La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ?
p. 41-51
Texte intégral
1La notion de logique du lieu (basho no ronri) et celle de dépassement de la modernité (kindai no chōkoku) sont liées dans l’histoire de la pensée japonaise au XXe siècle. Toutes deux évoquent le nom de Nishida Kitarō (1870-1945) et celui du courant de pensée dont il fut l’inspirateur, l’école de Kyōto (Kyōto gakuha). Cette dernière appellation est née de ce que Nishida et certains de ses principaux disciples ont enseigné à l’Université de Kyoto. Le thème du lieu (basho) domine l’œuvre de Nishida de la fin des années 1920 jusqu’à sa mort. Deux de ses écrits les plus importants lui sont directement consacrés : Basho (1927) et Bashoteki ronri to shōkyōteki sekaikan (Logique de lieu et vision religieuse du monde, 1945)1. Certes ce thème, dans l’œuvre de Nishida, n’est pas explicitement présenté comme un ou le dépassement de la modernité, notion diffuse dans la pensée japonaise de l’époque ; et Nishida lui-même ha pas participé au colloque intitulé précisément Kindai no chōkoku, qui se tint à Tokyo en juillet 1942. Toutefois, plusieurs de ses disciples en furent les animateurs. D’autre part, et surtout, le sens profond de la mise en avant de la logique du lieu, dans la pensée de Nishida, est bien de dépasser le mode de pensée qui a soutenu la civilisation occidentale, et par conséquent la modernité qui s’y fonde. C’est en ce sens, au-delà de l’épisode ultranationaliste auquel fut lié le thème du dépassement de la modernité (notamment lors du colloque susdit), que la logique du lieu va nous concerner ici. Y a-t-il vraiment, dans cet aspect de la pensée de Nishida, quelque chose qui ouvre un au-delà de la modernité ?
ambivalence de la question du lieu
2Soulignons d’abord que, vus du Japon et plus particulièrement à l’époque, modernité (kindai) et Occident (Seiyō) se recouvrent largement, cela pour la bonne raison que l’histoire les a conjoints dans l’expérience nippone. Cette conjonction a quelque chose d’essentiel. Au contraire, vue de l’Occident lui-même, la modernité signifie une certaine étape de l’histoire. Elle se définit d’emblée par rapport à ce qui la précède, à savoir grosso modo le Moyen Âge et l’Antiquité, tandis qu’au Japon elle se définit d’emblée par rapport à ce qui n’est pas occidental, à savoir le Japon lui-même. C’est la raison pour laquelle, à l’époque de Nishida, la thématique du dépassement de la modernité a été directement liée au nationalisme. C’est également la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, la question de la logique du lieu ne peut pas s’abstraire de la revendication profonde de l’identité japonaise à l’égard de l’occidentalisation. En des termes et dans une conjoncture qui ne sont pas ceux des années 1930, c’est néanmoins cette revendication qu’exprime la vogue actuelle des études nishidiennes. Il s’agit bien de l’être-au-monde nippon, à la recherche d’une issue hors de son enfermement dans l’altérité occidentale.
3Ainsi, la question de la logique du lieu est ambivalente. Elle se pose d’un côté sur un plan universel, concernant l’existence et la réalité en général ; de l’autre, c’est une métaphore de l’identité nippone. C’est dans ce double sens que je l’analyserai ici.
l’absolutisation du monde
4Dans l’histoire, la modernité peut se définir de plusieurs façons, suivant lesquelles on la datera différemment et la dira plus ou moins spécifiquement occidentale. Du point de vue qui nous occupe, l’événement décisif aura été l’établissement du paradigme occidental moderne classique (POMC), au XVIIe siècle, avec ces deux piliers complémentaires : le dualisme cartésien et l’espace absolu de la cosmologie newtonienne, le lien ontologique (mais réfuté par la physique) entre les deux étant l’assimilation cartésienne de la matière à l’extension. Ces trois ingrédients établissent l’universalité de l’objet comme absolument distinct de la conscience du sujet. Corrélativement, le POMC désintègre virtuellement toute mondanité (Weltlichkeit, sekaisei). L’espace homogène, isotrope et infini de Newton abolit en effet tout horizon, tandis que le dualisme abstrait l’objet de toute focalisation par le sujet. Sans foyer ni horizon, l’universalité va se substituer à la mondanité, laquelle au contraire les suppose essentiellement. Elle va le faire non seulement par principe, c’est-à-dire au nom de la science, mais également dans la réalité de l’histoire, sous la forme de l’occidentalisation du monde. En effet, si le POMC a permis l’éclosion de la science moderne, celle-ci à son tour permettait l’essor des techniques modernes. Premier détenteur de ces techniques, l’Occident en a retiré un avantage économique et militaire décisif à l’égard des autres civilisations.
5Ce n’est pas tout. Investie de cette puissance par l’histoire, la mondanité de l’Occident s’est conjoncturellement assimilée (et a été assimilée par le regard des Autres), dans son essence, à l’universalité ; et c’est à cela que s’est trouvé confronté le Japon. C’est ce contre quoi il s’est rebellé, tout en l’introduisant de son propre chef au cœur de lui-même.
6Vue du Japon, la modernité s’est en effet présentée comme incarnant les impératifs de l’universel, tout en étant portée par la singularité de l’Autre. La mondanité occidentale étant universalisée comme par essence, la non-occidentalité du Japon, c’est-à-dire sa propre mondanité, se trouvait de ce fait portée elle-même au plan de l’universel. Cette réciprocité historique voile toutefois une dissymétrie décisive. En effet le pomc, comme on l’a vu, est foncièrement adverse à la mondanité. Par conséquent, prendre son contre-pied n’est pas simplement relativiser la vision du monde occidentale pour la remettre à sa place au sein des cultures humaines, c’est exalter la mondanité comme telle. C’est par exemple le sens de l’entreprise heideggérienne, qui justement replace le Dasein dans la focalité et l’horizontalité (Horizontalität) de son monde.
7Or c’est aussi cela qu’a fait Nishida, mais en y ajoutant, parce qu’il était japonais, une radicalisation absente chez Heidegger. Il a de ce fait non seulement universalisé ce qu’il appelle « le monde historique » (rekishiteki sekai), mais il l’a même, pour finir, absolutisé. Témoins ces quelques citations :
Le monde historique se forme de lui-même [jiko jishin wo keisei suru] auto-formativement [Jiko keiseiteki ni], en tant qu’être volontaire-actif [ishi sayōteki u toshite] (nkz, xi, 391).
Le monde [...] cela ne veut pas dire un monde qui s’oppose à notre moi. Il n’est autre que ce qui veut exprimer l’être-en-son-lieu absolu [zettai no bashoteki u wo arawasō to suru], ce pour quoi l’on peut dire que c’est l’absolu (nkz, xi, 403).
Qu’il comprenne indéfiniment cette auto-négation [jiko hitei], c’est justement pour cette raison que le monde existe de par lui-même [sore jishin ni yotte ari], qu’il se meut de par lui-même, et qu’on peut le considérer comme existence absolue [zettaiteki jitsuzai] (nkz, xi, 457).
le sans-base, ou l’insubstantialité
8Heidegger, lui, n’a jamais absolutisé le monde (die Welt). Il la toujours considéré dans une opposition à ce qui n’est pas la mondanité : soit l’universalité du « pur espace » (reiner Raum) qu’est l’extensio cartésienne, soit l’irréductibilité de la terre (die Erde), autrement dit la nature. Poser le monde dans un tel rapport est non seulement dire que la mondanité ne peut être que relative, mais c’est lui donner une base, qui est la nature. Quoi qu’en ait Heidegger contre Descartes et contre la technique, c’est-à-dire contre la modernité, c’est une manière détournée de reconnaître que l’ontologie ne peut pas négliger l’objectivité scientifique, idéal inhérent au pomc.
9Nishida en revanche, en absolutisant la mondanité, pose corrélativement une série de concepts incompatibles avec le point de vue scientifique. Celui-ci mesure les rapports entre les étants, qu’il objectifie pour ce faire. Au contraire, pour Nishida :
Toute chose se détermine elle-même sans base [mukiteiteki ni jiko jishin wo gentei suru], c’est-à-dire qu’elle tient son être propre [jiko jishin wo motsu] de son auto-détermination même (nkz, xi, 390),
10ce qui est répudier le principe même de la mesure : il n’y a plus de référent, ni de référence. Dans le même sens, Nishida utilise continuellement une formule venue du bouddhisme, ichi soku ta, ta soku ichi, laquelle peut se traduire par « l’un c’est le multiple, le multiple c’est l’un ». Une telle formule invalide radicalement toute échelle et toute proportion, rendant impossible la saisie mathématique de la réalité qui structure la physique moderne. Couronnant le tout, Nishida répudie le principe même de l’altérité, sans lequel il n’est pas de distinction possible entre les étants, et conséquemment sans lequel ne peut s’établir la science. Tel est en effet le sens profond de son concept le plus essentiel : zettai mujunteki jiko dōitsu. Employé à tout propos, sempiternel et ubiquiste, ce concept peut se traduire par « auto-identité absolument contradictoire2 ». De cet oxymore, les exégètes se régalent, mais il revient tout simplement à dire que distinguer entre les choses est superficiel. Toute chose est au fond la même chose, et d’autant plus la même qu’elle sera plus contraire. Car tout se résout dans l’identité du monde à lui-même. Les déterminations diverses entre les choses ne sont autres en effet que l’« auto-détermination du monde » (sekai no jiko gentei), sa proprioception ou son éveil à soi (jikaku). Et dans cette résolution disparaît toute causalité, « par auto-identification contradictoire de ce qui crée à ce qui est créé » (tsukurareta mono kara tsukuru mono e to mujunteki jiko dōitsuteki ni ;nkz, xi, 391).
11Ainsi absolutisé, libéré de toute échelle comme de toute base, autant dire de substance, le monde flue, à la merci de lui-même.
le combat du sujet et du prédicat
12Cette philosophie de la mondanité m’apparaît comme une immense métaphore de la réflexivité de l’être humain lui-même, faisant du monde et des fondements de la conscience un seul absolu. L’humain en effet, c’est l’être essentiellement contradictoire qui de par sa réflexivité prédique sa propre subjectivité, en subjectivant sa prédicativité même. L’être qui est sujet-prédicat de soi-même. On pourrait argumenter là-dessus, en évoquant par exemple la parenté qui transparaît dans la philosophie heidéggerienne entre l’être et le monde. Quoi qu’il en soit cependant, l’essentiel n’est pas là pour ce qui nous concerne. Il est dans la question de la base et de l’altérité, donc de l’échelle, et cela pour l’humain comme pour le monde.
13J’ai assimilé plus haut la base à la substance, en forçant les termes pour faire saisir un trait. Substantia vient de substare, « se tenir dessous ». Il y a là une image première3 que l’on retrouve dans subjectum, « ce qui est jeté dessous ». Ce dernier terme a traduit le grec hupokeimenon, « ce qui est mis dessous ». Dans la logique aristotélicienne, il s’agit du sujet en tant qu’opposé au prédicat.
Or un prédicat ha pas à proprement parler d’existence, il n’est pas un être, mais il présuppose des existants desquels il puisse être prédiqué et qui, dans une proposition, joueront le rôle de sujets, hupokeimena. [...] Le sujet doit en effet y être entendu comme une substance [...] or pour Aristote, le sujet grammatical est bien aussi le sujet logique, c’est le support des qualités, [...] et il est en même temps le sujet ontologique, la substance4.
14Ledit support des qualités, pour la pensée grecque, c’est l’ousia, terme dérivé du participe on (étant) et qui veut dire la substance, l’essence, l’être, ainsi que, dans la langue ordinaire, les éléments constitutifs des choses, ce de quoi elles sont faites. De là des acceptions dérivées : existence, vie, biens, richesse.
15Il me tente d’évoquer à ce propos la « terre » que, dans « L’origine de l’œuvre d’art », Heidegger oppose au monde, et qui lui donne une base. Cette base, c’est ce à partir de quoi, par l’œuvre humaine, se déploie le monde, mais qui est irréductible à ce déploiement. Il y a là, sous l’image du temple grec (l’œuvre humaine), une métaphore de la relation entre la nature et la culture, dans laquelle la seconde se trouve placée en position de prédicat, et la première en position de sujet (hupokeimenon) :
16Monde et terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde. Cependant, la relation entre monde et terre ne décrépit point en une vide unité d’opposés qui ne se concernent en rien. Reposant sur la terre, le monde aspire à la dominer. En tant que ce qui s’ouvre, il ne tolère pas d’occlus. La terre, au contraire, aspire, en tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en elle et à le retenir5.
17En effet le prédicat, ce n’est autre que les termes dans lesquels on saisit (sent, pense, dit, agit) les choses, les instituant ainsi dans leur humaine réalité. Cette prédication, comme l’ont montré Merleau-Ponty et plus particulièrement Lakoff et Johnson, elle commence dans notre corps. C’est à partir de ce foyer que se déploie le monde. Or ce foyer qui prédique le monde, il est lui-même terre, c’est-à-dire nature : un animal de l’espèce Homo ; et si, par ses œuvres, il déploie le monde, il le rapatrie en lui-même sous forme de symboles. Des mots, par exemple, qui diront le monde à partir du corps, par le souffle émanant de la vie de ce corps. C’est ainsi que l’être humain porte en lui-même le combat du monde et de la terre, de la culture et de la nature, du prédicat et du sujet ; et c’est pour cela que, si curieusement, les langues européennes peuvent ramasser sous le même terme de « sujet » des thèmes apparemment aussi divers que le sujet logique (ce qui est prédiqué), le sujet grammatical (ce qui agit ou est agi de par le verbe), et le sujet de l’existence (le foyer prédiquant, c’est-à-dire l’humain).
18Ce combat qui détermine notre vie même (ousia), il ne peut donc avoir lieu que dans la mesure où nous avons la base d’une altérité : la nature qui est autour de nous comme elle est en nous-mêmes, sur laquelle pèsent nos pieds et qui résiste à nos mains. Cela que nous saisissons pour agir, si, et seulement si, nous en recevons la vie qui est la nôtre.
tenir l’être du néant ?
19On pourrait imaginer de rapprocher ledit combat de la dialectique nishidienne, qui résout en identité les contraires absolus ; mais ce serait une grave erreur, pour une triple raison. D’une part, on l’a vu, cette dialectique répudie explicitement la notion de base. Le monde est mukitei, sans base. Corrélativement, elle abolit l’altérité : c’est à lui-même que le monde est à la fois contraire et identique. Enfin, à l’opposé de l’hupokeimenon, qui fonde le prédicat sur la base d’une substance, le sujet nishidien est englouti (botsunyō suru) par le prédicat. L’image première est inverse : au lieu de la terre, substance qui soutient le déploiement de l’être, c’est la mer où l’être coule et disparaît dans le néant qui le subsume (hōsetsu suru).
20C’est de cette image première que procède la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri) de Nishida, que sa philosophie oppose à la « logique du sujet » aristotélicienne, dite également logique du tiers exclu (A n’est pas non-A). L’argument de départ se retrouve pourtant aussi chez Aristote : le prédicat n’a pas en lui-même d’existence. Il est donc de nature néantielle, ce que pose explicitement Nishida. Cependant, alors qu’Aristote (et à sa suite la tradition occidentale) a pensé le prédicat à propos de l’être, Nishida, qui se place dans le fil de la tradition bouddhique et taoïste, zen plus particulièrement, n’a pensé l’être (u) qu’en fonction du prédicat, c’est-à-dire du néant (mu). Ce néant prédicatif, il l’appelle lieu (basho) ; c’est en effet ce dans quoi l’être est saisi, là où il se trouve, et qui n’est donc pas l’être :
Ce qu’il y a doit se trouver dans quelque chose [aru mono wa nanika ni oite nakeraba naranu] [...]. Logiquement, l’on doit pouvoir distinguer les éléments d’une relation de cette relation elle-même, et distinguer ce qui intègre la relation de ce dans quoi elle se trouve. De même, si l’on envisage l’acte [de connaissance], du moment que l’on pense quelque chose de tel que le moi [ga] comme intégration de l’acte pur, ainsi que le moi en opposition à ce qui n’est pas le moi [higa], il faut qu’il y ait quelque chose qui comprenne en son sein le moi et ce qui n’est pas le moi, et qui institue en son sein ce qu’on appelle les phénomènes de conscience [ishiki gensho]. Cela, je le nommerai lieu [basho], en imitant ce que Platon dit dans le Timée de ce qu’il faut bien appeler la chose qui reçoit les Idées [ideya wo uketoru mono to iu beki mono]. Je ne pense pas, bien entendu, que ce que j’appelle « lieu » soit la même chose que l’espace, ou le lieu de réception [kókan to ka, uketoru basho], selon Platon (nkz, iv, 208-209).
21Ces lignes figurent au début de Basho. Nishida, comme on le voit, y fait allusion à la chôra platonicienne ; mais cela dans un parti radicalement non platonicien : il lui fait recevoir 1’idea, alors que pour Platon la chôra ne reçoit que l’être relatif quest la genesis, image imparfaite de l’idea, l’être absolu qui n’a pas besoin de lieu pour être. Ainsi, l’être pour Nishida ne peut qu’être relatif. Il ne peut se passer de cette chôra qu’est son basho.
22La suite du texte ne remet pas en question cette perspective. Nishida y construit une figure exactement opposée à celle de l’ontologie platonicienne. Dans celle-ci, l’être relatif aspire à rejoindre l’être absolu, au-delà de l’écart (chôrismos) qui l’en sépare. C’est ainsi qu’à la mort, comme le mythe d’Er l’illustre dans la République, les âmes, telles des étoiles filantes, rejoignent le ciel. Au contraire, dans Basho, l’être est englouti et subsumé dans une série de lieux/néants relatifs, ce qui aboutit au néant absolu (zettai mu), lieu de lieu qui se nie lui-même.
23Dans la dialectique nishidienne, cette négation du néant par lui-même produit l’être. Il n’empêche que toute la construction de Basho est dominée par la figure de l’engloutissement, à laquelle ne répond nulle part une figure de l’émergence. La dynamique du lieu est bien de tendre au « vrai néant » (shin no mu). Chez Platon au contraire, il y a chôra pour permettre la genesis, la naissance des étants du monde sensible ; ce qui est tout autre chose que la négation du néant par lui-même, cette abstraction dialectique. La substance et l’altérité réciproque des étants fondent leur proportionnalité (summetria) entre eux et leur échelle par rapport à leur modèle de référence (l’idea) ; ce qui est la condition d’une science objective. Au contraire, « en même temps que le plan prédicat s’illimite [jutsugomen ga mugendai to naru], le lieu lui-même devient le vrai néant, et ce qui s’y trouve devient simple intuition de soi-même [kore ni oite aru mono wa tan ni jiko jishin wo chokkan suru mono to naru] » (nkz, iv, 288), ce qui abolit toute altérité, toute possibilité de mesure et toute substantialité, dans l’identité absolue de l’objet de connaissance au sujet connaissant.
ni chôra ni topos
24Dans la citation qui précède, on voit que le prédicat « s’illimite ». Ainsi, la dynamique du basho n’est pas seulement l’inverse de celle de la chôra platonicienne, elle est en outre incompatible avec une autre conception du lieu, celle qui a dominé l’histoire de l’Occident, à savoir le topos aristotélicien. Le basho n’est donc ni chôra ni topos. En cela, il n’est pas seulement non occidental ; c’est la possibilité même de la modernité qu’il exclut.
En quoi donc le basho n’est-il pas topos ?
25Aristote définit ce dernier au livre IV de sa Physique. Ce faisant, il exclut divers traits que Nishida, au contraire, prête à son basho-prédicat monde. Par exemple, Aristote précise (211 b) que le lieu ne peut pas être engendré par lui-même (kath’auto pephukos) et ne peut pas être illimité (apeiros). Tout au contraire, il faut que le lieu soit une limite (anagkê ton topon einai [...] to peras), celle du corps dont il est le lieu (212 a). En outre, cette limite doit être immobile, car sinon le lieu deviendrait un autre lieu. D’où la définition aristotélicienne du lieu comme « limite immobile immédiate » (peras akinêton prôton) d’un corps (212 a).
26Le lieu aristotélicien suppose donc la substance d’un corps (sôma), autrement dit le sujet (hupokeimenon). Il n’a rien à voir avec le basho, qui avale la substance pour la dégurgiter ensuite par autonégation. Au contraire, il a beaucoup à voir avec la logique du tiers exclu ; car dire que A ne peut pas être non-A, c’est dire que son identité ne peut pas dépasser sa propre limite : son topos.
27En ce sens, le topos aristotélicien est à la racine du rationalisme et du matérialisme propres à la science moderne. Celle-ci est par ailleurs héritière, comme on le sait6, de la métaphysique platonicienne, qui a institué un écart (le chôrismos) entre les apparences du monde sensible et l’être véritable (ontôs on). La chôra étant condition de l’existence des étants du monde sensible, elle est donc également condition de la possibilité du chôrismos, sans lequel il n’y aurait que l’être absolu. Elle apparaît ainsi doublement nécessaire à l’émergence du point de vue scientifique : en ce qu’elle accueille les étants que la science mesure sans plus s’occuper de l’être (laissé à la métaphysique), et en ce quelle les pose comme une image (eikôn), une apparence que la science doit dépasser. Comme il est écrit dans le Timée (28 a), en effet, le monde sensible ne peut être l’objet que de la croyance commune (doxa), tandis que l’être véritable relève de l’intellection alliée à la raison qui mesure (noêsis meta logou).
28C’est tout cela que le lieu nishidien confond dans l’identité absolue du monde à lui-même.
le japon des années 1930
29Si le basho est adverse à la connaissance rationnelle, à la mesure et à l’échelle, ouvre-t-il du moins la possibilité de dépasser les impasses de la modernité ? Celles-ci tiennent à la contradiction inhérente au parti dualiste et universaliste du pomc, qui s’oblige à faire abstraction de l’existence humaine, alors que l’universalité véritable comprend aussi cette existence, dans sa focalité et sa mondanité. Il n’y aura de dépassement de la modernité que dans cette universalité-là, pas dans une simple négation du pomc. Or l’entreprise de Nishida peut, justement, se résumer à une telle négation : elle retranche le monde en deçà de toute possibilité de dépasser son propre horizon7. Ce n’est là nullement dépasser la modernité, mais la forclore. Nullement ouvrir sur l’universalité véritable, mais couper l’existence de ce qui lui fournit une base : l’altérité de l’Autre, qu’il s’agisse d’autrui ou des choses.
30Ce repli de l’identité sur elle-même est illustré par l’erreur historique et politique énorme par laquelle Nishida en est venu à absolutiser le régime impérial nippon en tant que basho, et à le concevoir ainsi comme le lieu potentiel de toutes les nations de la Terre. Les adeptes du basho nient que cette erreur (pour autant qu’ils la reconnaissent) ait un rapport avec l’essentiel de la pensée nishidienne8. Pour moi, je pense au contraire que cette erreur a un rapport essentiel avec la logique du lieu. Elle n’est nullement accidentelle. Absolutiser le prédicat dont on relève soi-même, ce n’est en effet rien d’autre que la logique ethnocentrique en vertu de laquelle toute société humaine, au mépris de l’Autre, tend à universaliser sa propre mondanité ; tels, entre mille exemples, ces peuples qui s’appellent eux-mêmes « les Humains » (Inuit, Ainu, etc.), comme s’il n’y en avait pas d’autres sur la Terre.
31Il apparaît ainsi que, loin d’ouvrir un au-delà de la modernité, la logique du lieu n’en est que l’envers. Elle n’est que la philosophie de ce que Descartes avait écarté pour définir les conditions de l’objectivité scientifique : le « sentiment » (c’est-à-dire la sensibilité). Ce n’est pas rien, certes ; comme Descartes l’écrivait dans ses Principes de philosophie, c’est même notre vie... Toutefois, ce n’est pas dans le néant que nous vivons ; c’est sur la Terre, au milieu des Autres. S’en remettre au seul prédicat, c’est occulter cette base.
32Au delà de la modernité, la logique du lieu ? Allons donc ! Elle ne fait que distiller l’essence de la doxa qui nourrit depuis toujours les identités collectives. Le monde sans base, indifférent à toute échelle, autodéterminé, intuition de soi-même illimitant son propre prédicat, ce n’est autre que le Japon des années 19309.
Notes de bas de page
1 Respectivement repris dans le vol. iv et le vol. xi de Nishida Kitarō zenshū (Œuvres complètes de Nishida Kitarō), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1966 (dorénavant nkz). Pour un éventail d’approches variées de la question abordée ici, l’on pourra lire la trentaine de textes rassemblés dans Augustin Berque (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, 2 vol. , Bruxelles, Ousia, sous presse ; ainsi qu’Augustin Berque et Philippe Nys (dir.), Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997.
2 C’est notamment la traduction adoptée par Jacynthe Tremblay, l’une des meilleurs spécialistes occidentaux de la pensée de Nishida.
3 Ou une « métaphore primaire » dans la terminologie de George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and its Challenge to Western Thought, New York (N.Y.), Basic Books, 1999.
4 Robert Blanche Jacques Dubucs, La logique et son histoire, Paris, Armand Colin, 1996 [1970], p. 35-36.
5 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 52-53.
6 Cette filiation a été mise en lumière notamment par Heidegger. À ce sujet, voir Alain Boutot, Heidegger et Platon, Paris, PUF, 1987.
7 L’objet de cet article n’est pas de définir ce que, à mon sens, pourrait être le dépassement de la modernité. Cette petite note peut toutefois en suggérer le principe. Si l’on représente la réalité par R, la logique du sujet par lgS, et la logique du prédicat par lgP, le pomc peut se définir par la formule R = lgS, le point de vue nishidien par R = lgP, et le dépassement de la modernité par R = lgS/lgP. J’argumente plus substantiellement ces vues dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, sous presse.
8 Sur ces controverses, voir James W. Heisig et John C. Maraldo (dir.), Rude Awakenings : Zen, the Kyoto School, and the Question of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press, 1994.
9 Cela bien entendu vaut pour toutes les identités collectives, à toute époque. L’antimodernité de la logique du lieu s’illustre particulièrement dans les phénomènes de sectes, telle, au Japon même, la secte Aum.
Auteur
Géographe, membre de l’Academia europea et professeur à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, ainsi qu’à l’Université du Miyagi à Sendai, Japon. Parmi ses nombreux livres, huit ont été traduits en japonais et deux en anglais : Japan : Nature, Artifice and Japanese Culture et Japan : Cities and Social Bonds, tous deux chez Pilkington Press en 1997. Ses publications plus récentes sont La mouvance. Du jardin au territoire (Paris, Éditions de la Villette, 1999) et, comme directeur de publication, Logique du lieu et dépassement de la modernité (Bruxelles, Oussia, 2000).
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