Du prédicat sans base
Entre mundus et baburu, la modernité
p. 53-61
Texte intégral
1Dans un article antérieur1, j’ai tenté de montrer que la logique du lieu nishidienne (basho no ronri), loin de dépasser la modernité, n’en était que l’inversion. C’est en effet à mes yeux la logique même de la mondanité (sekaisei, worldhood, Weltlichkeit) : ce dont la modernité s’est abstraite en se fondant sur une vision physicienne de l’univers, détachant les choses de leur contrée maternelle (chôra, Gegend) pour en faire des objets disposés dans la froideur d’un espace universel (extensio, reiner Raum). Universel, c’est-à-dire indifférent à la singularité de l’existence humaine.
2Alexandre Koyré, dans les dernières lignes de son étude classique sur la révolution scientifique, Du monde clos à l’univers infini2, suggère excellemment ce qu’impliquait une pareille transformation :
L’univers infini de la Nouvelle Cosmologie, infini dans la Durée comme dans l’Étendue, dans lequel la matière éternelle, selon des lois éternelles et nécessaires, se meut sans fin et sans dessein dans l’espace éternel, avait hérité de tous les attributs ontologiques de la divinité. Mais de ceux-ci seulement : quant aux autres, Dieu, en partant du Monde, les emporta avec Lui.
3C’est-à-dire qu’il priva d’amour ce monde qu’il laissait derrière lui. La pensée européenne devait attendre l’ontologie heidéggerienne pour combler ce vide, en redécouvrant le lien de l’existence humaine avec les choses. Lien ontologique, mais d’emblée affectif :
Le mot romain res désigne ce qui concerne l’homme de quelque manière. Concerner, telle est la « réalité » de la res. La realitas de la res, dans l’expérience qu’en ont eue les Romains, est le concernement [Angang]. [...] Le mot dinc, qui correspond à res, a la même histoire que lui : car dinc veut dire tout ce qui est de quelque manière. Aussi Maître Eckhart emploie-t-il le mot dinc aussi bien pour Dieu que pour l’âme. [...] C’est ainsi que Maître Eckhart dit en s’appuyant sur un passage de Denys l’Aéropagite : diu minne ist der natur, daz si den menschen wandelt in die dinc, die er minnet [l’amour est de telle nature qu’il transforme l’homme en les choses qu’il aime]3.
4Ce lien affectif, c’est précisément ce qu’a rompu le dualisme moderne, en abstrayant avec Descartes la res cogitans (c’est-à-dire le sujet) de la res extensa (c’est-à-dire l’objet). Or il est constitutif de la mondanité même du monde, que Platon déjà, dans les dernières lignes du Timée, pose comme kosmos aisthêtos (monde sensible). Ce qualificatif le distingue de l’intelligible (to noêton), dont il est l’image. Ce qu’a fait Descartes, et après lui toute la modernité, c’est de considérer que la réalité des choses ne relève pas du sensible, mais de l’intelligible. Telle fut, comme il l’avait expressément posée, la condition de la science moderne ; mais cela impliquait aussi ce que Heidegger appelle Entweltlichung : défaire le monde. Et cela, c’est l’impasse, l’insurmontable contradiction de la modernité ; car il n’y a pas d’existence humaine sinon mondaine (weltlich). Réciproquement, défaire le monde, c’est en puissance nier l’existence humaine ; et en pratique, c’est produire un monde inhumain, aux choses aliénées de notre propre existence. Un monde insensible.
5C’est à cette aliénation moderne des choses et de l’existence que, plus encore que celle de Heidegger, s’oppose la philosophie de Nishida. Elle est allée jusqu’à faire du monde un absolu. Cependant, absolutiser le monde est une opération illogique, mathématiquement impossible. Comme, par la double voie des mathématiques et de la logique, l’ont en effet démontré les théorèmes gödeliens d’incomplétude et d’indécidabilité4, l'on ne peut construire de proposition p énonçant la consistance d’un système S, telle que p appartienne elle-même à S. Autrement dit, pour être validé, S (le monde) a besoin que p se réfère à quelque chose d’extérieur à S, qui le relativise (lui donne une base et une échelle). S ne peut jamais être un monde clos sur lui-même. Or c’est précisément à cela que prétend la logique du lieu, qui fait du monde un prédicat, c’est-à-dire une proposition, et qui en même temps subsume le sujet de ce prédicat – c’est-à-dire le référent de cette proposition – dans le prédicat lui-même.
6Comment la logique du lieu contourne-t-elle cette impossibilité ? En cessant d’être une logique, pour devenir une mystique. Le propre de la mystique est en effet d’absolutiser l’indémontrable. L’erreur de Nishida, ce fut de n’en prendre pas conscience et, jusqu’à sa mort – comme en témoigne le titre de son dernier ouvrage, Bashoteki ronri to shōkyōteki sekaikan (Logique de lieu et vision religieuse du monde) –, de présenter sa thèse comme une « logique » (ronri), alors que c’était bien plutôt une pathique5 ; et je dirais même : l’essence pathique du monde sensible.
7Je dois l’idée de considérer la logique du lieu comme une pathique à l’expression patosu no chi (savoir pathique) qu’emploie Nakamura Yōjirō6 en appliquant la thèse nishidienne à divers domaines, en particulier le théâtre. Si toutefois Nakamura montre bien le rapport entre logique du lieu, sensus communis et symbolicité, il ne met pas en lumière son lien avec la mondanité comme telle, et donc la radicale fermeture qu’entraîne son absolutisation.
8Fermeture, mais à quoi donc ? À l’altérité. Selon Nishida, c’est en se niant soi-même que le basho (lieu = monde = prédicat), d’abord néant relatif (sōtai mu) en ce qu’il nie l’être qui s’y trouve, atteint en fin de compte le néant absolu (zettai mu), qui est négation de négation, néant de néant. D’un point de vue logique, le défaut de cette thèse apparaît d’emblée : nier l’être (la substance, ousia) ne peut jamais aboutir à nier le néant. Comme en homéopathie, même réduite à epsilon, la substance sera toujours là ; c’est donc indéfiniment l’être que niera le basho. Mais au vrai, la logique n’a rien à voir dans cette affaire. Le véritable moment nishidien, c’est celui du saut mystique dans lequel, par-delà toute possible démonstration, le relatif devient l’absolu. Ce saut mystique s’illustre dans l’opération par laquelle Nishida, sur les plans historique et politique, universalisa, comme on l’a vu7, le système impérial du tennō, cette singularité nippone, pour en faire le basho en puissance de toutes les nations de la terre. Ceux qui s’étonnent qu’un grand penseur ait commis une si abyssale confusion (tout comme ceux qui, pour cette même raison, nient qu’il soit un grand penseur) ne voient pas que le système nishidien est foncièrement mystique. En pareil domaine, l’absurdité d’une thèse est la meilleure raison d’y croire : credo quia absurdum. Or si, lorsque l’absolu en question transcende le monde, celui-ci reste dans le domaine du relatif et admet donc la commensurabilité de ses parties, lorsque c’est le monde lui-même qui s’absolutise, sa mondanité devient incommensurable ; ce qu’exprime à la lettre Nishida lorsqu’il écrit, on l’a vu8, que « le prédicat s’illimite » (mugendai to naru). Autrement dit, le monde dont on relève soi-même – et l’on ne relève jamais que de son propre monde – est transcendant par rapport à celui des autres.
9S’agissant du Japon, voilà très exactement le sens de la réponse que Motoori Norinaga (1730-1801) fit à Ueda Akinari (1734-1809) qui, lui faisant observer la petitesse du Japon sur les mappemondes hollandaises, en inférait qu’il fallait relativiser la théogonie nationale, autrement dit le mythe de la filiation impériale :
Le Pays Suprême [Sumeramikuni, c’est-à-dire le Japon] est l’Origine Première et le Seigneur Souverain des quatre mers et des dix mille pays ; et si sa superficie n’est pas tellement étendue, il faut nécessairement que ce soit pour une raison profonde qu’il tient cela de son engendrement par les Deux Dieux. Cette raison, la petite intelligence de l’homme ordinaire ne saurait en prendre la mesure [hakari shiru beki ni arazu]. [...] Vouloir mesurer de force l’incommensurable [fukasoku wo shihite hakaramu to suru], c’est bien le vice de la petite intelligence du penser à la chinoise [karagokoro no kuse nari] [...]. Le Pays Suprême est éminent de toute évidence [takaki wa ichijirushi], d’abord, cela va sans dire, parce que la lignée impériale est immuable [fueki], parce que le riz, qui soutient la vie humaine, est beau [uruhashiki] [...], qu’il n’y a pas à se soucier des invasions étrangères, car grâce à l’autorité de nos premiers ancêtres, le Pays Suprême est le seul à n’avoir jamais été envahi ; et ce fait, serait-ce le seul, doit être tenu pour une raison incommensurable [fukasoku no kotowari]9.
10C’est cette même absolutisation de la mondanité d’un monde (le Japon) qui fonda l’ultranationalisme mystique de l’époque où vivait Nishida, et auquel il apporta la caution de sa philosophie. Or une telle absolutisation est le principe même de la mondanité, qui la contient toujours en puissance, et qui l’actualise forcément dans l’histoire à moins qu’une référence externe n’en relativise le prédicat. Cette référence peut être une transcendance. C’est ainsi que Platon, dans les dernières lignes du Timée, tout en posant que le monde (kosmos) est « très grand, très beau, très bon et très parfait10 » (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), le relativise en disant dans la même phrase qu’il n’est que l’image (eikôn) de l’être absolu, son référent. À plus forte raison saint Augustin, qui dans l’une de ses Lettres (138, 5) écrit que le monde est « comme un grand chant à l’ineffable compositeur » (velut magnum carmen cujusdam ineffabilis modulatoris11) ; en d’autres termes, que le monde est un prédicat dont l’auteur (Dieu, le référent de l’image humaine) est lui-même imprédicable, c’est-à-dire qu’il transcende la mondanité du monde. Heidegger lui-même relativise le monde lorsque, on l’a vu12, il lui donne la terre pour fondement nécessaire. La terre et le monde sont en « combat » (Streit) l’un contre l’autre par essence, et de par cette essence, le monde ne peut subsumer la terre.
11Chez les Grecs aussi, le monde (kosmos) ne pouvait pas être la terre (gê). Platon clôt le Timée par ces mots catégoriques : « [...] le monde est né : c’est le ciel qui est un et seul de sa race13 » (to kosmos [...] gegonen heis ouranos hode monogenês on). Son contemporain Isocrate (436-338 av. J.-C.), comme lui disciple de Socrate, parle de « toute la terre qui s’étend sous le ciel14 » (hê gê apasê hê hupo tô kosmô keimenê). Ainsi la terre est « étendue sous » (hupo [...] keimenê) ce ciel qu’est le monde, à la fois kosmos et ouranos ; et c’est bien en ce sens, on l’a vu15, que j’interprète l’image heidéggerienne, en la rapprochant du rapport entre sujet (l’hupokeimenon selon Aristote) et prédicat (le monde selon Nishida). Impossible dans ces conditions de confondre le sujet dans le prédicat : la terre est hupokeimenê sous nos pieds, tandis que le ciel est kosmos au-dessus de notre tête.
12Il en va tout autrement lorsque les mythes conjoignent le monde à la terre. Pour les Latins, si le mot mundus a bien les trois acceptions fondamentales de kosmos : l’ordre, la parure et le monde, il en ajoute une quatrième, totalement étrangère au monde grec. Ce mundus-là16, les Romains le tenaient des Étrusques, qui les dominèrent sous la dynastie des Tarquins (616-509 av. J.-C.). Il s’agissait du trou sacré, circulaire comme l’orbs ou l’orbis terrae (le monde = la terre), conduisant au monde infernal (d’infer : « qui est au-dessous, souterrain »). En temps normal, le mundus était fermé par une pierre, lapis manalis, gardant les esprits des morts (manes) de revenir sur terre. Sous terre, il conduisait à un hypogée au plafond en coupole, comme le ciel. Ainsi la terre retenait-elle en son sein le ciel, qu’avait projeté sur elle le rite augurai de fondation de la ville. Au cours de ce rite, en effet, le prêtre (augur = aviger, d’avis et gerere, « se charger des oiseaux ») commençait par regarder le ciel dans les quatre directions (cum-templare, d’où notre contempler), en y observant en particulier le vol des oiseaux (aves spicere, d’où nos auspices), puis y découpait (tem17) un carré qu’il projetait sur la terre en un espace sacré (templum), quadriparti par le cardo (l’axe nord-sud) et le decumanus (l’axe est-ouest). Par cette union du ciel et de la terre, la ville devenait centre du monde et début de l’histoire. Ab urbe condita, « depuis la fondation de la ville », ainsi se mesurait le temps du monde, et tous les chemins du monde menaient à la Ville. C’est ainsi par exemple que Rome, plus chanceuse que d’autres, devint la Ville-Monde, Urbs = Orbs18
13Le mundus absolutisait par là, dans l’espace et dans le temps, ce qui pour un moderne n’eût été qu’un lieu et un moment parmi d’autres. Or c’est là même le principe de la mondanité : une insularité-singularité absolue, sans la moindre échelle19 qui, permettant d’en sortir, la relativiserait par d’autres référents qu’elle-même. En ce sens, le mundus latin correspond bien au sekai (monde) selon Nishida. Cela fut fatal aux cités-États des Étrusques, que perdit leur singularité même, comme cela le fut au Japon d’avant-guerre, qui périt à Hiroshima d’avoir subsumé l’universel sous le singulier, l’altérité des autres sous l’identité de son propre prédicat. C’est cela même en effet que posait le slogan nationaliste hakkō ichiu (huit coins, un toit), que l’on peut gloser dans le sens de : prédiquer toute la terre sous un même ciel, celui où brille Amaterasu, l’ancêtre de la lignée impériale.
14Commettons à notre tour – prédicat oblige – un petit saut métaphorique. Les langues indo-européennes tiennent d’un radical leuk-une série de mots20 fondés sur l’idée de briller, illuminer (terasu en japonais). De là viennent par exemple le latin lux, l’anglais light ou le français lumière. Le sanscrit en dérive aussi lokah, qui signifie l’espace libre d’une clairière ; et de là vient également le latin lucus, initialement « clairière », puis « bois sacré ». Au Japon, le bois sacré qui entoure un temple shinto se dit miya no mori ; et le plus remarquable des miya no mori – bien qu’officiellement ce n’en soit pas un – est la forêt qui, au centre de Tōkyō, entoure le palais impérial. C’est de là qu’aujourd’hui encore la lignée d’Amaterasu déploie et illumine l'orbs de son mundus. Comme, en ce printemps de l’an 2000, le déclarait en effet l’actuel premier ministre japonais, M. Mori Yoshirō, le Japon est « le Pays des Dieux, centré(s) sur l’Empereur » (Tennō wo chūshin ni shita Kami no Kuni)21.
15Pour scandaleux que ces propos aient paru à l’opposition, qui à juste titre les juge anticonstitutionnels, il convient de remarquer la logique du lieu qui les sous-tend. C’est celle-là même qui, contre cet impie d’Akinari, animait Norinaga ; celle qui anima Rome, à partir de son mundus étrusque et du sillon sacré que traça Romulus, comme aujourd’hui encore les douves immenses des hori tracent la limite infranchissable du bois sacré autour duquel pivote la plus grande ville du monde : Tōkyō.
16Or, comme le posait Nishida, ce basho qu’est l’empereur est de nature néantielle. Telle est également la nature de ce mundus qu’est la résidence impériale ; car c’est un centre vide, comme – à la suite de Paul Claudel – le remarquait Roland Barthes dans L’empire des signes22. Vide comme un trou infini, par lequel l’insularité-singularité nippone rejoindrait l’absolu :
Centre-ville, centre vide [...]. La ville dont je parle (Tōkyō) présente ce paradoxe précieux : elle possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute la ville tourne autour d’un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée sous la verdure, défendue par des fossés d’eau, habitée par un empereur qu’on ne voit jamais23.
17Ce serait une grave erreur de classer tout cela au registre de survivances anachroniques d’un passé mythique. La logique du lieu, encore une fois, est inhérente à la mondanité même du monde. L’existence humaine l’implique nécessairement. Le Japon n’est du reste nullement le seul à s’être pensé « pays des dieux ». Sans aller chercher bien loin, ce fut par exemple aussi le cas de la Chine, laquelle, dans le taoïsme, s’est vue comme Shen Zhou (même sens). Plus encore : la modernité elle-même est tombée, au XXe siècle, dans un métabasisme sémiotique (dont l’origine est la théorie saussurienne de l’arbitrarité du signe et, au-delà de celle-ci, le dualisme cartésien) tout à fait analogue au « sans-base » (mukitei) de la mondanité nishidienne. En effet les signes, qui nous parlent des choses (leur hupokeimenon), ne sont autres que des prédicats, au même titre que le monde l’est pour Nishida. Si c’est à propos du Japon que Roland Barthes a écrit ce qui précède, c’est bien parce que ce Japon-là faisait les délices de son propre métabasisme : « Le signe japonais est vide : son signifié fuit, point de dieu, de vérité, de morale au fond de ces signifiants qui règnent sans contrepartie24 »...formulation préfigurant les développements derridiens sur le « signe flottant », dont j’ai montré ailleurs25, à propos de la chôra platonicienne et de l’interprétation qu’en fait Derrida, qu’ils reviennent exactement à la logique du lieu nishidienne ; à savoir qu’ils font indéfiniment tourner le prédicat (le signe) sur lui-même, en une figure à la Escher. Autrement dit : un monde sans base, ne se référant qu’à lui-même, sevré de toute terre comme de tout sujet. Cela même que, de ses propres yeux, Barthes se plut à voir au centre de Tōkyō : « De cette manière, nous dit-on, l’imaginaire se déploie circulairement, par tours et détours le long d’un sujet vide26. »
18Au lecteur qui rangerait tout cela au placard des figures littéraires, je demanderai pour terminer d’observer avec moi ce qui est advenu de l’économie japonaise au cours des deux dernières décennies. Cette période a été dominée par l’inflation puis la déflation d’une « bulle » (bahuru) spéculative, laquelle a porté avant tout sur les terrains de la capitale. Le gonflement de cette bulle, où la spéculation se nourrissait de la spéculation même, obéissait exemplairement à une logique du prédicat27 : celle d’un monde qui s’absolutisait et s’illimitait sans plus de rapport avec sa substance – de sub-stare, « se tenir dessous », comme le fait le sujet (hupokeimenon, « étendu dessous », ce qui a donné en latin subjectum, « jeté dessous »)-c’est-à-dire avec la terre qui était le référent même de cette spéculation : sa base. En d’autres termes, la bulle s’est développée sans plus de rapport avec les possibilités réelles de l’économie japonaise ; d’où l’interminable récession où celle-ci est tombée après que la bulle a fini par crever.
19Car les bulles crèvent, et les prédicats aussi, lorsqu’on leur enlève leur base de référence. Laquelle base, n’en déplaise à la pathique nishidienne ou au métabasisme postmoderne, ne peut pas plus être subsumée dans la bulle que dans le signe, ce phylactère de la chose. La réalité, comme le sens des signes28, vient justement du rapport entre cette base et ce qui la prédique : l’existence humaine. Et toutes les qualités du monde - grandeur, bonté, beauté, voire excellence pour parler comme Platon–, comme aussi leurs inverses, naissent de ce rapport. Elles naissent de cet imprédicable combat entre le monde et la terre, dont parle Heidegger, mais que, bien avant lui, pressentit le Laozi29 :
[...] | [...] | […] |
Wu ming | Le sans-nom : | lgS : |
Tian di zhi s hi | genèse du ciel et de la terre | nature de l’univers |
You ming | l’ayant-nom : | lgP : |
Wang wu zhi mu | mère des dix mille êtres | engendrement du monde |
[…] | [...] | […] |
Ci liang zhe | Ces deux-là de même source | ensemble font la réalité |
Tong chu er yi ming | mais nom | mais se combattent |
Tong wei zhi xuan | autre s’appellent ensemble l’obscur | sur fond obscur |
[…] | [...] | [...] |
Notes de bas de page
1 Augustin Berque, « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », p. 37-47 dans ce même volume.
2 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1973, p. 336-337 (édition originale: From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1957).
3 Martin Heidegger, « La chose », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1958, p. 209-210 (édition originale : Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, 1954).
4 Je reprends ici la formulation simplifiée de ces théorèmes par Jean-François Gauthier, L’univers existe-t-il ?, Arles, Actes sud, 1994, p. 146.
5 C’est-à-dire quelque chose de relatif à ce qu’on éprouve, pathos.
6 Par exemple, dans sa somme intellectuelle Basho no ronri no kanata e :jutsugoteki sekai to seido (Au-delà de la logique du lieu : monde prédicatif et institution), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1998, p. 329 sq.
7 Voir l’article cité en note 1.
8 Ibid.
9 Je traduis d’après Motoori Norinaga zenshū (Œuvres complètes de Motoori Norinaga), vol. VIII, Tōkyō, Chikuma Shobō, 1972, p. 442-443. Merci à Araki Tōru de m’avoir indiqué cette référence.
10 Platon, Timée, Critias, trad. de Pierre Rivaud, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 228.
11 Saint Augustin, cité par Pierre Hadot, « Physique et poésie dans le Timée de Platon », Revue de philosophie et de théologie, 113,1983, p. 133.
12 Voir l’article cité en note 1.
13 Platon, Timée, op. cit.
14 Isocrate, cité dans Oratores attici, édition établie par Baiter et Sauppe (1838), p. 78, et cité dans l’article kosmos du Dictionnaire grec-français d’A. Bailly, Paris, Hachette, 1950, p. 1125.
15 Voir l’article cité en note 1.
16 Sur le mundus, je me réfère à Alexandre-Ph. Lagopoulos, Urbanisme et sémiotique dans les sociétés pré-industrielles, Paris, Anthropos, 1995, p. 305 sq. ; ainsi qu’à Alexandre Grandazzi, La fondation de Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
17 Ce radical indo-européen, qu’on retrouve dans notre suffixe -tomie (par exemple en chirurgie), a donné par ailleurs en grec temenos, « enclos sacré », dont l’équivalent latin, de même racine, est templum.
18 Le mot urbs (ville) vient d’urbare, tracer un sillon, lequel préfigure l’enceinte de la ville. Ce sillon sacré est un cercle (orbs). Ce cercle quadriparti (voir la Roma quadrata des origines), figure héritée des Étrusques, correspond par ailleurs au hiéroglyphe signifiant « ville » chez les Égyptiens.
19 Je donne ici à échelle le double sens de « taille relative » et de « port (escale, skala) » (voir les échelles du Levant).
20 Je m’appuie pour ce qui suit sur R. Gransaignes d’Hautertve, Dictionnaire des racines des langues européennes, Paris, Larousse, 1994 [1948].
21 Pour un commentaire général à ce propos, voir l’édition du 2 juin 2000 de l’Asahi Evening News, p. 1 et 2.
22 Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1970.
23 Ibid., p. 43 et 46.
24 Ibid., quatrième de couverture. C’est Barthes qui souligne.
25 Augustin Berque, « Chorésie », Cahiers de géographie du Québec, 48 (117), 1998, p. 437-448 ; id., « Lieu et modernité chez Nishida », Anthropologie et société, 22 (3), 1998, p. 23-34 ; et, dans un contexte plus général, id., Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, sous presse, § 5 et 6. Tant le métabasisme derridien que la logique du lieu nishidienne sont antimodernes, car ils reposent sur une logique de l’identité du prédicat (lgP), tandis que celle-ci repose sur une logique de l’identité du sujet (lgS). Dépasser la modernité - et non se borner à l’inverser en substituant lgP à lgS – implique de reconnaître la prédication de la terre en monde (IgS/lgP) par l’existence humaine - qui est lgP/lgS, la nature humaine étant de se prédiquer elle-même par la réflexivité de la conscience – dans un rapport ontologique, la médiance, que l’on peut formuler ainsi : (IgS/lgP)/(lgP/lgS). À ce sujet, outre Écoumène, voir mes ouvrages Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin, 2000 [1990], et Être humains sur la terre, Paris, Gallimard, 1996.
26 Roland Barthes, op. cit, p. 46.
27 J’analyse plus en détail ce phénomène dans « Tōkyō ou le champ du prédicat », Techniques, territoires, sociétés, 35, octobre 1998, p. 99-106 ; et, dans un contexte plus large, dans Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993.
28 Dont les rapports entre eux organisent ce sens, mais ne le créent pas. Je m’explique sur ce point dans Écoumène, en faisant appel notamment aux données de la biosémiotique et des sciences cognitives.
29 Laozi, I, que je cite d’après l’édition d’Ogawa Kanju, Tōkyō, Chūkō Bunko, 1973, p. 5.
Auteur
Géographe, membre de l’Academia europea et professeur à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, ainsi qu’à l’Université du Miyagi à Sendai, Japon. Parmi ses nombreux livres, huit ont été traduits en japonais et deux en anglais : Japan : Nature, Artifice and Japanese Culture et Japan : Cities and Social Bonds, tous deux chez Pilkington Press en 1997. Ses publications plus récentes sont La mouvance. Du jardin au territoire (Paris, Éditions de la Villette, 1999) et, comme directeur de publication, Logique du lieu et dépassement de la modernité (Bruxelles, Oussia, 2000).
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