Chapitre 9. La démographie, l’idéologie et le politique
p. 225-238
Texte intégral
1Toute tentative de réduire l’expérience à une simple opposition binaire requiert prudence et circonspection. Si l’individualisme et le collectivisme peuvent expliquer plusieurs différences démographiques entre la Chine et l’Occident, il n’en reste pas moins des dimensions universelles du comportement humain1. Même dans l’Occident contemporain, où l’individualisme semble généralisé, peu de personnes, sinon aucune, échappent aux règles et aux contraintes sociales et politiques. À l’inverse, même en Chine, où le collectivisme semble triompher, les individus ont toujours été capables d’exercer leur initiative personnelle. Néanmoins, la comparaison des comportements et systèmes démographiques des chapitres précédents illustre les conséquences sociales des orientations culturelles, idéologiques et politiques en Orient et en Occident et mesure ces conséquences de manière quantitative.
La démographie
2La démographie ouvre une perspective comparative de l’organisation et du comportement social. Jusqu’à récemment, la rareté des données a empêché de mener ce type de recherche sur les Chinois ; en outre, les quelques documents écrits anciens décrivant le comportement social et les pensées individuelles des Chinois, qui nous sont parvenus, proviennent de l’élite2. Plus probantes sont les données démographiques contemporaines de la République de Chine et de la République populaire de Chine ainsi que les données démographiques historiques découvertes en quantité considérable dans leurs archives3. Ces documents, portant essentiellement sur des événements dont les définitions sont simples et constantes — naissances, mariages et décès —, ouvrent une fenêtre plus grande sur le comportement aussi bien des paysans que de l’élite du passé. Même les partis pris et les erreurs récurrentes qu’on y trouve sont souvent systématiques et donc identifiables et parfois corrigibles. La démographie nous donne donc une nouvelle lumière avec laquelle on peut éclairer l’expérience humaine, alors que les techniques et le traitement des données démographiques nous fournissent des outils pour ajuster la lunette malthusienne avec une finesse inconnue il y a deux siècles.
3En Europe, de telles recherches ont étayé des comportements de plus en plus individualistes, soit la prédominance de l’union tardive et de la famille nucléaire dans l’Europe du Nord-Ouest, particulièrement en Angleterre, et du mariage précoce et des familles jointes du sud et de l’est de l’Europe (Laslett et Wall, 1972 et Wall ; Laslett, 1983). John Hajnal (1965 ; 1982) associait le système conjugal de l’Europe de l’Ouest à une période préconjugale de service et d’épargnes basés sur une prise de décision individuelle, tandis que Peter Laslett (1983) attribuait la différence majeure des systèmes familiaux à l’aptitude ou la non-aptitude de la maisonnée à contrôler le travail de ses membres. Selon Jack Goody (1983), cette prédominance du mariage individualiste était le produit de la politique de l’Église catholique primitive contre le concubinage et le contrôle collectif. En conséquence, dès le VIIIe siècle, le mariage, qui était jusque-là considéré comme l’union de deux familles, était déjà perçu comme l’union de deux âmes individuelles. Même là où le mariage arrangé demeurait courant et le patriarcat prédominant, le consentement et la conjugalité étaient exigés (Ozment, 1983 et Burguière, 1987).
4D’autres ont mis en lumière les origines de la baisse de plus en plus prononcée de la fécondité en Europe. Même si les processus fondamentaux de la causalité historique sont encore imprécis, plusieurs savants ont attribué la transition de la fécondité à l’apparition de la planification individuelle de la famille à l’intérieur du mariage et à l’expansion de la vie privée et de l’initiative individuelle survenues au tournant du XXe siècle (Gillis, Tilly et Levine, 1992). Le processus commença dans la France du XVIIIe siècle, mais se répandit seulement aux régions les plus développées de l’Europe — l’Italie du Nord, l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne et la Scandinavie — à la fin du XIXe siècle, et au reste de l’Europe du Sud et de l’Est au commencement du XXe siècle4. Dans chaque région, cependant, le processus était à peu près le même : d’abord une baisse de la fécondité des groupes sociaux spécifiques — Juifs, nobles, bourgeois urbains — qui s’étend peu à peu à la population dans son ensemble (Perrenoud, 1979 ; Bardet, 1983 ; Livi-Bacci, 1986 ; Bardet et Dupâquier, 1997). Partout où la fécondité tomba initialement de 10 %, elle continua de tomber au même rythme, sans jamais remonter.
5En Chine, par contraste, le mariage, la fécondité et même la mortalité ont toujours été sujets à l’initiative humaine, exercée non pas par des individus, mais par des organisations sociales comme la famille et l’État. Les ménages chinois mariaient autrefois leurs enfants selon des modes variés d’unions dans le but d’assurer leurs intérêts divers, dont ceux de la famille. Ils exigeaient que les couples mariés limitent leur fécondité par la contrainte sexuelle ou bien par la contraception, une politique encore poursuivie par l’État. De telles stratégies collectives forcèrent les parents chinois à tuer ou à avorter certains enfants et à élever les autres en fonction des contraintes collectives économiques et sociales. Comme conséquence de ces contraintes ou pour les circonvenir, ils encouragèrent également les parents à adopter des enfants. Le contrôle collectif est si fort que les couples aujourd’hui ne peuvent pas décider eux-mêmes s’ils doivent ou non se marier ou combien d’enfants ils auront. Jusqu’à très récemment, ils ne pouvaient pas non plus décider de leur lieu de résidence, de leur travail ou de leurs préférences politiques.
L’idéologie
6Certains théoriciens sociaux occidentaux, se basant sur de telles recherches, ont suggéré que les racines de l’individualisme anglais et, par extension, de l’individualisme occidental, ont des fondements démographiques et familiaux. Alan Macfarlane (1978 ; 1986 ; 1987), en particulier, a développé le modèle malthusien en soutenant que le système démographique anglais et l’orientation individualiste anglaise sont liés de manière inextricable5. Emmanuel Todd (1982) a même prétendu que la différence entre les systèmes politiques pris globalement peut être ramenée à des systèmes familiaux. Dans cette conception, les systèmes de familles unies sont plus enclins à l’autocratie et au communisme. En conséquence, la démocratie occidentale et l’autocratie orientale sont virtuellement prédéterminées par leurs cultures démographiques et familiales respectives.
7L’attrait de thèses aussi générales est manifeste, mais le bienfondé de la similitude entre la démographie et l’idéologie et le contraste entre l’Orient et l’Occident exigent cependant un examen plus approfondi. Si l’individualisme a triomphé et prédomine en Occident, une riche tradition intellectuelle et philosophique de comportement collectif peut être suivie à la trace à partir des œuvres de Platon et d’Aristote jusqu’à celles de Thomas Hobbes et de Karl Marx6. D’après Machiavel, la démocratie visa d'abord à articuler la volonté des citoyens, tout comme le féodalisme imposa celle de la noblesse7. La philosophie politique occidentale, en d’autres mots, comportait plusieurs éléments collectifs qui précédèrent ou dominèrent les concepts politiques modernes de liberté individuelle et de liberté civile, qui furent, dans une large mesure, le produit de penseurs, surtout anglais, du Siècle des lumières (Berlin, 1958 et Q. Skinner, 1997)8.
8De la même manière, si le collectivisme fut au cœur de la philosophie politique chinoise classique, l’individualisme s’attacha à l’idéologie confucianiste (De Bary, 1970 et Munro, 1985). Traditionnellement, les Chinois valorisèrent tant l’habileté et la réussite individuelles que la hiérarchie familiale et politique. Confucius lui-même soutint que dans la société idéale une élite intellectuelle et morale devait gouverner, mais que son niveau d’éducation devait être accessible à tous. Les Etats confucianistes successifs adoptèrent ces principes et ouvrirent la fonction publique aux personnes talentueuses et douées. À partir du VIIe siècle, ils établirent un système d’examens fortement compétitif pour choisir des candidats aux hautes fonctions publiques. Selon l’analyse bien connue de Ho Ping-ti sur 40 000 fonctionnaires qui servirent dans la période impériale tardive, la moitié d’entre eux obtinrent leur poste à la suite des concours, ce qui représentait pour l’élite un taux de mobilité sociale plus élevé que dans l’Angleterre des Tudor et des Stuart (Dibble et Ho, 1961)9. En Chine, en d’autres mots, les institutions sociales collectives n’eurent à peu près pas d'influence sur les principes individualistes et l’estime de la réussite individuelle.
9En outre, le comportement de la famille chinoise était si malléable que les premiers gouvernements impériaux furent capables de modifier des relations collectives importantes, comme celles entre les enfants et même celles entre les parents et les enfants. À titre d’exemple bien connu, les Qin, la première dynastie impériale, taxèrent les ménages multiples et corésidentiels et interdirent aux pères, fils et frères d’habiter ensemble (Shiji, LXVIII, p. 2230). En moins de deux ans, les coutumes avaient changé au point que lorsqu’un fils atteignait l’âge adulte et se mariait, il établissait son propre ménage avec une portion de la propriété si sa famille était riche, et se mariait de manière uxorilocale si sa famille était pauvre. S’il prêtait à son père un râteau ou une houe, il se comportait comme s’il avait agi avec magnanimité. Mais si sa mère voulait lui emprunter une pelle à poussière ou un balai, il la blâmait. Les belles-filles se dénudaient les seins et allaitaient leurs enfants à la vue de leurs beaux-pères. Les belles-mères et les belles-filles ne se parlaient pas, mais se disputaient constamment (Han shu, XLVIII, p. 2244)10.
Le politique
10Le comportement de la population est très peu prédéterminé par l’idéologie politique ou par la tradition sociale. C’est plutôt un phénomène « situationnel » modelé par la tradition et modulé par la politique qui peut, dans des circonstances exceptionnelles, changer radicalement. De telles révolutions dans le comportement démographique sont peu fréquentes. Elles sont aussi un témoignage de l’adaptabilité du comportement social humain face à l’intransigeance politique et au changement social ou économique. La règle du mariage monogame de l’Église catholique et le programme chinois moderne de la planification familiale sont de bons exemples de telles révolutions démographiques.
11Il en est de même du comportement démographique individualiste en Occident du XXe siècle, surtout de la fin du XXe siècle. Les taux de divorce, par exemple, présentés sommairement dans le Graphique 9.1, ont monté de manière dramatique dans la plupart des sociétés occidentales, mais pas toutes11. Au Royaume-Uni, le taux de divorce a quadruplé entre 1960 et 1980, passant de 3 à 13 divorces pour 1 000 femmes mariées ; aux États-Unis, ce taux s’éleva de moins de 2 pour 1 000 femmes mariées en 1950 à plus de 20 en 1980. Les taux de divorce ailleurs, comme en France et en Suède, furent la conséquence d’une augmentation d’unions non conjugales, comme le montre l'augmentation de la fécondité non conjugale résumée dans le Graphique 9.2. En France, la proportion d’unions ayant débuté hors mariage passa de 10 % en 1970 à 90 % en 199512. La proportion d’unions non conjugales chez les femmes âgées de 20 à 44 ans passa de 2 % en 1975 à 20 % en 1995 (Touleman, 1996). Si les proportions sont moins claires ailleurs, en Suède, en 1990, la fécondité non conjugale compta pour près de la moitié de toutes les naissances, alors que la proportion en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis était à peu près un quart de toutes les naissances13.
12Cette révolution dans le comportement démographique individualiste est le résultat du changement politique et du changement social. D’une part, nombre de gouvernements occidentaux facilitèrent le divorce et légitimèrent les unions et la fécondité non conjugales, à partir de la fin des années 1960, au nom de la préséance des droits individuels sur les droits collectifs (Glendon, 1989)14 ; d’autre part, des transformations sociales et économiques comme l’apparition de l’emploi industriel et postindustriel, une mobilité géographique et sociale accrue et le déclin de l’influence religieuse favorisèrent une prise de conscience des droits individuels, surtout féminins. Même si ces lois étatiques ne créèrent pas des changements de comportement démographique, elles justifièrent, tout en les facilitant, le divorce, la cohabitation, la procréation non conjugale, l’idée du mariage comme une relation contractuelle temporaire entre des individus plutôt qu’un engagement collectif en famille pour la vie.
GRAPHIQUE 9.1. Taux de divorce, pays choisis, 1950-1990
Sources : Chine : Feng Ganghui (1996) ; autres pays : Goode (1993, p. 27 et 139).
13En même temps, en légiférant pour protéger les droits individuels, les gouvernements occidentaux ont ironiquement empiété sur les sphères traditionnelles du comportement patriarcal. A l’intérieur de la famille, en faisant du bien-être physique individuel une responsabilité de l’État, les gouvernements ont dépouillé les parents du pouvoir traditionnel de punir leurs enfants. Ils se sont opposés aux droits du mari de contrôler son épouse physiquement et ont stipulé que toutes les relations conjugales devaient être consensuelles. Aujourd’hui, l’État non seulement légifère sur la responsabilité des parents d’élever leurs enfants biologiques, même en cas de divorce, mais poursuit les « pères mauvais payeurs » et les contraint à remplir leurs obligations. Même le « droit de mourir » individuel est le sujet de débats publics controversés, forçant les individus qui craignent la perspective d’une vie inconsciente à remplir d’avance des formalités légales. En conséquence, le contrôle collectif, en dépit d’une émancipation individuelle tous azimuts, a plus que jamais une juridiction étendue sur certains aspects du comportement individuel.
GRAPHIQUE 9.2. Fécondité non conjugale, pays choisis, 1900-1990
Sources: 1900-1956: Goode (1993, p. 38); 1970-1980: US Bureau of the Census (1997, p. 834).
14Le contraire est vrai en Chine. Nonobstant l’expansion de la sphère collective dans le comportement démographique individuel, une série de mesures juridiques ont libéré le comportement démographique individuel. Cette législation fut mise en place en deux étapes. À partir de 1950, l’État chinois proscrivit juridiquement les mariages arrangés et la polygamie, et donna aux individus le droit de choisir leur propre partenaire (Meijer, 1978). À partir de 1980, l’État facilita le divorce en élargissant les raisons pour la dissolution et en rationalisant ce qui était auparavant un processus fastidieux (Wu Deqing, 1995)15.
15Le comportement démographique individualiste en Chine a donc augmenté, mais pas de manière aussi prononcée qu’en Occident. Le Graphique 9.3 démontre la tendance du divorce de 1955 à 1992 dans quelques provinces. Même s’il est encore très bas, le divorce a augmenté de 2 pour 1 000 femmes mariées en 1982 à près de 3 en 199216, un niveau comparable à celui de l’Angleterre et de la France dans les années 1960. Dans des provinces urbanisées comme le Liaoning et tout aussi bien à Shanghai et Beijing, les taux de divorce au début des années 1990 atteignirent un plafond de 6 pour 1 000 femmes mariées, un niveau comparable à celui de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre en 1970. Le comportement sexuel préconjugal a aussi augmenté. Selon une estimation, la proportion des conceptions préconjugales s’est élevée de 11 premières naissances pour 1 000 en 1970 à 34 en 1980 et à 51 en 1987 (Wang et Yang, 1996). À la fin des années 1980, en d’autres mots, 5 % des premières naissances en Chine étaient conçues avant le mariage, une véritable révolution dans le comportement préconjugal individuel17.
16Le contraste binaire entre un Orient collectiviste et un Occident individualiste ainsi que le lien entre la démographie et l’idéologie pouvaient être surestimés, même en fin de XXe siècle. Néanmoins, la comparaison de l’expérience humaine en fonction du temps et du lieu demeure importante pour toute entreprise sociale scientifique. Ce fut seulement par sa comparaison explicite du comportement de la population dans le monde non occidental et occidental non moderne, d’une part, et le monde occidental moderne, d’autre part, que Malthus fut capable d’identifier les différences distinctives entre le comportement de la population en Occident et celui de la population dans le monde non occidental, et de construire son célèbre modèle démographique des obstacles destructifs et préventifs. De telles comparaisons, surtout entre l’Orient et l’Occident, permirent ensuite aux chercheurs de lier les processus démographiques de Malthus à l’organisation sociale et au comportement économique. Sans ces comparaisons, Malthus et ses collègues auraient seulement écrit une histoire de la population, non pas une théorie sociale.
GRAPHIQUE 9.3. Taux de divorce, provinces chinoises choisies, 1955-1992
Sources : Nombre de divorces : Feng Ganghui (1996, p. 418-451) ; nombre de femmes mariées, estimation basée sur la population féminine en 1953,1982 et 1990 : Fan (1995).
17Le pouvoir explicatif des modèles malthusiens et néomalthusiens réside en partie dans la simplicité du modèle binaire. Par contraste, la mode actuelle en histoire, et même dans les sciences sociales, est d’utiliser la comparaison pour générer la complexité. Ceci est vrai même dans les sciences sociales quantitatives, où des techniques d’analyse sophistiquées à variantes multiples sont utilisées pour mesurer les nombreuses facettes de la motivation et de l’expérience humaines. L’analyse, sur les plans individuel et social, est confuse en raison de la multiplicité des coefficients et des explications, organisés par classe, ethnie, sexe, géographie et histoire. Le défi de telles approches, c’est qu'en l’absence de tout principe ou de toute explication organisationnels plus larges, il est de plus en plus difficile de situer chaque histoire dans un contexte global ou même historique. Ironiquement, alors que le monde est devenu de plus en plus petit, la compréhension de notre expérience commune est devenue de plus en plus complexe, à un point tel qu’elle défie la simple synthèse.
18Cet ouvrage utilise l’histoire du comportement de la population d’un quart de l’humanité, d’une part, pour examiner l’opposition malthusienne séculaire entre la Chine et l'Europe et entre les obstacles destructifs et préventifs et, d’autre part, pour proposer une opposition alternative entre l’individualisme occidental et le collectivisme chinois18. À la différence de Malthus, cependant, nous n’envisageons pas de lier de manière exclusive ces traits à une société ou à une époque spécifique en nous fondant sur une finalité prédéterminée. Nous proposons plutôt qu’ils définissent un éventail universel et relatif permettant d’expliquer et de comparer l’organisation et les comportements sociaux de l’Occident et de l’Orient. Ce faisant, nous espérons éclairer une partie de l’expérience démographique humaine des trois derniers siècles et, en même temps, éviter les pièges ethnocentriques et téléologiques si fréquents aux débuts des sciences sociales.
Notes de bas de page
1 Les penseurs, surtout les philosophes politiques, ont depuis longtemps reconnu l’existence de telles dimensions du comportement humain et commenté sur leurs implications (Triandis, 1995). Ce n’est que depuis quelques décennies que les spécialistes des sciences sociales, notamment les psychologues cliniciens, ont commencé à conceptualiser et à mesurer les traits personnels selon des critères individualistes et collectivistes. Ces recherches ont montré que si des individus de certaines sociétés penchent vers l’un de ces critères plutôt que l’autre, des différences substantielles peuvent coexister même à l’intérieur d’une même société, qu’elles soient mesurées par l’âge, l’ordre de naissance, le sexe, l’éducation, l’ethnie, l’occupation, etc.
2 En conséquence, la plupart des études sur l'organisation et le comportement sociaux avaient tendance à se concentrer sur la description de modèles idéaux (M. C. Yang, 1945/1965 ; Lang, 1946 ; Hu, 1948 ; Freedman, 1966 et Baker, 1976).
3 Voir l'Annexe pour une étude des sources archivistiques et Thatcher (1998) pour des instructions sur la manière d’accéder à ces données historiques.
4 Les taux de fécondité conjugale sont calculés en se basant sur Coale et Treadway (1986, p. 42-46). Le déclin français eut lieu bien avant 1870. Dès 1831, le taux de fécondité conjugale total était seulement de 6,93, plus de 20 % plus bas qu’en Angleterre et au pays de Galles deux décennies plus tard.
5 Macfarlane (1978 ; 1986) rend ce lien explicite. Tout comme l’économie de marché garantit que les prix et les salaires reflètent les réalités économiques, y compris la pression sur les ressources, le système malthusien du mariage lie les conditions économiques à la croissance de la population. En conséquence, en remplaçant l’obstacle destructif par l’obstacle préventif, on instaure un environnement plus favorable au fonctionnement uni du marché. L’individualisme, accompagné par un ensemble distinctif de structures juridiques, politiques et sociales, fournit donc le cadre essentiel des économies de marché et du système malthusien du mariage.
6 Voir McGovern (1958) pour un résumé de ces traditions. Platon émit l’hypothèse que l’État, ses règles ou ses gardiens, devrait réguler dans les moindres détails les actions morales et économiques, la littérature, la musique, et même la pensée de ses citoyens. Aristote soutint que la principale fonction de l’État était de promouvoir « la bonne vie » parmi ses citoyens par l'éducation si possible, par la force si nécessaire. L’État, de plus, devait être le seul juge de ce qu'est ou n’est pas une « bonne vie ». La théorie de Hobbes sur la souveraineté défendit l’idée que l’État devait posséder l’unique et ultime pouvoir de contrôler toutes les personnes et tous les groupes de personnes à l’intérieur de son territoire. En fait, Hobbes croyait que l’État avait le droit de décider non seulement de ce qui était légal ou illégal, mais aussi de ce qui était moral ou immoral. Karl Marx, dont les écrits eurent la plus forte résonance dans la Chine contemporaine, croyait que le stade ultime de l’évolution sociale était le communisme.
7 « Ce n’est pas la quête du bien individuel mais du bien commun qui donne leur grandeur aux cités et il est hors de doute que le bien commun n’est jamais un souci, excepté dans les républiques. Le contraire a lieu où il y a un prince, car dans la plupart des cas, ce qui lui est bénéfique est nuisible à la cité et ce qui est bénéfique à la cité lui est nuisible » (cité dans G. Skinner, 1997, p. 62).
8 C’est une vérité communément acceptée qu'il y avait « à peine quelque conscience de la liberté individuelle comme idéal politique dans le monde ancien [...] la notion de droits individuels est absente des conceptions juridiques des Romains et des Grecs ; ceci semble être vrai aussi pour les Juifs, les Chinois et toutes les autres civilisations anciennes qui ont depuis ce temps vu le jour » (Berlin, 1958, p. 13).
9 Encore au XVIe siècle, des penseurs comme Wang Ken, Wang Yuanming et Li Zhi étendirent et développèrent ce concept de la valeur de l’individu et défendirent même une mobilité comparable en l’absence d’une éducation formelle (Ho, 1994).
10 Si cette description faite par Jia Yi, un homme d’État confucianiste du début du IIe siècle avant J.-C., est sans doute exagérée, sa présentation générale de la société Qin ne semble pas contestable.
11 Les exceptions majeures sont le sud de l’Europe. En Italie, par exemple, le divorce fut seulement légalisé en 1971 et ne fut pas libéralisé avant 1975, quand les nouvelles lois de la famille libéralisèrent également l’adoption, les crèches, l’avortement et la contraception. Alors que les séparations légales augmentèrent par un facteur de 6 de 1965 à 1985,12 % de tous les mariages célébrés chaque année, la proportion des couples italiens obtenant le divorce s’accrut plus lentement. En 1975, moins de 2 femmes mariées sur 1 000 demandèrent le divorce ; en 1982, la proportion était seulement de 4 pour 1 000, un ordre de grandeur moins élevé qu’en Europe du Nord (Saraceno, 1991).
12 En comparaison, au Royaume-Uni, 4 % des femmes se mariant pour la première fois en 1966 cohabitaient avec leur futur mari avant le mariage. En 1993, le chiffre comparable était 68 % (Office of National Statistics, 1997). Nous remercions Niki Hart de nous avoir fait connaître cette source.
13 Les taux d’illégitimité varient dramatiquement, bien sûr, selon la classe et l’ethnie. Aux États-Unis, par exemple, le pourcentage de naissances non conjugales augmenta entre 1960 et 1992 de moins de 5 à plus de 20 % pour les Blancs et de 35 à 70 % pour les Noirs (H. Smith, Morgan, et Koropeckyj-Cox, 1996).
14 Parmi les exemples, on compte l’adoption du « Divorce Reform Act » en Angleterre en 1969, la réforme suédoise de la loi de la famille en 1973, l’acte de réforme du divorce en France en 1975, la loi de la réforme du mariage et de la famille en République fédérale allemande en 1976, et le « No-fault Movement » aux États-Unis entre 1969 et 1985. Voir Glendon (1989) pour une enquête détaillée de ces lois et leur analyse. Nous remercions Judy Treas de nous avoir signalé ce livre.
15 La loi du mariage de 1980, reprise intégralement dans Honig (1984), permettait le divorce sur la base de l’incompatibilité et élimina le processus de médiation civile exigé antérieurement pour qu’il soit accordé. Wu Deqing (1995) fournit la seule analyse scientifique en profondeur de ce sujet, mais voir Hareven (1987) pour une description précise des procédés de la Cour.
16 Alors que la population de la Chine augmenta de seulement 20 % entre 1979 et 1992, le nombre de divorces tripla presque, passant de 299 932 à 846 611 (Feng Fanghui, 1996, p. 423).
17 La probabilité de la conception préconjugale diffère aussi selon la résidence et le niveau de scolarité, les jeunes citadins plus éduqués étant davantage susceptibles de s’aventurer dans le sexe préconjugal. Des contrôles d’État relâchés et une plus grande tolérance individuelle ont conduit à de tels changements et différences. À l’opposé de l’Occident, cependant, la plupart de ces conceptions préconjugales se sont terminées en naissances à l’intérieur du mariage.
18 Voir Pye (1996) pour une analyse différente de l’individuel et du collectif en Chine.
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000