Introduction
p. 15-38
Texte intégral
1Approches critiques de la pensée japonaise du xxe siècle réunit seize articles en français et en anglais portant sur le nationalisme culturel et la possibilité d’une « autre histoire » de la pensée japonaise moderne. Sont étudiés des aspects variés de la pensée japonaise du XXe siècle, de la logique du lieu chez Nishida Kitarō à la question de l’identité nationale dans la critique des manga (bandes dessinées japonaises), en passant par la théorie de la littérature de Natsume Sōseki, « l’écrivain national » le plus célèbre de la modernité nippone. Certains contributeurs proposent à la fois une analyse pénétrante des facteurs qui ont provoqué la crise actuelle de légitimation dans le champ de l’histoire des idées – facteurs comme l’impact de la mondialisation, les nouveaux blocs économiques et politiques en Asie, la crise économique, les tensions sociales et l’émergence de nouveaux nationalismes dans le Japon des années 1990 – et des nouvelles directions de recherche dans ce domaine.
2L’ouvrage se définit donc d’emblée comme acte interventionniste, porteur d’un propos épistémologique et politique critique qui, j’espère, provoquera des débats autant à l’intérieur qu’au-delà du milieu des études japonaises académiques. Certaines analyses élaborées ici prennent position par rapport aux arguments présentés dans des monographies et ouvrages collectifs récents en langues européennes sur la pensée japonaise moderne, en particulier dans des textes s’attaquant à la problématique du « dépassement de la modernité » (courant de pensée nationaliste des années 1930 et 1940 dont les porte-parole les plus éloquents furent les philosophes de l’école de Kyōto1). La première partie de cette introduction situe les interventions des contributeurs dans le contexte de la pensée japonaise depuis Meiji (1868), traçant prioritairement le développement du nationalisme culturel examiné dans ce volume ; la seconde donne un aperçu rapide de l’argumentation de chaque article.
le nationalisme culturel en question
3Le domaine de la « pensée japonaise » (Nihon shisō), dont le statut semble incertain encore aujourd’hui et qui, jusqu’en 1945, se désignait surtout comme « esprit japonais » (Nihon seishin), comprend la philosophie, l’esthétique, la critique et la théorie littéraires, la pensée politique, les fondements philosophiques, éthiques et cosmologiques du bouddhisme, du shinto, du confucianisme et des « nouvelles religions ». Le malaise profond ressenti par beaucoup d’intellectuels de gauche à l’égard de l’histoire des idées du Japon moderne est dû surtout à la participation de celle-ci à la répression des mouvements démocratiques ou contestataires sous l’égide de l’empire colonial japonais (1895-1945), et est aussi dû à l’implication de nombreux universitaires, journalistes et autres membres des professions libérales dans des pratiques violentes de domination coloniale. La cooptation des intellectuels japonais par le militarisme, la politique expansionniste et le totalitarisme ultranationaliste du pays dans les années 1930 et 1940 constituent jusqu’à présent une source d’embarras et de débats acides. Alors qu’un Fukuzawa Yukichi (1834-1901) déclarait dans les années 1880 que c’était un avantage pour la Chine d’avoir perdu la guerre de 1884 avec la France parce que la défaite avait attisé le désir d’indépendance et d’autonomie des Chinois, et que de telles défaites obligeaient les peuples sous-développés à accepter les bienfaits de la civilisation moderne2, Nishida Kitarō (1870-1945) affirmait que la mission du Japon était d’assumer le leadership en Asie de l’Est afin de donner une nouvelle direction à l’histoire mondiale, et que la Grande Guerre de l’Asie orientale aura précisément servi à acomplir cette mission3. À leur tour, des activistes et théoriciennes féministes de front comme Hiratsuka Raichō, Takamure Itsue et Yamakawa Kikue, qui dans les années 1910 et 1920 avaient milité pour l’obtention de droits politiques fondamentaux et l’émancipation économique et culturelle des femmes, n’hésitèrent pas non plus à apporter leur soutien à la « guerre sacrée » (seisen) – c’est-à-dire la guerre d’agression impérialiste menée par le Japon dans la région de l’Asie-Pacifique. En même temps, les théories, utopies et philosophies égalitaristes, socialistes ou anti-impérialistes, et les critiques sans compromis de la position des intellectuels dans la société de consommation du Japon de l’après-guerre, sont aussi fort nombreuses dans l’histoire de la pensée. Pour citer seulement quelques exemples : la défense de la « richesse spirituelle » et de la « bonté sauvage » des pauvres, des minorités, et des exclus chez Nakae Chōmin ; l’amalgame d’anarchisme, de socialisme et de radicalisme antitennōïste chez Kōtoku Shusui et Osugi Sakae ; l’activisme écologique et la défense des revendications des victimes du programme d’industrialisation et d’urbanisation massive de Meiji chez un Tanaka Shōzō ; l’humanisme, le pacifisme et les idéaux communards du groupe littéraire Shirakaba (Bouleau blanc) ; le marxisme antifasciste, réellement scientifique et révolutionnaire d’un Tosaka Jun ; la critique tranchante de la représentation de l’histoire nationale, en particulier de la question de la responsabilité du gouvernement et des intellectuels par rapport à la guerre impérialiste du Japon en Asie, chez Maruyama Masao et Ienaga Saburō. Ce qu’on observe autant du côté des tendances traditionalistes, intégristes-nationalistes ou facilement cooptables dans l’histoire des idées, que dans le champ des dissidents, révolutionnaires et radicaux (et tout en insistant sur l’hétérogénéité de la pensée moderne en tant que « tradition inventée » constituée de pratiques discursives et de subjectivités contradictoires, ambivalentes et ouvertes) est la présence constante du nationalisme culturel4. Le lexique japonais pour ce type de nationalisme reflète la diversité de ses expressions : kokusui hozonshugi (la préservation de la pureté nationale), Nipponshugi (nipponisme), kindai no chokkoku (dépassement de la modernité), Nihon bunkaron (discours sur la culture japonaise).
4Si le nationalisme culturel est un phénomène universel, sa persistance et sa capacité d’adaptation au Japon sont étonnantes. En effet, il est difficile sinon impossible de concevoir la philosophie, la pensée littéraire ou politique, l’esthétique et même les discours des mouvements révolutionnaires et contestataires du Japon du XXe siècle en dehors de ces paramètres – que ce soit l’anarchisme et le socialisme humanistes-chrétiens de l’ère Taishō (1912-1926), le marxisme et les mouvements prolétariens florissant pendant la première décennie de l’ère Shōwa (1926-1935), le mouvement Anpo (mobilisation nationale contre le renouvellement du Traité de sécurité entre le Japon et les États-Unis en 1959-1960), ou les mouvements antipollution, estudiantin et féministe des années 1970. Par exemple, le marxisme des années 1920 et 1930, comme le remarque pertinemment Karatani Kōjin dans sa contribution pour ce volume, « Buddhism, Marxism and Fascism in 1930s and 1940s Intellectual Discourse : Sakaguchi Angō and Takeda Taijun », était bel et bien un marxisme japonais – c’est-à-dire un marxisme qui, tout en se basant sur la dialectique hégélienne et sur la critique du capitalisme industriel avancé par Marx, et tout en se conformant aux directives du Komintern, s’était donné comme but de montrer que le Japon, loin d’être une nation arriérée qui finirait par être colonisée par les pouvoirs impérialistes européens, montrerait la voie d’une révolution anti-impérialiste prolétarienne en Asie. En d’autres termes, le spectre du nationalisme culturel – à savoir le spectre de la course au rattrapage et la compétition avec le marxisme occidental – hantait le discours du marxisme et des mouvements prolétariens des années 1930 tout comme le spectre du communisme naissant hante l’Europe dans le célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx. Pour emprunter le vocabulaire de Derrida dans Spectres de Marx, l’hantologie marxienne (le discours messianique d’un communisme fantomatique mais inévitable, qui allait rompre l’autosuffïsance universaliste de la métaphysique bourgeoise) se trouve transformée, dans le Japon des années 1930, en une hantologie du nationalisme culturel nippon marxisant. C’est ce messianisme « hantologique » ambivalent qui, renforcé dans le sens de sa mission historique et dans son sentiment d’aliénation par une réelle séparation des masses travailleuses et de la paysannerie, permit à beaucoup d’intellectuels qui avaient abjuré leurs convictions marxistes ou socialistes sous la pression des autorités policières (tenkō) de se réfugier dans la mystique ultranationaliste, le pathos des divers courants du « dépassement de la modernité », ou dans la religion. Si l’ultranationalisme a pu facilement remplir le vide idéologique, conceptuel et affectif laissé par la défaite totale du marxisme, c’est parce que ces deux courants de pensée avaient – aussi honteux et compromettant que cela pût paraître pour les intellectuels de gauche et les démocrates de l’après-guerre-une base commune5. Si le même marxisme, que l’on supposait défunt, refait surface après la guerre avec peu de remise en cause de ses doctrines et analyses, et si ses apostats d’autrefois font un autre virage ou tenkō pour revenir à leur anciennes positions et se transformer en justiciers-inquisiteurs qui accusent les criminels de guerre, les idéologues de l'ultranationalisme et les intellectuels collaborationnistes, c’est du moins en partie grâce à la même hantologie du culturalisme ethnocentrique.
5Une autre caractéristique qu’on peut dégager du développement de la pensée japonaise moderne est ce que Alain-Marc Rieu appelle « l’opposition entre le propre (ce qui est proprement japonais) et l’étranger », où ce dernier terme désigne non pas une altérité radicale, mais une « négativité indéfinie qui réduit l’autre à l’immanence du non-propre, à l’étrange et à l’étranger » (Rieu, 1996 :18). Ce discours polarisé, qui jalonne aussi les traditions intellectuelles classiques, médiévales et celles de l’ère Tokugawa (1603-1868) – en particulier l’œuvre des grands représentants des Études nationales (kokugaku) tels Kamo no Mabuchi et Motoori Norinaga – et qui n’est pas plus une particularité japonaise que le nationalisme culturel6, relève de, ou donne lieu à, bon nombre d’expressions et manifestations de ce dernier. Identifié d’une manière prépondérante à la Chine jusqu’au XVIe siècle, et à partir de la fin de l’ère Muromachi (1333-1596) et, sous le shôgounat des Tokugawa, alternativement à la Chine et aux différentes sectes chrétiennes ainsi qu’aux sciences, technologies et arts européens importés comme les armes à feu, l’astronomie, la médecine, la perspective dans la peinture de la Renaissance et du Baroque, l’autre ou l’étranger devient après Meiji le synonyme même de l’Occident. La construction de cet autre, qui est souvent aussi simplifiée ou idéalisée que celle des spécificités de la culture et de la société japonaises (Nihonteki tokusei, Nihon bunka no tokushusei) qu’on lui oppose, fait abstraction de ce que jusqu’en 1945 le Japon était un vaste empire composé d’une multiplicité d’ethnies, peuples et langues qui furent étudiés, recensés, classifiés et répertoriés méthodiquement par les administrations coloniales, et fait aussi abstraction de la curiosité vorace et de la passion pour les coutumes et cultures « exotiques » de l’Afrique, de l’Océanie ou du Moyen Orient, ainsi que pour celles d’époques reculées pas forcément occidentales, qui saisissent le public consommateur avisé des grandes villes japonaises pendant les années 1920 et 1930 sous l’égide de la culture de « l’érotique, du grotesque et du non-sens » (ero-guro-nansensu)7. La dialectique entre l’endogène et l’exogène, entre les traditions autochtones et les pratiques culturelles importées constitue néanmoins la dynamique structurelle centrale d’une immense littérature comprenant non seulement des textes canoniques comme Fūdo (Le climat, 1935) de Watsuji Tetsurō, In’ei raisan (Éloge de l'ombre, 1933) de Tanizaki Junichirō, Nihon bunka shikan (Mes vues personnelles sur la culture japonaise, 1942) de Sakaguchi Angō et Chūgoku no kindai to Nihon no kindai (Modernité chinoise, modernité japonaise, 1948) de Takeuchi Yoshimi, mais aussi les nombreux écrits du genre nihonjiron ou Nihon bunkaron, qui rehaussent les particularités de la culture, la société et la mentalité japonaises tout en exaltant leur supériorité par rapport à d’autres cultures8.
6Sous-tendant la dialectique entre l’identité nationale japonaise et la représentation fantasmatique de l’Occident (ou d’un autre Autre), est une rhétorique de la comparaison. L’étude comparée, qui peut aller de simples listes de particularités contrastées, comme on en trouve en abondance dans les nihonjinron, aux parodies et exercices ludiques brillants et incisifs tels que développés et par Tanizaki dans Randa no setsu (De la paresse, 1930), a parfois recours au « national-comparatisme » (Rieu, 1996 : 48) – c’est-à-dire la comparaison globale entre le Japon et une autre culture, en vue de souligner l’avance culturelle ou « spirituelle » nippone. Une autre forme de comparatisme, plus modeste mais non moins réductrice, est le schéma de cofiguration du régime de la traduction analysé par Sakai Naoki (Sakai, 1997). Ce schéma propose que l’énonciation passant d’un émetteur à un récepteur par l’entremise d’un traducteur conçu comme sujet-en-transit positionne le locuteur et le récepteur comme sujets ethniques ou constructions identitaires homogènes comparables, stables et capables de communiquer et de se comprendre. Sakai décèle une telle position comparative – qu’il désigne aussi comme attitude homolingue – même dans les textes exonérant le moins le particularisme culturel japonais, tels Nihon seiji shisō kenkyū (Études sur l’histoire intellectuelle du Japon Tokugawa, 1952) et Nihon no shisō (La pensée japonaise, 1961) de Maruyama Masao.
7Presque tous les articles réunis dans cet ouvrage traitent, directement ou indirectement, des trois aspects de la pensée japonaise moderne examinés ci-dessus – à savoir le nationalisme culturel, la dialectique entre les spécificités de la culture japonaise et les savoirs et techniques importées de l’étranger/de l’Occident, et finalement le comparatisme national ou local. Les deux dernières tendances peuvent être incluses dans la première, qui occupe une place tout aussi importante dans l’histoire du nationalisme japonais au XXe siècle que le nationalisme d’État – qui jusqu’en 1945 se confond souvent, sans cependant s’y dissoudre complètement, avec le Shintō étatique et le tennôcentrisme – et le révisionnisme nationaliste récurrent. L’article de Karatani Kōjin, « Buddhism, Marxism and Fascism : Sakaguchi Ang and Takeda Taijun », par exemple, montre comment le bouddhisme, « redécouvert » par les intellectuels de Meiji et Taishō à travers la médiation de l’Occident comme domaine de recherche académique et de spéculation philosophique, comme discours religieux semblable à certains aspects des théologies catholique et protestante et comme esthétique romantique, devient chez Watsuji Tetsurō, Nishida Kitarō et d’autres intellectuels qui s’associèrent à la construction d'une doctrine ultranationaliste, un argument crucial dans la lutte idéologique et spirituelle contre la modernité occidentale impérialiste. C’est seulement dans l’œuvre d’écrivains et penseurs comme Sakaguchi Ang et Takeda Taijun que le bouddhisme put se manifester en tant que philosophie radicale et contestataire, et en même temps comme pensée rigoureusement scientifique et rationnelle – sous une forme, donc, proche de la pensée révolutionaire du Bouddha historique et de la philosophie de Nagarjuna. En tant qu’armature idéologique, philosophique et esthétique inaliénable de l’identité nationale et du nationalisme culturel – cela en dépit de sa nature de « pensée importée de l’extérieur » (gairai shisō) – le bouddhisme, soutient Karatani, se situa à l’avant-scène des bouleversements de l’histoire du Japon au XXe siècle.
8Les deux articles dAugustin Berque montrent que la logique du lieu (basho no ronri) de Nishida relève d’un discours qui traverse toute la modernité, mais qui s’élabore bien avant l’avènement de celle-ci. Chez Nishida, cette logique ou pathique (discours du pathos) du lieu n’aboutit nullement à un « dépassement de la modernité » occidentale, mais à une substitution de cette dernière par la modernité japonaise dans des termes qui restent fondamentalement « occidentaux ». La logique du lieu sous-tendant la pensée de Motoori Norinaga ainsi que les affirmations récentes du premier ministre japonais sur le caractère unique du Japon en tant que « pays des dieux centré sur l’empereur » peut devenir une mystique absolutisante dangereuse, étrangement semblable à l’universalisme ethnocentrique du mythe de fondation de la ville antique de Rome.
9L’opposition obligatoire entre le dedans ou le proprement japonais et le dehors ou l’étranger, avec son pendant – lui aussi quasiment obligatoire – de comparatisme à plusieurs niveaux, est analysée aussi dans les contributions de Bernard Bernier, Suzuki Sadami, Jacqueline Berndt et Thomas Lamarre. Bernier examine le comparatisme éclectique des écrits de Watsuji dans les années 1930 – notamment Fūdo (Le climat, 1935) et Rinrigaku (L’ethique, 1937, 1942, 1949) – où il décèle les assises de la position totalitariste et ultranationaliste du philosophe à partir de la fin de cette décennie, et qu’il compare avec le développement de la philosophie de Heidegger de Sein und Zeit (1927) jusqu’à son appui enthousiaste au régime nazi dans le « Discours du rectorat » (1933) et d’autres textes. L’analyse de Suzuki révèle minutieusement les multiples influences, adaptations, et synthèses de concepts et discours occidentaux, asiatiques et indigènes japonais structurant la démarche de Nishida dans son premier ouvrage philosophique d’importance, Zen no kenkyū (Étude sur le bien, 1911)-démarche qui selon ce chercheur aboutit à un « dépassement » du « malheur » (fukō) de la modernité, ou de l’aliénation entre sujet et objet déplorée par Nishida dans une conception immanente de Dieu qui serait en même temps le principe même de la vie cosmique... Les contributions de Berndt et Lamarre abordent la problématique de l’influence de pratiques discursives et culturelles venues de l’extérieur à travers des approches différentes, pour arriver à des conclusions semblables : que l’influence de l’élément extérieur la peinture, l’histoire de l’art du Japon et de l’Occident, et la bande dessinée européenne et américaine dans le cas de la critique et des études académiques des manga (bande dessinée japonaise) examinées par Berndt, et la littérature chinoise dans le cas des études sur le waka (le poème de 31 syllabes remontant à l’ère Heian – 794-1195) explorées par Lamarre – bien que reconnue, est finalement écartée ou radicalement minimisée afin de préserver le mythe d'une tradition artistique autochtone relativement immune à l’hybridation, dans laquelle s’exprimerait une identité nationale se perpétuant, plus ou moins inchangée, à travers l’histoire du passé et les soubresauts de la modernité…
10Je simplifie, bien sûr, énormément et délibérément des analyses et interprétations complexes, mais la lecture des articles rassemblés dans ce volume, des ouvrages collectifs en anglais et en français cités au début de cette introduction, ainsi que de nombreux ouvrages collectifs ou histoires de la pensée japonaise parus au Japon depuis les années19809, donne lieu – du moins à mes yeux – à un enchaînement de doutes, de perplexités et de questionnements que je résumerais ainsi : si on admet la thèse d’Araki Tōru que la langue japonaise moderne est « un lieu fermé », une « structure d’emboîtement et d’englobement » qui ne connaît pas de troisième personne, et qui ramène tout à l’espace clos de l’énonciation entre le « je » et le « tu » – les positions interchangeables, s’englobant réciproquement, du locuteur/émetteur et du récepteur10 –, est-il possible de concevoir une histoire de la pensée japonaise qui s’engagerait dans une autre voie que celle de la quête inlassable de particularismes culturels autochtones ou de l’expression de l’identité nationale (la « japonité ») ? Compte tenu de cette particularité de la langue japonaise qui refuse – ou plutôt anéantit – l’altérité de l’autre, et des conditions et caractéristiques de la modernité nippone depuis la création de l’État-nation de Meiji et surtout au XXe siècle – une modernité représentée comme rattrapant, imitant, traduisant, s’opposant à, dépassant ou renversant la modernité occidentale (qui à son tour est représentée comme la seule modernité valable, l’incarnation même de la Modernité avec une majuscule)-, est-il possible d’envisager une histoire de la pensée japonaise en dehors des paramètres du nationalisme culturel qui lui est inhérent par définition ? Si l’étude de la pensée japonaise continue à être l’oeuvre, comme ce fut le cas jusqu’à récemment, d’intellectuels mâles dont l’optique est majoritairement androcentrique-patriarcale, ne remettant que rarement en cause (du moins c’est ce qu’on remarque depuis les années 1980) les institutions, les structures de pouvoir et pratiques disciplinaires de l’État capitaliste avancé et de la société de consommation et d’information du Japon contemporain, le projet d’une « autre » histoire intellectuelle moderne de ce pays n’est-il pas condamné d’avance ? Quelles chances ont les histoires alternatives du Japon moderne (qui se profilent dans les recherches récentes sur l’impact de la culture japonaise dans les colonies [gaichi] de l’Empire), ainsi que les histoires parallèles émergeant de l’historiographie féministe et des pratiques culturelles des minorités ethniques, de se faire entendre, au moment où les révisionnismes et néonationalismes gagnent sensiblement du terrain, produisant même des best-sellers11 ? Si le nationalisme culturel est à la fois immanent dans et constitue la matrice même de l’histoire de la pensée japonaise en tant que domaine de recherche et réflexion, ne serait-il pas plus constructif d’abandonner la pratique actuelle de lui faire constamment procès, en l’accusant d’être la cause primaire de tout ce que le Japon a fait de bon et de mauvais pendant le XXe siècle, et de créer une autre histoire de la pensée qui le présuppose d’emblée comme fantasme idéologique plus ou moins inconscient et diffus (voir Zizek, 1991) ?
11Cette autre histoire s’attacherait à révéler les enjeux de ce fantasme omniprésent non seulement en tant que pratique identitaire ou comme fondement des discours et tendances ultranationalistes, fascistes ou totalitaristes, mais aussi comme facteur d’hybridation culturelle et ethnique ; comme processus de négociation avec l’autre dans la pleine reconnaissance de son altérité ; comme critique et vigilance permanentes par rapport aux faux universalismes et internationalismes, mais aussi à l’égard des « simplifications grossières » des particularismes ethnocentriques ou racistes (Maruyama, 1996a, 1996b). Cette nouvelle approche de la pensée japonaise s’attacherait aussi à explorer le nationalisme culturel – aussi paradoxal que cela puisse paraître – comme portant le germe d’un imaginaire postnational anticipant la création de nouveaux mondes créolisés d’interaction et de participation démocratique. Les articles de Karatani, Berque, Driscoll, Lamarre, Ueno et Inaga réunis dans ce volume, ainsi que le texte de Yi Yang-ji analysé dans mon article sur le devenir de la traduction, suggèrent que certaines formes du nationalisme culturel japonais (ou de certains nationalismes culturels asiatiques et occidentaux)-en particulier les utopies, les apories, logiques d’indécidabilité, les dimensions corporelles genrées ou les « projets de modernité inachevés » (voir Habermas, 1983) de cette pratique discursive à la fois « visible », tangible et fantasmatique – peuvent déboucher sur une réelle ouverture, et même une éthique de responsabilité (dans le sens lévinasien du terme) envers l’autre et le monde.
12Une dernière question est adressée à trois autres problématiques, posées explicitement ou en filigrane, par les contributeurs à cet ouvrage, et en partie aussi par les contributeurs des autres ouvrages collectifs en langues européennes cités plus haut (voir Wakabayashi, 1998 ; Berque, 2000) : dans quelle mesure et de quelle manière les présupositions, omissions et préjugés, les méthodologies, choix de thèmes et sujets de recherche et bien sûr ledit nationalisme culturel des chercheurs japonais dans le domaine de l’histoire des idées affectent-ils les analyses des chercheurs et spécialistes étrangers de la pensée japonaise12 ?
13Deuxièmement, quand pourra-t-on enfin assister à un dialogue sérieux et soutenu, accompagné par une évaluation critique réciproque constructive entre les chercheurs et spécialistes japonais de la pensée autochtone et leurs homologues étrangers dans les colloques et publications sur ce sujet produits au Japon même ? La participation de chercheurs étrangers à ces occasions reste minime et la production intellectuelle considérable des spécialistes européens, américains et asiatiques sur l’école de Kyotō, la critique et la théorie du waka, les grands penseurs du Nouveau Bouddhisme de Kamakura (Shin Kamakura bukkyō) et la pensée féministe demeurent largement inconnues. En dépit de l’augmentation du nombre de traductions japonaises d’études étrangères sur ces différentes traditions intellectuelles au cours des dernières années13, des projets de recherche en collaboration et des publications collectives « internationales » entreprises par des institutions comme le Nichibunken (Kokusai Nihon bunka kenkyū sentā, International Research Center for Japanese Studies) de Kyoto, la position minoritaire et quasiment invisible des études étrangères de la pensée nippone au Japon et la tendance de la plupart des spécialistes japonais d’ignorer ces recherches ont peu changé14.
14La contribution des femmes en général, et du féminisme en particulier, à l’histoire de la pensée du Japon continue, elle aussi, à être ignorée par les courants dominants dans ce domaine. Malgré la longue histoire du mouvement féministe japonais, qui commence à s’organiser à partir de la fin de l’ère Meiji avec le groupe légendaire des Bas bleus (Seitō), et les réalisations remarquables de la recherche féministe académique d’une part, et, d’autre part, de la création féministe dans la littérature et les arts du Japon contemporain15, la présence du féminisme dans des ouvrages généraux sur la pensée japonaise est minime sinon inexistante. Si l’œuvre et l’engagement politique de théoriciennes et activistes féministes célèbres comme Hiratsuka Raichō, Yamakawa Kikue, Takamure Itsue, Ichikawa Fusae, Tanaka Mitsu ou Ueno Chizuko sont cités dans certains ouvrages sur la pensée politique du XXe siècle, cependant, les histoires de la critique et de la théorie littéraires ou de la critique de cinéma au Japon tenant compte de la contribution des femmes dans ces domaines sont encore à venir16. Les recherches féministes importantes sur la philosophie, les pratiques religieuses et l’organisation institutionnelle du bouddhisme japonais de ces dernières années occupent toujours une place très marginale dans les études bouddhiques académiques au Japon (voir par exemple Minamoto, 1996, 1997). Les ouvrages en langues européennes déjà mentionnés omettent entièrement la participation des femmes à l’histoire des idées du Japon du XXe siècle, et le féminisme en est entièrement absent17 Si au Japon on prend encore pour acquis que l’histoire de la pensée demeure la propriété plus ou moins exclusive des hommes, il n’y a pas de raison pour que les études étrangères dans ce domaine reproduisent cette attitude masculiniste conservatrice et le préjugé, très répandu dans l’establishment académique et les médias japonais, à l’égard du féminisme comme séparatisme minoritaire suspect et dangereux, qu’il vaut mieux tenir à distance18. Le présent ouvrage essaie de remédier quelque peu à cette situation, en incluant les contributions féministes de Jennifer Robertson, Ueno Chizuko et Livia Monnet portant respectivement sur les différents aspects de la citoyenneté féminine dans la première partie du XXe siècle, sur le système d’esclavage sexuel des « femmes de confort » (jūgun ianfu) qui furent mobilisées de force par l’armée japonaise pendant les guerres contre la Chine et celle de la Grande Asie Orientale, et finalement sur la pensée de Karatani Kōjin. Cette participation de la recherche féministe est sans doute insuffisante, mais le lecteur remarquera une sensibilité importante, dans les articles de Mark Driscoll, Thomas Lamarre et Karatani, à la dimension « genrée » des discours philosophiques et littéraires, et par rapport à la relation entre le mouvement féministe et les nationalismes et ultranationalismes des années 1930 et 1940.
structure de l’ouvrage et aperçu des contributions
15Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle est divisé en quatre sections selon la thématique et le domaine de réflexion choisis par les contributeurs de l’ouvrage. La première section, « Logiques du dépassement de la modernité et de l’indécidabilité », regroupe des articles sur la philosophie et l’histoire des idées dans le sens restreint du terme. La deuxième section, « Genre sexuel (gender), sexualité et la construction de l’histoire », réunit les contributions féministes de Robertson et Ueno déjà mentionnées. Un troisième groupement réunit les articles d’Inaga Shigemi et de Jacqueline Berndt traitant respectivement de l’influence d’Okakura Kakuzō (Tenshin) sur la formation de l’histoire de l’art en Inde et au Japon, et des tendances actuelles dans la critique des manga. Dans la quatrième section, « La littérature face à la science, à la guerre et à la question de l’identité nationale », le lecteur trouvera une contribution sur la théorie littéraire de Natsume Sōseki ; une autre sur la position de Kobayashi Hideo, un des critiques littéraires les plus importants de la première moitié du XXe siècle, par rapport à la guerre d’invasion de la Chine déclarée par le Japon en 1937, et une dernière sur la critique contemporaine du waka, et notamment sur l’œuvre de Suzuki Hideo, un chercheur et historien important de la littérature classique. Cette section comprend aussi un article sur le rôle de la traduction en tant que pratique identitaire – c’est-à-dire en tant que stratégie de construction de l’identité et de la subjectivité – dans la culture japonaise contemporaine.
16Nous avons déjà examiné brièvement les articles de Berque, Karatani, Bernier et Suzuki réunis dans la première section de cet ouvrage. Berque souligne l’absolutisation de la mondanité (sekaisei, Weltlichkeit) dans la logique du lieu de Nishida et dans celle sous-tendant une longue tradition de pensée nipponocentrique allant de Motoori Norinaga aux néonationalismes contemporains, en passant bien sûr par la mystique ultranationaliste des années 1930. Karatani met en évidence la critique radicale, chez Sakaguchi Angō et Takeda Taijun, du nationalisme impérialiste borné des discours sur le « dépassement de la modernité » des années 1930 et 1940, en insistant sur les racines bouddhiques et l’anticipation d’un monde postnational ouvert et flexible dans la pensée de ces deux écrivains et critiques connus. Bernier décèle chez Heidegger et Watsuji Tetsurō (1889-1960) des analyses qui auraient pu aboutir à d’autres positions que l’adhérence au nazisme du premier, et à l’identification avec le totalitarisme tennôcentrique chez le second. Suzuki Sadami attire l’attention sur les sources fort variées et éclectiques d’Étude sur le bien de Nishida et sur la synthèse et/ou révision originales que le philosophe accomplit dans cet ouvrage. Bernard Stevens signale des convergences intéressantes entre l’analyse de l’Allemagne nazie chez Hannah Arendt (Les origines du totalitarisme) et celle du Japon totalitariste des années 1930 et 1940 développée par Maruyama Masao dans Gendai seiji no shisō to kōdō (Pensée et action dans la politique contemporaine, 1957). Mark Driscoll repère dans l’œuvre de Tanabe Hajime (1885-1962), le représentant le plus important de l’école de Kyōto à côté de Nishida, une critique de Kant fort astucieuse et une filiation marxienne qui trouvent leur épanouissement dans les articles de Shu no ronri (La logique de l’espèce). Cet ouvrage recèle des moments d’indécidabilité qui semblent aboutir à un universalisme de coexistence de systèmes de pensée et collectivités diverses et même contraires, mais dont l’examen attentif révèle un contenu ethnocentrique visant à justifier la domination coloniale et l’expansionnisme du Japon. Finalement, les deux articles de Livia Monnet tracent, d'une part, la logique « genrée » indécidable se déployant, à travers un imaginaire barthésien-gödélien, dans la pensée de Karatani dans les années 1980 et, d’autre part, les enjeux de la traduction dans certains textes de la critique littéraire et de la philosophie japonaise contemporaines, ainsi que dans la pensée de certains intellectuels coréens résidents du Japon.
17L’article de Jennifer Robertson montre que la notion de citoyenneté au féminin dans le Japon impérial des années 1920,1930 et 1940 peut se défendre en dépit du manque de droits politiques des femmes, et qu’elle était déterminée par de multiples facteurs parmi lesquels la fonction reproductrice et le rôle de consommatrices averties des femmes jouèrent un rôle prépondérant. À partir de la deuxième moitié des années 1930, les conditions de guerre et les buts de l’expansion territoriale et du développement de la « race » japonaise obligent l’État à promouvoir une politique nataliste à orientation eugénique souvent raciste et qui se concrétise, entre autres, dans la création de bureaux spécialisés de « conseil pour les mariages eugéniques ». L’analyse d’Ueno Chizuko dans « Narratives of the Past : Against Historical Revisionism on “Comfort Women” » révèle cinq paradigmes, ou récits dominants, dans la pluralité de discours qui ont surgi dans les années 1990 autour de la problématique du système d’esclavage sexuel mis sur pied par l’armée impériale japonaise en Chine et en Asie du Sud-Est entre 1937 et 1945. Selon Ueno, ce qui anime ces cinq types de discours est une volonté de ne pas laisser parler ces femmes, mais de parler en leur nom. Les témoignages des ex-» femmes de confort » peuvent être lacunaires, ambivalents ou contradictoires, mais l’histoire doit faire valoir d’abord leur vérité douloureuse, car la « vérité » n’est pas unique mais plurielle et construite par les participants à tout agencement d’événements et de discours.
18L’article d’Inaga amène de nouvelles preuves à l’appui d’une thèse déjà connue, à savoir que The Ideals of the East (1903), et certains autres écrits d’Okakura Kakuzō (qui a aussi utilisé le pseudonyme Tenshin), l’auteur du célèbre traité sur la cérémonie du thé, The Book of Tea, inspirèrent des mouvements anticoloniaux et les commencements de l’histoire de l’art en Inde, ainsi que ceux de l’histoire de l’art asiatique au Japon. En dépit de cette influence indéniable, les arguments idéalistes de Tenshin furent assez rapidement dépassés par la recherche empirique et sa présence fut écartée de la nouvelle discipline de l’histoire de l’art. Il s’agit aujourd’hui de réinsérer la contribution de Tenshin dans l’histoire sans passer sous silence le cautionnement qu’il apporta à l’expansionnisme japonais. Jacqueline Berndt analyse le nationalisme culturel à l’œuvre dans la critique contemporaine des manga, montrant que la construction de l’Occident, de l’histoire de l’art ou de la bande dessinée occidentale que l’on y trouve est souvent monolithique et réductrice et que les manga, auparavant considérés comme divertissement « subculturel » sans valeur des jeunes, sont aujourd’hui invoqués comme symbole d’une nouvelle culture nationale apte à représenter le Japon sur le plan mondial au même titre que le kabuki ou le théâtre Nô.
19L’examen attentif de Bungakuron (Théorie de la littérature, 1907), l’œuvre majeure de théorie littéraire de Natsume Sōseki (1867-1916), que nous présente Joseph Murphy révèle que le modèle de lecture et de perception du texte littéraire élaboré par Sōseki est non seulement en dialogue avec les découvertes des sciences mécaniques et naturelles et avec la psychologie, l’anthropologie et la philosophie de son temps, mais propose une théorie de la réception qui a soixante ans d’avance sur les th²éories lancées par Jauss et d’autres. Ninomiya Masayuki décèle dans les essais que Kobayashi Hideo, un critique littéraire très influent, rédigea entre 1937 et 1941 l’expression d’un nationalisme qui n’est pas fondamentalement différent des sentiments nationalistes de beaucoup d’autres intellectuels japonais qui furent envoyés au front, à savoir joie et fierté par rapport aux victoires de l’armée impériale nippone et curiosité quelque peu méprisante à l’égard des coutumes, du comportement et des relations sociales de la population des territoires conquis. L’observation minutieuse et en même temps poétique des essais de Kobayashi est selon ce chercheur dépourvue de racisme, de xénophobie ou d’exaltation ultranationaliste mystique. Les conclusions de Ninomiya relèvent, à mon sens, non seulement du culte encore puissant voué à Kobayashi Hideo par beaucoup de chercheurs et critiques japonais, mais aussi des dilemmes que pose l’examen objectif à la fois de la cooptation des intellectuels par les idéologies dominantes des années 1930 et 1940 et d’un nationalisme de départ qui les conditionnait inconsciemment. Finalement, l’article de Thomas Lamarre déconstruit les figures récurrentes du nationalisme culturel dans la critique du waka de l’après-guerre, soulignant que cet imaginaire est inhérent aux études modernes de la littérature nationale du Japon, et qu’il convient non pas de l’attaquer d’une manière indifférenciée, mais plutôt d’examiner ses prémisses, le contexte qui l’engendra et les voies de réflexion critique qu’il ouvre.
20En rétrospective, les contributions de cet ouvrage s’accordent sur la nécessité de réaxer l’étude de la pensée japonaise moderne, d’une part, sur l’historicité multiple, chevauchant à la fois un contexte local très spécifique et un cadre national et international, de ses concepts, discours et présuppositions, et, d’autre part, sur le démantèlement de « l’hantologie » polarisée des particularismes culturels japonais. Une certaine conscience de « mission historique » se profile aussi dans ces pages : celle de mettre en évidence constamment le fait que toute généalogie critique de l’histoire intellectuelle du Japon moderne est un processus performatif de négociation et d’interaction permanente entre le lecteur qui articule les termes de cette généalogie et l’objet de sa recherche (la « pensée japonaise »), et qui se doit de produire sa propre généalogie (ou l’analyse critique du positionnement historique, culturel, « genré », etc. de la dite généalogie critique). La création et l’articulation réciproque entre le corpus de la pensée japonaise moderne et ses lecteurs, critiques et autres sujets réels et imaginaires constituera sans doute un chapitre essentiel dans le « livre à venir » – « l’autre histoire » – de cette production intellectuelle.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Allioux, Yves-Marie (dir.) (1996) Cent ans de pensée au Japon, 2 tomes, Arles, Éditions Philippe Piquier.
Araki, Toru (1989) Roran Baruto to Nihon (Roland Barthes et le Japon), Tōkyō, Kosama shobo.
— (1997) « Le statut du sujet en japonais et la logique du bien », in Berque et Nys, 1997, p. 213-228.
Ariga, Miwako (2000) Gendai feminizumu riron no chihei (L’espace de la théorie féministe contemporaine), Tōkyō, Shinyosha.
Bernstein, Gail Lee (1991) Recreating Japanese Women 1600-1945, Berkeley, University of California Press.
Berque, Augustin (1996) « Préambule et premier chapitre de Fūdo de Watsuji Tetsurō », Philosophie, 51, p. 91-30.
— (dir.) (2000) Logique du lieu et dépassement de la modernité, 2 vol. : vol. 1 : Nishida : La mouvance philosophique ; vol. 2 : Du lieu nishidien vers d’autres mondes, Bruxelles, Ousia.
Berque, Augustin et Philippe NYS (dir.) (1997) Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia.
10.1525/9780520914681 :Buckley, Sandra (dir.) (1997) Broken Silence : Voices of Japanese Feminism, Berkeley, University of California Press.
Clancy, Geneviève (1997) « Yūko Tsushima : de l’eau et des ombres », in Tamba, 1997, p. 165-168.
Cornyetz, Nina (1999) Dangerous Women, Deadly Words: Phallic Fantasy and Modernity in Three Japanese Writers, Stanford, Stanford University Press.
Dale, Peter (1986) The Myth of Japanese Uniqueness, New York, St. Martin’s Press.
Dilworth, David A., Valdo H. Viglielmo et Agustin Jacinto Zavala (1998) Sourcebook for Modern Japanese Philosophy: Selected Documents, Westport (Conn.), Greenword Press.
Ehara Yumiko et Kanai Yoshiko (dir.) (1997) Feminizumu, Tōkyō, Shinyosha.
10.4000/socio-anthropologie.3340 :Fanon, Frantz (1952) Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil.
10.1515/9780824840778 :Feenberg, Andrew (1994) « The Problem of Modernity in the Philosophy of Nishida », in Heisig et Maraldo, 1994, p. 151-173.
— (1997) « Le problème de la modernité dans la philosophie de Nishida », in Berque et Nys, 1997, p. 35-52.
Fujimura-Hanselow, Kumiko et Kameda Atsuko (dir.) (1995) Japanese Women : New Feminist Perspectives on the Past, Present and Future, New York, The Feminist Press at the City University of New York.
Fukuzawa Yukichi (1966)[1887] Jiji shinpō, in Keiō Gijuku (dir.), Fukuzawa Yukichi zenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, 1966, vol. 11, p. 177, 178-180.
Habermas, Jürgen (1983) « Modernity: An Incomplete Project », in Hal Foster (dir.), The Anti-Aesthetic: Essays in Postmodern Culture, Port Townsend (Wash.), Bay Press, p. 3-15.
Harootunian, H. D. (1988) Things Seen and Unseen, Chicago, Chicago University Press.
Haruka Yoko (2000) Todai de Ueno Chizuko ni kenka wo manabu (Apprendre à se battre auprès de Ueno Chizuko à l’Université de Tōkyō), Tōkyō, Chikuma shobo.
10.1515/9780824840778 :Heisig, James et John C. Maraldo (dir.) (1994) Rude Awakenings: Zen, the Kyōto School and the Question of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press.
Hiromatsu Wataru (1990) Kindai no chōkokuron (La pensée de dépassement de la modernité), Tōkyō, Kōdansha.
Imamura, Ann E. (dir.) (1996) Re-Imaging Japanese Women, Berkeley, University of California Press.
Inoue Teruko, Ueno Chizuko et Ehara Yumiko (dir.) (1994-1995) Nihon no feminizumu (Le féminisme japonais), 8 tomes, Tōkyō, Iwanami shoten.
Itō, Ken (1991) Visions of Desire: Tanizaki’s Fictional Worlds, Stanford, Stanford University Press.
Iwabuchi Hiroko, Kitada Sachie et Kora Rumiko (dir.) (1995) Feminizumu hihyo e no shotai : Kindai josei bungaku wo yomu (Invitation à la critique littéraire féministe : Analyses d’oeuvres de la littérature des femmes dans le Japon moderne), Tōkyō, Gakujutsu shorin.
Nishio, Kanji (1999) Kokumin no Rekishi (Une histoire de la nation). Tōkyō : Fusosha.
Karatani Kōjin (1994) Senzen no shikō (Lapensée de l’avant-guerre), Tōkyō, Bungei shunju.
— (1996) Sakaguchi Angō to Nakagami Kenji (Sakaguchi Angō et Nakagami Kenji), Tōkyō, Ota shuppan.
Kawamura Minato (1994) Umi o watatta Nihongo : Shokuminchi no « kokugo » no jikan (La langue japonaise d’outre-mer : les cours de « langue nationale » dans les colonies), Tōkyō, Seitōsha.
Kotani Mari (1997) Seibo Ebangerion (Sainte mère Evangelion), Tōkyō, Magazin House.
Kuwano Takahito (1983-1985) « Kokugaku, waka, shizen » (« Les Études nationales, le waka, et la nature »), in Sagara, Bitō et Akiyama, 1983-1985, tome 1, p. 233-268.
Lavelle, Pierre (1990) La pensée politique duJapon contemporain, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? ».
Linhartova, Vera (1996) Sur un fond blanc. Écrits japonais sur la peinture du IXe au XIXe siècle, Paris, Gallimard.
Marra, Michele (1999) Modem Japanese Aesthetics: A Reader, Honolulu, University of Hawaii Press.
Maruyama Masao (1961) Nihon no shisō (La pensée japonaise), Tōkyō, Iwanami shoten.
— (1996a) « Les intellectuels dans le Japon moderne », trad. Jacques Joly, in Allioux, 1996, tome 2, p. 275-332.
— (1996b) Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, trad. Jacques Joly, Paris, Presses universitaires de France.
Masujima Kō (dir.) (1982) Gendai Nihon no shisô kōzō (La structure de la pensée du Japon contemporain), Kyōto, Hōritsu bunkasha.
Minamoto Junko (1996) Bukkyo to sei : Erosu e no kyofu to sabetsu (Bouddhisme et sexualité : la peur et la discrimination de l’érotique dans les traditions bouddhiques), Tōkyō, Sanichi shobo.
— (1997) Feminizumu ga tou bukkyo, Tōkyō, Sanichi shobo.
Minamoto Ryoen (1994) « The Symposium on Overcoming Modernity », in Heisig et Maraldo, 1994, p. 197-229.
Mizuta Noriko (1993) Feminizumu no kanata (Au-delà du féminisme), Tōkyō, Sanichi shobo.
Murai Ki (1992) Nantō ideorogi no hassei (L’émergence de l’idéologie de l’expansion vers les îles du Pacifique), Tōkyō, Miraisha.
Najita Tetsuo et H. D. Harootunian (1998) « Japans Revolt Against the West », in Bob Tadashi Wakabayashi (dir.), Modern Japanese Thought, Cambridge, Cambridge University Press, p. 207-272.
Nishida Kitarō (1965-1966a)[1938-1940] Nihon bunka no mondai (Le problème de la culture japonaise), in Nishida Kitarō zenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 12, p. 277-394.
— (1965-1966b)[1944] « Kokutai » (« L’essence nationale du Japon »), in Nishida Kitarōzenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 12, p. 397-416.
— (1991) La culture japonaise en question, trad. Pierre Lavelle, Paris, Publications orientalistes de France.
— (1996) « L’essence nationale du Japon », trad. Pierre Lavelle, in Allioux, 1996, tome 2, p. 81-114.
— (1998) « On the National Polity », trad. D. Dilworth et V. H. Viglielmo, in Dilworth, Viglielmo et Zavala, 1998, p. 78-95.
Oe Shinobu et al., (dir.) (1992-1993) Kindai Nihon to shokuminchi (Lempire colonial du Japon moderne), 8 tomes, Tōkyō, Iwanami shoten.
Olson, Lawrence (1992) Ambivalent Modems: Portraits of Japanese Intellectual Identity, Savage (Md), Rowland & Littlefield.
Oogoshi Aiko (1996) Feminizumu nyūmon (Introduction au féminisme), Tōkyō, Chikuma shobo.
— (1997) Kindai Nihon no jenda : Gendai Nihon no shisoteki kadai o tou (Genre sexuel et la modernité japonaise : approches critiques de la pensée contemporaine), Tōkyō, Sanichi shobo.
Pigeot, Jaqueline (1997) Questions de poétique japonaise, Paris, Presses universitaires de France.
Rieu, Alain-Marc (1996) « La modernité et la question du politique dans la pensée japonaise », in Allioux, 1996, tome 2, p. 13-74.
Sagara Tōru, Bitō Masaide et Akiyama Ken (dir.) (1983-1985) Kōza Nihon shisō, 5 tomes, Tōkyō, Tōkyō daigaku shupankai.
Sakabe Megumi (1982) « Le masque et l’ombre dans la culture japonaise : ontologie implicite de la pensée japonaise », Revue de métaphysique et de morale, 87 (3). juillet-septembre, p. 334-343.
— (1989) Kagami no naka no Nihongo (La langue japonaise dans le miroir), Tōkyō, Chikuma shobo.
— (1999a) « Mask and Shadow in Japanese Culture: Implicit Ontology in Japanese Thought », trad. Michelle Marra, in Marra, 1999, p. 242-251.
— (1999b) « Modoki: The Mimetic Tradition in Japan », trad. Michele Marra, in Marra, 1999, p. 251-262.
Sakai Naoki (1989) « Modernity and Its Critique: The Problem of Universalism and Particularism », in Masao Miyoshi et H. D. Harootunian (dir.), Postmodernism and Japan, Durham (N.C.), Duke University Press, p. 93-122.
— (1997) Translation and Subjectivity: On « Japan » and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press.
Satō Minako (1998) Kōitten ron : Anime, tokusatsu, denki no hiroin zo (La femme qui brille seule parmi les hommes : portraits de personnages féminins extraordinaires dans le cinéma d’animation, les films à effets spéciaux et les genres biographiques), Tōkyō, Village Center.
Schalow, Paul et Janet A. Walker (dir.) (1996) The Woman's Hand : Gender and Theory in Women’s Writing, Stanford (Calif.), Stanford University Press.
Sonoda, Hidehiro et S. N. Eisenstadt (dir.) (1999) Japan in a Comparative Perspective, Kyōto, International Research Center for Japanese Studies.
Stevens, Bernard (1997) « Dépasser le moderne », in Berque et Nys, 1997, p. 9-34.
Suzuki Yukō (1997) Senso sekinin to jendā (Genre sexuel et le problème de la responsabilité par rapport à la Guerre de la Grande Asie Orientale), Tōkyō, Miraisha.
Tamba, Akira (dir.) (1997) L’esthétique contemporaine du Japon, Paris, Éditions du CNRS.
Tamura Yoshirō (1983-1985) « Nihon shisōshi ni okeru hongaku shisō », (« La doctrine des hongaku [la vraie illumination] dans l’histoire de la pensée du Japon »), in Sagara, Bitō Akiyama, Ken (dir.), 1983-1985, tome 1, p. 123-141.
Tanizaki Junichiro (1977) Éloge de l’ombre, trad. René Sieffert, Paris, Presses orientalistes de France.
Tsurumi Shunsuke (1995) Takeuchi Yoshimi : Aru hobo no denki (Biographie de Takeuchi Yoshimi), Tōkyō, Liburu boto.
Ueda Shizuteru (1994) « Nishida, Nationalism and the War in Question », in Heisig et Maraldo, 1994, p. 77-106.
Ueno Chizuko, Ogura Chikako et Tomioka Taeko (1992) Danryū bungakuron, Tōkyō, Chikuma shobô.
10.1017/CBO9780511626067 :Wakabayashi, Bob Tadashi (dir.) (1998) Modern Japanese Thought, Cambridge, Cambridge University Press.
Wakita Haruko (1993) Nihon chuseijoseishi kenkyū (Étude sur les femmes Japonaises au Moyen Âge), Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai.
Wakita Haruko, Susan Hanley (dir.) (1994-1995) Jenda no Nihonshijo, ge (Le genre sexuel dans l’histoire japonaise, 2 tomes). Jo : Kazoku to minzoku, shintai to seiai (Famille, ethnie, corps, sexualité) ; Ge : Shutai to hyogen, shigoto to seikatsu (Sujet, arts, travail, vie quotidienne), Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai.
Watanabe Kyōji (1998) Yukishi yo no omokage, Fukuoka, Ashishobo.
Watsuji Tetsurō (1977a)[1926] Nihon seishinshi kenkyū (Étude sur l’histoire de l’esprit japonais), in Watsuji Tetsurō zenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 4, p. 5-271.
— (1977b)[1935] Zoku Nihon seishinshi kenkyü (Étude sur l’histoire de l’esprit japonais 2), in Watsuji Tetsurō zenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 4, p. 275-551.
— (1977c)[1935] Fūdo (Le climat), in Watsuji Tetsurō zenshū, Tōkyō, Iwanami shoten, vol. 8, p. 1-256.
— (1998) « The Japanese Spirit », in Dilworth, Viglielmo et Zavala, 1998, p. 231-261.
Weiner, Michael (dir.) (1997) Japan’s Minorities: The Illusion of Homogeneity, Londres, Routledge.
Wohr, Ulrike, Barbara Hamill Sato et Suzuki Sadami (dir.) (2000) Gender and Modernity : Rereading Japanese Women's Magazines, Kyōto, International Research Center for Japanese Studies.
Yoneyama, Lisa (2000) « Reading Against the Bourgeois and National Bodies: Transnational Body Politics in Yu Miri’s Textual Representations », in Sonia Ryang (dir.), Koreans in Japan: Critical Voices from the Margins, Londres, Routledge, p. 103-118.
Yoneyama Yoshihiro (dir.) (1994) Ranpo no jidai : Showa ero-guro-nansensu. Bessatsu Taiyo : Nihon no kokoro, 88 (Winter) (numéro spécial de la revue Taiyo : « L’époque d’Edokawa Ranpo : la culture de masse érotique, grotesque et du non-sens du début de l’ère Showa »).
10.4324/9780203973455 :Yoshino Kosaku (1992) Cultural Nationalism in Contemporary Japan: A Sociological Enquiry, Londres, Routledge.
Yusa Michiko (1994) « Nishida and Totalitarianism : A Philosopher’s Resistance », in Heisig et Maraldo, 1994, p. 107-131.
Zizek, Slavoj (1991)[1989] The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso.
Notes de bas de page
1 Voir Lavelle (1990) ; Berque (2000) ; Sakai (1989) ; Najita et Harootunian (1998) ; Heisig et Maraldo (1994).
2 Voir Fukuzawa (1966[1887], vol. 11 : 177-180).
3 Voir Nishida Kitarō zenshu, vol. 12 : 428, 430.
4 Le nationalisme culturel est un phénomène strictement moderne. Si l’affirmation d’une telle évidence peut paraître triviale, elle n’est pas assez répétée – et certainement pas assez assumée, dans le sens d’une conscience critique – dans l’histoire des idées au Japon (et dans l’étude de la culture japonaise en général). L’élaboration d’une esthétique japonaise censée être unique et inégalable (mono no aware, wabi, etc.) chez un Motoori Norinaga et la conceptualisation du waka comme matérialisation de la non-dualité et de l’unicité néantielle de l’univers bouddhique (hongaku) dans la poétique de Fujiwara Toshinari (1114-1204) et Fujiwara Teika (1162-1241) ne sont pas des expressions de nationalisme culturel. Elles seraient plutôt des efforts soutenus de développer et affirmer la légitimité d’une culture autochtone face à la culture chinoise et à la pensée bouddhique étrangère, dont l’autorité est ressentie comme indiscutable. Le nationalisme culturel, comme tout autre aspect du nationalisme, est indissolublement lié à l’État-nation moderne. Dans le cas du Japon, cela implique que le nationalisme culturel émerge avec – ou est plutôt inscrit, présent sous forme latente dans – l’État de Meiji et la nation japonaise moderne (kokumin). Affirmer la continuité et la vitalité, à travers les siècles, de certains modes de pensée et de paradigmes épistémologiques, ou de certaines traditions ou institutions comme le font Watsuji pour l’esprit japonais (Watsuji, 1977a, 1977b, 1998) et Nishida pour la Maison Impériale (Nishida, 1965-1966a, 1965-1966b, 1991, 1996, 1998), est en soi-même une manifestation de nationalisme culturel. N’en déplaise aux tenants du particularisme culturel nippon, la culture et la pensée « japonaises traditionnelles » sont des inventions de l’ère Meiji qui ont repris en partie des recherches et des canons établis sous les Tokugawa, en particulier l’importance accordée au Dit du Genji, aux écrits anciens de l’ère Nara (710-794) tels le Kojiki et le Nihonshoki par les représentants des kokugaku (études nationales). Au sujet de Norinaga et de son rôle dans la construction de l’identité nationale, voir Kuwano (1983-1985), Harootunian (1988). Sur la doctrine de hongaku, voir Tamura (1983-1985). Sur le nationalisme culturel dans la pensée japonaise moderne, voir Sakai (1997), Najita et Harootunian (1998).
5 À ce sujet, voir Maruyama (1961,1996a) ; Karatani (1994) ; Rieu (1996).
6 Le discours d’opposition entre les particularités de la culture, ou de la « mentalité » Yamato/japonaises, et ce qui était considéré comme particularité de l’autre ou de l’étranger, se manifeste très souvent dans l’histoire japonaise. L’autre auquel il fallait constamment se mesurer jusqu’à la fin de l’ère des Tokugawa (1603-1868) était bien sûr la Chine, à une moindre mesure l’Inde, et, à partir des XVIe et XVIIe siècles, un christianisme aux traits surtout portugais et espagnols. À ceux-ci s’ajoutent à partir du XVIIIe siècle des fragments incomplets et inégaux de l’Europe tels que représentés par les « études hollandaises » (rangaku), mais aussi par d’autres sources (les spécialistes de l’artillerie, de la médecine, de la peinture occidentales). Presque toute la tradition de la poétique classique, en partant de la célèbre préface en japonais du Kokin wakashu (Recueil de poèmes anciens et modernes, 905) rédigée par Kino Tsurayuki jusqu’aux exposés théoriques sur le waka de l’école Nijō et au-delà, est habitée par une volonté d’affirmer la spécificité de la poésie japonaise face au shi et aux autres genres de la poésie chinoise. Le parallèle entre poésie en chinois et poésie en japonais qu’établit Fujiwara no Shunzei dans son traite Korai futeisho (Notes sur les styles depuis l’Antiquité) en dit long sur l’intention du poète de revendiquer l’originalité de la tradition indigène (voir Korai futeisho, cité dans Pigeot, 1997 :13-14).
Toujours prêt à défendre la tradition autochtone japonaise et à minimiser son endettement envers la Chine, Motoori Norinaga s’indigne de l’ignorance des habitants du pays de Morokoshi (Chine) à l’égard du Japon, et rehausse les vertus de la peinture de style japonais par rapport à la peinture de style chinois, qu’il trouve souvent trop minutieuse et faisant défaut du côté émotif (voir Norinaga, Tamakatsuna [Corbeille précieuse], 1799, cité dans Linhartova, 1996 : 334, 340-341).
Les Japonais n’étaient bien sûr pas les seuls à regarder avec curiosité et étonnement ce qui venait de l’étranger. Louis Frois est un des premiers Européens à dresser des listes de comparaisons et contrastes entre les comportements et les coutumes japonaises qui l’avaient frappé, et celles de l’Europe (voir le passage de L’histoire du Japon de Frois cité dans l’article de Karatani dans ce volume). Les étrangers qui visitent le Japon ou y séjournent au début de Meiji ont, eux aussi, la tendance à insister sur les différences entre leur pays/l’Europe et le jeune État nippon (à ce sujet, voir l’excellente étude de Watanabe, 1998). Texte-clé de la théorie postcoloniale et des luttes anticoloniales des années 1950 et 1960, Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon (1952) établit, lui aussi, des différences et antagonismes entre le Blanc/les pays occidentaux colonisateurs et le Noir/les populations noires, arabes et autres, colonisées par les pouvoirs occidentaux. La dialectique entre l’autochtone et l’étranger, ou entre le dedans et le dehors, n’est donc aucunement une particularité japonaise. L’utilisation que les intellectuels, les écrivains ou les politiciens japonais en ont fait peut, selon les cas, paraître singulière, sinon raciste et grossière (voir les remarques notoires du premier ministre Nakasone Yasuhiro, dans les années 1980, au sujet de la supériorité nette du niveau d’éducation des Japonais par rapport aux États-Unis, où le niveau serait plus bas à cause de la population noire, des Portoricains et d’autres minorités ethniques...).
7 Sur les études anthropologiques, cartographiques, historiques, linguistiques et autres entreprises menées par l’administration coloniale en Corée, à Taiwan et dans d’autres colonies japonaises, voir Oe Shinobu et al. (1992-1993, tomes 2 et 4). Au sujet de la culture ero-guro-nansensu des années 1920 et 1930, voir Yoneyama (1994).
8 Sur Watsuji, voir l’article de Bernard Bernier dans ce volume, ainsi que Berque (1996) et Sakai (1997). Au sujet de l’Éloge de l’ombre de Tanizaki (1977), voir la traduction française de René Sieffert, et Itō (1991). Sur Sakaguchi, voir l’article de Karatani dans ce volume ainsi que Karatani (1996). Pour des analyses de Takeuchi, voir Sakai (1989), Oison (1992) et Tsurumi (1995). Finalement, sur Katō, voir Allioux (1996, tome 2 : 333-367). Une critique intéressante des discours du genre nihonjinron se trouve dans Dale (1986) et Yoshino (1992).
9 Voir, par exemple, Masujima (1982) et Sagara, Bitō et Akiyama (1983-1985).
10 Araki (1989,1997) ; voir aussi Sakabe (1982,1989,1999a).
11 La recherche sur le système d’éducation coloniale en japonais, la politique de « japonisation » et la culture de langue japonaise dans les colonies et protectorats de l’Empire nippon a produit des résultats fort intéressants pendant ces dix dernières années. Voir Oe Shinobu et al., (1992-1993, tome 7), Kawamura (1994) et Murai (1992). La discipline de l’histoire des femmes (joseishi) et l’historiographie féministe ont créé depuis les années 1970 une riche littérature académique et de vulgarisation, dont les études – par exemple sur les pratique de mariage, d’adoption et d’avortement dans le Japon ancien et médiéval, sur les activités des femmes qui étaient chefs de famille ou de village ou qui possédaient leurs propres manufactures et entreprises indépendantes pendant les ères Muromachi et Tokugawa, sur les femmes de ces époques qui s’exerçaient comme peintres, poètes, essayistes ou critiques littéraires – ont modifié considérablement la configuration traditionnelle de l’histoire du Japon. Voir, par exemple, Wakita et Hanley (1994-1995, tomes 1 et 2), Wakita (1993) et Suzuki Yukō (1997). Deux excellents ouvrages en anglais sur l’histoire des femmes qui se penchent aussi sur la participation des femmes à l’histoire des idées sont Bernstein (1991) et Imamura (1996). Pour une critique féministe de la pensée moderne, surtout des courants du nationalisme du XXe siecle, voir Oogoshi (1997). Sur la participation des minorités à l’histoire de la pensée et à la construction de la culture japonaise en général, voir Weiner (1997) et Yoneyama (2000). Un exemple d'histoire révisionniste qui a connu un succès spectaculaire est Nishio Kanji (1999).
12 Par exemple, l’autocensure pratiquée par les trois auteurs et traducteurs du volume Sourcebook for Modem Japanese Philosophy : Selected Documents (1998), David A. Dilworth, Valdo H. Viglielmo et AgustinJacinto Zavala par rapport à la participation de Nishida et Watsuji à l’ultranationalisme des années 1930 et 1940 – le fait que Watsuji était un des coauteurs de Kokutai no hongi (Principes de l’essence nationale, 1937), un document essentiel de l’ultranationalisme étatique passé sous silence, et la justification donnée par Nishida à la Grande Guerre de l’Asie orientale et à la construction de la « Sphère de coprospérité orientale » sont abondamment excusés – ne relève-t-elle pas de la lecture ambiguë, oscillant entre condamnation totale et intransigeante, défense équivoque et analyse plurielle et nuancée de l’engagement des intellectuels japonais dans la « mission historique mondiale » de l’impérialisme « anticolonial » nippon des années 1930 et 1940, qu’on entend souvent au Japon et dans certaines publications à l’étranger ? À ce sujet, voir Hiromatsu (1990), Ueda (1994), Yusa (1994), Minamoto (1994), Stevens (1997) et Feenberg (1994,1997).
13 Les traductions japonaises d’études étrangères sur la pensée, ou sur la culture japonaise en général, sont peu nombreuses et peu connues. Parmi les rares revues japonaises qui accordent une certaine place aux travaux des chercheurs étrangers, il faut citer Hihyō kūkan et Gendai shisō. Parmi les contributeurs à cet ouvrage, des travaux de Berque, Robertson, Berndt, Lamarre et Monnet ont été traduits en japonais.
14 Sans doute une des institutions de recherche japonaises parmi les plus dotées en subventions, équipement technologique de pointe, publications spécialisées et ressources humaines, le Centre international d’études japonaises (Nichibunken) de Kyōto fut établi en 1987. Les nombreux groupes de recherche et publications lancées par le Centre - dont l’échelle et les buts sont souvent fort ambitieux, et qui ont abouti à des résultats hétérogènes – se distinguent moins par la participation dynamique de chercheurs étrangers que par l’hégémonie incontestable de la production intellectuelle japonaise. Si les chercheurs étrangers sont poliment invités à exprimer leurs opinions, celles-ci sont, en règle générale, tout aussi gracieusement ignorées par la communauté homosociale des sensei japonais participant aux débats. Si cet aspect, qui remet en cause le caractère « international » des activités du Nichibunken, peut s’expliquer en partie par « l’autorité » des spécialistes japonais (qui sont souvent des chercheurs réputés), il faut aussi relever que le Nichibunken se veut le fier héritier de l’école de Kyōto et proclame ouvertement son nationalisme culturel. Il semble en effet vouloir élargir l’hégémonie culturelle du Japon à l’instar des philosophes des années 1930 et 1940. Compte tenu de la géopolitique du capitalisme avancé à l’heure de la « mondialisation », les termes des discours du « dépassement de la modernité » et de la « mission historique mondiale du Japon » ont muté, semble-t-il, à un niveau sémantique plutôt qu’au niveau d’un changement de paradigme... Quelques articles dans une des publications récentes du Centre, Japan in a Comparative Perspective (1999), révèlent que la préoccupation soulevée par les particularités de la culture et de la « civilisation » japonaises reste prépondérante dans les activités de cette remarquable institution de recherche. En d’autres termes, le culturalisme particulariste est nié pour être réaffirmé de manière d’autant plus vigoureuse. Voir par exemple l’article de Sonoda Hidehiro (1999). Parmi les publications récentes d’intérêt du Nichibunken, je signale ici Gender and Modernity : Rereading Japanese Womens Magazines (Wohr, Sato et Suzuki, 2000).
15 Les premières déclarations d’un féminisme bourgeois moderne se font entendre lors du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (Jiyū minken undo) des années 1880. Le groupe féministe issu de la revue Seitō, qui fut dirigée d’abord par Hiratsuka Raichō (1886-1971) et ensuite par Itō Noe (1895-1923), se désintègre pour permettre aux participantes de s’engager dans le Mouvement pour l’obtention du droit de vote pour les femmes, dans la lutte pour plus de droits politiques et économiques des citoyennes et pour des subventions étatiques pour les mères et ainsi de suite. Les féminismes bourgeois-libéral et marxiste du début de l’ère Shōwa articulent des positions militantes radicales dans les pages de revues comme Nyonin geijitsu et Fujin kōron, alors que les féministes anarchistes se rassemblent autour de Fujin sensen (Front des femmes). Coopté en grande majorité par la cause de la « Guerre sainte » en Asie et les buts de la « mission civilisatrice » du Japon dans la Sphère de coprospérité orientale, le mouvement féministe se réorganise dans l’après-guerre et participe activement aux mouvements pacifistes et antinucléaires. Le militantisme contestataire du Mouvement pour la libération de la femme (Ūman ribu, appelé Ribu) du début des années 1970 finit par attirer l’attention des dirigeants politiques, des médias et du public sur la situation toujours subordonnée et sujette à la discrimination et à l’inégalité des femmes. Ce mouvement fut un des facteurs qui stimulèrent la recherche dans le domaine de l’histoire des femmes (joseishi), ainsi que dans d’autres domaines de la production intellectuelle où il y avait des carences énormes par rapport à la création féminine. Dans les années 1980, on assiste à la consolidation de l’Organisation nationale des études sur les femmes (Nihon josei gakkai) et à une diversification importante de la recherche et du mouvement féministe. L’institutionnalisation du féminisme dans le milieu académique est un phénomène très récent, qui reste marginal. Sur le développement du mouvement féministe et le féminisme académique japonais, voir Oogoshi (1996), Ehara et Kanai (1997), Buckley (1997) et Inoue, Ueno et Ehara (1994-1995). Voir aussi Fujimura-Fanselow et Kameda (1995), Bernstein (1991), Imamura (1996) et Ariga (2000).
16 Quelques ouvrages récents de critique littéraire et cinématographique féministe sont : Satō (1998), Iwabuchi, Kitada et Kora (1995) et Mizuta (1993). En anglais, voir Schalow et Walker (1996) et Cornyetz (1999).
17 L’avant-propos de l’Esthétique contemporaine du Japon, rédigé par Akira Tamba, mentionne brièvement la littérature des femmes de l’après-guerre et regrette de ne pas avoir inclus plus de contributions sur leur « rôle [...] dans la création contemporaine au Japon » (Tamba, 1997 :13, 17). L’ouvrage contient un article sur l’écrivaine Tsushima Yūko (Clancy, 1997) et s’attarde en une ou deux phrases sur la présence des femmes dans la peinture. Néanmoins, cet ouvrage collectif, comme tous ceux que j’ai cités, ne peut apparemment pas imaginer que les femmes aient eu quelque chose à dire dans l’histoire des idées du Japon du XXe siècle.
18 Ueno Chizuko est la seule critique, théoricienne et activiste féministe dont les ouvrages se vendent à grand tirage. Elle joua un rôle important dans la médiatisation et la propagation du féminisme au japon dans les années 1980 et s’engagea activement dans la lutte pour l’institutionnalisation de la recherche féministe dans le milieu académique. Il faut cependant noter que les textes d’Ueno qui se vendent bien ne sont pas des études académiques recherchées, mais des ouvrages accessibles de vulgarisation qui visent autant à provoquer qu’à changer des attitudes figées, des modes de pensée et des conventions patriarcales. Par exemple, Sukāto no shita no gekijō (Théâtre sous la jupe, 1989) eut un succès remarquable, dû sans doute moins aux analyses incisives de la fétichisation des sous-vêtements féminins proposées par Ueno qu’aux photos érotiques qui illustraient son livre. Un baromètre du succès médiatique d’Ueno est l’ouvrage Tōdai de Ueno Chizuko ni kenka o manabu (Apprendre à se battre auprès de Ueno Chizuko à l’Université de Tokyo, 2000) de Haruka Yoko, qui est devenu à son tour un mini-bestseller. Le texte de Haruka relate comment une jeune actrice (tarento) apprend à se défendre et à réagir contre la discrimination des femmes dans le milieu de la télévision et du cinéma grâce aux séminaires de sociologie et de théorie féministes d’Ueno à l’Université de Tōkyō. Autres ouvrages de critique littéraire et cinématographique féministes qui ont connu un tirage et un succès médiatique importants sont Satō (1998), Kotani (1997) et Ueno, Ogura et Tomioka (1992).
Auteur
Professeur agrégé au Département de littérature comparée et au Centre d’études de l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal. Elle est l’auteur de plusieurs livres et de nombreux articles sur la littérature et le ciméma japonais contemporains, qui ont été publiés dans Japan Forum, Asienstudien, Hihyō Kūkan, Kokubungaku et autres revues scientifiques. Ses recherches actuelles portent sur l’autobiographie et l’autofiction dans la culture visuelle et les nouveaux médias à la fin du XXe siècle, les relations entre cinéma, littérature et la culture moderniste de l’ero-guro-nansensu (érotique, grotesque, non-sens) dans le Japon des années 1920-1930. Spécialiste en études féministes et en études queer, elle s’intéresse aussi aux questions de la mémoire, du corps et de l’épistémologie des sens dans le cyberart et le net-art, ainsi que dans les littératures et cinémas contemporains non occidentaux.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000