16 ; Berque, 1996b : 21-22).
56La « climaticité », ou la « médiance » dans les termes de Berque (Berque, 1986 :162-166 ; 1996a : 86-95),a donc une place centrale dans la théorie de Watsuji. On a vu plus haut que la spatialité n’était pas absente de l’ontologie de Heidegger, mais elle tient une place moins centrale que dans la pensée de Watsuji. On peut cependant voir une certaine convergence dans les théories des deux auteurs en ce qui concerne l’affirmation de l’histoire ou du passé comme matérialisé dans un endroit spécifique. Comme l’écrit Watsuji :
[...] l’humain n’est pas seulement porteur du « passé » en général, il l’est d’un « passé médial » [fūdo-teki kako] particulier ; et la structure formelle générale de l’historicité est remplie d’une réalité particulière [tokushu-teki na jisshitsu]. Ce n’est qu’à partir de là qu’il est possible que l’être historique [rekishi-teki sonzai] de l’humain devienne l’être des humains d’une certaine époque dans un certain territoire. Cependant, le milieu à son tour, en tant que cette réalité particulière, n’est pas indépendant de l’histoire au titre simplement de milieu, lequel entrerait par la suite en tant que réalité de l’histoire. Dès le début il est « milieu historique ». Pour le dire en un mot, dans la structure duelle, historique-sociale de l’humain, l’histoire est une histoire médiale [fūdo-teki rekishi] et le milieu est un milieu historique [rekishi-teki fūdo] (Watsuji, 1935a : 16 ; Berque, 1996b : 22).
57Contrairement à Heidegger, pour lequel l’espace cède la première place au temps, Watsuji postule que l’espace comporte autant d’importance que le temps en tant que structure subjective fondamentale de l’être des humains. Watsuji accuse la philosophie occidentale d’abstraction outrancière parce qu’elle minimise l’importance de l’espace et de la « médiance » et ainsi ignore la dimension sociale de l’existence humaine.
La subjectivité de la chair s’établit en prenant pour base la structure spatiale-temporelle de l’être-humain. Par conséquent, une chose telle que la chair subjective n’est pas isolée. S’unissant tout en s’isolant, isolement dans l’union, voilà la structure que possède la chair subjective. Dans le temps, cependant, où toutes sortes de solidarités se développent au sein de cette structure dynamique, elle devient une chose historique-médiale. Le milieu à son tour était la chair de l’humain. Mais de même que la chair a été considérée comme simple « corps-objet », l’on en est venu à ne le considérer qu’objectivement, comme un simple environnement naturel. Or, au même titre que l’on doit restaurer la subjectivité de la chair, il faut restaurer la subjectivité du milieu. Si l’on voit ainsi les choses, on peut dire que le sens le plus originaire de la relation corps-esprit réside dans la relation corps-esprit de « l’humain » [ningen], c’est-à-dire dans une relation corps-esprit qui comporte aussi la relation entre l’histoire et le milieu (Watsuji, 1935a : 17-18 ; Berque, 1996b : 23-24).
58Watsuji affirme que la temporalité dans la philosophie occidentale est le lieu de la transcendance. Pour lui, cette position est erronée, car, selon lui, la transcendance est à chercher dans la découverte de soi à travers les autres et dans « le retour de la négativité absolue dans l’union du soi et de l’autrui » (Watsuji, 1935a : 18 ; Berque, 1996b : 24).
59Watsuji, on l’a vu, fait un lien entre les sentiments culturellement définis et le milieu. Il affirme que les sentiments, comme façon d’être, ne sont pas strictement individuels, mais se manifestent comme spécifiques à un endroit précis. Ils sont donc culturels. Mais, en tant que tels, ils sont aussi « climatiques » ou « médiaux ». Comme il l’écrit : « [...] c’est dire que nous nous découvrons nous-mêmes au sein de l’air » (Watsuji, 1935a : 21 ; Berque, 1996b : 27). L’air devient ainsi le moyen de l’auto-compréhension. De cette façon, le milieu, le climat devient métaphoriquement la matière des relations humaines, cette qualité distincte de l’entre-lien (aida) entre les personnes dans un milieu spécifique.
60Sur cette base, Watsuji en vient à développer une sorte de caractérologie humaine fondée sur les différents types de climats (Watsuji, 1935a : chap. 2). Cette tentative est inspirée par les écrits de nombreux auteurs occidentaux analysés dans le texte : Montesquieu, Herder, Hegel, Ratzel, Vidal de la Blache, etc. (chap. 5 ; pour une analyse de la signification de cet emprunt, voir Sakai, 1997 :150-151). En simplifiant quelque peu la position de Watsuji sur cette relation entre climat et caractère, les peuples des régions de mousson sont portés aux relations sociales serrées et au polythéisme à cause de la présence de nuages bas qui limitent l’environnement naturel et social (voir Berque, 1986 : 53 sq.). Dans les déserts, au contraire, l’horizon est lointain et la vue est immense, ce qui mène au monothéisme. En Europe, le climat est régulier et rationnel, ce qui a mené au rationalisme. Ce type de relation entre climat et culture a été généralement rejeté depuis les années 1930 dans la pensée occidentale. Malgré les positions plus complexes de Watsuji dans son analyse du Japon, Fūdo a en général été interprété au Japon dans son sens le plus déterministe et a donné au déterminisme géographique ses lettres de noblesse20
61Examinons maintenant la façon plus complexe dont Watsuji considère le climat comme conditionnant la réalité naturelle et culturelle spécifique du Japon. Pour ce faire, commençons par analyser ce qu’il dit des regroupements humains. Pour lui, il y a différentes formes de solidarité humaine, définissant différentes formes de regroupements, allant des véritables « communautés » (Gemeinschaft) aux regroupements dont la solidarité est fondée sur l’hétérogénéité (Gesellschaft). Les nations modernes (kokka) seraient selon lui surtout du second type. L’hétérogénéité qui, à première vue, pourrait sembler déficiente du point de vue d’une véritable association fondée sur les relations humaines, peut néanmoins s’avérer solide sur la base de la solidarité « consciente d’elle-même » (Watsuji, 1937 : 29)21. Cette solidarité consciente, exprimée à travers des moyens juridiques, doit cependant se fonder sur « la solidarité de l’existence en commun » pour quelle exprime la « Voie de l’humain » (ningen nomichi). Cette sorte de structure de solidarité est essentiellement « spatiotemporelle » (29). « Donc, quand une structure spatiotemporelle de l’existence humaine se réalise comme organisation relationnelle des humains, elle est déjà une structure climatique et historique de l’existence humaine » (Watsuji, 1937 : 30 ; Dilworth, 1971 :412). Ainsi, « comme produit climatique et historique, la nation [kokumin] doit être élucidée par une analyse de ses origines » (Watsuji, 1937 :31 ; Yamamoto et Carter, 1996 :26). En outre, selon lui, l’existence humaine n’est réellement concrète que particularisée sous différentes formes localisées géographiquement. Il n’y a pas d’Homme universel22, comme les penseurs européens l’ont avancé, soutient Watsuji, mais seulement des humains situés dans des entités spatiotemporelles avec leurs caractéristiques propres. Comme on l’a vu, pour lui, la forme concrète des ensembles humains qui domine dans le monde actuel est celle de la nation moderne. Par conséquent, il faut interroger la forme concrète prise par les nations, et surtout la forme des principes moraux nationaux, afin d’élucider « la Voie de l’humain » (Watsuji, 1937 : 30 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 26-27).
62La définition la plus claire de la culture japonaise telle que Watsuji la voyait est présentée dans Fūdo et dans Rinrigaku. Très brièvement, Watsuji affirme que la « réceptivité [juyō] de la mousson possède chez les Japonais une forme unique » (Watsuji, 1935a : 136). Cette forme est fondée sur les aspects climatiques (au sens strict) suivants : premièrement, l’alternance entre le froid et le chaud et, deuxièmement, la périodicité des saisons. Le premier aspect entraîne dans le caractère des Japonais la propension aux changements soudains. Il entraîne aussi la « soumission » (ninjū), parce que les forces naturelles sont tellement puissantes que les humains ne peuvent que s’y soumettre (137). Mais la combinaison des deux aspects climatiques, la variabilité et la périodicité, limite le jeu de la soumission (qui pourrait, selon lui, devenir passivité) parce qu’elle génère l’activité (kappatsu), l’endurance ou la persistance (jikyū) et la sensibilité (binkan) (135-136).
63Le climat, pour Watsuji, conditionne aussi la manifestation spécifique de l’éthique dans différents milieux géographiques. Dans ce contexte, comme on l’a vu, Watsuji distingue entre l’éthique (rinri) comme « science générale de l’Humain » (ningen no gaku ; Watsuji, 1934), c’est-à-dire l’étude des principes fondamentaux ancrés dans la véritable nature concrète des humains, et l’étude des manifestations spécifiques de ces principes dans des contextes nationaux particuliers, donc l’étude de ce qu’il appelle « l’histoire de l’éthique particulière d’une nation » (Watsuji, 1937 : 30 ; Yamamoto et Carter, 1996 : 26). Watsuji utilise aussi le terme dōtoku, qui signifie « morale », pour désigner les manifestations nationales particulières de l’éthique (Watsuji, 1937 : 30 ; 1942 : 570)23. Il fait référence ici aux façons spécifiques dont différents groupes, avec leur culture particulière, définissent l’obligation morale (toi). On peut voir ici une division analogue à celle de Heidegger entre l’ontologique comme fondement et l’ontique comme manifestations particulières, bien que l’objet de réflexion diffère : l’ontologie chez Heidegger (mais avec des connotations morales24), et l’éthique (mais avec des colorations ontologiques) chez Watsuji. Les deux auteurs, Watsuji plus clairement, affirment cependant que les principes fondamentaux ne peuvent être élucidés qu’à travers leurs manifestations concrètes. Watsuji écrit : « Même l’analyse des principes premiers ne peut être coupée totalement de la question de l’histoire. “Nation” n’a de sens que lorsque la totalité humaine se réalise dans un type particulier » (Watsuji, 1937 :30). Cependant, comme chez Heidegger, la recherche des principes fondamentaux, applicables à toute réalité, est patente chez Watsuji, comme son ouvrage Rinrigaku le démontre amplement.
64La morale fait référence chez Watsuji à un mode historique-climatique particulier de vision du monde et par conséquent de définition de ce que les personnes doivent faire et éviter de faire (Watsuji, 1937 : 304 sq. ; 1949 : 348). Les différences dans la forme que prend la morale conventionnelle (kisei dōtoku)
reflètent les différences dans l’étendue des relations de confiance ou les différences de manière de vivre [yōshiki]. Elles pourraient refléter aussi les différences de niveau de civilisation, ou bien encore elles reflètent peut-être les différences de structure sociale causées par les contraintes climatiques. Ou bien encore, il est possible qu’elles indiquent des différences entre la santé ou la dégénérescence en tant qu’existence humaine (Watsuji, 1942 :348).
65Watsuji a exploré dans de nombreux écrits et en détail ce qu’il considérait comme la spécificité et le caractère « unique » (mezurashii) du Japon. Concentrons-nous ici sur ce qu’il appelle l’« esprit japonais » (Nihon no seishin ; voir Watsuji, 1926 et 1935b) et sur le contexte institutionnel des relations sociales au Japon, tels que présentés dans plusieurs écrits (Watsuji, 1935a ; 1937 ; 1942 ; 1948 ; 1949).
66Selon Watsuji, l’esprit particulier du Japon manifeste une forme particulière de conscience nationale (kokuminteki jikaku ; Watsuji, 1935b : 284). Cette conscience a pris plusieurs formes dans l’histoire et a reçu différents noms : yamato damashii (l’esprit japonais, littéralement l’esprit de Yamato), yamatogokoro (l’esprit japonais, littéralement, le cœur de Yamato), chūkun aikoku (loyauté et patriotisme), sonnō jōi (révérence envers l’empereur, expulsion des barbares), etc. (284 sq.). Pour lui, l’esprit japonais est la « manifestation de la vie du peuple japonais » (297), « la totalité subjective » du peuple japonais (299), « l’esprit absolu dans sa forme japonaise spécifique » (300). C’est en un mot la totalité vivante subjective comme nationale et spécifique (300). L’esprit japonais, selon Watsuji, se caractérise par sa puissance, comme celui de la Grèce antique ou celui de l’Allemagne, mais en réalité il est encore plus remarquable (300)25. Malgré de nombreuses influences externes et les emprunts de pays étrangers, l’esprit japonais s’est maintenu et a progressé. Cet esprit est le fondement de la culture japonaise, c’est une « unité dynamique d’éléments variés unis d’une façon particulière » (321). La plupart des éléments de cet esprit viennent du bouddhisme (Watsuji, 1935b : 322 sq. ; 1934 :156 sq.), mais les Japonais ont interprété le bouddhisme d’une façon particulière. L’essence de cet esprit peut être décrite comme la conscience de la communauté (Watsuji, 1935b : 447), et cette essence, comme nous le verrons plus bas, est de nature à la fois politique et religieuse.
67Watsuji soutient que l’esprit communautaire japonais particulier s’est affaibli sous l’influence du matérialisme associé au capitalisme (447). Selon lui, le matérialisme a envahi tous les aspects de la vie japonaise. En éducation, par exemple, on met l’emphase sur les matières techniques qui en sont venues à prendre la place de l’éducation orientale traditionnelle (447-448). Watsuji reconnaît que le matérialisme n’est pas nouveau au Japon, puisqu’il a existé avant 1868 sous la forme plus faible de chōnin konjō, la mentalité mercantile des marchands urbains, caractérisée par l’utilitarisme, mais il considère que le matérialisme, sous quelque forme que ce soit, menace l’esprit japonais (449 sq.)26.
68L’esprit japonais possède aussi un fondement institutionnel dans la maisonnée (ie) traditionnelle du Japon, un point sur lequel Watsuji insiste abondamment (Watsuji, 1935a : 141-169). Pour Watsuji, la maisonnée a été traditionnellement le lieu primordial de la morale, en ce qu’elle définit le plus clairement le dedans du dehors. La maisonnée apparaît ainsi comme l’institution fondamentale du Japon.
Ie [maisonnée] signifie la famille comme totalité. [...] La maisonnée révèle ainsi le plus clairement le fait que la famille comme tout a préséance sur les membres individuels. La maisonnée en ce sens s’est distinguée de façon éclatante comme partie du mode de vie des Japonais ; le système familial a été identifié comme une coutume belle et élégante. [...] Ici, le sujet d’étude est la relation non pas entre homme et femme, mais entre mari et femme, parent et enfant, frère ou sœur aîné et frère ou sœur cadet. Cette relation est avant tout une relation d’affection douce, qui vise à une union totalement franche. [...] À travers les âges, les Japonais se sont efforcés d’éliminer l’égoïsme à l’intérieur de la famille. Ainsi, il y a réalisation complète de la notion de fusion de soi et de l’autre. [...] La maisonnée comme un tout a toujours eu plus d’importance que l’individu, ainsi [...] ce dernier a toujours donné sa vie avec le plus grand altruisme. [...]
Donc, le mode de vie des Japonais considéré comme celui de la maisonnée n’est rien d’autre que la réalisation, à travers la famille, de la relation distinctive du Japon – la fusion d’une calme passion et de l’altruisme martial. [...] Ainsi, le concept de « maisonnée » au Japon a la signification unique et importante [...] de communauté des communautés. C’est là la véritable essence du mode de vie japonais, et le système japonais construit sur cette base possède des racines plus profondes que n’importe quelle idéologie (141-144).
69Cette citation indique clairement la valeur morale que Watsuji accorde au te. Pour lui, la maisonnée est la manifestation primordiale des vertus typiquement japonaises, elle est la source du caractère unique (mezurashii) du Japon (156). Il apparaît clairement que Watsuji considère la maisonnée japonaise et les vertus qui s’y manifestent comme supérieures à la famille et aux valeurs occidentales (161 sq.). Cette position s’apparente à celle que Watsuji soutient au sujet de l’éthique : l’éthique japonaise serait fondée sur la nature réelle, concrète (combinant les aspects social et individuel) des humains, et serait ainsi supérieure à la morale occidentale fondée sur l’individu (Watsuji, 1934, texte dans lequel il examine critiquement les théories éthiques de penseurs occidentaux ; voir aussi 1937 :314 ; Yamamoto et Carter, 1996 :297). Sur ce point, la position de Watsuji au sujet de l’éthique ressemble à celle de Nishida en « ontologie », en ce sens que les deux auteurs se placent dans une position de supériorité face à la pensée occidentale sur la base du postulat que la pensée orientale ou japonaise produit une connaissance plus profonde des humains.
70Le passage, dans le raisonnement de Watsuji, de la maisonnée comme institution fondamentale à la société ou à la nation japonaise dans sa totalité doit être examiné en détail puisqu’il constitue l’élément qui permet de faire le lien entre ses positions politiques et celles de Heidegger. Watsuji considère la maisonnée comme le premier, le plus petit, d’une série de groupes de plus en plus inclusifs qui aboutissent à la totalité la plus englobante, l’État (Watsuji, 1942 : 330 sq. ; LaFleur, 1994 : 455-457). Cette progression revient paradoxalement en arrière puisque, dans sa discussion de l’État japonais, qu’il considère, comme on le verra, comme la forme politique supérieure, il définit étymologiquement le terme kokka, utilisé pour dire l’État en japonais, comme « grande famille » (voir plus bas). Watsuji lie kokka à ōyake, qui veut dire « chose publique », les deux selon lui faisant référence à la famille. LaFleur (1994 : 456) a montré à ce propos le caractère discutable de l’analyse philologique de Watsuji. Mais retenons deux points : pour Watsuji, l’État est le groupement le plus englobant, et l’État japonais s’est défini historiquement sur la base de la famille.
71Dans ses considérations sur l’État japonais, Watsuji évite de se placer du point de vue, qu’il considère simpliste, des théoriciens de l’école plus orthodoxe de la « morale nationale » (kokumin dōtoku ; Watsuji, 1937 : 30-31 ; 1949 : 393 sq.) ; en effet, Watsuji récuse la position de ces théoriciens qui voient une adéquation totale entre la piété filiale, vertu caractéristique de la famille, et la loyauté envers le souverain. Malgré tout, il considère qu’il existe une relation essentielle entre la maisonnée et l’État impérial japonais.
À cause de cela, il est erroné de considérer la famille et l’État de la même façon en tant que structures de l’être humain. [...] Malgré tout, il y a assez de sens historique dans l’insistance sur l’identité de la loyauté et de la piété filiale, qui permet de saisir la totalité du peuple selon l’analogie de la maisonnée. Il ne s’agit là que de la façon particulière qu’ont les Japonais d’interpréter la totalité de l’être humain à travers leur façon d’être particulière. Et le fait que cette façon d’être particulière a été possible indique que le caractère distinctif des Japonais se manifeste au plus haut point dans la façon d’être de la maisonnée et, en même temps, suggère qu’il existe un caractère distinctif semblable dans la façon d’être de la nation (Watsuji, 1935a : 148).
72Watsuji souligne cette analogie de façon différente lorsqu’il contraste le mode d’organisation politique des Japonais et celui des pays occidentaux : alors que les seconds se définissent par une « chose en commun » (res publica à Rome, Commonwealth dans les pays anglo-saxons), au Japon, le fondement de l’État se dit ōyake, qui, comme on l’a vu, selon une filiation hypothétique de Watsuji, veut dire « grande famille » (Watsuji, 1942 : 594). Au Japon, donc, le politique, selon Watsuji, serait fondé sur une unité de personnes, comme dans la famille.
73Mais qu’est-ce donc que l’État selon Watsuji ? Pour répondre à cette question, procédons en deux étapes : en premier lieu, présentation de ce que l’on peut appeler sa théorie générale de l’État, en second lieu, examen de sa version de l’apparition de l’État au Japon.
74Selon Watsuji (594 sq.), l’État ne se réduit pas, comme on le pense en Occident, à la défense des intérêts privés ; il a, en outre, un caractère moral qui n’est pas fondé uniquement sur le calcul (599). L’État comporte trois éléments : la souveraineté (shuken, qui elle-même se divise en deux composantes : le gouvernement, tōchi, et l’autorité, ken-i), le territoire et le peuple (599). L’État unifie les communautés plus petites mais il leur assure une certaine autonomie, car l’unité de l’État est avant tout morale (600). Il ne fait pas de doute que l’État possède de la force, un pouvoir de contrôle, mais la force de l’État se manifeste à travers la loi (601-603). Selon Watsuji, la force de l’État vient de l’autorité de la totalité, du tout social : l’État tient sa force de son autorité en tant que manifestation de la totalité et non l’inverse (603-604). L’État est la « totalité extrême » (605).
75Ainsi constitué comme manifestation de la totalité, l’État pour Watsuji est la source de l’éthique. C’est en tant que membres d’un État que les personnes développent un sens éthique (605-606). « La structure fondamentale de l’État en tant qu’organisation éthique consciente d’elle-même est la relation de gouvernement qui se manifeste habituellement dans la Constitution de l’État. [...] On peut dire que la relation de gouvernement témoigne d’un sens éthique conscient de lui-même, un sens absent des autres organisations éthiques » (605). Et il ajoute : l’État « protège la “liberté” afin de réaliser la voie de l’éthique dans les sujets » (607). Mais l’État est aussi un sujet en tant qu’il est conscience de la totalité (607).
76S’il y a un fondement universel de l’État, ce fondement se manifeste concrètement de façons différentes selon les pays. Par exemple, il y a des démocraties, fondées sur le principe de la souveraineté du peuple, et des monarchies, fondées sur la souveraineté du roi. Ces différences, selon Watsuji, sont historiquement construites. Une des variantes de l’État est fondée selon Watsuji sur la séparation de l’État et du peuple, ce qui signifie pour lui la séparation entre le sacré et l’État comme totalité (607). C’est là une variante moins parfaite que celle qui est fondée sur l’unité du peuple et de l’État, une unité qui définit le caractère sacré du monarque (607). C’est ce caractère sacré de la monarchie que Watsuji attribue au Japon.
77Nous arrivons maintenant à la conception de Watsuji de l’État japonais. Pour lui, la première forme de l’État qui apparaît dans la période Kofun (approximativement entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère) a pris l’allure d’une communauté fondée sur une union émotive (kanjō yūgōteki na kyōdōtai : littéralement, « communauté de fusion des sentiments » ; Watsuji, 1935a : 149). Notons que, pour Watsuji, les fondements de la culture japonaise étaient déjà en place et unifiés sur un territoire couvrant tout le sud-ouest du Japon dès la période Yayoi (300 av. J.-C.-300 ap. J.-C.) (Watsuji, 1943 :9). Les fondements culturels de l’unification politique étaient donc selon lui déjà présents avant la mise en place de la « communauté de fusion des sentiments » de la période Kofun. Cette dernière communauté, selon lui, ressemblait à la maisonnée et est devenue « la forme la plus remarquable de manifestation de la façon d’être des humains au Japon » (Watsuji, 1935a : 149).
78La communauté de type japonais se distingue de celles de la Grèce antique ou de l’Inde ancienne en ce qu’elle était unie dans une totalité à la fois religieuse et politique (matsurigoto) : c’est là, selon Watsuji, le fondement de la cohésion nationale (kokuminteki danketsu) au Japon (Watsuji, 1935a : 150 ; voir aussi 1948 :343 sq. ; 1949 :212 sq.). Dans ce système, « l’empereur, comme le pape, représente la totalité ; mais, contrairement au pape, il est en même temps le souverain » (Watsuji, 1935a : 150). Cette communauté, pour Watsuji, est fondée sur la séparation, ce qui implique la passion (gekijō), le conflit et la violence. Mais elle est aussi fondée sur l’amour tranquille (shimeyaka na jōai) de Amaterasu-ō-mikami (la déesse-soleil, qui est présentée dans la mythologie japonaise comme l’ancêtre directe de la famille impériale) (149-150). Ce mélange de passion et de tranquillité se manifeste selon Watsuji dans ce caractère particulier des Japonais que l’on peut appeler une « calme passion » (shimeyaka na gekijō ; 1935a : 138). Watsuji affirme que le conflit présent à l’aube de l’empire japonais n’a pas mené à une guerre interne, il a plutôt servi de base à l’unification du peuple japonais dans un seul ensemble politico-religieux (matsurigoto). La guerre a donc mené à l’absence de guerre. En ce sens, selon Watsuji, il s’agissait d’un conflit « désintéressé » (tentan ; Watsuji, 1935a : 150-151), autre manifestation du mode de vie japonais. Watsuji voit la tranquillité et l’absence d’égoïsme qui marquent selon lui l’unité de la nation japonaise comme analogues aux vertus propres à la famille. Watsuji ajoute : même s’il y a eu conflit, les ennemis ont toujours été traités avec humanité, car « ce n’était pas japonais que de détester complètement l’ennemi » (151). Pour Watsuji, l’ensemble de ces éléments, liés au système politique et au système de maisonnée japonais, forment la base de la moralité japonaise.
79Cette moralité se manifeste dans des valeurs (hyōka) particulières, liées elles aussi à l’unité politico-religieuse de type matsurigoto. Ces valeurs, en effet, apparaissent le plus clairement dans la « doctrine de révérence envers l’empereur » (sonnō shisō) : il s’agit là d’un aspect essentiel de la pensée morale et politique de Watsuji (1935a : 151 sq. ; 1943). Pour lui, l’unité du peuple japonais, « exprimée en tant qu’esprit de révérence envers l’empereur », constitue la source des valeurs japonaises (Watsuji, 1935a : 151). Cet esprit se manifeste aussi sous la forme de respect et d’affection entre tous les Japonais, mais d’une façon différente de celle de la maisonnée, de manière moins directe. Cet esprit est aussi la source de cette vertu japonaise de courage dans le combat désintéressé. Ces valeurs, pour Watsuji, viennent d’un passé lointain : leur fondement remonte à la période Yayoi (Watsuji, 1943 :8 sq.), mais elles se manifestent plus clairement, même si ce n’est pas sous la forme d’un système explicite de pensée (Watsuji, 1935a : 151), dans la période Kofun (Watsuji, 1935a : 149 sq. ; 1926 : n ; 1943 :7 sq.). Watsuji reconnaît que des changements importants sont survenus dans l’organisation politique du Japon depuis la période Kofun. Il admet que la sanction impériale a servi de justification à différentes sortes de pouvoir sur le peuple. Mais il affirme que, à travers les âges, la place de l’empereur en tant que manifestation de l’unité du peuple est demeurée la même, et qu’elle a servi de fondement à la restauration de Meiji de 1868 (Watsuji, 1935a : 152-153). Comme il le dit, « la foi primitive n’est jamais disparue » (153). Selon lui, la pensée morale spécifique aux Japonais s’est maintenue intacte. En outre, l’empereur est demeuré la manifestation première de l’unité du peuple japonais et, selon lui, l’empereur jouait encore ce rôle en 1948, malgré la nouvelle Constitution fondée sur la souveraineté du peuple (Watsuji, 1948 : 350).
80On peut voir dans ces divers passages la relation que Watsuji postule pour le Japon entre lethique, l’État et le système impérial. Il voit l’empereur comme le symbole premier de l’unité nationale depuis les temps anciens, et il considère le système impérial comme la source des valeurs morales japonaises. Comme Bellah le dit, pour Watsuji, « the emperor was an “expression of the absolute whole” » (Bellah, 1965 : 591). De cette façon, selon Watsuji, le système impérial, bien que spécifiquement japonais, constituait un système politique et social éthiquement supérieur, en ce sens qu’il fusionnait la religion et le politique et qu’il unissait tous les Japonais dans un tout organique (Bellah, 1965 : 592). Bellah a démontré comment Watsuji détestait ce qu’il appelait l’utilitarisme et l’individualisme anglo-saxons, fondés sur les sciences mécaniques, sur l’induction, sur la quantification, sur le contrôle de la nature et sur la poursuite de l’intérêt privé (Bellah, 1965 : 592 ; voir Watsuji, 1944b : 455-461)27. Sa vision négative de l’utilitarisme mène Watsuji en 1944 à affirmer que les États-Unis ne pourront vaincre l’Asie (lire le Japon) dans la guerre du Pacifique parce que les États-Unis ne comptent que sur la force militaire et sur la matière alors que l’Asie, sous la conduite du Japon, a acquis un contrôle supérieur sur la technique à cause de son pouvoir moral et spirituel (Watsuji, 1944b : 481 ; Bellah, 1965 : 583). La supériorité morale et spirituelle du Japon apparaît aussi, pour Watsuji, dans la supériorité du système impérial japonais en tant que doctrine religieuse, une doctrine qui saisit l’absolu mais sans postuler une divinité absolue, ce qui, selon lui, permet de développer un point de vue plus large à partir duquel toutes les religions peuvent être subsumées sous le culte de l’empereur (Watsuji, 1944a : 306 sq. ; Bellah, 1965 : 580).
81Watsuji a clairement appuyé la doctrine nationaliste dite du kokutai, doctrine politico-religieuse qui voyait l’empereur comme le centre politique, moral, spirituel et religieux du Japon. Watsuji a d’ailleurs participé à la rédaction du texte officiel de cette doctrine, le Kokutai no hongi (traduit et présenté dans Hall, 1949). Watsuji prend la peine de se distancier des positions des nationalistes les plus radicaux, celle, entre autres, des tenants de la « morale nationale » qui postulait l’identité de la piété filiale et de la loyauté envers le souverain et, donc, de l’État impérial et de la maisonnée. Mais, comme on l’a vu, il reprend, sous une forme adoucie, l’analogie entre la maisonnée et l’État. En outre, il considère la doctrine de révérence envers l’empereur, initiée par les théoriciens du kokugaku dans la période Edo (utilisée par la suite pour justifier la restauration de Meiji et servant enfin de fondement du nationalisme radical des années 1930-1945), comme source historique de l’unité et des valeurs du peuple japonais. Dans son examen de cette doctrine, l’histoire disparaît, remplacée par la persistance, dans leur essence, d’un esprit et d’un système à travers les âges. Comme l’écrit Harootunian, « Watsuji Tetsurō’s cultural histories were not history at all but only illuminations of the spirit in its passage to the “existence” and “life” of the Japanese through the ages » (Harootunian, 1989 :436).
82La doctrine de révérence envers l’empereur apparaît aussi dans l’œuvre de Watsuji comme l’application politique des prises de position éthiques qu’il avait définies dans Rinrigaku. En effet, on l’a vu, le fondement de l’éthique se trouve pour Watsuji dans la seconde négation, celle par laquelle l’individu se nie pour le groupe dont il fait partie. Or, la doctrine de révérence envers l’empereur est conçue par Watsuji comme fondée sur le rôle central de l’empereur en tant que représentant, symbole et source de limité et des principes moraux du peuple japonais. Source de la morale, l’empereur est aussi manifestation de limité du peuple dans lequel l’individu japonais doit se fondre s’il veut vivre éthiquement. Les positions éthiques de Watsuji, qui exigent le sacrifice de l’individu pour le tout, se reflètent dans son appui au système impérial. Notons que Watsuji n’a pas abandonné toute velléité de défendre des positions individuelles contraires aux positions les plus populaires de l’époque : il s’est entre autres choses opposé au départ à une expansion militaire en Chine. Mais il s’est rallié aux positions nationales pendant la guerre du Pacifique, comme le démontrent certains de ses écrits (voir Watsuji, 1944a et 1944b). Watsuji a donc accepté les principes politiques dominants de son temps et il a fini par accepter les conséquences militaires de ces principes tels que définis par les militaires et les ultranationalistes. En ce sens, Watsuji a défendu éthiquement et politiquement des positions totalitaires, bien que ces positions aient été moins implacables en pratique que celles du Parti national-socialiste en Allemagne. Passons maintenant pour conclure aux points de ressemblance et de divergence dans les théories de Heidegger et de Watsuji.
comparaison des positions de Heidegger et de Watsuji
83J’en arrive au terme de cette comparaison à la conclusion qu’il y a beaucoup de points en commun dans les théories de Heidegger et de Watsuji, malgré les critiques que ce dernier adresse au premier. On l’a vu, Watsuji reproche à Heidegger d’avoir négligé l’espace et d’avoir adopté un point de vue individualiste28. On a vu cependant que l’espace n’est pas absent dans la pensée de Heidegger, quoiqu’il faut reconnaître qu’il tient une place théorique moins importante que le temps. En outre, on a vu que les deux auteurs offrent un traitement similaire de l’aspect spatial de l’être des humains, en tant que ceux-ci naissent dans un monde qui est culturellement spécifique (bien que Watsuji insiste, et non Heidegger, sur l’aspect géographique, « climatique », de la culture). Pour Watsuji, le fait de naître à un endroit précis fait partie des fondements de l’éthique ; pour Heidegger, il s’agit d’un des fondements de l’ontologie. Cette insistance de l’un sur l’éthique et de l’autre sur l’ontologie constitue une des différences majeures entre les deux auteurs, une différence fondée au moins en partie sur les traditions philosophiques dominantes en Allemagne (la philosophie de l’être de Hegel, etc.) et au Japon (la morale confucéenne). Mais cette différence est en réalité moins forte qu’il n’y paraît puisque, comme on l’a vu, Heidegger développe des considérations éthiques à partir de son ontologie et que Watsuji passe par des considérations que l’on peut appeler métaphysiques pour en arriver à définir les principes de l’éthique.
84Une autre différence entre les deux auteurs se situe dans l’atmosphère qui se dégage de leurs écrits. Dans la philosophie de Heidegger transparaît le pessimisme, la « détresse » (Not ; voir à ce propos Lacoue-Labarthe, 1986 : 95 et 134 ; 1987 : 69) qui prévalaient dans les cercles intellectuels allemands (et européens, mais à un moindre degré) dans les années 1920 et 1930. La philosophie de Watsuji, du moins dans ces années, est plus optimiste, plus sereine. Ce qui tend à donner une coloration différente à leurs systèmes philosophiques respectifs. La philosophie de Watsuji ha pas le caractère un peu grinçant de celle de Heidegger (du moins ses écrits des années 1930, mais on peut dire la même chose, à un moindre degré, de Sein und Zeit, écrit en 1927). Lacoue-Labarthe a probablement raison de lier les positions philosophiques de Heidegger, après Nietzsche, à la recherche allemande d’une identité propre (1986 : 87 sq.), ce qui expliquerait partiellement les différences d’esprit avec les textes de Watsuji, l’identité japonaise étant peut-être mieux établie (quoique les passages de Watsuji au sujet de l’esprit japonais pourraient être interprétés comme fondés sur une recherche d’une identité élusive elle aussi). Un examen plus en profondeur de cet aspect permettrait peut-être de le mettre en relation avec les positions politiques des deux auteurs : l’appui à un mouvement totalitaire extrême pour Heidegger et les positions moins radicales de Watsuji. Mais examinons les trajets semblables qui ont mené les deux auteurs au nationalisme radical.
85Reconnaissons d’emblée que les considérations politiques ne sont pas, du moins en apparence, la préoccupation première des deux auteurs. Je dis « en apparence », car, dans le cas de Heidegger, Lacoue-Labarthe (1986 :135-173) a montré le lien étroit entre philosophie et politique, et Bourdieu (1988) et Wolin (1992) ont soutenu que son discours philosophique est essentiellement politique en ce qu’il épouse dès le départ une forme de pensée dans le champ philosophique qui est parallèle à différents courants dits völkisch dans les champs politique et culturel. On pourrait aussi soutenir avec Bellah (1965) que l’éthique de Watsuji et même la totalité de son œuvre après 1925 constituent une apologie du caractère supérieur de la culture et du système politique japonais et, ainsi, comportent un fort biais politique. Il s’agit là de points intéressants qui méritent un plus ample examen, mais qui dépassent les limites de cet article. On peut cependant reconnaître que Watsuji et Heidegger ont été amenés à l’examen des questions politiques à partir de leurs positions philosophiques. Les deux ont insisté sur ce qu’ils voyaient comme la faiblesse fondamentale du point de vue « moderne » occidental sur le monde et l’éthique. Watsuji trouve la cause de cette faiblesse dans l’individualisme, le matérialisme, l’utilitarisme, le rationalisme et l’universalisme factice de la pensée occidentale, Heidegger dans l’uniformité et l’homogénéité découlant de la science et de la technique et dans l’inclusion dans le « on ». Les deux auteurs, pour contrecarrer cette faiblesse, ont tenté de définir un système philosophique qui serait universel dans ses principes mais qui permettrait les variations culturelles.
86En outre, les deux auteurs ont soutenu que leur propre tradition philosophique nationale permettait mieux que les autres de découvrir l’essence de l’être des humains. Watsuji et Heidegger ont proposé le retour à ce qu’ils voyaient comme l’héritage spirituel et culturel de leur propre pays comme solution aux problèmes posés par les tendances homogénéisantes de la science et de la technologie. De cette façon, les deux philosophes ont adopté une position ambiguë face au problème du lien entre universel et particulier, entre les principes fondamentaux et leur application : d’une part, ils soutiennent que l’universel se manifeste à travers le particulier, mais qu’il est possible de saisir les principes fondamentaux, à travers leurs manifestations particulières, par un effort de réflexion ; d’autre part, ils partent du point de vue particulier de leur propre tradition et ne reconnaissent pas toujours clairement que ce point de vue colore leurs conclusions quant aux principes universels. Par ailleurs, Watsuji et Heidegger ont appuyé des formes nationales particulières d’organisation politique totalitaire comme solutions historiques aux problèmes ontologiques, éthiques et politiques posés par le modernisme. Heidegger, on l’a vu, pense que le nazisme va restaurer non seulement l’esprit « métaphysique » du peuple allemand, mais aussi l’historicité du monde occidental. Ironiquement, si l’on peut encore trouver quelque chose d’ironique dans le projet nazi, il considérait le nazisme comme la voie qui protégerait le monde occidental de « l’anéantissement » (Heidegger, 1935 : 50) venant de « la frénésie sinistre de la technique déchaînée » (49) caractéristique selon lui des États-Unis et de l’URSS. Heidegger n’avait pas saisi l’anéantissement qui était au cœur du projet nazi et qui deviendrait réalité dès 1939 (et même avant ; voir Lacoue-Labarthe, 1987). Watsuji, quant à lui, considérait la doctrine de révérence envers l’empereur (sonnō shisō) comme fondement de l’esprit japonais authentique, source de l’éthique nationale et essence de l’État. Pour lui, le Japon ne pouvait préserver sa vraie nature qu’en se fondant sur cette doctrine. Watsuji a rejeté au départ l’expansion armée contre les pays d’Asie, politique défendue par les ultranationalistes des forces armées et des sociétés secrètes, il a donc, contrairement à Heidegger, refusé d’accepter les positions les plus extrêmes (mais il faut reconnaître que Heidegger n’a jamais, du moins à ma connaissance, proposé explicitement l’expansion militaire allemande). Watsuji a néanmoins présenté l’esprit et l’éthique des Japonais tels qu’il les voyait comme supérieurs à la rationalité et à l’individualisme de l’Occident et comme base possible d’un système éthique et politique plus englobant. En cela, ses positions peuvent être qualifiées de radicalement nationalistes.
87Malgré des trajets théoriques partiellement différents, Heidegger et Watsuji en viennent, par des raisonnements similaires, à défendre des positions éthiques et politiques qui se ressemblent. Trajets théoriques partiellement différents, car Watsuji, comme on l’a vu, a défini sa position face à Heidegger dont il a subi l’influence. Une parenté certaine existe entre leurs positions philosophiques, malgré des divergences importantes. On a vu comment Watsuji reproche à Heidegger d’avoir minimisé l’importance de la spatialité comme structure fondamentale de l’être des humains29, mais on a vu aussi comment Heidegger traite de l’espace comme lieu où les humains sont jetés dans un monde culturellement défini. Cette position est plus proche de celle de Watsuji que ce dernier veut bien l’admettre. Les deux, en effet, traitent les différences culturelles comme étant le fondement de l’éthique dans des milieux spécifiques ; et les deux voient leur tradition culturelle spécifique comme donnant les bases d’une ontologie ou d’une éthique plus universelle qui permettrait de vaincre la tendance à l’homogénéisation présente dans la mentalité scientifique moderne. De cette façon, les deux philosophes universalisent à partir d’une position nationale spécifique. En fin de compte, les deux se sont tournés vers le nationalisme radical et vers le totalitarisme comme solutions aux problèmes moraux et politiques les plus sérieux de leur temps, et l’on connaît maintenant les conséquences désastreuses de ces prétendues solutions.
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Notes de bas de page
1 Berque traduit le mot fūdosei par médiance, selon son interprétation de l’œuvre de Watsuji (voir Berque, 1986 : 52-56 et chap. 4 ; 1996a : 86-95 et 189 sq ; 1996b : 3-4 ; 1996c). Fūdo, dans son sens habituel, veut dire « climat ». Mais, comme Berque le souligne, fūdo chez Watsuji signifie plus que le climat dans son acception habituelle : « Ensemble des circonstances atmosphériques et météorologiques propres à une région du globe » (Le petit Robert, p. 325). Comme on le verra plus loin, fūdo fait référence à la relation entre la culture, développée historiquement dans un milieu géographique donné, et ce milieu en tant que milieu physique, les deux s’influençant mutuellement dans une relation dialectique. En outre, Berque traduit le mot japonais sonzai par « être », alors que l’usage courant en japonais est de le traduire par « existence ». Le choix de Berque se justifie par l’usage philosophique de ce mot par les philosophes japonais, qui ont fait de sonzai l’équivalent de Sein, l’être (ou l’Être) chez Heidegger. Enfin, Berque utilise l’expression « être-humain », avec un trait d’union, pour traduire le mot japonais ningen, mot formé de deux idéogrammes. On y reviendra.
2 Heidegger, comme on le verra plus bas, n’a pas ignoré à ce point la spatialité (voir Heidegger, 1927 : sections 22-24). Notons aussi avec Derrida que Heidegger utilise plusieurs métaphores spatiales pour parler de la façon d’être des humains dans le monde, mais souvent en référence à une dimension temporelle (par exemple, la « dispersion » du Dasein entre la naissance et la mort) (Derrida, 1987 : 160 sq). Watsuji n’est pas le seul à reprocher à Heidegger d’avoir minimisé l’importance de l’aspect social des humains : Lawrence Vogel mentionne sept philosophes occidentaux, dont Buber, qui ont affirmé que Heidegger ne fait pas assez de place à la dimension sociale de la vie humaine (« fails to do justice to the social dimension of human life » ; Vogel, 1994 : 7). Nous allons voir plus bas que la critique que Watsuji fait à Heidegger est quelque peu exagérée (sur ce point, voir Sakai, 1997 : 207, note 18). L’originalité du point de vue de Watsuji par rapport aux autres critiques vient de ce qu’il considère la spatialité et le climat (dans son sens de médiance) comme fondements du social chez les humains.
3 J’ai choisi de conserver le terme « totalitarisme », à la place du mot « immanentisme » que suggère Nancy (1986 : 37 ; voir à ce sujet Lacoue-Labarthe, 1987 : 61). Nancy insiste sur la façon dont une certaine forme de communauté est produite : l’immanentisme, pour lui, est « une visée de la communauté des êtres produisant par essence leur propre essence comme leur œuvre, et qui plus est produisant précisément cette essence comme communauté » (37). L’utilisation du mot « totalitarisme » m’a semblée ici plus appropriée étant donné l’insistance sur le lien entre individu et communauté, celle-ci étant représentée par l’État. L’insistance ici porte sur la subordination des personnes au collectif, qui est proposée de façons différentes, on le verra, par Heidegger et Watsuji. Sur le totalitarisme, la totalisation, et la représentation et la mise en œuvre totales d’un rêve dans le nazisme, voir Lacoue-Labarthe et Nancy (1991 : 23-24, 26 et 60).
4 Plusieurs auteurs, dont Aubenque (1988), Derrida (1987) et Lacoue-Labarthe (1987 : 24 et 34), ont insisté sur les différences entre les positions idéalistes de Heidegger sur le national-socialisme et la réalité brutale de ce mouvement. Ils notent, entre autres, chez Heidegger, le rejet (non systématique ; voir Lacoue-Labarthe, 1987 : 30 et 39, note 1) de l’antisémitisme, du biologisme (du racisme), de l’utilisation effrénée de la technique, tout cela caractéristique du national-socialisme en acte. Ces auteurs relèvent aussi l’opposition de Heidegger à la façon de concevoir la philosophie et le savoir par les idéologues officiels du national-socialisme. Lacoue-Labarthe remarque cependant que l’antisémitisme et le racisme du national-socialisme, apparents en 1933, n’ont pas empêché Heidegger d’adhérer au mouvement (1987 : 34). Par ailleurs, Aubenque affirme de façon péremptoire que « l’adhésion initiale de Heidegger au “mouvement” n’est pas un acte philosophique » (1988 : 119). On pourrait adopter cette position qui veut que cette adhésion n’est peut-être pas en soi un acte philosophique (mais voir Lacoue-Labarthe qui au contraire y voit un geste politique et philosophique, 1986 : 158-170 et 183 et sq.), mais il est indéniable que Heidegger a justifié son adhésion au national-socialisme par des arguments philosophiques, comme on le verra plus loin dans cet article. Enfin, un certain nombre d’auteurs ont noté le fait que l’adhésion enthousiaste de Heidegger au nazisme en 1933 était survenue à une époque où les excès de Hitler et du nazisme étaient encore à venir et ils insistent sur le fait que l’on ne peut juger cette adhésion en fonction des politiques postérieures du nazisme, entre autres la politique d’extermination des Juifs. Peut-être. Mais il faut aussi noter qu’il y a eu des oppositions au nazisme, même après les succès de Hitler et de son gouvernement à éliminer le chômage, donc que tous les Allemands n’ont pas épousé les positions que Heidegger a choisies en 1933. De plus, comme on l’a mentionné plus haut dans cette note, l’antisémitisme et le racisme patents du national-socialisme dès cette époque n’ont pas empêché Heidegger d’adhérer au « mouvement ». Cela fait partie des problèmes qu’il faut examiner en regard de la philosophie de Heidegger.
5 Les références à Sein und Zeit donnent la page de l’édition allemande, suivie entre crochets de la page dans l’édition française (trad. de Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985).
6 En japonais, cela se dit : « Kindai no chōkoku ». D s’est tenu sur ce sujet en juillet 1942 à Kyoto un colloque regroupant des intellectuels japonais de renom. Le texte des discussions de ce colloque a été publié en japonais sous ce titre (voir Kawakami et al, 1943). Il n’existe pas à ma connaissance de traduction en anglais ou en français, mais des commentaires sur ce sujet se trouvent dans les écrits suivants : Harootunian (1989), Sakai (1989), Najita et Harootunian (1988 : 758-767), Heisig et Maraldo (1994), Morris-Suzuki (1995), Ivy (1995), Sakai (1997 : chap. 5). Le lecteur pourra aussi consulter le texte, aussi en japonais, de trois autres discussions importantes tenues en 1943 et regroupant des membres de ce qu’on a appelé l’« école philosophique de Kyoto », école rassemblée autour de Nishida Kitarō. Nishida n’a pas participé à ces discussions, seulement plusieurs de ses élèves ou disciples. Le sujet en discussion était « la situation du Japon du point de vue de l’histoire mondiale », titre sous lequel elles furent publiées (voir Kōsaka et al, 1943). Ces discussions portent elles aussi sur la nécessité de transcender la modernité occidentale (pour des commentaires, voir Sakai, 1997 : 167 sq. ; pour une brève analyse d’un ouvrage d’un des participants, Kōyama Iwao, intitulé Sekaishi no tetsugaku (Philosophie de l’histoire mondiale), voir Takahashi, 1994). Divers auteurs dans les écrits cités plus haut ont critiqué le groupe informel de philosophes travaillant à cette époque à la faculté de philosophie de l’Université de Kyoto, les accusant d’avoir adopté des positions ultranationalistes ou fascistes. Parkes (1997 : 305) a critiqué l’amalgame que comportent ces accusations, qui mettent tous les participants aux discussions (et même des non-participants) dans le même panier, sans se soucier de leurs positions individuelles, et il dénonce ce qu’il appelle la « mode actuelle » de traiter les philosophes de Kyoto de fascistes. Mais Parkes lui-même n’évite pas la « mode », puisque le titre de son article comporte l’expression « political correctness ».
7 La comparaison des positions philosophiques et politiques de Heidegger et de Watsuji est apparue comme une avenue intéressante de recherche à la suite de deux projets de recherche, pour lesquels j’ai reçu des subventions de trois ans (1990-1993 et 1993-1996) du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (crsh).Je remercie les étudiants qui m’ont assisté dans ces projets (Jacynthe Tremblay, Michel Richard, Joane Delage, Alain Côté et Marie-José Rosa). Le premier projet portait sur l’idéologie politique au Japon dans la période 1930-1945 : les œuvres plus politiques, puis philosophiques, de Watsuji et de Nishida ont alors été examinées, ce qui m’a amené à voir l’importance de ces deux philosophes dans l’histoire de la pensée japonaise moderne. Dans le second, j’ai analysé l’influence des œuvres de ces deux philosophes sur les définitions plus récentes de la culture japonaise par des intellectuels japonais (voir Bernier et Richard, 1995 ; Bernier, 1998). Plusieurs sociologues, anthropologues et philosophes japonais reconnus ont utilisé les idées de Watsuji, souvent sans les citer, et particulièrement les idées les plus simples de Fūdo, écrit en bonne partie en 1927-1928 et publié en 1935. Parmi les auteurs qui ont emprunté à Watsuji son idée de relation entre les humains (aidagara), citons Ueyama (1969), Ishida (1972), Kimura (1972), Umesao et Tada (1972), Murakami, Kumon et Satō (1979) et Hamaguchi (1982). Il ne fait aucun doute que l’influence de Watsuji se fait sentir de façon considérable dans plusieurs analyses récentes de la culture japonaise. Un thème repris de Watsuji, mais de façon mécanique et simpliste, est celui de l’influence du climat pris dans son sens strict sur la culture, et spécialement sur la culture japonaise (voir plus loin dans cet article). Un autre thème de Watsuji, souligné par LaFleur (1990 : 254), a laissé des traces dans des œuvres récentes : la capacité qu’auraient les Japonais d’adopter des objets ou courants venant de l’extérieur et de les incorporer dans une culture japonaise stratifiée. J’en suis venu peu à peu à m’intéresser au contenu de l’éthique de Watsuji, sans me limiter aux passages où il définit la culture japonaise. Il m’a semblé, suivant en cela la position de Berque (1986 ; 1996a ; 1996c), que son œuvre, malgré certains problèmes, pouvaient contribuer à la clarification de questions épistémologiques cruciales des sciences sociales actuelles. Ces sciences, en effet, se sont développées à l’origine en Occident, dans un contexte de pensée particulier qui a imprimé sa marque sur leur démarche et leur contenu. C’est à travers l’examen de l’œuvre de Watsuji que je me suis intéressé de plus près à Heidegger. J’étais intrigué par la critique que Watsuji faisait de l’œuvre de Heidegger dans les tout premiers passages de Fūdo. C’est cette référence fréquente à Heidegger dans les écrits de Watsuji qui rend le rapprochement entre les deux auteurs si intéressant.
8 Aubenque – sur la base d’un écrit de Derrida (1987) qui montre une certaine discontinuité dans l’utilisation du mot Geist (esprit) entre, d’une part, Sein und Zeit, où le mot est rejeté, et, d’autre part, dans les écrits des années 1930, où il est utilisé de plus en plus fréquemment et positivement – soutient « qu’il y a véritablement rupture [...] entre les œuvres philosophiques de Heidegger d’avant 1933, et les discours de circonstance de 1933 » (1988 : 120). Aubenque affirme aussi que cette rupture apparaît de nouveau entre ces discours de circonstance et les écrits philosophiques postérieurs à 1933, dans lesquels, selon lui, Heidegger en reviendrait à sa position de Sein und Zeit. J’ai face à cette position deux problèmes. Le premier porte sur certains écrits philosophiques, dont Introduction à la métaphysique de 1935, où les positions politiques de 1933 sont reprises dans un langage philosophique (malgré certaines critiques voilées au national-socialisme) ; ces textes montrent l’absence de rupture entre écrits politiques de 1933 et écrits philosophiques postérieurs. Le second vient de l’interprétation qu’Aubenque fait des propos de Derrida : Derrida souligne bien le changement de position de Heidegger face au concept de Geist, comment ce concept arrive, dans les années 1930, à occuper une position centrale dans l’œuvre de Heidegger, en particulier sous la forme de l’esprit d’un peuple et spécialement sous la forme de l’esprit allemand. En même temps, Derrida montre comment la notion de Geist continue de tenir une place centrale dans les écrits de Heidegger dans les années allant de 1934 aux années 1950 (donc Derrida ne voit pas de rupture là où Aubenque en voit une entre 1933 et les années postérieures), tout en notant que, malgré l’absence ou la négation de cette notion dans Sein und Zeit, elle se profile comme en filigrane dans ce texte, donc que la rupture est plus apparente que réelle (voir Derrida, 1987). Sur la continuité de pensée chez Heidegger de 1933 à l’après-guerre, voir Lacoue-Labarthe (1986 : 170 sq., 236 ; 1987 : 17-18 et 21-22. Sur le lien entre philosophie et politique chez Heidegger, voir note 4 plus haut.
9 Heidegger critique sévèrement ce qu’il appelle la spécialisation des sciences modernes centrées sur les « faits », sciences qui séparent ce que l’ontologie, science fondamentale, unit. Ce point de vue apparaît clairement dans Sein und Zeit (Heidegger, 1927 : 392 sq. [269 sq.]) et il est encore plus clair dans des écrits ultérieurs (voir Heidegger, 1935 : 48-58 ; voir aussi Heidegger, 1954).
10 Le traducteur de Heidegger explique cette traduction : il a décidé d’utiliser ce terme (« pro-venance », l’adjectif, geschichtlich, est traduit « proventuel »), qui peut aussi se traduire par « historique », pour souligner qu’il est ici question de la création de l’histoire du point de vue de l’être et non pas de l’historique dans le sens de « déterminé par un certain nombre de causes à un moment donné » (Heidegger, 1935 : 217-218).
11 L’utilisation du terme « héros » est clairement une référence à Nietzsche ; citons à ce propos Lacoue-Labarthe : « “Héros”, ici, est à entendre en un sens strictement heideggerien – c’est-à-dire, sans doute, strictement nietzschéen » (1986 : 162).
12 Comme on l’a mentionné plus haut, cette critique de la science et de la technologie devient plus virulente dans les années 1930, comme on peut d’ailleurs le lire clairement dans un texte de 1937 (Heidegger, 1937 : 169). Bourdieu soutient que les positions de Heidegger sur la science et la culture sont proches de plusieurs courants de pensée conservateurs de cette époque, et en particulier de la tradition dite Volkisch, manifeste notamment dans les écrits de Ernst Jünger, souvent cité par Heidegger (Bourdieu, 1988 : 49-54). Lacoue-Labarthe lie aussi les écrits de Heidegger à ceux de Jünger au sujet de l’hégémonie (1986 : 170 ; voir aussi 179).
13 Bourdieu avance que le mot « errance » est un euphémisme pour désigner les Juifs (Bourdieu, 1988 : 61).
14 Bourdieu (1988) et Wolin (1992 : 22-24 ; voir aussi chap. 3) soutiennent que la signification du concept d’« historicité » dans l’œuvre de Heidegger s’apparente à la position sur l’histoire de ceux qu’on a appelés les « révolutionnaires conservateurs », c’est-à-dire, entre autres, Carl Schmitt, Moeller van den Bruck, Oswald Spengler, Ernst Jünger (souvent cité par Heidegger ; voir Heidegger, 1945 : 220), Edgar Jung et Ernst Niekisch. Pour plus de renseignements sur les révolutionnaires conservateurs, voir von Klemperer (1957) et Faye (1972 : 57-147). Pour le contexte historique de l’époque, voir Craig (1978 : chap. xiii). La conception de l’histoire de ces auteurs était fondée sur l’idée que la science, l’organisation et la technique dominaient l’humanité et que devait se développer un mouvement historique pour libérer l’esprit humain de cette domination. Ils ont trouvé ce « mouvement historique » en Allemagne dans le courant Völkisch, puis dans le nazisme. Des activistes comme Jünger ont prôné la violence comme moyen de pousser l’humanité jusqu’à ses limites ultimes et d’ainsi la libérer de la domination de la science et de la technologie. Pour un compte rendu controversé des liens de Heidegger au nazisme, voir Farias (1987). Voir aussi Faye (1994). Pour un examen plus détaillé et moins polémique du lien entre le point de vue philosophique de Heidegger sur l’histoire et son appui au nazisme, voir Ott (1990) et Safranski (1994). Dallmayr (1993) est d’avis que l’appui de Heidegger au nazisme ne compromet pas la signification philosophique immense de son œuvre. Dallmayr voit Sein und Zeit comme « ideologically nonspecific » (1993 : 5, note 4). Il me semble au contraire, suivant en cela Wolin (1992 : chap. 2), qu’il y a déjà dans cette œuvre de Heidegger des orientations idéologiques qui, dans un autre contexte, auraient pu mener Heidegger à épouser d’autres opinions politiques, mais qui ne sont pas pour autant incompatibles avec son appui ultérieur au Parti national-socialiste.
15 Aubenque interprète ce passage d’une façon tout à fait contraire, comme signifiant le rejet du national-socialisme : selon lui, pour Heidegger, le national-socialisme « devient lui-même, dans son idée aussi bien que dans sa réalité, la forme la plus crépusculaire de l’errance elle-même » (Aubenque, 1988 : 121). Cette interprétation d’Aubenque se fonde sur une citation tronquée, qui laisse de côté les références dans le texte de Heidegger au surhomme, à l’instinct, et au fait de « mettre en sûreté la totalité de l’étant ». À mon avis, ce passage de Heidegger ne signifie pas que « les chefs sont conduits par “le mauvais destin de l’être” qui exténue celui-ci dans le néant de la calculabilité et de la planification » (Aubenque, 1988 : 121). Au contraire, les chefs sont ceux qui protègent la totalité de l’étant.
16 Watsuji discute en détail de ce sujet dans Rinrigaku (Watsuji, 1937 : section 2, chap. 5). Les traductions en français des sections ou ouvrages non traduits sont de moi.
17 Il serait intéressant d’analyser cette notion de « vide » (kū), tout comme celle de « néant » (mu), que Watsuji a empruntée au bouddhisme, directement et en passant par Nishida, et de la comparer à la notion de « rien » (das Nichts) chez Heidegger. Mais c’est là un sujet hors du propos de cet article. Mais voir Dallmayr (1992) pour une comparaison sur ce sujet entre Heidegger et Nishitani, et Yuasa (1996 : 311-312) pour une brève discussion des différences entre Nishida et Watsuji au sujet du « néant ». Voir aussi LaFleur (1978) pour un examen de la notion de « vide » chez Watsuji.
18 Je n’interprète pas ce passage de Watsuji de la même façon que Bellah (1970 : 117) et Odin (1992 : 492-493) qui affirment que Watsuji a défini l’éthique dans les termes japonais particuliers. La position de Bellah et Odin, il me semble, néglige le penchant universaliste présent dans l’éthique de Watsuji. Carter adopte, quant à lui, d’une part une position proche de celle de Bellah et Odin quand il écrit que l’éthique de Watsuji est une description de « how the Japanese have come to envision these relational patterns in their day-today living » (Carter, 1996 : 329) mais, d’autre part, reconnaît l’aspect universalisant du projet de Watsuji (331). Il est clair que Watsuji voulait définir les fondements universels de l’éthique en se fondant sur ce qu’il considérait comme l’être fondamental des humains. En cela, Watsuji était d’avis que les Japonais étaient culturellement mieux placés que les Occidentaux. Cette position de Watsuji équivaut à transformer le point de vue particulier des Japonais en un point de vue universel, ce qui est le pendant de ce qu’il reproche aux philosophes Occidentaux, c’est-à-dire de prendre comme universel le point de vue occidental particulier. Voir Sakai (1997 : chap. 3-5) pour une discussion détaillée et perspicace de l’universalisme et du particularisme dans la philosophie japonaise des années 1930.
19 Comme on l’a vu à la note 1, Augustin Berque a interprété l’idée de « climat » définie par Watsuji et l’a précisée en proposant les notions de « médiance » et de « trajectivité ». « [La réalité des milieux humains] n’est en effet ni proprement physique [...], ni proprement phénoménale [...], ni proprement écologique ni proprement symbolique : elle est écosymbolique. L’écosymbolicité à son tour ne relève ni seulement du subjectif, ni seulement de l’objectif : elle est trajective, c’est-à-dire qu’elle combine dynamiquement l’en-soi des choses [...] au pour-soi de notre existence [...] » (Berque, 1998 : 32). Berque commente ainsi l’œuvre non pas de Watsuji, mais celle de Nishida Kitarō. Mais ses propos peuvent aussi s’appliquer à Watsuji, comme le démontre la note suivante en bas de page du même texte : « Biosphère et champ de signes à la fois, l’écoumène est simultanément la condition terrestre de l’humain et la condition humaine de la Terre. C’est dans ce rapport – et non dans le seul jeu des signes – que se fonde le sens des choses. À cet égard, la notion de fūdosei (médiance), due à Watsuji Tetsurō [...] a ouvert une piste révolutionnaire » (Berque, 1998 : 32, note 8). Berque avait défini de façon plus formelle ce qu’il entendait par « médiance », « milieu » et « trajectivité » dans un écrit antérieur. Les définitions qu’il donne sont les suivantes : « Médiance : dimension ou caractère attributif des milieux ; sens d’un milieu. “Milieu” se définit comme relation d’une société à l’espace et à la nature ; combinaison trajective de lieux et d’étendues ; est proprement trajectif, c’est-à-dire à la fois naturel et culturel, collectif et individuel, subjectif et objectif, physique et phénoménal, matériel et idéel, chorétique et topique. Synonyme de relation mésologique. » « Trajectivité : dimension des pratiques procédant des milieux ; combinaison dynamique de deux ou plusieurs référentiels : subjectif/objectif, naturel/culturel, collectif/individuel... ; combinaison de la métaphore à la causalité, de la projection à la consécution, de la contingence à la détermination ; combinaison du chorétique au topique, pouvant comporter des déplacements matériels » (Berque, 1986 : 165-166).
20 Berque reconnaît que Watsuji est tombé fréquemment dans le déterminisme géographique dans ses discussions des cultures autres que japonaise, mais il soutient que Watsuji a fourni dans l’analyse du Japon les fondements d’une approche qui évite ce type de déterminisme (voir notes 1 et 7 plus haut). Berque a tenté dans divers écrits de développer cette approche (Berque, 1986 ; 1990 ; 1996a). Utilisant les œuvres de Nishida et Watsuji, Berque a tenté de se défaire de certaines dichotomies, souvent pensées comme absolues, qui hantent la pensée occidentale, telles que sujet-objet, nature-culture, collectif-individuel, matière-esprit, etc. Suivant Nishida et Watsuji, Berque soutient que ces dichotomies doivent être transcendées pour saisir plus efficacement ce que sont les humains et leur existence. L’être des humains doit être saisi comme tout à la fois naturel et culturel, matériel et idéel, subjectif et objectif, individuel et collectif, corporel et spirituel, historique et mésologique, fondé en même temps sur des relations de métaphores et de causalité. Cette complémentarité des contraires dans une tension constante s’oppose à la majorité des approches développées dans les sciences sociales. On peut en voir un exemple dans Bellah (1965), qui, sur la base du point de vue parsonnien qui divise la réalité humaine en trois grands systèmes, soit la culture, la société et la personnalité, critique Watsuji pour avoir évité de diviser la réalité humaine de cette manière. Bellah a sans doute raison de critiquer Watsuji pour avoir universalisé à partir du point de vue japonais particulier ainsi que pour avoir affirmé que le type de pensée intuitive qu’il voit comme typiquement japonais était supérieur au mode de raisonnement occidental du point de vue de l’ontologie et de l’éthique, mais il me semble qu’il prend certains modes de pensée occidentaux comme absolus lorsqu’il critique Watsuji pour avoir évité de séparer de façon radicale la culture, la société et la personnalité (1965 : 592). C’est là toutefois un problème qui mériterait une analyse plus détaillée.
21 Dans le second tome de Rinrigaku, Watsuji définit le Japon comme faisant partie des États de type communautaire (kyōdōtai), c’est-à-dire de type Gemeinschaft, mais comme un État (kokka) néanmoins. Le mot kokka a une double connotation d’« État » et de « nation » (mais plus dans le sens d’« Etat-nation » ; « nation », dans le sens de « peuple », se dit kokumin). Watsuji affirme que les communautés de type étatique constituent les regroupements les plus forts du point de vue éthique, plus forts que les « communautés culturelles » (bunka kyōdōtai), parce que l’« État » est l’unité sociale ultime dans laquelle la double négation qui fonde l’éthique est complète, c’est-à-dire dans laquelle l’affirmation individuelle de la première négation est totalement vaincue par le sacrifice pour la collectivité. Comme il le dit, « on peut dire que l’État [kokka] est l'organisation des organisations de relations » (Watsuji, 1942 : 596). Il continue : « Si nous le voyons de cette façon, l’État n’est rien d’autre que la manifestation de la coopération comme médiation de l’existence des individus » (Watsuji, 1942 : 596 ; voir aussi Yuasa, 1996 : 315). Watsuji, tout en insistant sur la culture partagée comme base de la société japonaise, voit néanmoins l’État, sous la forme de l’État impérial, comme le véritable fondement de l’unité éthique du Japon ; il le voit aussi comme source de la moralité japonaise. Ce point est analysé plus en détail plus loin dans le texte.
22 Il serait intéressant de comparer cette position de Watsuji sur l’absence d’Homme universel, ainsi que son idée de subordonner l’individu à la communauté, aux idées de Hitler sur les mêmes sujets dans Mein Kampf. En effet, Hitler s’en prend à « la double idée, abstraite et désincarnée, impuissante, de l’individu et de l’humanité. [...] “La poutre maîtresse du programme national-socialiste est d’abolir le concept libéral de l’individu comme le concept marxiste de l’humanité, et de leur substituer celui de la communauté du Volk, enracinée dans son sol et unie par les chaînes d’un même sang” » (Lacoue-Labarthe et Nancy, 1991 : 67-68). Ce discours, mise à part la référence au « sang » (mais voir l’article de Jennifer Robertson dans ce collectif, p. 271-297, pour une analyse de l’utilisation de ce thème dans la nationalisme des années 1930) et son propos proprement politique, s’accorde bien avec celui, « éthique », de Watsuji.
23 Cette section de Rinrigaku, tout comme les passages et corrections de 1949, n’ont pas été traduits en anglais. Il n’y a en fait aucune traduction des œuvres de Watsuji sauf pour celles de Bownas (1961) en anglais et de Berque (1996b) en français de parties de Fūdo, et celles de Yamamoto et Carter (1996) et de Dilworth (1971) de parties de Rinrigaku.
24 « Despite Heidegger’s insistence that his ontological findings have no evaluative import, the exhortative tone of the account of authenticity is unmistakable » (Guignon, 1984 : 321). Voir aussi Vogel (1994).
25 Il s’agit ici d’une référence implicite, mais claire, aux discussions de Nietzsche et de Heidegger sur l’esprit allemand comme réapparition, mais supérieure, de l’esprit grec ancien (voir les sections sur ces deux philosophes dans Lacoue-Labarthe, 1986 ; voir aussi Lacoue-Labarthe, 1987 : chap. 6 et 7 ; Derrida, 1987 : 85 sq).
26 Comme Bellah l’a noté (1965 : 590-591), Watsuji a changé ses positions sur l’utilitarisme de la tradition des chōnin et sur les « restrictions éthiques sur la nation » après la défaite de 1945. Il est devenu alors plus positif face à la première et a accepté les secondes. Les positions négatives de Watsuji sur le caractère technique de l’éducation au Japon se rapprochent de celles de Heidegger (voir entre autres Heidegger, 1993b) dont elles sont probablement inspirées en bonne partie.
27 On peut percevoir ici le même type de méfiance envers la science et l’utilitarisme qu’on avait vu plus haut chez Heidegger et qu’on retrouve chez des auteurs nationalistes conservateurs comme Spengler et Jünger.
28 Ma position diffère de celle Yuasa qui écrit que la philosophie de Watsuji « differs completely in substance from Heidegger’s thought » (Yuasa, 1987 : 169). Comme on l’a vu, il y a effectivement des différences entre les théories des deux philosophes, mais le point de vue défendu ici est que ces différences sont moins « complètes » que ce qu’en dit Yuasa. Je soutiens qu’il y a des similitudes plus profondes dans l’œuvre des deux philosophes, en particulier le traitement de l’inclusion des personnes dans les communautés ou dans les « nations » comme fondement d’un point de vue politiquement correct. Ma position est proche de celle de Sakai Naoki (1997 : chap. 3).
29 La « climaticité », ou la « médiance » selon Berque, a peu de place dans la théorie de Heidegger, alors qu’elle est centrale chez Watsuji. Heidegger explique les différences culturelles par l’histoire et non par le climat. De cette façon, Heidegger est plus près des positions récentes dans les sciences sociales. Il évite ainsi le déterminisme géographique simpliste qui, comme on l’a vu, est présent dans plusieurs passages de l’œuvre de Watsuji. Mais Berque (1986, 1990, 1996a) soutient, avec raison il me semble (voir notes 1, 7 et 20), que le raisonnement de Watsuji n’est pas toujours déterministe, qu’il y a dans son œuvre une position plus « dialectique », d’analogie ou de causalité mutuelle, entre milieu et culture. Ainsi, si l’on suit Berque et si on interprète le terme fūdo en éliminant ce qu’il peut avoir de déterministe chez Watsuji, si on le définit à partir des notions de trajectivité et de médiance, alors l’apport de Watsuji, qui a montré l’importance de la relation mutuelle qui lie les êtres humains culturellement orientés et un milieu naturel particulier, est essentiel à la compréhension plus complète de la situation des êtres humains sur la terre (Berque, 1996a). Sur ce point, la pensée de Watsuji se distingue de celle Heidegger qu’elle prolonge en présentant un point de vue plus social et en incluant dans la définition de l’être des humains la relation mutuelle entre les êtres humains et leur milieu spécifique.
Auteur
Professeur titulaire et directeur du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Il est aussi attaché au Centre d’études d’Asie de l’Est de la même institution. Parmi ses publications récentes, on note Le Japon contemporain : une économie nationale, une économie morale (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1992) et « Watsuji Tetsurō, la modernité et la culture japonaise » (publié dans Anthropologie et sociétés, 22 (3), (1998). Ses recherches actuelles portent sur l’impact des écrits philosophiques et politiques des penseurs japonais du « dépassement de la modernité » (1930-1945) sur les discours contemporains sur la culture japonaise, et sur les relations entre économie et culture au Japon à la fin du vingtième siècle.
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