Une lecture d’Étude sur le bien de Nishida Kitarō ou la formation d’une philosophie vitaliste
p. 63-108
Remerciements
Une version japonaise de cet article a été publiée dans Nihon kenkyū (Bulletin of the International Research Center for Japanese Studies), 17, 1998. Je tiens à remercier Livia Monnet pour ses suggestions et commentaires constructifs pour la version française de cet article.
Texte intégral
1Cet article fait partie d’une série d’essais dans lesquels je tente de montrer, d’une part, que la philosophie de Nishida Kitarō (1870-1945) appartient à l’un des courants de pensée apparus au Japon dans la première moitié du XXe siècle reposant sur le principe de la « vie », quelle est donc un vitalisme, et, d’autre part, d’expliciter les contextes historique, social et culturel qui marquèrent cette philosophie et quelle imprégna à son tour. Dans un texte précédent1, j’avais montré la nature pacifique des idées impérialistes de Nishida dans La culture japonaise en question (Nihon bunka no mondai), publié en 1940, en soulignant que l’on pouvait voir dans cette œuvre une falsification de l’histoire du système impérial depuis l’Antiquité jusqu’à l’ère moderne, que la pensée de Nishida, centrée sur le concept de « vie historique », était une philosophie vitaliste prônant un idéalisme objectiviste, et qu’elle fournit, dans le cadre des discussions de l’école de Kyōto sur « La position historique mondiale et le Japon » (Sekai rekishiteki tachiba to Nihon), les bases philosophiques d’une logique soutenant pleinement la « Guerre de la Grande Asie orientale » (la Guerre du Pacifique). Suite de ce texte, le présent article (« Nishida Kitarō as Vitalist, Part II ») traite de la formation du vitalisme dans la philosophie de Nishida à travers, cette fois, Étude sur le bien (Zen no kenkyū, 1911).
2Mon propos est ici d’étudier, par une nouvelle approche d’Étude sur le bien et des idées antérieures de Nishida, la formation des idées maîtresses de cette œuvre au sein des courants de pensée de l’époque, leur originalité et leur rôle éventuels vis-à-vis d’eux. Je montrerai notamment que les assises philosophiques d’Étude sur le bien dataient de la troisième décennie de Meiji (1868-1912). Je soutiendrai aussi que ce texte offrait une philosophie en réponse aux « tourments du Moi moderne » qui gagnaient alors les jeunes intellectuels, et qu’il constituait en particulier un premier effort pour remédier à l’aliénation de l’être humain vue dans l’opposition sujet/objet généralisée par le développement des sciences naturelles modernes au XIXe et au début du XXe siècle. Je propose de montrer également que l’on peut sentir, dans les idées de Nishida sur le « Moi », sur l’amour ou l’essence de la religion, l’influence de la doctrine de Wang Yangming et du Zen, mais aussi du Jōdo-shinshū, du mysticisme chrétien ou des idées religieuses de Tolstoï. Je me pencherai ensuite sur le concept de l’expérience pure, dont Nishida, sensible à l’intérêt porté par les philosophes occidentaux à « l’expérience directe », fit le fondement de sa pensée. Le philosophe édifia sur cette base un système philosophique dépassant le matérialisme mécaniste, en adaptant librement différents systèmes de l’idéalisme allemand lancé par Kant et en y intégrant diverses pensées religieuses et connaissances de la biologie (notamment celles de la génétique ou de l’évolutionnisme). Finalement, je montrerai que la notion de « vie » constitue le cœur de tout ce système, depuis « l’expérience pure » jusqu’à l’union avec Dieu, ce qui me permettra de conclure à une philosophie fondamentalement vitaliste.
3Cette étude, qui implique un réexamen des courants de pensée du début du XXe siècle, devrait en outre ouvrir de nouvelles perspectives sur l’histoire de la pensée japonaise moderne. Je donnerai notamment un aperçu du nouvel essor de la doctrine de Wang Yangming (très prisée dans la classe des guerriers au début de Meiji) et du bouddhisme Zen dans la troisième décennie de cette époque, lors de la montée en puissance du « national-purisme », et soulignerai qu’une volonté de dépasser l’opposition « modernité/antimodernité » commençait à se manifester aux environs de la guerre russo-japonaise – tournant, à mon sens, de l’histoire de la pensée au Japon.
comment doit-on vivre sa vie ?
4L’œuvre la plus connue de Nishida Kitarō est sans doute Étude sur le bien (1911), son premier recueil d’essais, dont la deuxième partie (« La réalité ») fut la première à être publiée, en mars 1907, sous le titre « De la réalité », dans la Revue de philosophie (Tetsugaku Zasshi, 22 (241)). Ce sujet était alors pour Nishida le plus grand pôle d’intérêt et de recherche2.
5Le premier chapitre de cette deuxième partie, intitulé « Le point de départ de la recherche », commence ainsi :
Les conceptions du monde et de la vie humaine sont intimement liées aux exigences pratiques de la morale et de la religion, qui dictent à l’homme comment il doit se conduire et où il doit trouver la paix de l’esprit. Les gens ne peuvent se satisfaire de convictions intellectuelles et d’exigences pratiques qui se contredisent (nkz, 1, 45).3
6La proposition ici énoncée concerne donc l’union nécessaire de la théorie et de la pratique. Mais la question de fond qu’elle pose est : « Comment doit-on vivre sa vie ? » Un tel point de départ semblera normal dans le cas d’un jeune philosophe. Et pourtant, tous les jeunes philosophes ne sont pas toujours partis de cette question-là.
7Le 24 février 1902, Nishida, alors âgé de 31 ans, consigna la phrase suivante dans son journal intime : « Finalement, l’étude sert la vie ; la vie compte plus que tout ; une étude sans vie est inutile ; il ne faut donc pas se ruer sur les livres » (nkz, xvii, 74).
8Il semble que l’auteur plaide ici en faveur d’une étude qui fût au service de la vie. Mais la rhétorique de cette phrase repose en fait sur la polysémie du mot « vie4 ». Dans les deux premiers cas, il correspond aux termes jinsei et jinsei du japonais de l’époque. Emprunté au chinois, le premier désigne la nature humaine ou la personnalité d’un individu. Le second, bien que de sens très proche, ne signifiait pas alors la durée de la vie, comme aujourd’hui, mais la vie humaine en tant que telle, source de l’activité de l’être humain. Dans le dernier cas, il correspond exactement au japonais seimei, la « vie » en tant qu’état. Une étude « vivante » est donc une étude devenue chair et sang, et non une simple acquisition de connaissances.
9La célèbre Invitation à l’étude (Gakumon no susume, 1872) de Fukuzawa Yu-kichi engageait le peuple, après la restauration impériale de Meiji, à étudier des domaines utiles à la société. Mais en 1902, le système académique officiel était déjà bien structuré ; dans le domaine de la philosophie, l’assimilation de l’idéalisme allemand était alors à son apogée. Or, c’est précisément à cette époque que Nishida déclara dans son journal intime qu’il fallait se livrer non pas à une étude pour la société ou pour l’étude elle-même, mais à une étude permettant de découvrir l’essence de l’être humain, et à une étude pour soi.
10Pourquoi Nishida insista-t-il tant sur la « vie » ? Sans doute parce qu’il fut très tôt confronté à la question de savoir comment vivre la sienne. Né le 19 mai 1870 dans le canton de Kitakawa, département d’Ishikawa, Nishida entre en juillet 1883 à l’École normale de ce département, qu’il quitte bientôt pour cause de typhus. Le Lycée d’enseignement spécialisé d’Ishikawa, où il est admis en septembre 1886 et où il rencontre ceux qui deviendront ses amis de toute une vie, parmi lesquels Suzuki Teitarō (Daisetsu) et Fujioka Sakutarō, est nationalisé l’année suivante et devient le « Quatrième Lycée supérieur ». En réaction contre les orientations du programme fixées par le Bureau des affaires scolaires, Nishida échoue aux examens de passage en classe supérieure, puis se retire de cet établissement en 1890 et se met à étudier seul. En septembre 1891, il est admis en section de philosophie de la faculté des lettres de l’Université impériale, à Tōkyō, mais pour n’en suivre que les cours facultatifs. Il en sort diplômé en juillet 1894 mais, contrairement aux étudiants inscrits régulièrement, son statut particulier ne lui offre pas de débouchés intéressants. Sa jeunesse est faite de frustrations.
11En avril 1895, il est nommé professeur dans une annexe de l’École secondaire de Noto, à Nanao, dans le département d’Ishikawa. Le mois suivant, Nishida se marie. Dès 1896, le jeune couple se sépare pour un temps. En septembre 1896, Nishida obtient un poste de suppléant au Lycée supérieur de Yamaguchi, où il est nommé professeur en mars 1899 ; ce n’est qu’une fois muté, en juillet, au Quatrième Lycée supérieur, que sa vie connaît enfin la stabilité.
12Sur les ennuis rencontrés pendant cette période et les idées auxquelles ils ont donné forme, Nishida lui-même ne dit que peu de choses. Avant Étude sur le bien, il ne publia rien, sinon trois ou quatre essais5. Ainsi, nous ne pouvons qu’imaginer la teneur de la pensée du jeune Nishida, en nous fondant sur sa correspondance, ses journaux intimes ou ses tout premiers essais – composés aux alentours de la publication d’Étude sur le bien et publiés plus tard dans Pensée et expérience (Shisaku to taiken, 1915) – et en nous référant à l’état psychologique des jeunes intellectuels de l’époque.
13Dans le passage de son journal intime cité plus haut, Nishida entend par « étude », bien sûr, la philosophie. En plusieurs endroits proches du texte de ce jour sont consignées, en plus de comptes rendus de rencontres amicales, des notes de lecture d’œuvres de Kant et de Hegel. On y voit en outre combien était fort l’intérêt de Nishida, qui lisait alors le Faust de Goethe, pour les belles lettres.
14Dans ce même journal de février 1902, on apprend aussi qu’il se livrait à une ascèse quotidienne du Zen consistant à « méditer en position assise et se frictionner à l’eau froide », parfois accompagnée de « mouvements » – sans doute dans un souci d’entretien physique. La famille de Nishida était adepte du Jōdo-shinshū (il fait d’ailleurs allusion à la piété de sa mère au début de Gutoku Shinran, 1911). Mais la méditation assise du Zen apparut dans son journal intime en 1897, et l’on sait qu’après sa nomination au Quatrième Lycée supérieur de Kanazawa en 1899, il fréquenta assidûment le maître de Zen Setsumon du temple Senshin’an, au pied de la colline d’Utatsu6.
15En 1907, Nishida perd successivement sa deuxième fille, Yūko, en janvier, et sa cinquième fille, Aiko, en juin. Sa tristesse se sent dans la préface qu’il donne en 1908 aux Conférences sur l’histoire de la littérature japonaise (Kokubungaku-kôwa) de Fujioka Sakutarō, ami de longue date. Partageant la peine de celui-ci, qui avait vécu une épreuve similaire, il y déclare que « résoudre le problème de la mort est la chose la plus importante de la vie », et que « ce n’est que lorsque l’on aura résolu la question de la mort que l’on pourra vraiment comprendre le sens de la vie » (nkz, i, 419).
16Ces propos de Nishida sur la mort ne sont pas sans rappeler de nombreux autres textes. S’agissant du Zen japonais, on trouve par exemple dans le 31e fascicule du Shōbōgenzō de Dogen la phrase : « Faire toute la lumière sur la vie et la mort est la plus grande préoccupation des disciples du Bouddha », sur laquelle s’ouvre d’ailleurs la « Préface générale » du Shushōgi de l’école Sōtō, une sélection de passages du Shōbōgenzō. À la date du 6 janvier 1901 du journal intime de Nishida, on peut lire : « L’important dans la méditation zen, c’est la difficulté de la pratique » ; « Le but principal du zazen est l’affranchissement de la vie et de la mort. » Et dans le cas de l’Occident, cela nous rappelle Socrate qui, accueillant la mort avec sérénité, déclara que celle-ci est la question qui occupe toute la vie du philosophe. À ce propos, Kiyozawa Manshi, réformateur du Jōdo-shinshū emporté par la tuberculose avant d’avoir terminé sa tâche, aurait souvent prononcé cette phrase de Socrate vers la fin de sa vie. J’aborderai plus loin la question de l’influence de Kiyozawa Manshi sur Nishida.
17On ignore les motifs qui poussèrent Nishida à pratiquer des ascèses du Zen. Tandis que, sous le coup de la politique antibouddhique menée par l’État au début de Meiji, le bouddhisme japonais dans son ensemble connaissait le marasme, le Zen, bien implanté dans l’ancienne classe des guerriers, opposa une certaine résistance à ces mesures ; dans la deuxième décennie de Meiji, il occupa une place centrale au sein du mouvement pour l’élévation du bouddhisme au statut de religion d’État, reprit de la vigueur dans la décennie suivante, et connut une grande popularité aux environs de 1897. Mais ce n’est certainement pas pour suivre la mode que Nishida se rallia au Zen.
la solution des souffrances
18Le milieu de la quatrième décennie de Meiji, date à laquelle Nishida consigna dans son journal que « la vie compte plus que tout », constituait réellement une époque tourmentée pour les jeunes intellectuels, qui se demandaient comment vivre leur vie. Question qui peut certes sembler naïve et commune à tous les jeunes intellectuels de tous les temps. Et pourtant, chaque époque amène son lot de souffrances particulières.
19Le grand objectif du Japon d’après la restauration impériale de Meiji était d’améliorer, en puisant dans les cultures occidentales, son système et sa culture traditionnels, et de rattraper puis de dépasser le niveau culturel des pays occidentaux. Oppositions et conflits d’idées se concentraient sur une seule et même question, à savoir comment construire un état moderne indépendant, un Japon qui puisse devenir un dirigeant en Asie au même titre que les puissances occidentales, objectif partagé même par les partisans de l’idéal républicain. La devise « réussir dans la société » (risshin-shusse) envisageait certes une réussite personnelle, mais sous-entendait aussi une utilité à l’État moderne. Puis, ce vaste programme de dotation d’un système étatique moderne marqua un temps d’arrêt au début de la troisième décennie de Meiji. En 1890, le « Rescrit impérial sur l’éducation » définit les orientations de l’éducation populaire, en les plaçant sous l’égide de la lignée impériale, unique et continue à travers les siècles, et de la morale confucianiste.
20Sur la situation de la culture populaire aux environs de cette date, notons que le « national-purisme » (kokusui-hozon-shugi), soutenu principalement par le groupe Seikyōsha avec Kuga Katsunan, commençait à gagner de l’influence. Quant aux intérêts internationaux en Extrême-Orient, rappelons que la Russie et la Grande-Bretagne se livraient à une compétition acharnée et que la péninsule coréenne était en train de devenir l’une des clés principales des relations internationales. Dans ce contexte, le « national-purisme », qui avait étudié les idées européennes, chercha à sauvegarder la spécificité de la culture japonaise. Il s’enorgueillit d’une tradition culturelle plus longue que celle des grandes puissances, et célébra l’esprit asiatique face à la civilisation occidentale. Car, en dépit de ce que laisse entendre le nom de ce mouvement, l’opposition à la civilisation occidentale présupposait l’affirmation de la civilisation asiatique tout entière.
21D’un autre côté, après la victoire du Japon dans le conflit sino-japonais, un malaise social et politique s’instaura. En raison de la lourde imposition de l’après-guerre, l’agriculture par fermage augmenta dans les régions rurales, les exclus apparurent dans les villes et des antagonismes sociaux (on parlait alors de « problèmes sociaux ») surgirent de façon très nette. De grandes polémiques, comme celles sur la pollution d’Ashio ou l’abolition de la prostitution, firent rage. Des critiques sur le relâchement de l’esprit national se développèrent sous diverses formes.
22De cette époque date également le suicide d’un étudiant de première année de lettres au Premier Lycée supérieur, Fujimura Misao, qui, déchiré par un amour platonique, mit fin à ses jours en se jetant dans la cascade Kegon de Nikkō, laissant derrière lui un mot d’adieu disant : « La nature véritable de toutes choses tient en un seul mot : incompréhension. Voilà l’origine de mes souffrances. J’ai donc choisi la mort. » Cette affaire attira l’attention du public, qui en fit un « suicide philosophique », sur les doutes et tourments des jeunes intellectuels7. Je crois que l’on peut voir dans ce suicide un symbole de la brèche qui commençait à s’ouvrir dans la conscience de ces jeunes.
23C’était en tout cas le signe qu’un jeune esprit ne se satisfaisait pas des idées imposées du haut par l’État, ni de celles soutenant le développement de la société japonaise dans le seul but de rattraper les grandes puissances, ni des avertissements émis au sujet des antagonismes créés par la civilisation moderne, ni même des idées concernant l’esprit japonais ou asiatique. Cet esprit insatisfait voulait avant tout connaître la « nature véritable de toutes choses ». Environ un an plus tard, Nishida écrivait dans son journal intime que, finalement, l’étude devait servir la vie.
24Le chapitre « La réalité » (premier essai dans lequel Nishida présentait ses propres positions philosophiques), de la deuxième partie de cette œuvre, s’ouvrait sur la nécessité de faire coïncider les conceptions du monde et de la vie humaine avec les exigences pratiques de la religion et de la morale. Mais Nishida précisa alors :
Avant de chercher à savoir ce que nous devrions faire et où nous devrions trouver la paix de l’esprit, il nous faut tout d’abord déterminer la nature véritable de l’univers et de la vie humaine, et ce qu’est la véritable réalité (nkz,i, 46).
25Le journal intime de Nishida ne fait aucune allusion au suicide de Fujimura Misao. Mais à la date du 23 juillet 1903, deux mois environ après les faits, on y apprend qu’à la lecture d’un article de la revue Zen-shū, Nishida pensa qu’il s’était trompé en rejoignant le Zen pour l’étude ; il déclara alors : « C’est pour mon esprit, pour ma vie, que je dois le pratiquer » (nkz,xvii, 117) – variante appliquée au Zen de son idée initiale sur l’étude devant servir la « vie », qui désigne ici le fondement de l’existence.
26À cette époque, le mot « vie » (seimei) était souvent utilisé dans l’acception générale d’énergie supportant l’activité de l’homme, ses instincts, sa vie intérieure. L’emploi de l’expression « vie intérieure » (naibu-seimei) pour désigner l’âme humaine était d’ailleurs en train de se généraliser. Le Traité sur la vie intérieure (Naibu-seimei-ron, 1893 ; publié dans les Œuvres complètes de Tōkoku (Tōkoku-zenshū) en 1902 de façon posthume) – dans lequel Kitamura Tōkoku, influencé par Emerson, postulait que le poète pouvait absorber la « vie » emplissant l’univers par le biais de l’inspiration justement parce qu’il y avait de la « vie » dans son esprit-était déjà relativement connu. L’idée de « vie intérieure » était liée, alors, à celle de la « Vie universelle »8.
27Six mois après le « suicide philosophique » de Fujimura Misao éclata la guerre russo-japonaise. Contrairement au conflit sino-japonais, un courant pacifiste se manifesta alors de diverses façons. Certains intellectuels ne se contentaient plus de s’opposer aux mesures gouvernementales : ils commençaient maintenant à remettre en question la voie que devaient suivre le peuple et l’État. Le 19 juillet 1905, Nishida déclara dans son journal : « Je ne veux pas devenir psychologue, ni sociologue, mais “chercheur de vie” » (nkz,xvii, 117).
28La guerre que mena le Japon contre la Russie (1904-1905), l’une des grandes puissances occidentales du moment, au sujet de ses intérêts en Mandchourie fit un nombre record de victimes ; après la victoire, remportée avec peine, la situation sociale était assez compliquée. Le relâchement de la tension fit place à un abattement général. Poussé par ce sentiment ambigu, le slogan « Japon, leader de l’Asie » qui, dans la première moitié de Meiji, visait à mener les pays asiatiques à l’indépendance, finit par servir la politique d’invasion de la Corée après la signature du Protocole japonais-coréen en 1903. La devise de Fukuzawa Yukichi qui voulait « quitter l’Asie et rejoindre l’Europe » tomba en parfaite désuétude, et la tendance à faire l’éloge de l’esprit japonais et asiatique en face de la civilisation occidentale se renforça. D’autre part, le passage à l’industrie légère à grande échelle et à l’industrie lourde progressait rapidement ; l’économie capitaliste gagnait les régions rurales, et les antagonismes sociaux ne cessaient de s’accentuer.
29C’est pendant cette période de grands changements que Nishida étudia les classiques de la philosophie occidentale et les nouveaux courants de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, avant de compiler Étude sur le bien. Ses efforts pour saisir l’esprit asiatique à travers l’ascèse zen témoignent certes d’une coïncidence de ses conceptions du monde et de la vie humaine avec les exigences de la religion et de la morale ; mais on ne peut faire abstraction de ce contexte historique pour appréhender la genèse de sa philosophie lorsqu’il parle de déterminer « la nature véritable de l’univers et de la vie humaine ».
30En outre, les interrogations des jeunes intellectuels concernant leur vie et la nature véritable de toutes choses constituèrent le fondement de la « soif de culture » de Taishō – âge de création intense dans les domaines de la philosophie et des arts – grâce à laquelle de nombreux jeunes purent lire Étude sur le bien. Cette œuvre, je le répète, proposait une solution philosophique aux souffrances de cette époque.
le « moi »
31Comment donc Nishida conçoit-il, dans Étude sur le bien, la « nature véritable de l’univers et de la vie humaine », et la façon dont on doit vivre sa vie ? On trouve, dans la « Préface » de la première édition de cette œuvre (éd. Kōdōkan), le passage suivant :
Pendant des années, j’ai cherché à expliquer toutes choses en n’admettant comme seule réalité que l’expérience pure. J’ai d’abord lu des auteurs comme Mach, sans être satisfait. Je réalisai alors que ce n’est pas l’individu qui précède l’expérience mais l’expérience qui précède l’individu, que l’expérience est bien plus fondamentale que les différences individuelles./évitai ainsi le solipsisme. Puis, en donnant un rôle actif à l’expérience, je sentis que je pourrais m’accorder avec la philosophie transcendantale lancée par Fichte. Enfin, j’ai rédigé la deuxième partie de ce livre, qui, certes, demeure incomplète (nkz,i, 4).
32Nishida dévoile la façon dont il faut vivre sa vie et la nature véritable de l’univers et de la vie humaine à travers les quatre parties d’Étude sur le bien, intitulées « L’expérience pure », « La réalité », « Le bien » et « La religion ».
33On ignore à partir de quand Nishida voulut tout expliquer « en n’admettant comme seule réalité que l’expérience pure ». Cette dernière constitue certes une notion de base d’Étude sur le bien, mais Nishida déclare dans la préface de cette œuvre que les non-initiés peuvent se dispenser d’en lire la première partie, sans doute trop difficile à ses yeux (nkz, i, 3). Publiée à l’origine sous le titre « L’expérience pure et la pensée, la volonté et l’intuition » dans la Revue de philosophie en août 1908, cette « première partie » est plus tardive que la « deuxième », publiée, elle, en mars 1907. Nishida avait donc déjà décidé de fonder son « réalisme » sur l’expérience pure, mais la synthèse de ses idées sur ce sujet fut postérieure à celle sur la « réalité » – détail d’importance pour connaître l’évolution de sa pensée.
34Pourquoi Nishida ne se satisfit-il pas des théories d’Ernst Mach (1838-1916), pour qui matière et esprit sont des composés d’éléments sensibles ? Sans doute parce qu’il voulait déjà se libérer du solipsisme et faire de l’expérience spirituelle (dépassant l’expérience sensible) la problématique de sa philosophie. Mais il faut d’abord savoir comment Nishida concevait le « solipsisme », qu’il put dépasser, d’après la citation précédente, grâce à l’idée de la priorité de l’expérience sur l’individu – selon laquelle ce n’est pas l’individu, posé d’avance, qui expérimente, mais bien l’expérience qui, par accumulation, crée la personnalité de l’individu.
35Un effort pour connaître la vie (Seimei no ninshikiteki doryoku, 1912), de Kurata Hyakuzō, est un des textes révélateurs de l’admiration portée par la jeune génération à Étude sur le bien. Mais c’est dans Le désir de se retrouver dans le sexe opposé (Isei no uchi ni jiko wo miidasan to suru kokoro) que Kurata déclara qu’Étude sur le bien lui avait fourni une conception métaphysique de l’amour et de la religion dépassant le « solipsisme »9. L’amour, désir de ne faire qu’un avec l’autre, finit par devenir chez lui la valeur suprême, surtout sous la forme de l’amour entre homme et femme. Dans sa pièce de théâtre Le prêtre et ses disciples (Shukke to sono deshi, 1917), qui fut le livre le plus apprécié de la jeune génération, au début de Shōwa, Kurata met en scène un disciple de Shinran tourmenté par l’amour et cherchant son salut dans le bouddhisme. Or, ses deux essais cités plus haut furent insérés au début de son premier recueil, Le commencement de l’amour et de la compréhension (Ai to ninshiki to no shuppatsu, 1921), qui fut tout aussi populaire – ce qui contribua sans aucun doute à attirer l’attention des jeunes lecteurs sur la deuxième édition de Zen no Kenkyū, publiée la même année par la librairie Iwanami.
36La progression de Kurata du « solipsisme » à l’amour et à la religion suit celle d’Étude sur le bien, dont la partie sur « Le bien » précède celle sur « La religion ». Mais laissons provisoirement la problématique de la place de l’expérience pure dans Étude sur le bien pour voir, en suivant le fil de la pensée du jeune Nishida, les particularités de sa conception du « Moi », de l’amour, de l’union de la morale et de la religion, ainsi que le système éventuel que formaient ces idées.
37Dans un essai postérieur à Étude sur le bien et dont il fit la préface de la traduction japonaise de Matière et mémoire de Bergson, en 1914, on voit bien que Nishida accorde au « Moi », d’abord, la valeur de critère absolu :
Les Japonais ont la manie vraiment fâcheuse de fixer la valeur des choses en fonction de leur nouveauté ou de leur ancienneté. Pour ma part, je ne me soumets qu’à ma propre autorité ; ce qui me meut, c’est ce que moi je crée ; la philosophie, la littérature concernent mon esprit, pas celui des autres. De nombreux points de la philosophie de Bergson n’ont pu voir le jour que chez Bergson (nkz, i, 425-426).
38Par « ne se soumettre qu’à sa propre autorité », il faut entendre juger la valeur d’une chose en fonction du sens qu’elle prend pour celui qui juge. Le « Moi » devient le critère absolu du jugement de valeur – ce qui, chez Nishida, est lié à l’importance de l’individualité dans la philosophie. Mais cette toute-puissance du « Moi » dans le jugement de valeur n’entre-t-elle pas en contradiction avec le dépassement du solipsisme ? Par quelle logique Nishida combina-t-il le « Moi » et le « dépassement du Moi » ? Cette problématique soulève bon nombre d’interrogations. Le terme « esprit » (shinrei) – courant à l’époque – utilisé par Nishida dans l’extrait précédent désigne quant à lui l’esprit d’un individu.
39Pendant sa jeunesse, Nishida chercha à acquérir une forte conscience de soi. Dans une lettre du 16 octobre 1891 adressée à un ami de l’époque du Quatrième Lycée, Yamamoto Ryōkichi, Nishida, qui venait d’entrer en faculté de lettres à l’Université Impériale, déclare qu’il doit « tenir bon, ne pas plier » (nkz,xvi, 12). Dans cette même lettre, il cite un poème de Kumazawa Banzan (1619-1691), politicien du fief d’Okayama qui appliqua les principes de l’école de Yangming (Yōmeigaku) et selon qui « ceux qui cherchent la Voie dans l’étude » sont des « idiots ». C’est sans doute parce qu’il fut blessé par la discrimination établie entre les étudiants réguliers et ceux inscrits comme lui en cursus facultatif à l’Université Impériale, que Nishida rédigea cette lettre.
40Un autre passage de cette lettre rapporte qu’il se rendit en septembre sur la tombe de Kumoi Tatsuo, au Temple Tennōji de Yanaka, et qu’il ne put, « à l’idée de son esprit d’indépendance capable d’ébranler le ciel et la terre », retenir son affection et son admiration. (Kumoi Tatsuo (1844-1870), samouraï du fief de Yonezawa qui abandonna la doctrine de Zhuzi au profit de celle de Yangming, est connu pour la place importante qu’il occupa au sein de la clique gouvernementale originaire des fiefs de Satsuma et Chōshū, après la restauration de Meiji, et pour sa tentative de renversement du gouvernement, qui lui valut sa condamnation à mort.)
41Tout à la fin de son journal intime de 1902, Nishida déclare aussi « ne compter que sur ses propres forces pour réaliser de grandes choses », et que « ce n’est pas la peine de se sacrifier pour quelqu’un, pour sa famille, pour son groupe ou pour son pays » au nom d’un grand principe (nkz, xvii, 99-100). Le rôle absolu accordé au « Moi » par la doctrine de Yangming permet de se comporter en faisant fi de toute autorité extérieure. La grande confiance en lui-même de Nishida, qui ne voulait pas changer sa voie sous le poids du système social, fut sans doute forgée par les frustrations qu’il endura dans sa jeunesse. On la comprendra peut-être mieux en la rapprochant des « forces personnelles » sur lesquelles se base le pratiquant zen. Mais l’influence de la pensée de Yangming est incontestable dans sa devise « ne compter que sur ses propres forces pour réaliser de grandes choses ».
42C’est peut-être aussi par influence de la doctrine de Wang Yangming, parfois appelée le « Zen du confucianisme », que Nishida se convertit au Zen – sans, d’ailleurs, la rejeter ensuite pour autant. Dans l’encadré d’une page de son journal intime de 1907, il copia les deux derniers des quatre poèmes « Sur la connaissance du bien », tirés du Ju-yue-shi de Wang Yangming, en y ajoutant une lecture japonaise. Nul doute que la doctrine de Yangming – sinon celle développée au Japon – ait beaucoup influencé le jeune Nishida10.
43En un mot, la pensée de Wang Yangming propose un entraînement spirituel menant à une « satisfaction de soi », état de joie sans fausseté du « Moi », par une « limitation de l’égoïsme », et ce, afin d’être plus « libre ». Les courants inspirés par cette doctrine et développés au Japon par Nakae Tōju ou Kumazawa Banzan pendant l’époque Tokugawa connurent un nouveau succès dans la classe guerrière à la fin du Bakufu et pendant Meiji, et donnèrent naissance à un idéal d’héroïsme viril perceptible dans les idées révolutionnaires d’Oshio Heihachirō ou chez Saigo Takamori11. On peut penser que les intellectuels japonais qui avaient reçu une éducation fondée sur l’étude des classiques chinois firent de nouveau appel à cette doctrine « japonisée » de Yangming lorsqu’ils durent prendre position face aux mesures de modernisation, c’est-à-dire d’européanisation, lancées dans la troisième décennie de Meiji12. Il faut aussi voir un lien entre l’idéal de l’homme « valeureux » et l’intérêt porté au Zen et au Bushidō à partir de la seconde moitié de cette époque.
44Les courants japonais de l’école de Yangming (Yōmeigaku) et la foi du pratiquant zen dans ses « propres forces » ne furent pas seuls à exercer une influence sur la forte conscience de soi de Nishida. Dans le chapitre XIII (« La parfaite bonne conduite ») d’Étude sur le bien, celui-ci fait de la « sincérité », qui est la soumission aux « demandes véritablement les plus profondes de l’esprit tout entier », le critère de la bonne conduite (il se rapproche en cela de la pensée de Yamaga Sokō) et l’origine de l’amour du prochain (idée proche de la notion de jin, « d’amour », chez Itō Jinsai) – d’où une influence évidente du confucianisme japonais, qui insiste sur le sacrifice pour autrui et le jaillissement naturel de la « sincérité ». Nishida était par ailleurs un grand amateur de philosophie et de littérature européennes. Dans un de ses tout premiers écrits, Aperçu de l’éthique de Green, analyse générale de Prolegomena to Ethics de T.H. Green publiée dans la revue Kyōiku-jiron en 1895, après l’obtention de son diplôme de l’Université Impériale, Nishida dit avoir assimilé la « théorie de la réalisation de soi ». En outre, replacée dans son contexte historique, sa forte conscience de soi ne semble pas sans lien avec la pensée de Nietzsche. En 1914, dans sa préface à la traduction de Matière et mémoire de Bergson, Nishida déclare que « lorsqu’il fut introduit au Japon, Nietzsche acquit une célébrité digne de celle d’Eucken ou Bergson aujourd’hui. Et pourtant, combien de personnes ont alors lu Ainsi parlait Zarathoustra ? » (nkz,i, 425).
45Introduite aux alentours de la guerre russo-japonaise, en premier lieu dans Vivre la beauté au quotidien (Biteki seikatsu wo ronzu, 1901) de Takayama Chogyū (qui l’avait découverte dans les poèmes de Whitman), la pensée de Nietzsche fut perçue comme un individualisme fondé sur le besoin de plaisir physique et d’assouvissement des instincts. À cette époque, l’idée nietzschéenne du « surhomme », généralement interprétée comme un dépassement excessif de soi, était parfois même comparée au délire de l’ivresse ou aux hallucinations euphoriques. Avant l’introduction de Nietzsche au Japon, Kitamura Tōkoku, dans Emerson (1894), avait déjà présenté un transcendantalisme lié à la vie macrocosmique13. On peut penser, d’ailleurs, que l’idée de « l’homme valeureux » défendue par l’école de Yangming fournit la base de l’assimilation des idées d’Emerson, Whitman ou Nietzsche, par lesquelles elle fut remodelée.
46Mais en 1914, Nishida comprit Nietzsche d’une nouvelle façon – les recherches sur la pensée de Nietzsche avaient progressé après la mort de celui-ci et Nishida avait étudié plusieurs autres philosophes. Dans la préface de la Biographie de Lafcadio Hearn (1914), Tanabe Ryūji soutint que Hearn adoptait l’évolutionnisme d’Herbert Spencer ; Nishida rétorqua que Hearn, à la différence de Spencer, « envisageait la théorie de l’évolution à un niveau spirituel, et non sans romantisme », avant de donner Nietzsche comme précurseur de l’application de la théorie de l’évolution au monde de l’esprit, et Bergson comme son successeur actuel. C’est donc qu’il avait vu dans l’idée nietzschéenne du « surhomme » un mouvement de l’esprit répétant le dépassement de soi. D’autre part, la thèse soutenue par Bergson dans L’évolution créatrice (1903), selon laquelle l’élan vital était la source de la créativité de l’esprit, appliquait au domaine de l’esprit, quant à elle, la théorie des mutations de De Vries14.
47L’attention portée au comportement de l’homme, à son activité, est la deuxième caractéristique de la réponse de Nishida à la question de savoir comment vivre sa vie. Au début du premier chapitre de la deuxième partie d’Étude sur le bien (voir supra), il préconisait l’union de la théorie et de la pratique. Il s’agit peut-être là encore d’une influence de l’école de Yangming. Contrairement aux confucianistes chinois et coréens, intéressés surtout par les textes, les confucianistes japonais de la fin du Bakufu visèrent la pratique, dans les domaines de la politique, de la société, des sciences naturelles ou des technologies, d’où leur rôle positif dans l’assimilation de la culture occidentale. « L’unité de la connaissance et de l’action » défendue par l’école de Yangming dut fortement motiver cette idée de « savoir pratique » ; on peut même penser qu’elle œuvra à l’assimilation du christianisme pendant Meiji (avec, notamment, Yamaji Aizan, méthodiste insistant sur les applications sociales, et Yamamuro Gumpei, qui s’illustra dans l’Armée japonaise du Salut). L’influence de cette idée « d’unité » perdura jusque dans la seconde moitié de Meiji. Les premiers socialistes japonais, bien que baptisés pour la plupart, passèrent en effet d’un humanisme chrétien à un socialisme cherchant une solution pratique aux problèmes sociaux de l’époque15.
48Nishida, quant à lui, envisageait une étude vivante, devenue chair et sang, et non une simple acquisition de connaissances – fondement même de toute sa pensée. Dans la première partie d’Étude sur le bien, il traite de « l’expérience pure », très marquée par William James, qui analysait le lien entre l’activité de l’homme et sa conscience, et dont la philosophie pragmatiste intéressait Nishida ; dans les deux premiers chapitres de la troisième partie, il aborde aussi le problème du « comportement ». On peut peut-être sentir ici aussi une influence de l’idée « d’unité de la connaissance et de l’action ». Dans Intuition et réflexion dans la prise de conscience (Jikaku ni okeru chokkan to hansei, 1917), Nishida va même, dans sa réflexion sur l’homme en tant qu’agent de comportement, jusqu’à se mesurer aux positions philosophiques de Fichte.
l’idée « d’amour »
49La troisième particularité des idées de Nishida sur « l’humanité » est son insistance sur « l’amour », intimement liée à « l’union de la morale et de la religion » – qui représenta la quatrième caractéristique de sa pensée sur ce concept. Dans Gutoku Shinran, évoqué plus haut, Nishida cite la célèbre théorie de l’akunin-shōki de Shinran, formulée en ces termes dans la première section du Tannishō : « Si les bons peuvent renaître dans la Terre Pure, les mauvais le peuvent d’autant plus. » Il souligne que le Jōdo-shinshū constitue la « religion dans laquelle les imbéciles, les hommes de mal, présentent les véritables dispositions du salut », et ajoute :
Bien qu’étant lui aussi une religion fondée sur un pouvoir extérieur et accordant à l’amour un rôle central, le christianisme, issu du judaïsme, très sensible à l’idée de justice, a toujours plus ou moins tendance à reprocher les crimes ; le Jōdo-shinshū, par contre, est une religion de l’amour absolu, du pouvoir extérieur absolu (nkz,i, 408).
50Même aux plus imbéciles et aux plus criminels, le Buddha Amida promet d’œuvrer à leur salut – principe central du Jōdo-shinshū, selon Nishida. La rencontre des intellectuels japonais avec l’idée de philanthropie universelle eut lieu lors de l’assimilation du christianisme, pendant Meiji. Bien sûr, il existait un substrat apte à la recevoir, en l’occurence, sans doute, l’idée de la « Voie de l’Homme », fondée sur la notion confucéenne « d’amour » (jin). Mais Nishida trouva dans la pensée de Shinran, fondateur du Jōdo-shinshū, un « amour absolu » dépassant bien et mal, donc l’éthique, à la différence du christianisme. Bien qu’admettant la grandeur de la pensée de Nichiren, qui néanmoins condamnait les autres sectes et méprisait le pouvoir politique, il conclut son Gutoku Shinran en soulignant que Shinran « regardait la Loi [bouddhique] et non les hommes », qu’il ne blâmait donc pas ceux qui, résignés à leur triste sort, se nuisaient à eux-mêmes, et que c’était là une attitude admirable.
51Le Tannishō, rédigé par Yuien, un disciple de Shinran, fut connu en dehors du cadre de la secte au cours de la quatrième décennie de Meiji. Kiyozawa Manshi, qui avait étudié au sein du Jōdo-shinshū avant d’en engager la réforme, se plut à lire cet ouvrage toute sa vie durant, et donna des conférences à son sujet aux fidèles. C’est à partir de cette époque que l’akunin-shōki fut considéré comme l’essence de la pensée de Shinran16.
52Quoi qu’il en soit, le Buddha Dainichi, révélé par le Mahâvairocanasūtra (VIIe s. ?), œuvre canonique du tantrisme bouddhique indien, était considéré comme l’origine absolue du monde, mais l’Amitâbha-sūtra (Ier-IIe s. ?) faisait du Buddha Amida, souverain de la Terre Pure, l’Être Absolu. Or, la croyance en un « pouvoir extérieur absolu », selon laquelle seule une foi exclusive en Amida apporte le salut, est précisément celle avancée par Kiyozawa dans son mouvement. Ainsi, la façon dont Nishida percevait le Jōdo-shinshū était très influencée par la pensée de Kiyozawa Manshi17.
53Sachant que le Zen constitue une foi en les « forces personnelles » du pratiquant, on peut trouver contradictoire que Nishida ait, tout en se livrant au Zen, insisté sur la « force extérieure » véhiculée par le Jōdo-shinshū ou le christianisme. Cela signifie peut-être qu’à une époque, Nishida fut, comme Ishikawa Takuboku, partagé entre deux tendances contradictoires. Ou que son parcours ressemble à celui de Kiyozawa Manshi, qui, bien que visant la renaissance de l’esprit du Jōdo-shinshū, se livra à des ascèses faisant appel aux « forces personnelles », avant de se convertir, une fois atteint de tuberculose et proche de la mort, à la « force extérieure absolue ». Toutefois, dans Étude sur le bien, les idées opposées de « forces personnelles » et « force extérieure » sont réunies sans difficulté. En d’autres termes, Nishida saisit le Zen et le Jōdo-shinshū comme un tout, sans le moindre antagonisme. Comment parvint-il à surmonter cette difficulté ?
54Avant de répondre à cette question, dégageons de ce qui précède les caractéristiques de la conception que se faisait Nishida Kitarō de la religion. La première est la compréhension qu’il montre, en dépit de son choix de l’ascèse zen, de la doctrine du Jōdo-shinshū, et la seconde, sa tendance à voir dans la religion japonaise une certaine supériorité sur le christianisme, symbole important de la culture occidentale.
55Intéressons-nous d’abord à cette dernière tendance. L’orientation des efforts de Nishida, qui chercha à donner une dimension philosophique à l’ascèse du Zen permettant d’atteindre l’Illumination et qu’il avait lui-même expérimentée, fut décidée lors de la montée en puissance du « national-purisme », mélange de nationalisme et « d’asiatisme » (ajia shugi). Et comme l’idée « d’esprit de la nation » à laquelle il appartenait était alors très forte, il voulut sans doute intégrer dans son système philosophique, en plus du Zen, le Jōdo-shinshū, autre religion japonaise. Sachant, d’un point de vue plus général, que la doctrine de Yangming et le bouddhisme avaient été produits par « l’esprit asiatique », il n’est pas surprenant non plus que Nishida ait senti une certaine fierté à considérer sa propre pensée comme une philosophie asiatique18.
56Penchons-nous maintenant sur la comparaison faite par Nishida, adepte du Zen, entre la pensée de Shinran et le christianisme. Cette volonté de trouver quelque chose, quitte à ce que ce fût dans une autre religion, relève nettement de l’étude comparée des religions. Et pourtant, ce n’était pas là une idée de Nishida. En 1901, par exemple, Murakami Senjō, érudit de la branche Otani du Jōdo-shinshū, fit scandale avec son Traité pour l’unification du bouddhisme (Bukkyō-tōitsu-ron, que lut Nishida19), avant de réclamer sa propre défrocation. En outre, une tendance à chercher, au-delà du seul bouddhisme, l’essence même de la religion, marqua cette époque. Tel était le but, notamment, d’Anesaki Masaharu, spécialiste des religions, dont la pensée eut une certaine influence sur les jeunes intellectuels de la seconde moitié de Meiji. Parti de la philosophie indienne, Anesaki étudia le bouddhisme, le catholicisme et le protestantisme, avant d’enseigner sa science à Harvard, aux États-Unis. En 1901, dans la correspondance qu’il entretenait avec Takayama Chogyū pendant ses études en Allemagne, par le biais de la revue Soleil, il déclara Schopenhauer « philosophe de la mort », Nietzsche « philosophe de la solitude » et Wagner « philosophe de l’amour ». Il dit choisir Wagner, mais montra également un intérêt pour la philosophie de Schopenhauer (influencé par la traduction latine des Upanishad indiennes), et se consacra notamment entre 1910 et 1912 à traduire et publier Le monde comme volonté et comme représentation. Il choisit aussi d’approfondir à sa manière l’interprétation de la pensée de Nichiren à laquelle était parvenu Takayama Chogyū20. D’après un tel contexte, on comprendra sans doute que la conception qu’avait Nishida de la religion n’était pas originale pour l’époque.
57Je voudrais souligner par ailleurs que Nishida, lorsqu’il stipule dans Gutoku Shinran la supériorité du Jōdo-shinshū et de son « amour absolu » par rapport au christianisme prisonnier de la notion de péché, cite la métaphore « comme le père accueillit l’enfant prodigue », tirée bien sûr du Nouveau Testament (Luc 15). Ce thème du retour du fils prodigue apparaît également dans le chapitre IV (« Dieu et le monde ») de la quatrième partie d’En quête du bien, où Nishida cite en outre un passage du De profundis d’Oscar Wilde pour évoquer la conscience du péché dans le christianisme et la sacralisation des souffrances qu’elle engendre21 (nkz,i, 196) – il relève ainsi un « amour absolu » au sein du christianisme. On trouvera ici l’idée selon laquelle l’essence de la religion se trouve dans chacune des religions, ce qui n’est pas commun à toutes les religions ne pouvant être considéré comme l’essence de la religion. Le deuxième chapitre du Shushōgi de l’école Sōtō dit : « Le Bouddha et les patriarches, dans leur grande mansuétude, ont ouvert l’immense Voie de la Compassion, afin de conduire tous les êtres à l’Illumination. Qui, homme ou dieu, ne la rejoindrait pas ? Bien que l’on subisse indubitablement les effets de la mauvaise rétribution karmique engendrés par les Trois Âes [de la Loi bouddhique], le repentir permet d’en alléger le poids et d’apporter la pureté en effaçant les péchés. » On peut dire que toute la doctrine du Zen repose sur cette idée.
58Nishida établit la transition suivante entre la troisième et la quatrième partie (« Le bien » et « La religion ») d’Étude sur le bien :
D’un point de vue académique, le bien peut être conçu de diverses façons ; mais en fait, il n’existe qu’un seul bien véritable : connaître le véritable « soi », qui est l’ultime réalité de l’univers. Qui connaît son véritable « soi » non seulement ne fait plus qu’un avec l’humanité tout entière, mais se fond aussi dans l’essence de l’univers et la volonté de Dieu. Voilà à quoi se résument la religion et la morale. La seule méthode permettant de connaître son véritable « soi » et de se fondre en Dieu est d’acquérir soi-même la force de réunir sujet et objet en un seul et même tout (nkz,i, 167-168).
59Ainsi, pour Nishida, la religion repose sur un seul principe (le même, en outre, que celui de la morale), en l’occurrence connaître son véritable « soi », ce qui revient à « ne faire plus qu’un avec l’humanité tout entière et se fondre dans l’essence de l’univers et la volonté de Dieu ». On dirait vraiment une adaptation contemporaine (c’est-à-dire aux réalités et à l’éthique du XXe siècle) de la phrase de Dōgen : « Étudier le bouddhisme, c’est s’étudier soi-même ; s’étudier soi-même, c’est s’oublier » (Shōbōgenzō, fascicule I). Mais pourquoi donc établir un lien entre la connaissance de son véritable « soi » et l’union avec l’essence de l’univers et Dieu ?
60Pour Nishida, réaliser son « soi » véritable, c’est « satisfaire la demande intérieure la plus solennelle » (nkz, i, 155), à savoir l’amour du prochain, un des instincts humains. Et dans cette idée d’amour, il voit un « sacrifice pour la nation », qui est « l’expression de la volonté d’une conscience commune » (nkz, i, 162), et une aspiration à une « union sociale incluant toute l’humanité » (nkz, i, 163). C’est cela, le bien. Le bien parfait, c’est « ne faire plus qu’un avec l’humanité tout entière ».
61On peut dire d’après ce passage que Nishida prône un universalisme philanthropique. Mais l’ensemble des milieux intellectuels de l’époque faisait de même. L’idée d’amour défendue par Tolstoï, qui manifesta en particulier son pacifisme lors de la guerre russo-japonaise, eut une grande influence en tant que pensée utopique humanitaire.
62Mais Nishida déclare ici que l’idéal d’une « union sociale incluant toute l’humanité » n’est pas aisément réalisable en cette « époque de paix armée » – propos tenus en un temps où, après le conflit russo-japonais, l’Europe vivait les signes avant-coureurs de la Première Guerre mondiale. De plus, son « universalisme pur » ne signifie pas la disparition de tous les États, mais que « chaque nation devienne de plus en plus stable, revendique sa spécificité et contribue à l’histoire mondiale ». Les idées de Nishida sur la paix de l’humanité et sur les nations n’ont jamais changé de toute sa vie22.
l’essence de la religion
63Mais Nishida va plus loin encore en affirmant que derrière la demande intérieure d’unité avec toute l’humanité se cache « la demande la plus profonde et la plus grande de l’esprit humain » (nkz,i, 172)23, la demande religieuse, celle de se fondre dans l’essence de l’univers et en Dieu. Ce qui signifie que chacun possède au fond de son cœur un « soi » véritable qui demande de s’unir à l’humanité tout entière, à l’essence de l’univers et à Dieu. Le seul objectif du Bien et de la religion est donc de révéler le « véritable soi » – affirmation centrale d’Étude sur le bien – et non uniquement de conduire à l’illumination, d’inciter à aimer son prochain ou à appeler le Buddha Amida. La connaissance du véritable « soi » et la « religion de l’amour absolu, de la force extérieure absolue » sont unies chez Nishida. On ne peut donc saisir l’idée de « l’amour offert par une force extérieure » que par ses propres forces. Comment cela est-il possible ?
64Il faut pour cela « tuer son faux “soi” et, une fois mort au regard des désirs de ce monde, ressusciter », c’est-à-dire détruire sa fausse personnalité embarrassée de désirs terrestres, mourir, puis ressusciter en « soi véritable », qui est pour ainsi dire le « soi » absolu, le « soi » qui « se fonde dans la volonté de Dieu ». Ainsi se réalise l’unité du « soi absolu », de « l’amour absolu du prochain » et de Dieu, l’Être Absolu. C’est par cette logique de la négation du soi spirituel que Nishida surmonta l’opposition entre forces personnelles et force extérieure, entre amour de soi et amour de l’autre. Telle fut sa réponse aux jeunes de l’époque qui souffraient de ne savoir comment vivre leur vie, qui, comme on dirait aujourd’hui, cherchaient un moyen de se trouver eux-mêmes et de se réaliser.
65La phrase « tuer son faux “soi” et, une fois mort au regard des désirs de ce monde, ressusciter » est calquée sur une phrase contenue dans des classiques du Zen (tels que le Pi-yen-lu), « lâcher les mains au bord du précipice et ressusciter une fois mort ». On peut lire dans Gutoku Shinran que « la possibilité d’acquérir une sagesse nouvelle, de nouvelles vertus, et d’entrer dans une vie nouvelle est la quintessence de la religion » (nkz,i, 407) ; « entrer dans une vie nouvelle », c’est « revenir à la nature originelle d’un soi parfaitement nu, que l’on ne peut connaître avant d’avoir lâché les mains au bord du précipice, et d’avoir ressuscité une fois mort » (nkz,i, 408). Cette idée, pour Nishida, est une vérité universelle, le point commun de toutes les religions.
66Le passage du dernier chapitre de la troisième partie (« Le bien ») que nous avons cité plus haut (« La seule méthode... ») se poursuit ainsi :
Acquérir cette force, c’est tuer son faux « soi » et, une fois mort au regard des désirs de ce monde, ressusciter. (Comme le disait Mahomet, le Ciel est dans l’ombre de l’épée.) Ainsi seulement on pourra pour la première fois parvenir véritablement à l’unité du sujet et de l’objet, sens ultime de la religion, de la morale et de l’art. Le christianisme appelle cela la résurrection, et le bouddhisme, la « vision de sa propre nature » [kenshō] (nkz,i, 167-168).
67Selon la tradition de l’Islam, un ange décapita Mahomet, prit son cœur, le lava et le replaça dans son corps – sur quoi Mahomet se sentit empli de sagesse. Il s’agit indéniablement d’une résurrection. Mais est-elle identique à celle dont parle le christianisme, ou au kenshō bouddhique ?
68On ignore jusqu’où allaient à cette époque les connaissances de Nishida sur l’Islam ; il déclare en tout cas que le mysticisme musulman parle de l’obtention de la divinité lorsqu’un homme renonce complètement à sa conscience de soi (on parle « d’illumination », à cause du contact avec la lumière divine). Il dit également que ce phénomène, à la différence de « l’affranchissement » (gedatsu) de la tradition hindouiste, est lié à un passage au « soi » absolu (« Je suis Dieu »), idée jugée dangereuse par l’ensemble des sociétés musulmanes24.
69La « résurrection » chrétienne désigne d’abord celle de Jésus-Christ, et plus généralement de l’âme qui, après la mort physique, obtient la vie éternelle. Bien que la confession des péchés constitue, dans le christianisme, une purification de l’âme, le pécheur n’est jamais vu comme un « faux soi ». Mais Nishida cite tout de même Wescott, évêque anglican, pour qui l’unité des croyants est « une unité de vie », ainsi que le philosophe allemand Jacob Boehme25, dans le chapitre II (« L’essence de la religion ») de la quatrième partie d’Étude sur le bien :
Comme le dit Jacob Boehme, nous arrivons à Dieu par la plus profonde naissance interne (die innerste Geburt). Par cette renaissance interne, nous voyons Dieu directement, croyons en lui, et en même temps, découvrons notre vie véritable et ressentons un pouvoir infini (nkz,i, 177).
70Cette « naissance interne la plus profonde » est celle du « soi véritable », qui obtient sa « vie véritable ». Pour le christianisme, sentir Dieu, et même Jésus-Christ, pourtant fils d’homme, directement au plus profond de soi, est une expérience mystique (c’est pourquoi Boehme est considéré comme un philosophe mystique). La phrase de Paul extraite de l’Épître aux Galates : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » – une source de la pensée mystique–, signifie que Paul, converti au Christ et condamné par la Loi juive, mourut de la même façon que Jésus, ce qui sous-entend qu’il rejeta la Loi terrestre pour choisir la Foi. Mais là n’était pas l’important pour Nishida qui, dans La position de l’individuel dans le monde historique (Rekishiteki sekai ni oite no kobutsu no tachiba, 1938), cite de front cette phrase de Paul et la phrase : « Lâcher les mains au bord du précipice et ressusciter une fois mort », déjà mentionnée dans Gutoku Shinran (nkz,viii, 145).
71La philosophie religieuse de Nishida, pour qui la « résurrection » entraînant la mort du « soi » est l’essence de la religion, repose tout entière sur le critère de l’Illumination zen. En voyant dans cette dernière une « renaissance interne », Nishida vit une signification commune dans les propos de Mahomet, Paul et Jacob Boehme.
72Nishida ne plaçait pas Dieu à l’extérieur du monde, tel le Créateur dont parle l’Ancien Testament. Pour lui, Dieu est l’essence de l’univers, son unificateur ; c’est pourquoi « Dieu se trouve directement au fondement de la réalité » (nkz,i, 96). L’univers, la réalité, est « l’expression de Dieu », sa manifestation ; la relation entre Dieu et la « réalité présente » est selon lui celle « existant entre le noumène et le phénomène » (nkz, i, 178). Puisque tout est l’expression de la personnalité de Dieu, la réalité, dans laquelle l’universel se manifeste sous forme finie, l’est également. Nishida parle de « l’universel se limitant lui-même », idée selon laquelle l’universel se manifeste de façon finie à travers tous les individuels existants, y compris la conscience d’un homme, résultat « d’une différenciation de Dieu » (nkz, i, 187). Par conséquent, Dieu se trouve au fondement de la conscience humaine finie et, logiquement, celui qui trouve le fondement de sa conscience arrive à Dieu. Et arriver à Dieu implique une « renaissance interne » de l’homme et l’acquisition de sa « vie véritable ».
73Nishida n’utilise pas le terme « Créateur » du classique chinois Zhuangzi, mais dans ce dernier également, le « Créateur », origine de l’univers, n’existe pas à l’extérieur du monde. Dans la philosophie indienne antique, l’Être Absolu, également origine de l’univers, ne contrôle pas non plus sa création de l’extérieur. En ce sens, on peut dire que Nishida se fonde sur la philosophie indienne et le taoïsme chinois qui, contrairement à la religion judéo-chrétienne ou l’Islam, n’envisagent pas un Dieu « hors » du monde. Parmi les représentants japonais de l’école de Yangming, Oshio Chūsai (Heihachirō, 1793-1837), adepte de la théorie de « l’unité du Principe et du Souffle Vital », insista sur l’unification avec l’Univers (in Senshindō-sakki, 1833) en se fondant sur certains passages du Zhuangzi (« flâner dans l’espace », Livre Da-zong-shi ; « flâner dans le souffle vital unique du Ciel et de la Terre », Livre Zhi-bei-you) ; quant à Satō Issai (1772-1859), son successeur de la fin du Bakufu, il déclara même : « Mon esprit est celui du Ciel » (Genshi-banroku). Issai considérait en effet que le « Moi » et tout l’univers l’entourant, emplis de souffle vital, de « vie incessante » (Genshi-tetsuroku), étaient de même essence.
74Dans Étude sur le bien, Nishida ne tint pas compte des différences de doctrines ou de conceptions du monde particulières à chaque religion, découvrit des points de similitude dans les mysticismes chrétien et islamique, et vit dans la « renaissance intérieure » niant le « soi », c’est-à-dire la fusion en Dieu, l’essence de la religion. Il était donc fortement convaincu que l’Islam, le christianisme et le bouddhisme devaient avoir une même essence. D’où lui venait cette conviction ? On peut deviner ici l’influence conjointe de penseurs antérieurs et contemporains.
l’influence de tolstoï
75Si la similitude de l’idée de « l’épée » de Mahomet et de la « résurrection » chrétienne avec l’Illumination zen est une vue spécifique de Nishida, ce n’est pas le cas en revanche de l’idée même d’une essence commune à l’Islam, au christianisme et au bouddhisme, tendance déjà internationale en 1893, quand s’ouvrit le Congrès mondial des religions à l’Exposition universelle de Chicago. Mais Nishida fut également influencé par la pensée de Tolstoï, qui voulait tirer les bons aspects de chaque religion – christianisme, Islam, philosophie indienne antique, bouddhisme, et même confucianisme. Influencé par celui-ci, Nishida Tenkō ne considérait pas avoir fondé une religion avec son groupe Ittōen, sa devise étant de « vénérer la quintessence de chaque religion et de participer à un seul et même grand Vœu26 ».
76Kiyozawa Manshi et Chikazumi Jōkan, de qui Nishida Kitarō se sentait très proche, publièrent en 1905 leurs Confessions respectives, toutes plusieurs fois rééditées ; Katō Totsudō, alors actif dans les milieux bouddhistes, vit en cela un effet de la mode du tolstoïsme27.
77On peut dire que le refus de former une religion spécifique et l’assimilation globale des idées religieuses étrangères existaient déjà au sein des courants confucianistes, qui faisaient du shinto, du confucianisme et du bouddhisme un seul et même tout. Que l’on se rappelle les propos d’Ishida Baigan (1685-1744), de l’époque Tokugawa, dans son « Étude du cœur » (« Shintō, confucianisme et bouddhisme proposent une seule et même Illumination ; chacune de ces doctrines permet d’acquérir son véritable cœur »), ou ceux de Ninomiya Sontoku (« Shintō, confucianisme et bouddhisme sont les noms de trois entrées dans la Grande Voie ; nombreuses sont ces entrées, mais la destination est l’Unique Voie Véritable »). Il est toutefois indéniable que Nishida vécut le « boom de Tolstoï » qui gagna le Japon aux environs de la guerre russo-japonaise.
78Dans Sur Tolstoï (Torusutoi ni tsuite, 1911 ; nkz,i, 402-406), qu’il composa une fois son Étude sur le bien achevée, Nishida dit que la pensée de Tolstoï, « être de paradoxes », « manque de logique », « que l’on n’y trouve aucune unité » et que, « bien qu’étant passé de l’art à la religion, il ne put se départir de son tempérament inné d’artiste ». Mais Nishida estimait Tolstoï bien plus qu’il n’y paraît. « Qui a lu sa Confession a forcément ressenti avec effroi la fausseté de sa propre personnalité. [...] C’est parce qu’il était profond qu’il était contradictoire, parce qu’il était fort qu’il souffrait », dit-il avant de déclarer « préférer ceux qui affrontent leurs souffrances à ceux qui s’accommodent de tout ». Pour lui, « plus les désirs charnels [de Tolstoï] étaient forts, plus il sentit les contradictions de la chair et chercha la lumière de l’âme », de la même façon que Paul ou Augustin ; mais « quelqu’un comme Tolstoï semble plus près de nous, nous interpelle plus » que ces grands saints. Apparemment, Nishida avait beaucoup lu l’écrivain russe, dont la vie tourmentée avait dû l’émouvoir. Peut-être même se projeta-t-il en lui. Il lut en tout cas le Journal de pèlerinage (Junrei-kikō, 1906) de Tokutomi Roka, qui rendit visite à Tolstoï au fin fond de la Russie.
79« Sa doctrine est simple et pratique », déclara Nishida. Tolstoï découvrit « la véritable foi chez les pèlerins et les paysans ignares », comprit que sa « vie d’indolence et de désirs n’avait aucun sens », réalisa la valeur d’une « vie dédiée aux autres, c’est-à-dire d’amour » et trouva une « vie d’obéissance à la volonté de Dieu chez le paysan russe, à qui s’applique bien la maxime Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Nishida vit en cela le cheminement traditionnel des saints et des sages, qui « découvrirent le sens de la vie dans le labeur et l’amour ». On retrouve là la « pratique », « l’amour » et le « sens de la vie », quelques-uns des concepts fondamentaux d’Étude sur le bien.
80En rapprochant la conception tolstoïenne de la religion du cheminement traditionnel des saints, Nishida perçut en elle le germe d’une pensée religieuse universelle. Mais cette conception de la religion n’était pas assez logique ; lui donner une logique, c’était la rendre universelle. Voilà qui n’est guère surprenant : la démarche de Tolstoï qui, torturé par les désirs charnels, rejeta après tant de souffrances sa « vie d’indolence et de désirs » et découvrit « le sens véritable de la vie dans le labeur et l’amour », rappelle la phrase de la fin de la troisième partie d’Étude sur le bien, « tuer son faux “soi” » et, une fois mort au regard des désirs de ce monde, revenir à la vie. » Quant à la découverte de « la vraie foi chez les pèlerins et les paysans ignares », elle répond à la phrase : « Qui connaît son véritable “soi” ne fait plus qu’un avec l’humanité toute entière », du même passage.
81Dans Sur Tolstoï, Nishida résume ainsi la vérité découverte par l’auteur russe : « Connaître Dieu et vivre sont une seule et même chose. Dieu est la Vie. Vivre en cherchant Dieu, c’est vivre avec lui. » L’idée de Tolstoï selon laquelle « vivre en cherchant Dieu, c’est vivre avec lui » répond – et lui répond seulement – à celle de « se fondre dans la volonté de Dieu », émise dans le passage que nous venons d’évoquer. En d’autres termes, Nishida s’efforça de donner une logique aux idées religieuses de Tolstoï, qui selon lui n’en avaient pas. Bien sûr, Tolstoï n’emploie jamais l’expression « connaître son véritable “soi” », ne dit pas que « le “soi” véritable est l’essence de l’univers » ni qu’il faut « acquérir soi-même la force de réunir sujet et objet en un seul et même tout. » Si l’on prétend que, dans la pensée de Tolstoï, le « soi » de l’homme est lié à Dieu, ce ne peut être que sur la seule base de l’expression « Dieu est la Vie ».
82Tolstoï sentait Dieu dans le cours de toute vie terrestre. Dans Sur Tolstoï, Nishida cite Les Cosaques (1863) comme étant le roman de Tolstoï où apparaissent le mieux les contradictions de la personnalité de l’écrivain. Après avoir vécu parmi les Cosaques, le héros de ce roman, être de grands paradoxes et sans doute inspiré à Tolstoï par sa propre expérience, réalisa soudain, un matin, dans les bois, qu’il vivait dans un monde débordant de vie et que Dieu était avec lui. On retrouve le jeune Tolstoï réalisant que « Dieu est la Vie » – ce dont il eut de nouveau la brusque révélation vers la fin de la sienne. Dans Confession (1879-1881), cette idée est reformulée dans la phrase : « Vivre en cherchant Dieu, c’est vivre avec Dieu. » Dans le 33e chapitre de son traité Sur la vie (1887), Tolstoï voit dans l’influence exercée par l’amour sur l’esprit d’autrui le cours de la vie éternelle. Ainsi, la « vie » s’étend très largement chez lui de celle des êtres vivants à l’influence exercée par l’amour sur autrui. Et la proposition « Dieu est la Vie » s’écarte de la doctrine du christianisme, qui place toujours Dieu au-dessus de la vie, sa création, et selon laquelle l’âme, après la mort physique, est appelée par Dieu à rejoindre le cours de la vie éternelle. Chez Tolstoï, le « soi », la vie terrestre et Dieu sont réunis à travers la révélation que « Dieu est la Vie ». L’idée tolstoïenne selon laquelle l’essence de Dieu est commune à toutes les religions, qu’elle est aussi le fondement de la vie et le principe du monde, constitue pour ainsi dire un vitalisme fondamental. Mais, bien sûr, les romans de Tolstoï et ses idées sur la religion ne constituèrent pas pour autant le fondement de la pensée de Nishida. Ce fut très probablement après sa conversion au Zen que celui-ci se familiarisa avec les conceptions religieuses de l’écrivain russe, dont il put établir la « logique » grâce à ses connaissances philosophiques28.
83Nishida ne dit d’ailleurs pas directement, dans Étude sur le bien, que « Dieu est la Vie », seulement qu’il « est le fondement de l’univers » (nkz,i, 178) et que l’homme peut trouver sa « vie véritable » en sentant Dieu au fond de lui. On peut dire qu’il voulait établir de façon logique la relation entre Dieu et la vie humaine dont parlait Tolstoï, et qu’il y introduisit la clause de la connaissance du « véritable “soi” » et l’idée d’une union du sujet et de l’objet impliquant la négation du « soi ». On peut alors même penser que Nishida donna une logique philosophique au vitalisme fondamental. Et il s’aida pour cela de la philosophie orientale qui, contrairement au christianisme ou à l’Islam, voit en Dieu le fondement du monde, de la réalité, et non un être transcendant extérieur au monde. Il vit dans les mysticismes chrétien et musulman des points de similitude, communs à toutes les religions – attitude caractéristique de Nishida et son époque.
84Intéressons-nous maintenant à la « logique » qui manquait à Tolstoï, celle que Nishida donna à son vitalisme fondamental, et en particulier aux idées de « connaissance du “soi” véritable » et « d’unité du sujet et de l’objet », que l’on ne trouve pas chez l’écrivain russe.
le dépassement de la philosophie moderne
85Au début de la deuxième partie d’Étude sur le bien, Nishida voulait, avant de savoir comment la vie devait être vécue, « déterminer la nature véritable de l’univers et de la vie humaine, et ce qu’est la véritable réalité » ; je voudrais revenir sur ce point. Nishida remit en question l’idée admise selon laquelle les choses existaient indépendamment de la conscience. Il jugea « parfaitement impossible de connaître intuitivement les choses en elles-mêmes en les distinguant de la conscience », considéra les « faits relevant de notre expérience intuitive, c’est-à-dire les phénomènes de la conscience », comme absolument indubitables, et en fit « la base sur laquelle repose toute notre connaissance » (nkz,i, 50). La conscience existant de façon parfaitement indubitable, c’est donc sur elle que nous devons nous reposer. Car, en effet, c’est la conscience elle-même qui doute. Et c’est elle encore qui considère les choses comme existant en dehors du champ de la conscience. Les choses, le monde, continueront certes d’exister après ma mort ; mais c’est de nouveau ma conscience qui pense cela.
86Dans « Les phénomènes de la conscience », deuxième chapitre de la deuxième partie d’Étude sur le bien, Nishida affirme que le matérialisme, qui pose l’existence des choses comme une évidence, prend le problème à l’envers, et considère les « faits de l’expérience pure » (nkz,i, 54 et 58) comme l’origine de toute pensée, antérieure même au fait de penser que « j’ai conscience d’une chose parce qu’elle existe ». C’est un état de la conscience où « il n’y a pas encore d’opposition entre sujet et objet, ni de séparation entre connaissance, sentiment et volonté », où « il n’y a qu’une activité pure, indépendante et se suffisant à elle-même ». Penser que l’image de l’objet se forme parce que je regarde cet objet, c’est déjà séparer le sujet de l’objet ; Nishida conçoit l’état antérieur de la conscience (où cette idée n’était pas encore formulée) comme la conscience à l’état pur. Dans cet état qui précède la question de savoir si ma conscience est en cet instant en mode cognitif, sentimental ou volitif, ces trois modes ne sont pas encore divisés. Nishida fait donc de cette conscience antérieure à la séparation du sujet et de l’objet, autrement dit antérieure à toute analyse, la conscience à l’état pur, la « véritable réalité » (nkz,i, 60, chap. III, « Le véritable aspect de la réalité »).
87Nishida pense en outre que toute la réalité doit être englobée dans cette « véritable réalité », dont le contenu se développe par différenciation afin de la réaliser (chap. iv, « La véritable réalité a toujours le même mode de formation »). La réalité est une succession d’événements, qui implique nécessairement l’existence à son fondement d’un facteur unifiant, d’une unique force unifiante qui maintienne constamment les phénomènes de l’univers en tant que tels (chap. v, « Le mode fondamental de la véritable réalité »). Cette force unifiante immuable, universelle, au fond de notre conscience, Nishida l’appelle le « Principe » (chap. vi, « La seule et unique réalité »). À travers le développement par différenciation de cette force unifiante, des entités réelles mutuellement opposées apparaissent, et les phénomènes de l’univers se forment et progressent (chap. vii, « Le développement de la réalité par différenciation »). Le sujet, c’est-à-dire le « soi », cherche à saisir ces phénomènes dans leur unité. Même la nature, qui semble être une réalité purement objective, est constituée, du point de vue de l’expérience directe, de phénomènes de conscience établis par unité subjective. À l’inverse, l’objet, celui de la conscience, désigne ce qui est saisi de façon unifiée par le sujet, le « soi » de l’être humain (chap. viii, « La nature »). En gommant le « soi » subjectif, on obtient son « soi » objectif et l’on peut s’unir à la vérité, c’est-à-dire à la réalité objective. Ainsi, « l’esprit parfait » est un esprit unifié avec la nature. Il existe en outre, à la base de l’univers, une « activité infinie, indépendante et se suffisant à elle-même » (l’esprit unifié à la nature), et cette activité, nous l’avons appelée Dieu. On peut donc, au fond du « soi », connaître le « fondement de la réalité », en l’occurence Dieu (chap. x, « Dieu en tant que réalité »). Ainsi se résume l’essentiel de la deuxième partie d’Étude sur le bien, point de départ de la philosophie de Nishida Kitarō29.
88« Connaître son véritable “soi” » n’est rien d’autre que découvrir au fond de la conscience de soi le fondement de l’univers, c’est-à-dire Dieu, et « l’union du sujet et de l’objet », qu’une union avec Dieu, fondement de la nature objective, de la réalité, une fois le sujet supprimé. La possibilité nous en est garantie, pense Nishida, par la « structure de notre être », les « mécanismes de notre connaissance » – termes qu’il n’utilisait pas encore, mais qui facilitent la compréhension. Nous avons indéniablement affaire ici à un système de pensée en tant que tel.
89Faire des phénomènes de la conscience la seule réalité constitue pour ainsi dire une adaptation contemporaine du spiritualisme de Wang Yangming qui, dans le Yun-xi-lu, dit que « l’esprit, limpide, sublime, renferme toutes les vérités et produit toutes les choses. Il n’est aucune vérité, aucune chose, en de-hors de l’esprit. » « L’esprit » remplace ici « l’expérience pure », « directe », précédant la conscience réflexive. Il s’agit pour ainsi dire d’une doctrine du « Rien-qu’Expérience », qui considère l’expérience pure comme la seule réalité, mais présuppose d’emblée l’existence de Dieu, origine et unificateur de toutes choses, à la base de l’univers. Dit en sens inverse, l’expérience pure est un phénomène de Dieu, et la conscience, dont l’essence est l’expérience pure, trouve et connaît Dieu, son noumène, au fond d’elle-même. Il s’agit ici d’un raisonnement circulaire adoptant Dieu comme principe de toute chose, d’un système tautologique d’accomplissement de soi. Ce système ne possède pas de moyen extérieur de vérification, dont il n’a d’ailleurs pas besoin.
90Il faut dire que Nishida s’accommodait plutôt positivement de ce « raisonnement circulaire inévitable ». Si l’on veut saisir le monde tout entier, c’est-à-dire unifier le monde logiquement grâce à la philosophie, il n’est pas utile en effet de chercher un principe extérieur au monde. À partir du moment où l’on dispose d’une logique capable de contenir le monde dans sa totalité, son principe premier et son aboutissement extrême ne peuvent qu’entretenir une relation de cautionnement mutuel, et donc aboutir à un raisonnement circulaire30. Or, ce raisonnement circulaire (« l’expérience pure constitue une part de Dieu, donc nous pouvons saisir Dieu par l’expérience pure ») est précisément considéré comme la seule logique ne pouvant pas expliquer l’existence de Dieu de l’extérieur (chap. x, « Dieu en tant que réalité »).
91Et c’est l’intuition, prise comme méthode cognitive, qui cautionne ce raisonnement circulaire dans lequel l’expérience pure, point de départ, et l’existence de Dieu, point d’aboutissement, se présupposent l’un l’autre. L’expérience pure est « pure » (ou « directe ») parce qu’elle se forme sans l’aide d’hypothèses logiques ou de la conscience réflexive. Pour la connaître directement, donc sans passer par les hypothèses logiques ou la conscience réflexive, nous ne pouvons faire appel qu’à l’intuition. C’est également par intuition que l’on parvient à connaître Dieu au fond de l’expérience pure. Qu’il s’agisse de la loi des causes et des effets, du mécanisme du XVIIIe siècle postulant que tous les êtres fonctionnent comme des machines, ou de celui du XIXe, affirmant que l’on peut expliquer tous les phénomènes grâce aux lois de la physique, tous ne sont déjà plus que des façons particulières de voir le monde. Non ; en fait, tous reposaient sur l’hypothèse de la distinction de l’esprit et de la matière. Or, l’idée selon laquelle la matière et l’esprit existent de manière indépendante « ne convenait pas à la demande fondamentale de l’esprit humain », désireux de faire coïncider la conception du monde avec les exigences pratiques. L’état originel de l’homme est celui dont parle la philosophie indienne antique, qui ne distingue pas l’essence de l’univers (brahman) de l’esprit individuel (âtman). Chez Nishida, le cheminement chrétien tout autant que celui du confucianisme chinois réclament l’union de la connaissance, du sentiment et de la volonté, état originel de l’esprit humain. Car, en effet, « la vérité, fondamentalement, est singulière » (nkz, i, 47). Il n’y a nécessairement qu’une seule vérité englobant l’esprit et la matière, l’essence de l’univers et l’esprit individuel.
92Mais une autre donnée cautionne le raisonnement circulaire dans lequel l’expérience pure (le monde de la « vérité » débarrassé en principe de toute hypothèse logique) et Dieu se présupposent l’un l’autre. Il s’agit justement du caractère fondamentalement singulier de la vérité qui, dans la pensée de Nishida, prouve jusqu’à l’existence de Dieu, force immuable unifiant tous les phénomènes de l’univers. On peut même dire que tout le cheminement logique allant de l’expérience pure à Dieu – axe structurel d’Étude sur le bien – repose sur cette faculté cognitive qu’est l’intuition et la grande présupposition logique de l’unicité fondamentale de la vérité.
93Par ailleurs, cette dernière présupposition fait de toute division une altération, une aliénation, de l’état originel. Et Nishida déclare que cette vérité fondamentalement unifiée, donc la « nature véritable de l’univers et de la vie humaine », s’est aliénée pendant « l’ère moderne ».
L’ère moderne a donné une place prépondérante à la connaissance, et compromis l’unité de celle-ci avec l’ensemble sentiment-volonté. Les deux dimensions tendent maintenant à s’écarter l’une de l’autre (nkz, i, 47).
94Ici est confessé le « malheur moderne ». La volonté de remédier à la scission de la connaissance, du sentiment et de la volonté, donc de dépasser ce malheur moderne et revenir à l’état originel – motivation fondamentale d’Étude sur le bien – est indubitable. Certains rangeront dans le cadre du romantisme ce souhait de revenir à l’état originel de l’homme face aux contradictions et conflits produits par les temps modernes. Mais, dans La philosophie contemporaine (Gendai no tetsugaku, 1916), Nishida retrace sommairement l’histoire de la philosophie de la façon suivante : les bases du romantisme furent jetées par Kant, qui réfléchit aux limites de la connaissance et plaça la matière hors du champ de la pensée, puisque inconnaissable, et découvrit la liberté de la raison, qui saisit de façon unifiée les lois naturelles, la liberté du « Moi » ; Fichte, Schelling, mais aussi Hegel, Schleiermacher avec ses idées sur la religion, et les artistes de l’école romantique, développèrent ces bases ; face à ce romantisme de la première moitié du XIXe siècle, le positivisme s’épanouit dans le demi-siècle suivant ; mais, à partir de la fin du XIXe siècle, on critiqua les limites et le caractère des connaissances fournies par les sciences naturelles, et les néokantiens construisirent les bases de la philosophie contemporaine (nkz,i, 335-342). Kant voyait dans la matière elle-même la cause des sensations ; mais dans l’ensemble, la philosophie actuelle part de l’idée fondamentale « de l’expérience, de l’expérience pure ». Nishida dit « qu’il en va de même sur ce point des néokantiens et des adeptes du psychologisme, du pragmatisme ou encore de l’intuitionnisme, qui pourtant s’opposent à eux » (nkz,i, 349).
95La philosophie contemporaine présente des idées de Nishida postérieures à celles d’Étude sur le bien, mais on peut penser que celui-ci adoptait déjà les grandes lignes de cette généalogie de la philosophie du temps de la rédaction de cette dernière œuvre. En partant « de l’expérience, de l’expérience pure » et non d’un système reposant sur un concept, on sent bien ici que Nishida voulait lui aussi dépasser le positivisme.
96Dans les milieux japonais de la philosophie, la tendance à considérer le positivisme et le matérialisme mécaniste comme désuets se généralisa dès 1900. Dans Jūkyūseiki (Le XIXe siècle), numéro spécial de la revue Soleil retraçant l’ensemble des événements internationaux, politiques, sociaux ou artistiques de ce siècle, Inoue Tetsujirō, dans « La philosophie du XIXe siècle », résume l’histoire de la philosophie de cette époque (qu’il schématise en une opposition du spiritualisme et du matérialisme) par la naissance, sous l’influence des sciences naturelles, du matérialisme en Allemagne et du positivisme en France, en réaction au spiritualisme allemand de la première moitié du siècle (c’est-à-dire la philosophie pure de Kant) – avant de déclarer qu’aucun des deux ne le satisfait.
Si l’on tient la matière pour seul objet de la conscience, cela présuppose déjà, en plus de la matière, une conscience capable de la prendre pour objet. Comment le matérialisme espère-t-il expliquer la conscience sans se contredire lui-même ? D’un autre côté, matérialisme et positivisme, qui nient toute connaissance en dehors de l’expérience, restent tous deux prisonniers du monde des phénomènes pour expliquer les choses [...]. Le monde des phénomènes n’est que changement, qu’existence éphémère ; si nous ne découvrons pas ce qui est constant dans le changement, ce qui est éternel dans l’éphémère, nous ne connaîtrons pas la satisfaction. Nous pourrions ainsi découvrir l’essence du monde, le but de la vie, et en faire le fondement de notre comportement. Or, cette connaissance, la philosophie pure fut la première à nous la rendre accessible.
97Après avoir introduit la « philosophie de la conscience », Inoue affirme la supériorité du spiritualisme sur le matérialisme et dit que ce n’est qu’en trouvant ce qui est constant dans le changement que l’on peut connaître l’essence du monde, le but de la vie, et donc le fondement de notre comportement, d’où l’allusion à la philosophie pure. Faut-il en conclure que le milieu philosophique japonais au début du XXe siècle soutint en partie le mouvement de « retour à Kant » survenu au sein de l’idéalisme allemand ?
98Cette tendance à soutenir la supériorité du spiritualisme, doublée d’une fascination pour le monde mystérieux de l’esprit (à travers les idées de Maeterlinck notamment) et de l’assimilation du « néoromantisme » européen de l’époque, se généralisa ensuite parmi les intellectuels, jeunes y compris. Mais de même que le néoromantisme européen du début du XXe siècle, qui avait connu l’essor des sciences naturelles, de la biologie et du matérialisme mécaniste, ne fut pas un retour naïf au romantisme du XIXe siècle, on ne peut voir dans cette tendance spiritualiste japonaise un retour au romantisme ou à la tradition.
99Peut-être sentira-t-on plus ou moins dans l’ossature d’Étude sur le bien une reprise des affirmations d’Inoue Tetsujirō. Nishida, qui n’admettait pas l’existence de la matière en dehors du champ de la conscience ou de l’expérience, peut sans doute étre classé parmi les spiritualistes. On peut certes aussi voir dans l’intérêt de celui-ci pour l’expérience pure une adaptation moderne du spiritualisme de l’école de Yangming. Mais Nishida voulait partir des « faits d’intuition », de l’expérience pure, qu’il tenait pour seule certitude absolue. En d’autres termes, on peut dire que l’expérience pure, point d’origine de sa philosophie, dépasse l’opposition traditionnelle matérialisme/spiritualisme, dans la mesure où elle est une « unité du sujet et de l’objet ». Nishida fait de la négation du « soi » une condition préalable de l’union avec Dieu, l’Être Absolu. Impossible de voir ici une réplique du romantisme du XIXe siècle qui, convaincu des possibilités infinies de l’esprit humain, sombrait dans la mélancolie en se heurtant au mur de la réalité. Par contre, on peut déceler une volonté de dépasser l’opposition des deux tendances de la pensée moderne (modernisme et anti-modernisme).
100La volonté de dépasser cette dernière opposition apparut au Japon dès 1903. Dans « Les courants sous-terrains de la pensée contemporaine31 », Taoka Ryōun souligne que les idées de la civilisation moderne, celles de la lutte pour la survie, créent des déséquilibres sociaux ; que, face à elles, se propage à l’époque l’opposition à la civilisation de Rousseau ou Nietzsche ; et que nous vivrions bientôt une révolution intellectuelle remédiant à l’opposition de ces deux courants d’idées.
101En fait, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les milieux intellectuels cherchaient à dépasser le matérialisme et les sciences positivistes développés dans la seconde moitié du XIXe siècle. En voyant dans cette tendance un contre-courant, un retour aux sources, donc en l’assimilant au romantisme, on ignore volontairement les grands mouvements de pensée nés au XXe siècle et qui voulaient remédier aux dégâts causés par la civilisation moderne. Ce fut justement le stratagème utilisé par le « modernisationisme » (méthode de pensée adoptant pour critères intervenant dans le jugement de valeur ceux des sciences positives et du matérialisme mécaniste, dont l’épanouissement est considéré comme le progrès même de la modernisation) afin de vaincre ses opposants. Or, si l’on veut vraiment savoir, à la lumière de l’histoire de la pensée, où nous en sommes à présent, il faut chercher à savoir quels courants constituaient par le passé des tendances importantes, quels résultats ils ont donné, et s’ils ont survécu jusqu’à ce jour.
l’expérience pure
102Posant en premier lieu l’indépendance du « Moi », Étude sur le bien aboutit à une éthique reposant sur « l’amour » et faisant coïncider le « Moi » avec les demandes de l’humanité, puis à une conception de la religion fondée sur l’union avec Dieu. Chez le jeune Nishida se produisit d’abord l’opposition du « solipsisme » et du Zen. On peut imaginer que, lorsqu’il en trouva une solution dans l’idée d’un dépassement du « soi » par la négation de ce dernier, son rapprochement avec l’humanisme en fut facilité. À partir de l’idée que la « nature véritable de l’univers et de la vie humaine », donc la vérité, est singulière, Nishida chercha une vérité valable à la fois pour la « réalité », la « morale » et la « religion », et finit par faire de l’expérience pure le fondement de sa propre philosophie. Son ascèse zen lui avait peut-être fourni une vague idée de l’expérience pure, mais il n’en avait pas encore saisi le concept pour autant.
103Nishida avait en effet engagé la quête de sa propre philosophie en se libérant du « solipsisme » (en ce sens où il faut dépasser le « soi » actuel en le niant, ce qui correspond à une mort de l’esprit) et en entretenant des affinités avec la « philosophie transcendantale lancée par Fichte ». Il voulait découvrir dans les mécanismes de la « réalité » l’origine de ce dépassement du « soi », et sentait qu’il devait pour cela introduire l’idée d’expérience pure et établir logiquement quelle constituait l’essence de la « réalité ».
104Mais qu’est-ce que l’expérience pure ? Il s’agit de ma conscience immédiate elle-même, de la perception née à l’instant du contact avec un objet, instant où je me suis demandé ce qu’était cet objet, où je suis absolument concentré. « On peut la considérer comme une suite ininterrompue de la perception, comme par exemple lorsque l’on escalade une falaise de toutes ses forces, ou lorsque le musicien joue un morceau qu’il maîtrise parfaitement » (nkz, i, 11). Mais quand je m’interroge ou que je suis concentré, je n’ai pas conscience de m’interroger ou d’être concentré. Sinon, cela prouverait le contraire. Lorsque je m’interroge sur quelque chose, lorsque je suis concentré, je suis absorbé dans ce quelque chose (l’objet), et ma conscience d’être « moi » disparaît. Ce n’est que rétroactivement que je pense que je m’interrogeais, que j’étais concentré ; si j’ai conscience de regarder l’objet, c’est que j’ai repris conscience d’être « moi », qui regarde. Cet état antérieur à la reprise de conscience de « soi », où la conscience n’est pas encore séparée de l’objet avec lequel elle est en contact, où « sujet et objet ne sont pas encore séparés », Nishida l’appelle « l’expérience pure », « directe », qui est l’expérience en tant que telle.
105Dans la première partie d’Étude sur le bien, Nishida dit puiser l’idée d’expérience pure dans Les principes de la psychologie (1890) de William James et son essai Un monde d’expérience pure. Comme le suggèrent les citations qu’en donne Natsume Sōseki dans le troisième chapitre (« Composantes fondamentales de la littérature ») de son Traité de littérature (Bungaku-ron, 1908), Les principes de la psychologie de James étaient en vogue parmi les intellectuels de cette époque qui s’intéressaient à la philosophie, et ce, en raison de leur nouveauté.
106Dans cette œuvre, James, comme l’explique Nishida dans La philosophie contemporaine (1916), postule que c’est « l’expérience, l’expérience pure », et non l’expérience sensible, qui précède le concept ; Nishida précise qu’il « en va de même sur ce point des néokantiens, et des adeptes du psychologisme, du pragmatisme ou encore de l’intuitionnisme, qui pourtant s’opposent à eux » (nkz,i, 349). James s’inscrit dans le courant du pragmatisme américain fondé par Charles Sanders Peirce. À la fin du XIXe siècle, les milieux philosophiques européens et américains s’intéressaient décidément beaucoup à « ce qui précède le concept ».
107Peut-on saisir la vérité au moyen d’une pensée fondée sur un concept ? Le concept de « matière », par exemple, sur lequel reposent les sciences naturelles, n’est-il pas qu’une simple production de la pensée humaine ? Qu’est-ce, alors, que la pensée humaine ? Ces questions incitèrent à prendre pour point de départ « ce qui précède le concept, la pensée », et l’attention se tourna vers l’expérience pure. À cette époque, Nishida voyait même dans la phénoménologie husserlienne une ré-analyse des concepts fondamentaux de chaque système de pensée du point de vue de la « conscience pure » (La philosophie contemporaine, chapitre III).
108Influencé par cette orientation des philosophies européenne et américaine, Nishida prit comme fondement et point de départ de toute sa pensée l’expérience pure, un état de conscience où sujet et objet, connaissance, sentiment et volonté ne sont pas encore séparés, un état précédant la conscience réflexive et qu’il avait trouvé chez James. Mais ce dernier, qui analysait le comportement en relation avec la conscience, s’orienta vers une conception pluraliste du monde, alors que Nishida, lui, s’efforça d’unir l’expérience pure et Dieu, principe absolu, en un seul raisonnement circulaire.
109L’une des raisons pour lesquelles il prit cette direction est que Nishida, qui visait une unification du « soi » et du monde, était attiré par la « philosophie de la conscience de soi » de Johann Gottlieb Fichte, qui dépassait celle de Kant. Fichte insistait sur l’activité créatrice que porte le « Moi » en lui. Nishida fut intéressé par la logique selon laquelle cette activité se produit lorsque le « Moi » œuvre pour lui-même, et selon laquelle « on peut connaître intuitivement l’union du sujet et de l’objet dans la conscience de soi » (nkz, i, 339). Il trouva dans la philosophie de Fichte le caractère actif du « Moi », la « conscience de soi », et « l’union du sujet et de l’objet32 ». Il conçut alors une logique capable de les unir à « l’expérience pure » de James, ce dont il fut capable grâce à sa connaissance du Zen, dans lequel on fait l’expérience de la « vacuité » une fois la conscience de soi effacée.
110La théorie de la « vacuité » aurait été développée par Nagarjuna (vers 150-250 ap. J.-C.) comme une négation et un dépassement du réalisme de la philosophie indienne antérieure, qui voyait dans la structure du monde un ensemble de substances individuelles finies liées entre elles ; en un mot, elle postule qu’il n’existe rien en soi. Ainsi, même le langage est nié, puisque étant une mise en relation d’éléments divers. Qui ne dépasse pas le langage ne peut accéder à la vacuité. Dans cette optique, tout ce qui existe dans le monde profane, quotidien, doit être nié. Pour celui qui est parvenu à l’état où tout est nié, à connaître le monde sacré, qui donc a pu voir que le monde tout entier n’est que « vide », le monde quotidien dans lequel il vit change radicalement d’apparence – disons même qu’il renaît. Telle est l’ossature logique du bouddhisme du Grand Véhicule33.
111L’expérience pure, l’union du sujet et de l’objet encore inséparés, l’état de conscience où la subjectivité n’est plus, dont parle Nishida, ressemblent à cette vacuité, sans toutefois y correspondre. Chez Nagarjuna, la réalité est niée. Vacuité absolue, le monde n’est qu’une « illusion ». L’idée de Nishida est fort différente. L’expérience pure est la seule réalité. « Je pense que la vérité est ce qui s’approche le plus des faits d’expérience les plus concrets », dit-il. C’est pourquoi la « vérité parfaite est individuelle, réelle » (nkz, i, 37). Cette idée relève d’un réalisme ayant franchi le positivisme.
112Et dans cette logique reposant sur « les faits d’expérience les plus concrets », la « vérité parfaite » ne peut être exprimée en mots ; la vérité scientifique, qui repose sur l’hypothèse de la distinction de l’esprit et de la matière, est quant à elle considérée comme une vérité intermédiaire, et non parfaite (nkz, i, 37). Nishida affirme en outre qu’une distinction entre objet et sujet est impossible du point de vue de l’expérience pure, des « faits d’expérience les plus concrets » (nkz, i, 33). Voilà qui diffère à l’évidence du subjectivisme, dans la mesure où l’expérience pure, état de conscience où sujet et objet sont encore unis, inséparés (c’est de leur séparation et de leur développement que se forment la subjectivité et l’objectivité), est considérée comme le fondement de toute chose, comme la « véritable réalité. » Pour Nishida, l’expérience pure prend tout son sens dans le fait qu’elle est concrètement unifiée. Il la compare même à l’état mental de l’animal qui se comporte instinctivement, ou du nouveau-né (nkz, i, 12) ; c’est cette conscience originelle, concrètement unifiée, qui se développe par différenciation. Il affirme également que, si l’on n’en prend pas conscience de l’extérieur de façon réflexive, la pensée se développe elle-même dans l’inconscient, et qu’en ce sens, la pensée en tant que telle est une sorte d’expérience pure (nkz, i, 22) ; l’expérience pure se développe de la même façon, et la conscience unifiée devient « volonté » (nkz, i, 39). Pensée et volonté sont donc des développements par différenciation de la « conscience pure », qui reposent sur une action unifiante. C’est-à-dire que l’on peut plus ou moins distinguer au niveau de la conscience l’expérience, la connaissance, le sentiment ou la volonté, mais que tous émanent d’une seule et même origine et possèdent une action unifiante de la conscience individuelle. Tous sont donc des développements de l’expérience pure, dont ils constituent chacun une sorte. Les développements de la conscience, dont le point de départ est l’expérience pure, forment un système sans perdre leur action unifiante. Et c’est également parce quelles reposent sur cette activité unifiante que la liberté individuelle et la liberté de la volonté sont garanties.
113Qu’en est-il des concepts ? D’après Nishida, un concept n’est pas une universalité obtenue par abstraction des similitudes du concret, mais une « force unifiante de faits concrets » (nkz, i, 25). Le concept est ce qui se trouve au fondement des faits concrets, ce qui leur donne leur unité. Le concept a une existence réelle. Sur ce point, il semblerait que Nishida se rattache à l’idéalisme. Mais il place en fait la réalité concrète et les concepts en une relation d’identité phénoméno-nouménale. En d’autres termes, la façon dont Nishida envisage l’expérience pure, c’est-à-dire la « réalité », est ontologique et épistémologique en même temps. Cette relation d’identité établie entre l’être et la connaissance est une constante dans toute sa philosophie.
114Nishida affirme également, au sujet de la relation entre le particulier et l’universel, que l’universel se manifeste sous la forme des faits concrets, au fondement desquels, selon lui, il existe. À ce stade, c’est-à-dire à l’époque d’Étude sur le bien, ces « faits » constituent ce que l’on obtient par l’expérience pure ou chaque expérience pure particulière. Et la force unifiante de ces faits, donc de l’universel existant au fondement de l’expérience pure, est la « vérité », au sein de laquelle « la vérité objective est le système de représentations le plus efficace et le plus intégrant » (nkz, i, 33). C’est en outre la conscience humaine qui saisit cette « vérité objective », qui est un « système de représentations ». Mais la conscience humaine elle-même n’est rien d’autre que la manifestation de l’universel, de ce qui unifie le monde, sous une forme partielle ; c’est lorsque la conscience ne s’attache plus exclusivement au sujet, lorsqu’elle s’est unie, une fois le sujet effacé, à l’essence du monde des objets, que la « vérité objective » peut être saisie.
115Voilà qui se rapproche d’un réalisme fondé sur l’idéalisme hégélien. En fait, lorsqu’il évoque dans Étude sur le bien le caractère concret, réel, de la vérité, Nishida cite la phrase : « L’universel est l’âme du concret » (nkz, i, 25), tirée de la Petite logique. Dans le chapitre III (« La volonté ») de la première partie, il dit également : « Comme l’a dit Hegel, le but de toute étude est de permettre à l’esprit de se savoir dans toutes les choses de l’univers » (nkz, i, 33).
116La vérité est pour ainsi dire la prise de conscience du monde par lui-même, et cette prise de conscience du monde se produit dans l’esprit humain. Or, comme nous l’avons vu, c’est Dieu qui se trouve à la base du monde et qui l’unifie. Se fondre en Dieu, c’est donc pouvoir saisir la vérité objective. On pourra comprendre parfaitement ce schéma en voyant en Dieu « l’esprit absolu », base du monde chez Hegel et sommet de la hiérarchie de ses concepts, et dans le renoncement bouddhique au « soi », la dynamique hégélienne du développement dialectique de la conscience par la négation du « soi ». On peut même dire qu’il s’agit ici d’une interprétation hégélienne de cette phrase du fascicule I du Shōbōgenzō de Dogen : « Étudier le bouddhisme, c’est s’étudier soi-même ; s’étudier soi-même, c’est s’oublier ; et s’oublier, c’est se retrouver dans toutes choses. » On peut sans doute dire aussi qu’ici est résolue la question de savoir si l’universel se trouve à l’extérieur ou non de la pensée humaine, et donc l’opposition réalisme/nominalisme.
la vie
117Montrons maintenant de façon simple qu’au sein de cette logique faisant de l’expérience pure (dans laquelle sujet et objet sont encore unis) le « fait d’expérience le plus concret », et de la conscience analytique, réflexive, une donnée secondaire, l’accent est mis sur « l’intuition ».
De même que la perception ordinaire est simplement considérée comme passive, l’intuition intellectuelle est tout aussi simplement considérée comme un état de contemplation passive. Mais la véritable intuition intellectuelle est l’activité unifiante contenue dans l’expérience pure ; elle est un empoignement de la vie, comme la maîtrise d’un art ou, plus profondément, le sens esthétique (nkz, i, 43).
118Dans le cas d’une technique parfaitement maîtrisée ou du sens esthétique, où le pinceau et le calligraphe ne font plus qu’un – dans un état, donc, où sujet et objet sont unis, un nouveau monde se crée sous l’effet d’une action unifiante. Or, Nishida affirme que ce n’est pas la conscience analytique mais l’intuition intellectuelle qui produit cet état, dans lequel on peut saisir la « vie » – « vie » qui, dans la citation qui précède, désigne l’essence du monde, de la conscience humaine. Ce dont il est inutile de douter, puisque le monde et la conscience humaine sont placés eux aussi dans une relation d’identité phénoméno-nouménale, et que la vie constitue précisément leur dénominateur commun.
119Mais dans Étude sur le bien, le terme « vie » ne revêt pas d’importance particulière. Vers la fin de la première partie, on peut lire :
Le véritable éveil religieux n’est ni une connaissance abstraite fondée sur la pensée, ni un simple sentiment aveugle ; c’est réaliser pleinement l’unité profonde siégeant à la base de la connaissance et de la volonté. C’est une sorte d’intuition intellectuelle, un profond empoignement de la vie (nkz, i. 45). La quatrième partie (« La religion »), quant à elle, s’ouvre ainsi : La demande religieuse concerne le soi dans sa totalité, la vie du soi. C’est une demande du soi qui, en même temps qu’il réalise sa relativité et sa finitude, désire atteindre la véritable vie éternelle en s’unifiant au pouvoir absolu, infini (nkz, i, 169).
120Ce que Nishida reformule aussitôt en : « La demande religieuse est un grand et inévitable besoin de vie. C’est une demande solennelle de la volonté. La religion est un but de l’être humain, non un moyen d’obtenir autre chose » (nkz, i, 170).
121Dans Étude sur le bien, « l’expérience directe », « pure », précédant la conscience de soi et l’analyse du sujet et de l’objet par la conscience réflexive, est précisément considérée comme la base de toute pensée, comme la « véritable réalité ». Elle y est comparée au monde de l’animal qui agit selon ses instincts, à celui du nouveau-né. L’union du pinceau et du calligraphe, donc celle du sujet et de l’objet, en est un autre exemple. Tous ces cas sont essentiellement identiques à la fusion dans le « pouvoir absolu, infini ». Chacune de ces expériences pures constitue bien une union du sujet et de l’objet, mais évidemment à des degrés différents. Or, aucune allusion n’est faite à ces différences ; Nishida souligne plutôt que tous ces degrés sont synonymes, dans leur essence, d’un « empoignement ».
122Pourquoi peut-on voir en eux une même essence ? Plusieurs passages d’Étude sur le bien parlent de « vie originelle », « primordiale » (« À l’origine, nos organismes réalisaient différents mouvements pour se maintenir en vie ; comme la conscience se développa en accord avec ces mouvements instinctifs, l’état originel est impulsif plutôt que perceptif », nkz, i, 30). L’accent est mis également sur l’activité et le comportement, reposant sur des demandes innées : « Les différents buts d’un organisme visent sa propre survie et celle de son espèce » (nkz, i, 108). Par ailleurs, la « nature humaine », les « instincts », prennent la valeur de critères éthiques. Par exemple, lorsque Nishida analyse les différentes théories éthiques, il les juge en fonction de leur proximité de la « nature humaine » (nkz, i, 141) ; de « l’amour », il dit que « nous autres, êtres humains, avons l’instinct inné de l’altruisme. Pour cette raison, aimer les autres nous procure une satisfaction infinie » (nkz, i, 140), et conclut que « pour les êtres humains, le bien est le déploiement de leur nature innée » (nkz, i, 145). Ainsi, « nature humaine » et « instincts » sont à l’origine les outils de la réalisation du bien, et réclament en plus une union avec la « véritable vie éternelle ».
123Pour Nishida, tout, depuis l’expérience pure dans la conscience du nouveau-né, jusqu’à l’union sujet/objet vécue par l’artiste, le comportement moral exigeant l’union avec l’autre, la conscience sociale et l’expérience religieuse, sublime, mystique, de l’union avec Dieu, tout, dis-je, procède à l’origine d’une demande essentielle située au fondement de la vie humaine. Et ce qui unit tout cela en tant qu’essence de l’être humain, n’est autre que l’idée de « vie » – d’où le lien avec la « véritable vie éternelle » de l’univers, dans laquelle il faut voir la formulation philosophique de l’idée religieuse de Dieu (en ce sens, elle occupe la même place que ce dernier). On peut donc dire ici que Nishida donna une logique à la proposition de Tolstoï selon laquelle « Dieu est la vie ». Tout le système de pensée développé dans Étude sur le bien repose ainsi sur l’idée de « vie ».
124Takayama Chogyū est un des penseurs connus de la seconde moitié de Meiji chez qui la « nature humaine », les « instincts », occupaient une place fondamentale. Dans Biteki seikatsu wo ronzu (1901), Chogyū prônait l’assouvissement des « appétits naturels » (seiyoku), terme qui désignait à l’époque l’ensemble des désirs instinctifs de l’homme, mais commençait déjà à prendre le sens restreint de « désirs sexuels » qu’il revêt aujourd’hui. Dans Nos exigences vis-à-vis des milieux intellectuels contemporains (Gendai shisōkai ni tai suru gojin no yōkyū, 1902), Chogyū déclare attendre de la religion non pas une doctrine ni une morale, mais la « foi » en Dieu qui, chez lui, peut être comptée parmi les « appétits naturels », c’est-à-dire les instincts humains. Dans le numéro de janvier 1902 de la revue Seishinkai, Kiyozawa Manshi et ses collaborateurs présentèrent les théories de Takayama Chogyū comme étant les plus proches des leurs34, preuve supplémentaire que l’idée de Nishida selon laquelle la « nature humaine », les « instincts » réclament l’union avec Dieu des jeunes intellectuels aux environs de 1902.
125On peut alors penser que Nishida désignait par le terme « vie » les désirs instinctifs de l’homme et leur moteur (les « appétits naturels » dont parle Takayama Chogyū), en y ajoutant l’idée d’un passage à la grande vie universelle. La doctrine de « satisfaction des appétits naturels » soutenue par Takayama évoquait pour de nombreux jeunes intellectuels une affirmation de l’individualisme ; mais on peut imaginer, au contraire, que le mot « vie » (désignant la nature fondamentale de l’homme) utilisé par Nishida dans Étude sur le bien plut aux lecteurs de l’époque. L’union du sujet et de l’objet, de même que l’intuition, mots-clés de l’architecture logique d’Étude sur le bien, étaient des concepts en vogue. Le terme « vie », pris dans le sens « d’essence du monde ou de l’activité », l’était également35. Il n’était donc pas déplacé – c’était même tout à fait naturel pour l’époque – que Kurata Hyakuzo, impressionné par Étude sur le bien, intitulât son texte Un effort pour connaître la vie. Seulement, dans son cas, la « vie » se rapproche beaucoup des « désirs sexuels », et l’amour, union spirituelle et physique d’un homme et d’une femme, est idéalisé et pris comme objet de la foi. On peut dire, en ce sens, qu’Étude sur le bien était la première grande systématisation des concepts-clés de son temps.
126Nishida devait être convaincu, indépendamment de la popularité de ce terme, que la « vie » devait constituer le cœur de son système – peut-être sous l’influence de la Grande logique d’Hegel, dont le premier chapitre de la troisième partie (« L’Idée ») s’intitule « La vie ».
127Chez Hegel, la « vie » est la forme la plus immédiate de l’Idée, qui se prend elle-même pour objectif. La vie possède en effet une valeur en soi et vise ses propres maintien et développement. En outre, la vie se manifeste avant tout au singulier sous la forme d’un « individu vivant », qui se développe lui-même à travers trois étapes, celle de la « sensibilité » (union du sujet et de l’objet), celle de « l’irritabilité » (réaction aux stimulations du monde extérieur) et celle de la « reproduction » (réunification de la conscience de soi) – premier processus de la vie. Le second processus est celui par lequel l’individu vivant, afin de réaliser son propre objectif, forme avec les autres individus une « communauté d’objectifs », d’où le concept de « genre ». Hegel souligne la contradiction intrinsèque de la vie qui crée le genre par la mort de l’individu, ainsi que la relation entre l’Idée apparaissant directement en tant qu’individu et l’Idée universelle dépassant celui-ci, pour faire de cette dernière le « Bien »36.
128Il est certain que Nishida adapta librement cette logique d’Hegel, pour qui la « vie » est une manifestation de « l’Idée », concept suprême. Chez Nishida, le concept suprême est celui de « Dieu », de la « véritable vie éternelle de l’univers », que l’on ne peut saisir que par intuition. En ce sens, la position de Nishida s’oppose à celle d’Hegel et son universalisme de la logique, et se rapproche de celle de Schelling, pour qui la nature irrationnelle créée par Dieu ne peut être saisie que par une intuition mystique. Mais Nishida voulait introduire une nouvelle « philosophie de la conscience » et, en plaçant l’expérience pure à l’origine de la conscience, dépasser la pensée romantique de Schelling. On peut dire qu’il parvint à combler le grand fossé séparant les idées d’Hegel et de Schelling, en incorporant à la pensée de ce dernier la logique hégélienne de la « vie ».
129Étude sur le bien tient l’expérience pure, origine de la conscience, pour la « véritable réalité » et une manifestation directe de Dieu, sommet du système, et affirme en même temps la possibilité de saisir Dieu intuitivement dans l’expérience pure. Dans cette œuvre, tout est expliqué comme étant activité de la « vie », cœur de l’argumentation logique partant de l’expérience pure, de l’Être Absolu, et parvenant à Dieu. On peut donc dire que ce système repose tout entier sur le principe de la vie.
130De plus, dans Étude sur le bien, Nishida fait souvent appel aux connaissances de la biologie pour expliquer les caractéristiques de la vie. Des instincts des êtres vivants, il dit, après avoir cité la théorie de la survie des plus aptes formulée par l’évolutionnisme de l’époque, qu’ils « étaient à l’origine des facultés contenues dans les œufs des êtres vivants. Ceux de ces derniers qui s’adaptèrent aux circonstances survécurent et firent finalement état de leurs instincts spécifiques » (nkz,i, 141). Il établit aussi une analogie entre le concept d’espèce et de conscience sociale : Nos corps physiques trouvent leur origine dans les cellules de nos ancêtres.
131Nos descendants et nous-mêmes sommes nés de la division de mêmes cellules. On peut donc saisir tous les membres d’une même espèce comme une seule entité vivante. Les biologistes disent aujourd’hui que les êtres vivants ne meurent pas. Il en va de même de la conscience. Dès lors que des êtres humains vivent en communauté, une conscience sociale réunissant la conscience de tous les membres apparaît nécessairement. Le langage, les manières, les coutumes, les systèmes sociaux, les lois, la religion ou la littérature sont tous des phénomènes de cette conscience sociale. Nos consciences individuelles se forment en elle, et ne sont que les cellules singulières qui la constituent (nkz,i, 159).
132Un courant de l’idéalisme allemand expliquait toutes choses, depuis l’univers entier jusqu’à l’État, la société et l’individu, de façon organiciste ; la comparaison de la société avec un organisme constitua même le courant principal du positivisme antérieur à Comte, de la sociologie française. Ainsi, l’idée d’un organisme social était alors largement répandue ; mais on peut dire que la position de Nishida, qui applique l’organicisme jusqu’au domaine de la conscience, se rapproche de celle des « sciences spirituelles » de Dilthey, philosophe allemand du début du XXe siècle, et dont le but est d’étudier, contrairement aux « sciences naturelles », la « vie », principalement, dans le monde de l’esprit.
133Étude sur le bien manie des notions de différentes religions et des courants les plus récents de la philosophie – sociologie, génétique et évolutionnisme. À l’inverse, on peut peut-être dire que les milieux intellectuels étaient alors en train d’élaborer une nouvelle pensée expliquant tout d’après l’idée de « vie », et qu’ils en attendaient une systématisation. Nishida fut le seul Japonais, à l’époque, à leur donner satisfaction en bâtissant un système digne de ce nom. Ce dernier dit ce qui suit dans la préface de Pensée et expérience :
Après mon arrivée à Kyoto, les affirmations du courant de la « logique pure » – de Rickert notamment – et la théorie bergsonienne de la durée pure motivèrent ma réflexion. Par les affinités que j’entretenais avec la seconde et mon opposition aux premières, je tirai un profit considérable. Mais si je n’adhère pas parfaitement à Bergson, je ne rejette pas totalement non plus les thèses de Rickert. Je pense que la philosophie contemporaine exige plutôt la réunion de ces deux pensées (nkz, i, 203).
134Cette toute dernière phrase représente parfaitement le leitmotiv d’Étude sur le bien, dont Nishida transmit le manuscrit à son éditeur en 1910, juste avant son déménagement pour Kyōto – d’où la rareté des allusions qui y sont faites à Bergson et Rickert. Quand on pense que cette œuvre formule un système philosophique entier puisant dans la doctrine de Yangming et du Zen, dans le mysticisme chrétien, l’idéalisme allemand avec Kant, Hegel ou Fichte, la phénoménologie d’Husserl ou encore la « philosophie de la conscience » de James, tout en se référant à la génétique ou l’évolutionnisme biologique, on voit bien que Nishida voulait « synthétiser », disons même « unifier » dans sa propre philosophie, chacune de ces pensées, religions ou doctrines, sans tenir compte de leurs particularités, de leurs assises.
135Et, je le répète, c’est grâce à l’idée de « vie », axe de cette unification et principe expliquant toute chose, que Nishida put incorporer différentes pensées dans sa philosophie et les assembler en un système à part entière. Au moyen de ce seul substantif, il désignait la vie, l’activité de toutes choses – l’univers et la nature, les animaux et les végétaux, la nation et la société, même la conscience et l’état mental de l’individu-et put franchir le fossé qui devait à l’origine être comblé par toute une logique. Et Nishida savait que le système qu’il avait bâti sur la base de l’idée de « vie » contenait des failles. La question de la relation entre la conscience réflexive, secondaire par rapport à l’expérience pure et l’intuition, et ces dernières restait en particulier ouverte. De plus, seule la similitude essentielle des divers degrés d’expérience pure (l’état de la conscience du nouveau-né, l’extase impersonnelle de l’artiste et l’union en Dieu) était soulignée, sans qu’il fût fait la moindre allusion à leurs différences. Il faut dire que Nishida avait sans doute déjà fait de ces questions, dès la fin de la rédaction d’Étude sur le bien, ses nouveaux thèmes de recherche, auxquels il allait se mesurer en se basant sur la philosophie de Fichte et de Bergson – ce qui déboucherait sur des difficultés imprévues, qui lui permirent néanmoins de consolider son « vitalisme fondamental ».
136Je profiterai donc d’une autre occasion pour m’intéresser à Intuition et réflexion dans la prise de conscience, texte dans lequel Nishida affronte ces thèmes difficiles, à la façon dont ces difficultés consolidèrent son « vitalisme fondamental », et plus particulièrement à l’aboutissement contenu dans Art et morale (Geijutsu to dōtoku, 1923), lié au concept « de lieu » (basho).
Notes de bas de page
1 Suzuki Sadami, « Nishida Kitarō as Vitalist, Part I: The Ideology of the Imperial Way in Nishida’s Problem of Japanese Culture and the Symposia on The World-Historical Standpoint and Japan », Japan Review, 9, 1997.
2 Voir la « postface » (rédigée par Shimomura Toratarō) du premier volume de Nishida Kitarō zenshū (Œuvres complètes de Nishida Kitarō), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1965, p. 461-463.
3 L’abréviation nkz renvoie aux Œuvres complètes susmentionnées, en dix-neuf volumes (N.d.T.).
4 Life, en anglais, dans le texte de Nishida (N.d.T.).
5 Voir la « postface » de Shimomura, op. cit.
6 Voir Kosaka Kunitsugu, Nishida Kitarō, sono shisō to gendai (Nishida Kitarō : sa pensée aujourd’hui), Tōkyō, Minerva Shobō, 1995, p. 17.
7 Voir Abe Tsunehisa, Nihonshi jiten (Dictionnaire d’histoire japonaise), Tōkyō, Heibonsha, 1993.
8 Sur le Traité sur la vie intérieure de Kitamura Tōkoku, voir Suzuki Sadami, « Seimei » de yomu Nihon kindai – Taishō-seimeishugi no tanjō to tenkai (La « vie » et la modernité japonaise. Naissance et développement du vitalisme de Taishō), Tōkyō, Nihon Hōsō Shuppan Kyōkai, 1996, p. 52-55.
9 Kurata Hyakuzō zenshū (Œuvres choisies de Kurata Hyakuzō), Tōkyō, Daitō, 1948, vol. II, p. 49.
10 Voir Takeuchi Yoshitomo, Nishida Kitarō, Tōkyō ; Daitō-shuppankai, 1970 ; Ohashi Kenji, « Nishida Kitarō », in Nihon yōmeigaku – kiseki no keifu (La doctrine japonaise de Yangming. Généalogie d’un miracle), Tōkyō, Sōbunsha, 1995.
11 Voir les sections Kinsei (L’ère moderne), p. 56-63, et Jukyō to kindai (Confucianisme et ère moderne), in Nihon no jukyō, II (Le confucianisme japonais, II) deuxième volume de Sagara Tōru chosaku-shū (Œuvres de Sagara Tōru), Tōkyō, Pelican-sha, 1996, ainsi que Takeuchi Seiichi, Jiko-chōetsu no shisō – kindai nihon no nihirizumu (La philosophie du dépassement du soi), Tōkyō, Pelican-sha, 1988.
12 Uchimura Kanzō est un des intellectuels qui, dans la troisième décennie de Meiji, firent preuve d’une spiritualité inspirée de la doctrine de Yangming (voir notamment le chapitre de Japan and the Japanese consacré à Saigo Takamori). Mais dans le cas d’Uchimura, on peut dire que son interprétation protestante du confucianisme, sa vision du « Moi » empruntée à l’école de Yangming et sa foi niant le système de l’Église constituaient l’antithèse du programme de modernisation, c’est-à-dire d’européanisation.
13 Voir Suzuki Sadami, « Seimei » de yomu Nihon kindai, op. cit., deuxième chapitre de la deuxième partie, p. 52-65.
14 Sur l’interprétation de l’idée nietzschéénne du « surhomme » chez Nishida, voir Nihon bunka no mondai (La culture japonaise en question), in nkz, xi, 461
15 Voir à cet effet Arahata Kan son chosaku-shū (Œuvres d’Arahata Kanson), Tōkyō, Heibonsha, 1976, tome I, p. 44.
16 Récemment, certains auteurs ont montré que la théorie de l’akunin-shōki se trouvait déjà chez Hōnen. Voir Kajimura Noboru, Akunin-shōki-setsu (La doctrine de l’akunin-shōki), Tōkyō, Daitō-shuppansha, 1992 ; Kato Gitai et Inayoshi Manryō, « Akunin-shōki wo meguru giron no tenkai » (« L’évolution de la controverse sur l’akunin-shōki »), Fukakusa kyōgaku, 13.
17 Voir nkz,xvii, 71, 127, 187, 196, 207, ainsi que Yoshida Kyūichi, Kiyozawa, Manshi, Tōkyō, Yoshikawa-kōbunkan, p. 28-31.
18 Voir la préface de la traduction chinoise d’Étude sur le bien (1928), in nkz,i, 467.
19 La première partie de ce Traité fut publiée en juillet 1901 (revue et corrigée en décembre) aux éditions Kinkōdō-shoseki. C’est sans doute ce texte qu’évoque Nishida dans son journal intime de 1903 (voir nkz,xvii, 112).
20 Anesaki Chōfū, Futatabi Chogyū ni atafuru s ho (Nouvelle lettre à Chogyū) in Taiyō, 8(10), 1901, numéro spécial Jūkyū seiki (Le XIXe siècle).
21 Sagesse (1881), œuvre dans laquelle Verlaine célèbre cette sacralisation des souffrances engendrées par la conscience du péché dans le christianisme, était d’ailleurs très lue à cette époque. Sur le besoin de sacré, de purification de l’âme, voir Suzuki Sadami, « Seimei » de yomu Nihon kindai, op. cit., p. 115-119.
22 Voir Suzuki Sadami, Nishida Kitarō as Vitalist, Part I, op. cit.
23 Voir le chapitre ix, « La vie ».
24 Voir Izutsu Toshihiko, Isurāmu bunka – sono kontei ni aru mono (Les bases de la culture islamique), Tōkyō, Iwanami Bunko, 1991, en particulier p. 212-223, ainsi que, du même auteur, Isurâmu shisō shi – shingaku, shimpishugi, tetsugaku (Histoire de la pensée islamique. Théologie, mysticisme et philosophie) (5e volume de Izutsu Toshihiko chosaku shū (Œuvres d’Izutsu Toshihiko), Tōkyō, Chūō-kōron-sha, 1992, p. 148.
25 Sur Boehme, voir également nkz,xvii, 175.
26 Voir Takeuchi Seiichi, « Bakumatsu no Ten » (« Le Ciel [Ten] à la fin du Bakufu »), in Jiko chōetsu no shisō, op. cit..
27 Voir Suzuki Sadami, « Seimei » de yomu Nihon kindai, op. cit., p. 111-112.
28 Ibid., p. 109-112, 271-272. Voir également Katō Totsudō, « Zange no kachi » (« La Valeur de la confession »), dans le numéro de février 1907 de Shinbukkyō (Nouveau Bouddhisme).
29 Voir notamment Suzuki Sadami, « Semei » de yomu Nihon kindai, op. cit., première section (« Aru seimeishugi no tanjō », « La naissance d’un vitalisme ») du quatrième chapitre, p. 104-109.
30 Nishida déplorerait plus tard que la méthode utilisée dans Étude sur le bien relevât du « psychologisme » (nkz,i, première section du deuxième chapitre). Mais toute sa vie, il appliqua le schéma selon lequel la réalité tout entière, contenue dans l’expérience pure (essence fondamentale et unifiante des phénomènes), se développe par différenciation pour donner naissance aux phénomènes.
31 Taoka Ryōun, « Gendai-shichō no anryū » (« Les courants sous-terrains de la pensée contemporaine »), Soleil, 10(4).
32 Sur la façon dont Nishida interprétait « l’intuition cognitive » dont parle Fichte, voir La philosophie contemporaine, in nkz,i, 338-339.
33 Voir Tachikawa Musashi, Hajimete no indo tetsugaku (Introduction à la philosophie indienne), Tōkyō, Kōdanshagendai shinsho, 1992, cinquième chapitre « Daijō bukkyō no Kōryū » (« L’avènement du bouddhisme du Grand Véhicule »).
34 Voir Yoshida Kyūichi, op. cit., p. 26.
35 Voir sur ce point Suzuki Sadami, « Seimei » de yomu Nihon kindai, op. cit., p. 19-36. Sur la popularité de l’idée « d’union du sujet et de l’objet », voir ibid., p. 123-127,171-185.
36 Voir Takechi Tatehito, Hegeru ronrigaku no sekai – sono shihonron e no kanren (Le monde de la logique d’Hegel. Sa relation avec Le Capital), éd. revue et corrigée, Tōkyō, Fukumura-shuppansha, 1967, vol. 11, p. 1193-1202.
Auteurs
Professeur titulaire au Centre international d’Études Japonaises (Nichibunken/Kokusai Nihon bunka kenkyū sentā) à Kyōto. Il s’intéresse surtout à l’histoire de la littérature et à l’histoire de la pensée japonaise modernes. Il est l’auteur, entre autres, de Nihon no bungaku gainen (Le concept de la « littérature » japonaise, Tōkyō, Sakuhinsha, 1998), Kajii Motojirō, hyōgen suru tamashū (Kajii Motojirō, une âme qui écrit, Tōkyō, Shin Dōsha, 1996) et « Seimei » de Yomu Nihon Kindai : Taishō seimei shuji no tanjō to tenkai (La « Vie » et la modernité japonaise : Naissance et développement du vitalisme de Taishō, Tōkyō, NHK Books, 1996). Romancier et critique littéraire, M. Suzuki a aussi publié le recueil de nouvelles Mi mo kokoro mo (Body and Soul, Tōkyō, Kadokawa bunko, 1997) qui a été adapté pour le cinéma.
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2000