Chapitre 6. La fécondité
p. 139-167
Texte intégral
Parmi les obstacles préventifs, le fait de s’abstenir du mariage et la chasteté forment ce que j’appelle la contrainte morale. Le libertinage, les passions contraires à la nature, la profanation du lit nuptial et tous les artifices employés pour cacher les suites des liaisons criminelles ou irrégulières, sont des obstacles préventifs qui appartiennent manifestement à la classe des vices.
Malthus, An Essay on the Principle of Population, 1798 (trad. P. Theil, p. 26).
L’héritage malthusien
1D’après Malthus, le comportement sexuel à l’intérieur du mariage était généralement uniforme dans la plupart des sociétés et les rares exceptions au contrôle de la fécondité étaient attribuables aux conséquences involontaires de la pauvreté. Il admettait cependant que certaines formes de stérilité secondaire apparurent plus tôt ou plus tard dans différentes sociétés par rapport à d’autres1. Si la contrainte morale était une option viable, la contrainte conjugale ne l’était pas.
2Les démographes contemporains ont dans une large mesure accepté le postulat du peu de contrôle volontaire de la fécondité à l’intérieur du mariage avant la transition de la fécondité. De plus, toute variation d’intensité dans la reproductibilité d’une société par rapport à une autre est, selon eux, fonction d’un moment discontinu plutôt que d’un cycle durable. Les couples, en d’autres termes, peuvent faire varier la fréquence de leurs relations chaque mois. En conséquence, les démographes ont formalisé un modèle universel de fécondité conjugale incontrôlée dans lequel seule l’amplitude de la courbe varie, non sa forme fondamentale. Ils ont donc établi un modèle de la fécondité basé sur l’âge dénommé fécondité « naturelle »2 ; « naturelle », parce que ce modèle coïncide étroitement avec le modèle courant de la fécondité féminine basé sur l’âge. La fécondité, nous le savons, demeure élevée durant la jeunesse, alors qu’elle s’estompe progressivement avec le vieillissement qui diminue la fertilité biologique3. De nombreuses études ont confirmé la fécondité prétransition en Europe comme étant entièrement « naturelle », validant ainsi le modèle malthusien (Coale et Watkins, 1986).
3Les études des processus de transition de la fécondité en Occident ont révélé qu’elle reflétait un déplacement bien visible de ce régime de fécondité « naturelle » vers un modèle alternatif de fécondité contrôlée selon l’âge appelé « limitation de la famille »4. Ce modèle en fonction de l’âge dépend de la parité, c’est-à-dire que les grossesses cessent après qu’un individu ou un couple ont atteint le nombre d’enfants désiré. Le modèle en fonction de l’âge est donc concave : la fécondité est élevée durant la jeunesse, mais décline rapidement avec l’âge. Un tel contrôle de la fécondité dépendant de la parité devint seulement possible après l’avènement de technologies reproductives comme la contraception, la stérilisation et l’avortement5.
4Ce modèle de transition de la fécondité évoluant « de la fécondité naturelle vers la limitation de la famille » ne correspond cependant pas très bien à l’expérience non occidentale dans des populations historiques ou contemporaines. Au Japon et en Chine, comme nous le verrons en détail ci-après, la fécondité conjugale en prétransition était bien en deçà de celle des populations européennes. Toute une gamme d’études descriptives ethnographiques et historiques étayent l’existence du contrôle de la fécondité dans ces sociétés6, mais comme de telles études sont en majorité non quantitatives, elles ont été ignorées, rejetées en raison de leur caractère involontaire ou anecdotique, donc sans rapport avec le contrôle de la fécondité. De la même manière, on sait que plusieurs populations contemporaines utilisent des méthodes contraceptives afin de prolonger l’intervalle entre les naissances. Ces régimes de fécondité sont encore considérés comme « naturels », puisqu'ils n’utilisent pas la contraception chimique pour empêcher d’autres naissances. Ceci est particulièrement vrai pour un certain nombre de populations africaines7. Toutefois, le modèle courant de la transition de la fécondité exclut la régulation des intervalles entre les naissances comme moyen de contrôle de la fécondité.
Réalités chinoises
Faible fécondité conjugale
5Contrairement à la perception de Malthus et de ses contemporains, la fécondité chinoise dans son ensemble ne fut probablement pas beaucoup plus élevée que la fécondité européenne, alors que la fécondité conjugale était, de manière significative, plus faible. Des études démographiques récentes ont retracé des mesures de la fécondité jusqu’au XIIIe siècle basées sur des généalogies chinoises rétrospectives8. Des mesures plus fiables, issues des archives de la noblesse impériale des Qing, sont disponibles à partir du XVIIe siècle, ainsi que des registres de ménage datant du XVIIIe siècle. Le Tableau 6.1 résume toutes les études disponibles pour la période la plus ancienne pendant laquelle la fécondité peut être estimée de manière relativement fiable. Le taux de fécondité conjugale total (TFCT) est une mesure synthétique basée sur des taux de fécondité par groupes d’âge à l’intérieur du mariage qui indique le nombre d’enfants qu’une femme mariée porterait si elle connaissait à chaque âge les taux de fécondité d’une année donnée. Le taux total de fécondité (TTF) est une mesure synthétique qui indique le nombre d’enfants qu’une femme porterait durant sa vie si elle connaissait à chaque âge les taux de fécondité d’une année donnée. En moyenne, les femmes chinoises se mariaient avant l’âge de 20 ans et avaient rarement plus de 6 enfants si elles restaient mariées jusqu’à l’âge de 50 ans ; leurs homologues européennes avaient en moyenne 7,5 à 9 enfants (Flinn, 1981 ; Wilson, 1984 ; Wrigley et al, 1997).
TABLEAU 6.1. Chine : fécondité conjugale, périodes et groupes démographiques cibles
Sources et notes : Hunan, Anhui, 1462-1864, et Jiangsu : Liu Ts'ui-jung (1995b, p. 99). Le TFCT est pour les âges de 15 à 49 ans. Liu suggère que le TFCT réel était légèrement plus élevé parce que ce ne sont pas toutes les femmes dans le dénominateur des groupes d’âge les plus jeunes qui étaient mariées. L’écart n’était vraisemblablement pas considérable, puisque les taux de fécondité basés sur l’âge en deçà de 20 ans étaient très bas.
Anhui, de 1520 à 1661 : Telford (1992b). La grandeur de l’échantillon inclut des femmes et des concubines mariées à 10 512 individus de sexe masculin. Telford trouva une moyenne de 2,77 naissances masculines déclarées par femme mariée, ce qui implique un TFCT de 5,4, en présupposant un ratio basé sur le sexe à la naissance de 105. Il démontre que le TFCT réel devait être plus élevé, en raison du sous-enregistrement des naissances masculines. Telford (1995) présente une estimation de 8,2 en excluant certains registres où la fécondité était très faible et en gonflant les naissances masculines restantes de 50 %. Il ne fournit aucune explication ou justification pour ce procédé.
Beijing : Wang, Lee et Campbell (1995, p. 395). Le TFCT fut calculé en ajustant les taux de fécondité par groupes d’âge, selon des proportions estimées de mariés dans chaque tranche. C’est sans doute là une surestimation du TFCT réel, parce que les hommes avec au moins un enfant durant leur vie furent inclus dans le dénominateur lors du calcul de départ. Les hommes qui se marièrent mais n’eurent pas d’enfants ne contribuèrent donc aucune personne-année de risque. En outre, les proportions d’hommes mariés utilisées dans l’ajustement furent estimées en fonction du fait qu’ils eurent des enfants selon des âges spécifiques et, conséquemment, sous-estiment les proportions réelles des individus de sexe masculin mariés.
Liaoning : Lee et Campbell (1997, p. 90). Le calcul de la fécondité est basé sur des registres de population comprenant 12 466 fiches individuelles et plus de 3 000 mariages. Selon le nombre donné ici, le TFCT est plus élevé que le TTF (étant donné que ce ne sont pas tous les individus qui se marient à tous les âges). Il reflète un ajustement de 33 % dû à la mortalité ou au sous-enregistrement.
22 provinces : Barclay et al. (1976, p. 614). Le TFCT fut calculé à partir des taux de fécondité conjugale pour des groupes d’âge de femmes entre 15 et 49 ans. L’enquête qui sert de base au calcul porta sur quelque 200 000 paysans chinois issus de plus de 46 000 ménages dans 196 localités.
Nous arrondissons la grandeur de l’échantillon à 50 000, en supposant que chaque ménage avait un peu plus qu’une femme en âge de procréer.
Chine : Les TTF de 1950 à 1980 sont de Coale et Chen (1987) ; pour le groupe de femmes âgées de 20 à 44 ans, les TFCT de 1950 à 1980 sont calculés à partir de Lavely (1986, p. 432-433) ; les TTF de 1985 à 1992 sont de Yao Xinwu et Yin (1994). Dans leur ensemble, ces nombres sont basés sur plusieurs sondages de grande envergure sur la fécondité.
6Cette faible fécondité conjugale est l’un des traits les plus distinctifs du système démographique chinois. Le Graphique 6.1 montre le contraste entre les taux de la fécondité conjugale « naturelle » par groupes d’âge pour six populations historiques de l’Asie de l’Est et de l’Europe. Avant 1800, la fécondité conjugale européenne était beaucoup plus élevée, surtout dans les groupes d’âge plus jeunes, et déclina plus lentement. Non seulement l’amplitude de la fécondité conjugale de l’Asie de l’Est est plus basse que la fécondité européenne, mais la forme de la courbe est fondamentalement différente.
7La faible fécondité était typique du mariage de l’élite, y compris le mariage polygame. La fécondité calculée pour les pères monogames de la noblesse impériale Qing ne dépassait pas la fourchette de 4 et 5,5 enfants entre 1700 et 1840. Même les pères polygames de l’élite avaient un niveau de fécondité de 6 à 10 naissances, comparable seulement à celui des pères monogames en Occident. Par contraste, le nombre d’enfants nés d’hommes polygames en Occident était de 15 à 259.
8Les enquêtes menées au début du XXe siècle font également état des bas niveaux de fécondité conjugale. Une enquête de grande envergure réalisée vers 1930 et couvrant une grande partie de la Chine révéla un taux de fécondité estimé à 5,5 enfants par femme. Non seulement ce résultat correspondait aux données plus anciennes basées sur des femmes mariées mais il contraignit les démographes à reconnaître que la fécondité dans le soi-disant régime naturel chinois était très faible10. Même si d'autres chercheurs ont remis en cause la faiblesse des niveaux de fécondité, leurs estimations ne furent pas très différentes11.
9Les recensements contemporains et les résultats d’enquêtes ont fourni de nouvelles preuves que le niveau de fécondité prétransition en Chine était plus bas que celui des pays à haute fécondité. Même si la Chine n’utilisait alors pratiquement aucun moyen contraceptif, les niveaux de fécondité du milieu du XXe siècle étaient également très bas, en dépit d’une possible explosion démographique d’après-guerre. La fécondité nationale totale, déduite d’interviews rétrospectifs menés en 1982, était légèrement en dessous de 5 enfants par couple à la fin des années 1940 et de 5,3 enfants en 195012. Si la fécondité augmenta quelque peu à la suite de la réforme agraire et du démantèlement du système collectif de planification familiale du ménage traditionnel, elle dépassa rarement 6 enfants13. Cette fécondité était sensiblement plus basse que celle d’autres pays en voie de développement à la même période14.
GRAPHIQUE 6.1. Fécondité conjugale « naturelle » par groupe d’âge, Asie de l’Est et Europe, vers 1600-1800
Sources : Populations européennes : Flinn (1981) ; Japon : Kito (1991) ; Liaoning : Lee et Campbell (1997) ; Jiangnan : Liu Ts’ui-jung (1992) ; Anhui : Telford (1992b) ; Taiwan : A. Wolf (1985b). Les chiffres pour Beijing sont les taux de fécondité par groupes d'âge des hommes monogames, mais ils devraient correspondre étroitement à la fécondité des femmes par groupes d’âge. Les chiffres pour l’Anhui et le Jiangnan proviennent du décompte des fils, multiplié par 1,97. De plus, nous avons gonflé les chiffres pour l'Anhui, le Jiangnan et le Japon de 20 % en raison d’une possible sous-estimation.
La contrainte conjugale
10La faible fécondité chinoise était le résultat de trois mécanismes démographiques : une union tardive, un arrêt précoce et de longs intervalles entre les naissances. Contrairement aux couples occidentaux de la prétransition démographique, les couples chinois commençaient à avoir des enfants seulement un certain temps après leur mariage. Ce trait de leur comportement remonte lui aussi à plusieurs siècles. À la lumière de la population historique la mieux documentée, la noblesse impériale Qing, l’écart en 1800 entre l’âge du père lors de son premier mariage (21) et son âge à la naissance de son premier enfant (24) était de trois ans15. Pour des populations historiques moins bien documentées, cet écart était encore plus grand16. Dans l’Europe de la prétransition, l’intervalle entre le mariage et la première naissance n’était que de 15 mois17. Même au début des années 1950 en Chine, l’intervalle moyen entre le mariage et la première naissance était de 34 mois à l’échelle nationale et de près de 40 mois dans les populations rurales ciblées. En outre, alors que dans l’Europe historique, les conceptions préconjugales et les naissances illégitimes étaient parfois courantes (Flinn, 1981), la bâtardise était pratiquement inexistante en Chine18.
11Nonobstant leur union tardive, les couples chinois cessaient d’avoir des enfants beaucoup plus tôt que les couples en prétransition en Occident. Dans la noblesse impériale, par exemple, l’âge moyen de la dernière naissance était seulement de 33,8 ans chez les épouses d’un mariage monogame et de 34,1 ans chez les épouses d’un mariage polygame (Wang, Lee et Campbell, 1995, p. 390). L’âge équivalent chez les épouses paysannes était remarquablement semblable : 33,5 ans (Lee et Campbell, 1997, p. 93). Par contraste, l’âge moyen de la dernière naissance dans l’Europe historique se situait habituellement autour de 39 ans (Coale, 1986, p. 11). Alors qu’une mère européenne avait en moyenne un régime reproductif de 14 ans entre la première et la dernière naissance, celui d’une mère chinoise était seulement de 11 ans.
12En conséquence, pour chaque groupe d’âge, la proportion des couples subséquemment infertiles était beaucoup plus élevée en Chine que dans toute population historique européenne connue (Leridon, 1977, p. 101-102). Le Graphique 6.2 présente le contraste entre la proportion cumulative des couples monogames dans la lignée impériale Qing et dans une population paysanne chinoise qui furent subséquemment infertiles et celle d’une population européenne. L’écart entre les populations chinoises et européenne est extrêmement large, excepté après 45 ans d’âge. Vers l’âge de 45 ans, plus des quatre cinquièmes des couples chinois avaient cessé d’avoir des enfants, comparativement à seulement la moitié des couples européens.
13Les modèles chinois et européen sont ainsi foncièrement différents dans l’âge d’interruption de la procréation. Les populations européennes comptent peu de couples qui cessent de procréer tôt. Elles suivent une courbe d’accroissement exponentielle, avec une élévation rapide du taux après l’âge de 35 ans. Les populations chinoises comptent un grand nombre de couples qui arrêtent tôt et suivent une courbe d’accroissement, avec une élévation qui s’estompe lentement. Les courbes reflètent deux modèles distinctifs de fécondité qui ne peuvent être transformés simplement en les déplaçant ou en les comprimant.
GRAPHIQUE 6.2. Pourcentage des femmes subséquemment infertiles, par groupe d’âge, Chine et Europe, 1730-1900
Source : Wang, Lee et Campbell (1995).
14En outre, jusqu’aux années 1970, les intervalles entre les naissances étaient beaucoup plus longs en Chine qu’en Europe, en moyenne trois ans ou plus19. Dans la Chine rurale, par exemple, les intervalles entre les naissances entre 1944 et 1946 étaient en moyenne de 39 mois entre la première et la deuxième naissance et de 37 mois entre la deuxième et la troisième naissance. De 1951 à 1953, ils étaient de 36 et 38 mois et de 1963 à 1965, de 32 et 34 mois20. Par contraste, les intervalles entre les naissances dans les populations européennes en prétransition démographique étaient de 20 à 40 % plus courts et, dans la plupart des cas, de 20 à 30 mois21.
15Comme conséquence de la naissance retardée du premier enfant, de l’arrêt précoce des enfantements et de l’espacement prolongé des maternités, un couple chinois dans le passé avait au moins deux ou trois naissances de moins qu’un couple occidental marié. Alors que les couples européens pratiquaient la contrainte morale mais peu de contrôle de la fécondité conjugale, les couples chinois ne pratiquaient aucune contrainte morale, mais s’imposaient une contrainte conjugale considérable.
La culture de la santé et la culture reproductrice
16La contrainte conjugale chinoise provient d’une tradition culturelle de contrainte charnelle encore plus ancienne (Hsiung, à paraître). Il y a plus de deux millénaires, Lao zi et Mencius soutinrent que pour développer l’esprit (xin) et l’âme (shen) et pour nourrir la vie (yangsheng), il était nécessaire de contrôler ses désirs physiques (yu)22. Cette opposition entre le désir et l’esprit et cette croyance dans les bienfaits de la retenue sur le plan sexuel ont été des principes centraux de toutes les grandes philosophies et religions chinoises depuis ce temps, y compris le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme (Wile, 1992)23.
17Le désir sexuel est le plus important des désirs physiques. Une abondante littérature sur le besoin de limiter l’activité sexuelle existe et ce, depuis aussi longtemps que le Ier millénaire avant J.-C. (Wile, 1992 et Hsiung, à paraître). En particulier, les Chinois croyaient que le sperme contenait une force vitale appelée qi et que des éjaculations excessives conduisaient à l'épuisement24. Les activités sexuelles demandaient donc à être régulées afin de favoriser la santé et peut-être de prolonger la vie25. Vers le VIIIe siècle, un des consensus établis depuis déjà longtemps dans la littérature médicale concernait la fréquence du coït masculin : pas plus de trois fois par mois pour de jeunes adultes ; moins de deux fois par mois pour des adultes d’âge moyen et une fois par mois tout au plus pour les gens âgés26. Avoir des relations sexuelles plus fréquentes, c’était risquer sa santé, peut-être même sa vie. La faible fécondité et les longs intervalles entre les naissances des couples chinois dans le passé étaient le résultat de leur capacité et de leur volonté de réguler la fréquence sexuelle.
18Une conception différente de la finalité du mariage met également en relief la capacité du couple à limiter la fréquence coïtale et, conséquemment, la fécondité. La fréquence des accouplements sexuels en Chine, comme dans la plupart des pays d’Asie, dépend peut-être également en partie27 de la tradition du mariage arrangé qui prévalait jusqu’à très récemment dans plusieurs régions28. La relation familiale primaire n’était pas seulement entre le mari et l’épouse, mais entre les parents et l’enfant29. Parce que la relation filiale était plus importante que la fécondité, les parents est-asiatiques découragèrent donc la passion sexuelle et encouragèrent la modération30. Avoir des enfants n’était pas le seul but du mariage, mais plutôt une stratégie de planification dans la mobilité sociale31. Alors que les mariages occidentaux ont traditionnellement exigé la consommation pour légaliser l’union32 la consommation n’était pas nécessaire en Chine et était, jusqu’à récemment, retardée.
19Les mères chinoises, dans ces circonstances, pratiquaient l’allaitement au sein sur une longue période, ce qui prolongeait l’aménorrhée et contribuait aux longs intervalles entre les naissances et à la basse fécondité (Hsiung, 1995a)33. Comme nous l’avons vu au chapitre 4, les Chinois accordèrent de plus en plus d’attention à l’allaitement au sein pour le bien de l’enfant mais aussi pour la santé de la mère. Il considéraient le lait du sein non seulement comme une source nourricière vitale, mais aussi comme un reflet de la physiologie et de la psychologie maternelles. En conséquence, l’alimentation de la mère, la température de son corps, l'état de sa santé, même son bien-être émotif, étaient tous des sujets de grave préoccupation. Même si des suppléments de nourriture solide étaient recommandés pour les enfants en bas âge, l’allaitement au sein était intense et prolongé. Le sevrage avait lieu au cours de la deuxième année de vie. En outre, le sevrage tardif n’était considéré ni comme inhabituel ni comme inapproprié.
20Une grande variété de technologies reproductives traditionnelles ont peut-être aussi facilité la contrainte conjugale. L’un des traits saillants de la pharmacologie chinoise était de protéger la santé reproductive des femmes, y compris le développement de méthodes pour provoquer l’avortement d’un mauvais fœtus. De telles techniques comprenaient différentes herbes médicinales contraceptives et un large éventail de techniques abortives, y compris celles mentionnées par Malthus34. Ces remèdes, dans la mesure où ils étaient efficaces, pouvaient aussi être utilisés pour mettre fin à des grossesses non désirées35. Au cours de la période impériale tardive, ces remèdes contraceptifs et abortifs étaient vendus couramment dans certaines villes et cités (Hsiung, à paraître). Selon l’ethnographe chinois bien connu Fei Xiaotong, au début du XXe siècle, l’avortement n’était pas seulement connu et utilisé dans certaines localités, mais une femme qui ne savait pas comment utiliser l’avortement pour empêcher une naissance était traitée par ses concitoyens de « femme stupide » (Fei, 1947/1998, p. 10836).
La transition de la fécondité
21La transition de la fécondité chinoise, comme la transition de la mortalité chinoise, provenait d’une longue culture de contrôle délibéré ; celle-ci facilita la formulation et la mise en œuvre d'un vaste programme national de planification familiale au milieu du XXe siècle. Si Mao rejeta initialement les inquiétudes malthusiennes37, il se laissa convaincre avec d’autres dirigeants de la nécessité du contrôle des naissances en apprenant en 1953 que la population de la Chine approchait les 600 000 000 de Chinois38. Le programme embryonnaire de planification familiale fut cependant empêtré dans les débats idéologiques entourant le Mouvement anti-droitiste de 1957 à 1959, ce qui freina toute réforme39. Ce fut seulement dans les années 1960 que le gouvernement promut sérieusement le contrôle des naissances dans les régions urbaines et à haute densité et vers la fin des années 1970 qu’une politique gouvernementale musclée de contrôle de la population fut formulée et implantée à travers le pays40.
22À Shanghai, la plus grande métropole de Chine et la pionnière en matière de contraception, la fécondité commença à décliner au plus tard en 1955 (Guo Shenyang, 1996). Le Graphique 6.3 compare le déclin initial du taux d’ensemble de fécondité de cette ville à son déclin, plus tardif, dans l’ensemble du pays. En dépit de l’interruption massive de la fécondité totale, puis de son rebondissement après la famine provoquée par le Grand Bond en avant, celle-ci tomba de plus de 6 en 1955 à 3 en 1959, puis s’éleva à 4 en 1963. Ensuite, elle tomba rapidement à 2,4 en 1964, pour atteindre, dès 1967, le niveau de remplacement de 2,1. Ce déclin fut accompli en combinant un recours initial à l’avortement et une transition subséquente à l’usage de contraceptifs. En 1964, la municipalité de Shanghai établit un programme « officiel » de planification familiale et, peu d’années après, rapporta que l’usage de la contraception avait atteint son niveau de saturation chez les couples éligibles.
23À l’échelle du pays, l’usage de méthodes modernes de contraception remonte au début des années 1950, quand la Chine rendit l’avortement accessible aux couples dans le but de limiter la taille des familles41. Le Graphique 6.4 montre l’augmentation du recours aux contraceptifs et à l’avortement dans toute la Chine de 1960 à 1987. En 1960, longtemps avant la formulation de la politique draconienne actuelle de planification familiale, plus de 10 % de toutes les citadines utilisaient déjà certaines formes modernes de contraception et 5 % avaient eu recours à l’avortement. En 1970, à la veille du premier programme national de planification familiale, l’usage de la contraception et le recours à l’avortement s’étaient respectivement accrus de 35 % et de 25 % dans les villes. Même à la campagne, plus de 15 % des femmes de 35 ans utilisaient des méthodes modernes de contraception. Alors que la fécondité totale était encore de 5,7 dans l’ensemble du pays, elle était tombée à 3,8 dans les villes.
24La transition de la fécondité de la Chine s’accéléra beaucoup après 1970 à la suite du programme officiel de planification familiale : wan (mariage tardif) xi (espacement plus long entre les naissances) shao (naissances moins nombreuses). Vers la fin des années 1970, 80 % des femmes chinoises avaient utilisé des contraceptifs avant l’âge de 35 ans. Près du tiers des femmes des villes et un cinquième des femmes de la campagne avaient connu au moins un avortement provoqué. La société chinoise était devenue l’une des plus grandes utilisatrices de moyens contraceptifs du monde42. Le niveau de fécondité nationale déclina abruptement de 5,7 en 1970 à 2,8 en 1979, un record sans précédent dans toutes les grandes populations de l’histoire de l’humanité. Si le déclin fut particulièrement rapide chez les Chinois des villes, dont la fécondité tomba près du niveau de remplacement, il fut également prononcé dans les populations rurales des régions qui avaient une longue tradition du contrôle des naissances43. Nonobstant le succès obtenu dans l’usage de la contraception, les dirigeants chinois étendirent, en 1979, les objectifs de leur politique afin d’atteindre la fécondité de remplacement aussi rapidement que possible. Ils lancèrent le mot d’ordre d'« un enfant par couple », qui devint la base d’une campagne de mobilisation des masses à la même échelle que la réforme agraire des années 1950 et la réforme économique des années 1980. En raison de leur forte détermination à élever le niveau de vie de la Chine pour qu’il soit comparable à ceux des sociétés industrialisées de l’Occident, les dirigeants chinois mirent la planification familiale sur le même plan que la planification économique dans la politique de l’État. Ce faisant, ils firent de la planification familiale une composante centrale non seulement de l’agenda national, mais même de l’idéologie nationale, une première dans l’histoire humaine.
GRAPHIQUE 6.3. Fécondité, Shanghai et Chine, 1950-1982
Source : Coale et Chen (1987).
GRAPHIQUE 6.4. Chine : usage de la contraception ou recours à l’avortement durant le premier trimestre de grossesse, femmes, groupe d’âge de 30 à 34 ans, 1960-1987
Source : Wang (à paraître).
25En conséquence, la mise en œuvre de la planification familiale nationale de la Chine s’imposa davantage et fut plus contraignante que les programmes implantés ailleurs. L’État, non seulement fixa l’âge du mariage et limita le nombre d’enfants, mais aussi déclara obligatoires l’avortement, l’insertion et la rétention de dispositifs intra-utérins ainsi que la stérilisation, afin d’assurer le succès de ses politiques de contraception (Banister, 1987)44. Ce programme conduisit aux débordements bien connus de la campagne de stérilisation de 1983, alors que des cadres utilisèrent et renforcèrent la mobilisation des masses afin de contraindre les gens à accepter l’avortement et la stérilisation (Hardee-Clevel et Banister, 1988). Même si les campagnes récentes de planification familiale ont été moins transparentes, les cadres continuent d’être responsables de la mise en œuvre du contrôle des naissances dans leur juridiction. Ceux qui ne parviennent pas à atteindre les objectifs fixés font face à des châtiments aussi explicites que des amendes pécuniaires, des limogeages et, depuis 1991, des congédiements. En conséquence, quoique la rhétorique de la planification familiale de l’État mette l’accent sur l’éducation et le volontarisme, les cadres locaux continuent à recourir à la coercition physique pour atteindre les objectifs exigés par l’État45.
26Tout comme les autres programmes économiques nationaux qui touchèrent différentes régions de la Chine à divers moments et avec une intensité différente, le programme de planification familiale actuelle fut plus efficace dans certaines régions que d’autres et à différentes périodes46. Dans la Chine rurale, en particulier, les besoins de main-d’œuvre familiale et de soutien aux personnes âgées conduisirent à des négociations entre les paysans, les cadres et les fonctionnaires du gouvernement47. En conséquence, la politique de l’enfant unique fut formellement assouplie et modifiée en 1984 et 1988, à l’exception de quelques localités. La majeure partie de la Chine rurale a toujours suivi une politique d’au moins deux enfants par couple. À l’opposé, au cours des deux dernières décennies, plus de 90 % de tous les couples urbains eurent seulement un enfant. Une acceptation urbaine aussi uniforme et rapide fut surtout, au moins au début, la conséquence de la dépendance urbaine envers l’État pour l’emploi, le logement, l’éducation et d’autres avantages (Wang, 1996). Dans la Chine rurale, où une telle dépendance n’existe pas, on ne trouve pas une acceptation comparable.
27Le postulat courant voulant que la Chine suive uniformément la politique de l’enfant unique n’est tout simplement pas vrai pour les familles rurales chinoises, qui comptent pour 70 % de la population totale. Le Graphique 6.5 décrit le ratio de la progression de la parité par période en milieu rural, c’est-à-dire, la proportion des femmes rurales sur 1 000 à chaque parité (nombre de naissances) qui continuent d’avoir des enfants. La proportion des femmes qui eurent un deuxième enfant, P1-2, fut à peine touchée par la politique de l’enfant unique durant toutes les années 1980. P1-2 baissa de près de 100 % en 1979, à 90 % en 1985 et à 77 % en 1991. La proportion des femmes qui eurent une naissance de troisième parité, P2-3, diminua plus substantiellement, de 81 % en 1979 à 49 % en 1985 et à 26 % en 1991. Par ailleurs, la proportion des naissances de quatrième parité et plus, P3-4+, se réduisit de 50 % en 1979 à 18 % en 1991.
28L’intervention du gouvernement fut largement responsable de l’accélération du déclin de la fécondité chinoise d’un TTF de 5,7 à 2,8, et totalement responsable de la chute plus récente à 2,1. Néanmoins, la transition de la fécondité chinoise est fondamentalement la conséquence de nouvelles institutions et de nouveaux objectifs collectifs, et non pas de nouvelles idées. À l’opposé de la transition de la fécondité en Occident, qui exigea un accroissement révolutionnaire de la prise de décision individuelle par rapport au mariage et à la fécondité, celle de la Chine exigea seulement le transfert à l’État du contrôle collectif de la famille. Pour les Chinois, le contrôle de la fécondité était depuis longtemps un aspect décisif dans le calcul d’un choix délibéré.
GRAPHIQUE 6.5. Progression de la parité par période, Chine rurale, 1979-1991
Source : Feeney et Yuan (1994).
29La transition de la fécondité exceptionnellement rapide de la Chine peut donc être attribuée au fait qu’on n’exigea pas du peuple chinois un changement d’attitudes, mais seulement la mise en place de nouveaux objectifs et de nouvelles institutions, de même que la diffusion de technologies efficaces.
Stratégies collectives et individuelles
30Tout comme les parents chinois planifiaient la survie et le mariage de leurs enfants, ils planifièrent également les naissances. Les méthodes multiples de contrainte conjugale — chasteté secondaire et méthodes traditionnelles — après le mariage et entre les naissances permirent aux Chinois de faire varier leur fécondité en fonction des circonstances sociales et économiques. En conséquence, non seulement la proportion des fils varia d’un individu à l’autre, mais le nombre d’enfants aussi, même si le statut social et le mariage étaient contrôlés.
31Ce comportement est particulièrement bien étudié dans le cas de la noblesse Qing. Les pères de petite noblesse, par exemple, eurent en moyenne 2,5 enfants de moins que les pères de haute noblesse, même quand le type de mariage était contrôlé48. De plus, alors que de riches nobles polygames pouvaient ajuster leur fécondité en fonction des circonstances économiques en mariant moins d’épouses, les nobles pauvres et monogames ajustaient leur fécondité en ayant moins d’enfants. En conséquence, les nobles pauvres, en plus d’accroître l’infanticide féminin par un facteur de trois dans la dernière partie du XVIIIe siècle, réduisirent également leur fécondité d’ensemble de cinq enfants ou plus au début du XVIIIe siècle à seulement quatre enfants à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle (Wang, Lee et Campbell, 1995).
32Une telle contrainte conjugale était encore plus répandue chez les gens du commun49. Dans le Liaoning rural, par exemple, les naissances enregistrées, même dans le cas des enfants de sexe masculin, s’élevaient et chutaient en rapport inverse du prix du grain, plus de naissances ayant lieu dans les années de bas prix et moins dans les années de prix élevés. La structure du ménage, indicateur de la richesse et facteur déterminant du contexte social d’un couple, jouait un rôle clé dans les décisions concernant la fécondité. Des ménages plus grands et plus complexes réduisaient de très peu leur fécondité dans les années de récolte maigre comparativement à des ménages plus petits et plus simples50. La position et l’occupation des individus dans la maisonnée influaient également beaucoup sur le nombre de naissances. Les soldats, les artisans et les fonctionnaires avaient un nombre substantiellement plus grand d’enfants que les gens du commun (Lee et Campbell, 1997, p. 180-183). Même si de tels modèles sont moins évidents dans le cas des groupes généalogiques, qui sous-enregistraient sans doute la polygamie, l’étude d’une population de trois lignées au Zhejiang, de 1550 à 1850, démontre, documents à l’appui, que les branches avec plus de diplômés enregistraient plus de naissances que les autres (Harrel, 1985).
33Les parents chinois aux deux bouts de l’échelle sociale non seulement contrôlaient leur fécondité en fonction de leur situation sociale et économique, mais ils planifiaient les naissances en fonction du nombre et du sexe de leurs enfants déjà nés. Aussi bien dans la noblesse Qing que dans la paysannerie du Liaoning, les intervalles entre les naissances étaient plus courts chez les pères qui n’avaient pas de fils que chez les pères qui en avaient déjà (Wang, Lee et Campbell, 1995, p. 397). En outre, les paysans du Liaoning qui avaient un fils étaient davantage susceptibles d’arrêter complètement d’enfanter. Cette interruption basée sur le sexe eut comme résultat que le ratio sexuel de la dernière naissance était aussi élevé : 500 garçons pour 100 filles (Lee et Campbell, 1997, p. 96). Ce comportement particulier est réapparu lors du programme actuel de planification familiale. En conséquence, le ratio des sexes des troisième et quatrième naissances, par exemple, s’est élevé de 109 entre 1976 et 1980 à 123 entre 1985 et 1989 (Coale et Banister, 1994, p. 468).
34Ce modèle de contrôle délibéré de la fécondité conjugale apparaît également dans un vaste sondage auprès de 30 000 femmes chinoises rurales et illettrées nées entre 1914 et 1930, dont le comportement reproductif ne fut pas influencé par la planification familiale du gouvernement ni par la contraception moderne. Les femmes ayant des fils aussi bien que des filles, en comparaison de celles n’ayant que des filles ou que des garçons, affichaient un modèle cohérent de contrôle. Non seulement une proportion sensiblement plus basse de ces femmes eurent une nouvelle naissance à chaque parité, mais elles eurent également de plus longs intervalles entre les naissances et un arrêt de la procréation à un âge plus précoce (Zhao Zhongwei, 1998).
35Il n’est peut-être pas surprenant qu’un tel comportement socialement différencié ait persisté même durant la transition récente de la fécondité chinoise. L’éducation, le logement et l’activité des individus furent d’importants facteurs pour expliquer aussi bien la fécondité que l’usage de la contraception, des années 1950 au début des années 197051. Les individus instruits des villes eurent recours à la contraception et à l’avortement beaucoup plus tôt et plus fréquemment et eurent donc une fécondité basse à partir des années 1960. La différence dans le recours à l’avortement, par exemple, était de 10 contre 1 entre les femmes ayant reçu une éducation collégiale et les femmes rurales illettrées dans les années 1960 et au début des années 1970, avant la mise en vigueur à l’échelle du pays du programme de planification familiale.
36En raison de la préoccupation que les Chinois affichent pour leur postérité biologique, les savants supposent, de manière erronée, que le seul but du mariage en Chine est la procréation. En fait, le souci immédiat de toutes les parties en cause est d’intégrer l’épouse dans la famille en vue de la consommation et de la production plutôt que la reproduction52. L’intimité explicite et excessive est donc fortement découragée, dans la mesure où l’ordre familial a préséance sur la satisfaction des besoins de l’individu. Le nombre de naissances et leur moment approprié dépendent, en outre, des circonstances. Les naissances doivent être négociées avec les parents corésidents en fonction de contraintes et de buts collectifs. Les couples, par conséquent, doivent souvent exercer la contrainte conjugale et recourir à l’infanticide si celle-ci échoue.
37En d’autres mots, la contraception, aussi bien dans la Chine impériale que dans la Chine contemporaine, fut facilitée par le fait que la décision ne fut presque jamais une prérogative individuelle. Elle fut plutôt une décision familiale ou communale, ou encore une politique nationale. En ce sens, le programme actuel de planification familiale est une simple extension du mode familial de reproduction à la communauté locale et au-delà.
38La troisième partie examine les implications plus larges du comportement démographique chinois, afin d’en arriver à une compréhension comparative des processus démographiques et de l’organisation sociale. Ce faisant, non seulement nous analysons le contexte historique du système démographique chinois, mais nous opposons aussi l’héritage de l’individualisme occidental à celui du collectivisme chinois.
Notes de bas de page
1 Selon Malthus, « de tout temps, la passion qui unit les sexes a été la même, avec si peu de variation, que l’on peut l’envisager, pour me servir d’une expression algébrique, comme une quantité donne » (1826/1986, p. 312 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 445). Son exception la plus marquante était le bas niveau de fécondité conjugale des Amérindiens. « On a remarqué que les femmes américaines sont assez peu fécondes et on a attribué leur relative stérilité à la froideur des hommes à leur égard. C’est un trait remarquable du caractère des sauvages américains, mais il n’appartient pas exclusivement à cette race : tous les peuples sauvages manifestent plus ou moins cette sorte d’indifférence, surtout ceux qui ont des moyens de subsistance insuffisants et qui oscillent sans cesse entre la crainte de l’ennemi et celle de la faim » (trad. P. Theil, p. 26). Ainsi, pour expliquer la surpopulation de la Chine, il écrit : « Pour expliquer cette excessive population, il n’est nullement nécessaire de supposer, avec Montesquieu, que le climat de la Chine est singulièrement favorable à la reproduction des individus de l'espèce humaine, et que les femmes y sont plus fécondes qu’en aucune autre contrée de l’unil’univers » (ibid., p. 126 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 217).
2 Même s’il ne fut pas le premier à faire de telles observations, Louis Henry (1961) est généralement considéré comme le premier à avoir documenté et établi un modèle d’âge de la fécondité pour des populations dépourvues de tout contrôle délibéré de la fécondité. Les populations qu’il étudia, comme les huttérites contemporains au Canada, ont non seulement une fécondité élevée (plus de 10 naissances par femme mariée), mais aussi une relation conjugale vigoureuse, sans contraception, avortement provoqué et prolongation de la période d'allaitement au sein (Henry, 1961 ; Bongaarts et Potter, 1983).
3 La capacité de concevoir est aussi connue sous le nom de « fécondabilité », terme parfois utilisé de manière interchangeable avec le terme « fécondité ». La fécondité humaine, cependant, est affectée très directement par plusieurs facteurs que les démographes ont appelés les « déterminants prochains » de la fécondité. On compte au nombre des facteurs les plus importants les proportions de femmes mariées, l’usage et l’efficacité de la contraception, l’usage de l’avortement volontaire, la durée de l'allaitement au sein, la fréquence des rapports sexuels, la mortalité intra-utérine spontanée et la stérilité naturelle. On pense que dans un régime de fécondité naturelle, les effets inhibitifs sur la fécondité de ces déterminants de proximité (surtout les trois premiers) sont minimes. Le concept des déterminants de proximité fut d’abord proposé par K. Davis et Blake (1956), comme des intermédiaires variables, et fut ensuite élaboré par Bongaarts (1978) et par Bongaarts et Potter (1983).
4 La modélisation la plus élaborée et la plus influente fut celle de Coale et Trussell (1974 ; 1975 ; 1978). En utilisant des modèles basés sur l’âge dans la fécondité de nombreuses populations, ils proposèrent deux indices pour déterminer si une population était dans un régime de fécondité naturelle ou de limitation des naissances dans une famille. Spécifiquement, M représente le ratio du niveau d’ensemble de la fécondité jusqu’à la fécondité naturelle la plus élevée (huttérite) dans le groupe d’âge de 20 à 24 ans, et m représente le degré de contrôle de la fécondité en fonction de la parité. Même si ces indices ont été utilisés très largement dans des études de transition de la fécondité à travers le monde, leur validité n’en a pas moins été remise en cause (Wilson, 1985). Voir Xie (1990) pour la vigoureuse défense de ces modélisations.
5 Un grand corpus d’écrits existe sur la transition de la fécondité européenne, montrant l’évolution d’une fécondité naturelle vers un régime de limitation familiale. Voir, par exemple, Coale et Trussell (1974), Knodel (1983 ; 1988) et Coale et Watkins (1986). Plus récemment, Van de Walle (1992) et Santow (1995) ont soutenu que les contraceptions traditionnelles comme le coïtus interruptus, étaient responsables du déclin de la fécondité. Le changement culturel, en d’autres termes, était plus important que l’innovation technologique.
6 Fei (1939) est cité pour ses comptes rendus ethnographiques. Ho (1959, p. 58) est également un bon exemple pour ses comptes rendus historiques. Voir B. Lee (1981) pour un sommaire de ces études et bien d’autres.
7 Voir Caldwell et Caldwell (1977 ; 1981), Page et Lesthaeghe (1981), Lesthaeghe (1989) et spécialement Bledsoe et al. (1994) pour des études sur le long espacement des naissances et sur les interprétations de ce modèle dans les populations africaines. Bledsoe et al., en particulier, s’interrogent sur Futilité des modèles d’inspiration européenne de limitation familiale pour comprendre la dynamique de la fécondité africaine contemporaine.
8 Ces estimations furent d’abord proposées par Liu Ts’ui-jung (1978 ; 1981 ; 1985, 1992 ; 1995a ; 1995b). Celui-ci a analysé au cours des deux dernières décennies plus de 50 généalogies, comprenant plus de 260 000 individus dans 12 provinces de la Chine. Cependant, ces données sont très incomplètes. Si les registres eux-mêmes remontent jusqu’au XVIIIe siècle, des renseignements d’importance capitale ne dépassent pas les XVe et XVIe siècles. De plus, comme une grande partie des renseignements furent seulement réunis à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, plusieurs personnes ne sont pas recensées. En général, plus la date de déclaration est ancienne, plus grand est le risque de sous-enregistrement. En outre, ces généalogies représentent davantage l’élite, mais comme les proportions de celle-ci varient considérablement en fonction de la lignée, les chiffres peuvent être biaisés. Voir Telford (1990b).
9 La fécondité polygame chinoise décrite est de Wang, Lee et Campbell (1995, p. 387), celle de l’Occident, de Bean et Mineau (1986). Selon Bean et Mineau, les mariages polygames mormons comptaient en moyenne 3,9 épouses avant 1820,2,9 épouses entre 1820 et 1839, et 2,4 épouses entre 1840 et 1859, avec respectivement 6,3, 7,3, et 7,6 enfants nés de chaque femme. Ces nombres impliquent que les maris mormons qui vécurent plus de 45 ans eurent en moyenne 24,6 enfants avant 1820, 21,2 enfants entre 1820 et 1839, et 18,2 enfants entre 1840 et 1859.
10 Barclay et al. (1976) ont observé que le niveau de la prétransition chinoise était de « 35 % plus bas que la moyenne des populations identifiées comme ayant une fécondité naturelle, et environ 20 % plus bas que toute autre population dûment recensée ». Ils remarquèrent qu’une population avec un taux aussi bas de fécondité et « un modèle d’âge qui n’indique aucune réduction dépendant de la parité constitue un casse-tête démographique » (p. 615). Ils notèrent qu’« une fécondité conjugale aussi basse que celle de la Chine (seulement 51 % de la période la plus documentée) serait seulement prévue par les démographes dans des populations pratiquant une méthode de contraception et d’avortement combinés (p. 625).
11 La faible fécondité estimée des paysans chinois établie par les démographes de Princeton a été mise en cause par d’autres chercheurs travaillant sur les données chinoises, notamment Arthur Wolf (1984). Tout en maintenant la réévaluation de la fécondité chinoise, Ansley Coale (1984) fit remarquer que les estimations fournies par Wolf lui-même, tout en étant modérément plus élevées, n’étaient pas fondamentalement différentes. Harrell (1995) est cependant d’accord avec Wolf (p. 15). L’une des critiques formulées par Wolf et Harrell, c’est que la mortalité n’avait pas été prise en considération. Mais ceci n’est pas exact. D’abord, les chiffres au sujet de la fécondité dans la réévaluation étaient basés sur une question portant sur les naissances de l’année précédente et ne constituaient pas une enquête rétrospective sur toute une vie. Deuxièmement, les chiffres rapportés furent ajustés vers le haut par le ratio sexuel et par une méthode d’estimation indirecte connue sous le nom de rapport P/F. En outre, la fécondité résultant de cette réévaluation fut utilisée avec un coefficient de mortalité infantile très élevé afin de parvenir à des taux de naissance approximatifs pour un régime de « population stable ». Le taux de naissance estimé n’était pas seulement compatible avec un ensemble de plusieurs estimations, mais correspondait également très bien aux taux de naissance approximatifs calculés directement à partir de la population en utilisant un taux de fécondité ajusté (Coale, 1984). En fait, comme l’écrivaient Barclay et al. (1976, p. 624) : « Même si nous admettons jusqu’à 20 % de mortalité cachée dès la naissance, cela impliquerait un calendrier de fécondité conjugale qui représenterait seulement 64 % de la fécondité la plus documentée. Ce calcul ne fournit pas non plus la réponse à la question de savoir pourquoi une fécondité naturelle dans son modèle d’âge devait être d’un niveau si bas. »
12 Coale et Chen (1987). L’enquête de 1982 fournit des calendriers de fécondité complets par groupes d’âge seulement à partir de 1964. Les taux de fécondité complets avant cette période furent estimés en fonction du même modèle d’âge de reproduction.
13 La seule exception notable fut la fécondité anormalement élevée en 1963 : 7,4 enfants par couple, sans doute un rattrapage à la suite de la famine dévastatrice du Grand Bond en avant, qui avait réduit la fécondité à seulement 3,1 enfants en 1961.
14 En 1950, par exemple, le niveau de fécondité dans le Bengladesh était de 6,66 enfants par couple ; 5,97 en Inde ; 6,56 en Égypte ; 5,49 en Indonésie ; 7,13 en Iran ; 6,85 au Pérou et 6,62 en Thaïlande (Nations Unies, 1993).
15 Lee, Wang et Ruan (2001) résument l’âge au premier mariage pour plus de 900 hommes. L’âge moyen était de 20,3 ans pour ceux qui se marièrent avant 1840 et de 21,2 ans pour ceux qui se marièrent après 1839. L’âge moyen à la première naissance était approximativement de 23 ans à la fin du XVIIIe siècle et de 24 ans au début du XIXe siècle.
16 Dans le Liaoning rural, par exemple, l’intervalle moyen entre le mariage et la première naissance était presque de quatre ans (Lee et Campbell, 1994, p. 92 et 94).
17 Selon les calculs sommaires de Flinn (1981, p. 33) l’intervalle de naissance moyen avant 1750 était de 14 mois en Angleterre et de 16 mois en France.
18 Le taux de naissance illégitime de 1780 à 1820 était de 6 % des naissances en Angleterre, 7 % en Scandinavie et en Espagne, et 12 % en Allemagne, et le pourcentage de conceptions préconjugales atteignait 35 en Angleterre, 14 en France, et 24 en Allemagne (ibid., p. 82). En Chine, les naissances illégitimes préconjugales étaient extrêmement rares, étant donné qu’il y avait très peu de femmes de 20 ans non mariées. La seule exception était Taiwan au début du XXe siècle, alors qu’elle était sous la domination japonaise et qu’on favorisait les mariages de droit commun, au moins pour les veuves (Barrett, 1980). Sur le continent, même dans les années 1970 et 1980, les naissances hors mariage étaient peu nombreuses, pas plus de 5 % (Wang et Yang, 1996).
19 L’intervalle moyen entre les naissances avant la dernière pour les pères de la lignée impériale Qing était d’un peu moins de 3 ans avant le milieu du XIXe siècle et de 3,5 à presque 4 ans par après (Wang, Lee et Campbell, 1985, p. 389). L’étude de Liu Ts’ui-jung sur les populations des lignées (1992, 1, p. 113) arrive à un intervalle moyen pour les naissances d’enfants mâles de 5,5 ans entre le premier et le deuxième fils, de 5 ans entre le deuxième et le troisième fils et de 4 ans entre le troisième et le quatrième fils. Si nous considérons un nombre égal de naissances féminines entre les naissances masculines, l’intervalle moyen entre les naissances suggéré par ces chiffres pour toutes les naissances serait de 2 à 2,5 années. Les intervalles moyens entre les naissances dans la paysannerie du Liaoning semblent être encore plus longs (Lee et Campbell, 1997, p. 93-94).
20 Calculés à partir de Coale, Li et Han (1988, p. 15, table 1). Ces calculs incluent seulement les intervalles entre les naissances des enfants qui survécurent à l'enfance. Puisque l’intervalle jusqu’à la conception est plus court suivant le décès d’un enfant, l’intervalle entre les naissances moyen est dans l’ensemble un peu plus court.
21 L’intervalle moyen d’une avant-dernière naissance était de 30 mois pour la France, 33 mois pour l’Allemagne et 27 mois pour la Suisse. L’intervalle moyen entre la première et la deuxième naissance était de 28 mois pour l’Angleterre, 23 pour la France et 21 pour l’Allemagne.
22 Lao zi, par exemple, recommandait « de penser parcimonieusement et de désirer moins (XIX, p. 21-22). Mencius déclara que rien n’était plus propice à la culture de l’esprit que de désirer moins (1970, p. 201-202).
23 Nous remercions William Lavely pour avoir porté cet ouvrage à notre attention.
24 Joseph Needham, l’un des premiers Occidentaux à aborder ces questions, conclut que ces croyances étaient encore très répandues en Chine au milieu du XXe siècle (1962, p. 146-152). Voir aussi Furth (1994).
25 Hsiung (à paraître) fournit une analyse significative de la culture reproductive dans la Chine impériale tardive.
26 Cette planification des rapports sexuels provient de Dong Zhongshu (179-104 av. J.-C.), qui fit cette recommandation dans son célèbre commentaire confucéen, Chunqiu fanlu (Douce rosée des Annales des printemps et des automnes) : « Les hommes de bien [junzi] doivent discipliner leur corps et ne pas oser défier le Ciel. En conséquence, les jeunes gens doivent avoir un coït seulement une fois tous les 10 jours ; les hommes d’âge mûr doivent seulement avoir un coït la moitié moins souvent que les jeunes gens ; les hommes au début de la vieillesse doivent avoir un coït la moitié moins souvent que les hommes d’âge mûr... Les vieillards très âgés doivent avoir un coït seulement une fois tous les 10 mois » (Chunqiu fanlu, éd. Su Yu, XVI, p. 22b). De nombreux Chinois prirent ce conseil sérieusement. Gu Yanwu (1613-1682), peut-être le savant le plus célèbre de la dynastie Qing, par exemple, cite ce passage dans une lettre personnelle écrite à un ami intime qui envisageait de se remarier (Gu Ting-Lin wenji, 6.148). Nous remercions Gao Ruohai pour avoir porté le texte de Dong à notre attention et Yuk Yung pour nous avoir donné une copie de la citation de Gu.
27 Les enquêtes sur la fécondité révèlent que même aujourd’hui, alors que les couples ont la protection de la contraception, les couples asiatiques continuent de suivre un modèle de fréquence sexuelle considérablement plus faible qu’ailleurs. En Thaïlande, par exemple, la fréquence coïtale moyenne de toutes les femmes mariées dans les quatre semaines précédant le sondage sur la démographie et la santé de 1987 était de 3,2. Les nouveaux mariés avaient une fréquence coïtale mensuelle de 6, qui s’abaissa à 4,2 après un an de mariage et à 3,7 après quatre ans de mariage (Chayovan et Knodel, 1991). Le chiffre comparable aux États-Unis en 1975 était de 8,9 pour toutes les femmes alors mariées et de 10,4 pour les femmes dans les cinq premières années de mariage (Trussell et Westoff, 1980).
28 Rindfuss et Morgan (1983) et Wang et Yang (1996) étudient les effets des mariages arrangés sur les longs intervalles des premières naissances en Chine et ailleurs en Asie. Ils reconnaissent les effets de la faible fréquence sexuelle sur la fécondité conjugale asiatique parmi les nouveaux mariés comme le résultat des mariages arrangés. L’ouvrage pionnier d’Arthur Wolf (1980) sur Taiwan a montré que différentes formes de mariage influaient sur les niveaux de fécondité. La fécondité conjugale totale des femmes dans les mariages majeurs était de 10 % plus élevée que celle des mariages uxorilocaux et 30 % plus élevée que dans les mariages mineurs.
29 L’intimité sexuelle entre les époux n’était pas seulement difficile à établir, en raison du mariage arrangé, mais elle était aussi difficile à développer à l’intérieur de la famille corporative. Le sociologue chinois Fei Xiaotong caractérisa comme suit la relation entre époux au début du XXe siècle dans la Chine rurale : « Avant la naissance du premier enfant, le mari, au moins ouvertement, est indifférent à sa femme. Il ne la mentionnera pas dans la conversation. Même à la maison, s’il manifeste, en présence de quiconque, le moindre sentiment d’intimité pour sa femme, ce sera considéré comme inapproprié et deviendra un sujet à potins. Mari et femme ne s’assoient pas l’un près de l’autre et se parlent très peu dans cette situation. Ils se parlent plutôt par un intermédiaire et ne disposent d’aucune expression spéciale pour s’adresser l’un à l’autre. Mais quand un enfant est né, le mari peut se référer à sa femme comme à la mère de son enfant » (1939, p. 47).
30 Kwon (1993) décrit un comportement comparable en Corée du Sud. Selon lui, les mères coréennes justifient ce comportement en termes de souci pour la santé de leur fils.
31 L’idée que la fécondité constituait un moyen de mobilité sociale ascendante dans les populations chinoises a déjà été élaborée dans les écrits savants. Voir, par exemple, Greenhalgh (1988).
32 Voir, par exemple, l’étude de Macfarlane (1986) sur le mariage en Angleterre.
33 L’allaitement prolongé au sein ne peut cependant pas rendre compte entièrement d’intervalles aussi longs et d’une fécondité aussi faible. Wang, Lee et Campbell (1995) comparèrent les intervalles entre les naissances subséquents des mères dans la lignée Qing en fonction du décès de l’enfant durant le premier mois de vie et ne trouvèrent aucune différence. Si l’allaitement prolongé au sein avait été le facteur explicatif principal des longs intervalles entre les naissances dans la lignée, le décès d’un enfant dans le premier mois de vie aurait considérablement réduit l’intervalle entre cette naissance et la suivante parce que la mère n’aurait pas eu à continuer d’allaiter et aurait rapidement recommencé ses menstruations. Plus généralement, même s’il y a des exemples de populations avec des périodes prolongées d’allaitement au sein où la période associée d’aménorrhée continue jusqu’à ce que l’allaitement cesse (Bongaarts et Potter, 1983, p. 26), une enquête rétrospective sur la fécondité menée à Taiwan dans les années 1960 conclut que les femmes qui avaient allaité pendant 24 mois avaient recommencé à avoir des menstruations après une moyenne de seulement 14 mois (Jain et al., 1970 ; Jain, Harmalin et Sun, 1979). Cela implique que même si l’allaitement au sein était prolongé à Taiwan, il n’était plus assez intense dans les derniers mois pour avoir un effet contraceptif. Dans la mesure où les modèles de l’allaitement au sein et la durée des aménorrhées correspondantes à Taiwan étaient semblables à celles de la lignée [impériale tardive] et d’autres populations chinoises, elles ne peuvent rendre compte des intervalles de naissance de trois ans ou plus observés dans ces populations.
34 Li Bozhong (2000) découvre des documents en médecine abortive utilisés dès la dynastie Han. Liu Jingzheng (1995b) présente une analyse de l’infanticide et de l’avortement durant la dynastie Song.
35 Hsiung (2000) fournit un compte rendu détaillé de ces techniques. Li Bozhong (à paraître) étaye également l’usage de la contraception, de la stérilisation et des techniques abortives dans le Bas-Yangzi au cours des périodes Ming et Qing. L’ouvrage médical le plus populaire, le Bencao gangmu (la pharmacopée chinoise), par exemple, répertorie 30 sortes d’herbes et de plantes médicinales qui pouvaient être utilisées pour faire avorter un foetus. Voir Bray (à paraître) pour une étude bien documentée d’un tel usage médical et spécialement Furth (1998) pour une histoire novatrice de la tradition gynécologique ancienne.
36 Fei rapporte aussi que dans les villages qu’il avait étudiés dans les provinces du Guangxi et du Jiangsu, il avait observé l’acte délibéré de la négligence d’enfant quand les efforts de contrôle de naissance avaient échoué. Dans un cas, les parents laissèrent un enfant gravement malade aux soins d’un mineur et, dans un autre cas, un tout jeune enfant fut abandonné à lui-même, sans supervision adulte, avec pour résultat qu’il se noya dans une rigole (Fei, 1947/1998, p. 108).
37 Mao critiqua les vues occidentales qui attribuaient la révolution chinoise à la surpopulation, déclarant en 1949 : « C’est une bonne chose que la Chine ait une si grande population. Même si sa population augmentait plusieurs fois nous aurions encore une solution, et cette solution, c’est la production (Sun Muhan, 1987, p. 66).
38 Alors que plusieurs dirigeants chinois importants endossèrent le contrôle des naissances, l’appui de Mao fut plus ambivalent. Liu Shaoqi déclara ouvertement en décembre 1954 que le Parti communiste chinois appuyait le contrôle des naissances, une position à laquelle Zhou Enlai fit écho en 1956. De son côté, Mao voulut simplement admettre en 1957 que « c’est une bonne chose et une mauvaise chose que la Chine compte tant de gens. La bonne chose au sujet de la Chine, c’est qu’elle compte beaucoup de gens et la mauvaise chose au sujet de la Chine, c’est aussi qu’elle compte beaucoup de gens. » Mao reconnaissait cependant que « la population doit s’accroître suivant un plan » (ibid., p. 62-68).
39 En mars 1958, Mao déclara : « Il est erroné de répandre l’atmosphère pessimiste qu’il y a trop de gens. Nous devrions toujours considérer qu’avoir beaucoup de gens est une bonne chose. » Même Liu Shaoqi modifia par la suite sa position antérieure et s’entendit avec Mao pour dire qu’on devait prendre en compte la consommation et la production de la population (ibid., p. 103).
40 Voir Chen Pi-chao et Kols (1982), Lavely et Freedman (1990) et Sun Muhan (1987) pour des comptes rendus détaillés du développement initial du programme de la planification familiale chinoise. En 1975, Mao appuya de nouveau le besoin d’une politique démographique (Sun Muhan, 1987, p. 165). En 1978, l’article 53 de la Constitution du cinquième Congrès national du peuple affirma : « L’État promeut et met en œuvre la naissance planifiée. » La politique d’un enfant par couple fut formulée en 1979 (ibid., p. 185-188).
41 En 1952, le gouvernement permit l’avortement et la stérilisation des femmes âgées de 35 ans ou plus dans le cas où la poursuite de la grossesse semblait menacer la santé de la mère et si celle-ci avait déjà six enfants, dont un était âgé de 10 ans ou plus (Wang, à paraître).
42 En fait, le contraste avec d’autres « sociétés de l’avortement » est frappant. En 1990, l’usage du contraceptif en Russie parmi les femmes mariées était de 15 %. En Chine, il était de plus de 90 %.
43 Dès 1973, la fécondité totale était de seulement 2,8 enfants au Jilin, 2,82 dans le Jiangsu rural, 3,46 dans le Zhejiang rural, et 4,16 dans le Liaoning rural. Par contraste, elle atteignait 7,4 enfants dans le Guizhou rural, 6,48 dans le Gansu rural, 5,35 dans le Guangdong rural, et 5,17 dans le Henan rural (Coale et Chen, 1987).
44 Selon les statistiques chinoises officielles, le nombre annuel de stérilisations masculines doubla en conséquence, de 649 476 en 1982 à 1 230 967 en 1983, tandis que le nombre annuel de stérilisations féminines quadrupla de 3 925 927 en 1982 à 16 398 378 en 1983 (CPIC, 1988, p. 245).
45 L’ironie, c’est qu’une telle coercition est illégale et a été très publicisée par les médias chinois aussi bien qu’occidentaux. En fait, certaines des histoires les mieux connues de planification familiale forcée qui furent « révélées » par les médias occidentaux furent en fait d’abord exposées et critiquées par le gouvernement chinois. Voir l’article par Nicolas Kristof, « China's Crackdown on Birth: A Stunning and Harsh Success », New York Times, avril 25,1993, p. 1. La principale tragédie citée, la mort le 30 décembre 1992 d'un nouveau-né seulement neuf heures après que sa mère enceinte de sept mois fut forcée de provoquer sa naissance pour remplir les quotas de naissance pour cette année, fut, comme Kristof le reconnut, empruntée à un rapport classifié du gouvernement.
46 Sur les changements majeurs dans la politique de planification familiale chinoise dans les années 1980, voir Greenhalgh (1986) ; Hardee-Cleaveland et Banister (1988) ; Zeng (1989) ; Luther, Geeney et Zhang (1990) ; et Feeney et Wang (1993).
47 Greenhalgh (1986 ; 1993) présente en détail l’évolution de la mise en œuvre de la politique de l’enfant unique dans la Chine rurale, spécifiquement dans la province du Shaanxi. La résistance des paysans et l’affaiblissement du pouvoir de l’État à la suite des réformes rurales des années 1980 incitèrent plusieurs cadres ruraux à retarder ou à reporter la mise en œuvre de la politique de planification familiale et à y apporter des ajustements — ou à les demander. Le gouvernement central répondit en assouplissant formellement la politique et en laissant les gouvernements provinciaux et locaux établir leurs propres conditions qui permettraient aux familles d’être exemptées de la politique de l’enfant unique. La résistance paysanne et les négociations aboutirent à la « paysanisation » de cette politique.
48 Wang, Lee et Campbell (1995, p. 393) comparent sur différentes périodes le nombre d’enfants nés de pères qui vécurent plus de 45 ans. En tenant compte des différents types de mariage, les pères de petite noblesse eurent 2,7 moins de naissances que les pères de haute noblesse de 1681 à 1720, 2,9 moins de naissances de 1721 à 1750,1 moins de naissances de 1751 à 1780, et 2,3 moins de naissances de 1781 à 1820.
49 Les contraintes furent parfois imposées par la communauté. En 1947, par exemple, Fei Xiaotong observa que dans la minorité ethnique Yao dans la province du Guangxi, « chaque couple peut avoir deux enfants, sans considération de leur sexe. S’ils ont déjà deux enfants, ils doivent avoir recours à l’avortement pour toute nouvelle grossesse. Les fœtus qui ne sont pas avortés et qui sont menés à terme, mais qui ne sont pas adoptés, peuvent difficilement éviter le sort de l’infanticide » (Fei, 1947/1998, p. 248).
50 Lee et Campbell (1997, p. 99-101). Durant les deux périodes de basse fécondité associées à des conditions économiques misérables, les parents des ménages complexes qui avaient une situation avantageuse réduisirent leur taux de naissance féminine de 28 et 51 % respectivement. Mais les parents des ménages simples réduisirent encore davantage leur taux de naissance de bébé de sexe féminin de 42 et 71 % respectivement. À la même époque, quand la fécondité était élevée, les parents des ménages complexes augmentaient leur taux de naissance féminine de plus de 50 %, alors que les parents des ménages simples élevèrent leur taux de seulement 20 %.
51 Lavely et Freedman (1990), Poston et Gu (1987) montrent que sur le plan provincial, le plus haut niveau de développement socioéconomique était lié à une fécondité plus faible dès le début des années 1980. Des observations comparables furent faites par Birdsall et Jamison (1983), Tian (1983) et Peng (1989).
52 A. Wolf et Huang (1980) étudient de telles préoccupations familiales dans certains détails. Voir également M. Wolf (1968).
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