Chapitre 4. La mortalité
p. 79-109
Texte intégral
Les obstacles destructifs qui s’opposent à l’accroissement de la population sont très variés. Ils englobent tous les phénomènes qui tendent à abréger, par le vice ou le malheur, la durée naturelle de la vie humaine. On peut ainsi ranger sous ce chef les métiers malsains ; les travaux rudes, pénibles ou exposant à l’inclémence des saisons ; l’extrême pauvreté ; la mauvaise nourriture des enfants ; l’insalubrité des grandes villes ; les excès de tous genres ; enfin les maladies et épidémies, la guerre, la peste et la famine.
Malthus, An Essay on the Principle of Population, 1803 (trad. P. Theil, p. 26).
L’héritage malthusien
1Pour Malthus, la mortalité, qu’il appelait l’obstacle destructif, constituait le facteur principal du contrôle de la croissance de la population. Par contraste avec l’obstacle préventif, qui opérait par la contrainte morale, l’obstacle destructif s’exprimait par un mélange de ce que Malthus appelait « la misère » (une force de la nature) et le « vice » (un produit de l’homme). Alors que la contrainte morale était purement volontaire — en quelque sorte l’extension de la prise de décision rationnelle —, le vice était volontaire seulement à un certain degré, tandis que la misère était totalement involontaire.
2Si la famine pouvait représenter l’obstacle destructif « ultime », Malthus reconnaissait cependant de nombreux obstacles intermédiaires au développement démographique1. Le premier parmi les vices était l’infanticide. Selon Malthus, l’infanticide caractérisait plusieurs sociétés prémodernes à travers le monde, y compris l’ancien monde grec et romain, l’Amérique du Sud, les îles du Pacifique, l’Australasie, l’Asie du Sud, l’Asie de l’Est et, en particulier, la Chine. L’infanticide empêchait directement la croissance de la population en réduisant le nombre des individus et, indirectement, lorsqu’il était basé sur le sexe, en réduisant le nombre de filles2. Un tel comportement n’était pas réservé aux pauvres, mais variait selon les classes. Dans certaines sociétés, cette pratique était courante chez les riches3. Dans ces sociétés prémodernes, l’infanticide à lui seul ne pouvait pas contrôler la croissance de la population. Malthus décrivit conséquemment un cycle de population oscillant entre la décroissance quand l’infanticide était prédominant et la croissance quand cette habitude changeait4. Là où de tels obstacles intermédiaires n’existaient pas, ou lorsqu’ils étaient inadéquats, les principaux obstacles secondaires étaient la guerre — surtout dans les « sociétés sauvages » — et la famine, dans les États plus modernes5.
3Après l’infanticide venait la misère due à la maladie. Ici aussi, la compréhension que Malthus avait de tels obstacles destructifs était plutôt complexe. Très sensible aux effets de la pauvreté sur les maladies, il distinguait celles causées par une pauvre nutrition de celles causées par des conditions sanitaires et hygiéniques inadéquates6. Il était particulièrement intéressé par des maladies comme la variole et, dans une moindre mesure, la peste7. Il était parfaitement au fait de l’influence des différences démographiques et sociales sur la mortalité, en particulier, l’âge, la classe et la résidence8. Ce dernier point surtout lui semblait important à considérer. Il attribuait d’ailleurs une grande part de la baisse de la mortalité en Europe moderne à l’amélioration des conditions sanitaires dans les villes (1803/1992, p. 43 ; 1826/1986, p. 315 ; trad. G. et P. Prévost, I, p. 448).
4Si l’approche analytique de Malthus sur la mortalité fut plutôt sophistiquée, combinant la misère involontaire et le vice proactif, les recherches qui furent menées par après sur la mortalité et, en particulier, sur la transition de la mortalité, furent beaucoup moins complexes. Inspirées par sa proposition initiale à l’effet que la croissance de la population est fondamentalement limitée par la disponibilité de la nourriture, elles se concentrèrent d’abord surtout sur l’étiologie, la fréquence et les conséquences des crises de mortalité, en particulier celles provoquées par la famine9. Une grande partie de ces travaux portèrent paradoxalement sur l’Europe10, tandis que d’importantes recherches étudièrent l’histoire de la famine et les moyens de lutter contre la faim, en Asie du Sud et de l’Est11. Prises ensemble, ces recherches ont précisé et vérifié deux généralisations déjà proposées par Malthus. D’abord, la « vraie famine » était moins fréquente que ne le pensait Malthus. De plus, quand des famines et des catastrophes naturelles frappaient, elles n’avaient habituellement, comme Malthus le soupçonnait, qu’un faible impact sur la croissance de la population (1803/1992, p. 35 ; 1826/1986, p. 307 ; trad. G. et P. Prévost, I, p. 438-439). Dans les mots de Malthus, « l’inclémence des saisons, les épidémies, la pestilence et la peste » pouvaient être plus importantes que la famine (1798/1992, p. 43 ; 1826/1986, p. 251 ; trad. G. et P. Prévost, I, p. 369).
5Nous comprenons dès lors pourquoi les recherches les plus récentes sur la transition de la mortalité ont été consacrées pour la majeure partie aux progrès de la lutte contre les maladies. Nous reconnaissons maintenant que cette transition se produisit en trois étapes : la diminution des crises de la mortalité au XVIIIe siècle ; les améliorations dans la santé publique et la baisse de la mortalité qui lui est associée au tournant du XXe siècle ; et, enfin, la baisse plus universelle de la mortalité liée aux avancées de la médecine moderne à la fin du XXe siècle. La récente baisse de la mortalité résulte donc en bonne partie de la diffusion des moyens de lutte contre les maladies12. Qui plus est, les recherches récentes ont apporté la preuve que la baisse durable dans la mortalité au début du XIXe siècle était attribuable pour une bonne part à l’apparition d’institutions de santé publique, d’abord dans des villes précises, puis à travers tout le pays13.
6Même si ces études sur la mortalité ont fait avancer considérablement notre compréhension de la baisse de la mortalité, une conséquence inattendue fut de réduire la description malthusienne complexe de la mortalité à un phénomène de plus en plus simpliste, exogène et principalement biologique et médical14. Alors que les démographes reconnaissent l’impact différentiel sur la mortalité de l’âge, la classe, l’environnement et le sexe, ils sont aussi enclins à voir la mortalité comme une force d’abord exogène, en quelque sorte parente de la misère malthusienne, dont le seul principe de différentiation relève de la biologie15. Récemment, les démographes modernes sont devenus de plus en plus conscients du besoin de se concentrer davantage sur la dimension individuelle plutôt que communautaire de la mortalité16. Si les techniques permettant de telles analyses sont bien développées, les résultats de ces analyses chez les tenants de la démographie historique commencent tout juste à paraître17.
7En dépit de l’attention minutieuse portée par Malthus à la mortalité dans le passé et dans les sociétés non occidentales, l’importance décisive de la baisse de la mortalité et de la transition démographique globale a réorienté la démographie historique vers l’histoire relativement récente et, en particulier, l’histoire occidentale. En conséquence, les études de la mortalité tendent à voir le passé à travers une lunette de plus en plus contemporaine, ethnocentrique et avant tout technique. Préoccupés par leur désir de produire des mesures poussées sur la mortalité, les démographes accordent de moins en moins d’attention au rôle de celle-ci dans le passé et à ses effets sur le contrôle positif du système démographique18.
Réalités chinoises
La culture de la santé et le contrôle de la mortalité
8En Chine, l’impact distinctif de la mortalité sur la population ne se fit pas à travers des famines et des épidémies, mais par des interventions individuelles dynamiques. Des famines, bien sûr, survinrent, de même que des épidémies19. Mais ces crises de mortalité semblent avoir eu des conséquences moins sévères qu’ailleurs dans le monde. Les États chinois qui se succédèrent au cours de l’histoire développèrent une variété d’institutions pour combattre les mauvaises récoltes en ayant recours à un système de greniers à la grandeur de l’empire qui redistribuait annuellement jusqu’à 5 % des ressources céréalières nationales au cours des XVIIIe et XIXe siècles (Will et Wong, avec Lee, 1991).
9Des efforts individuels nombreux contribuaient à ces entreprises collectives à grande échelle. La culture du contrôle de la mortalité par l’initiative individuelle, riche d’une expérience millénaire, produisit un modèle de la mortalité fortement différencié selon le groupe d’âge, la classe, le sexe et la résidence. D’un côté, les familles chinoises éduquées et riches, jouissant de la connaissance des techniques de prévention et des moyens de les utiliser, pouvaient prolonger la vie de membres privilégiés en accordant une attention particulière à l’hygiène et à la diète ; d’un autre côté, les Chinois pouvaient disposer de la vie en recourant à l’infanticide, surtout de leurs filles.
10Une tradition médicale séculaire et sûre d’elle-même préconisait l’intervention humaine dans tout ce qui touchait à la morbidité et la mortalité dans la Chine impériale tardive. En fait, l’expression courante pour la santé publique, weisheng, se référait originellement à des pratiques individuelles du maintien de la santé impliquant un régime de diète, des techniques de respiration et des exercices physiques20. Plus importante, peut-être, était la culture diététique qui insistait sur l’hygiène personnelle et conseillait de boire de l’eau ou du thé bouillis, en évitant des nourritures crues, en prenant son bain aussi souvent que possible et en utilisant du savon21.
11La valorisation croissante des enfants et de l’enfance aux XVIIe et XVIIIe siècles mena au développement et à la diffusion d’une culture pédiatrique consacrée aux soins de santé des nouveau-nés et des enfants. D’après les recherches récentes de Hsiung Ping-chen (1995a ; 1995b), la période impériale tardive fut témoin d’une croissance notable dans la qualité des soins de santé accordés aux enfants qui se refléta dans la publication et le contenu de nombreux manuels de pédiatrie. Ces textes préconisaient l’allaitement prolongé du bébé par la mère biologique, l’attention à la nutrition de la mère et le sevrage progressif et ce, seulement à partir du moment où l’enfant commençait à marcher, au cours de sa deuxième année de vie, en passant graduellement de nourritures liquides, simples et faciles à digérer, à des aliments plus solides et riches.
12De nouvelles techniques pour combattre la variole contribuèrent sans doute substantiellement à la baisse de la mortalité infantile vers la fin du XVIIIe siècle. La plus importante de ces améliorations fut la propagation graduelle — récemment reconstruite par Angela Leung (1987) et Du Jiaji (1994) — de méthodes primitives d’inoculation contre la variole, à l'origine de la plupart des décès de jeunes enfants. Dès 1687, l’empereur Kangxi établit une clinique de pédiatrie pour la lignée impériale et rendit obligatoire l’inoculation contre la variole pour tous les enfants de la lignée après leur premier anniversaire. Même si à ses efforts on opposa initialement de la résistance, apparemment à cause du décès d’enfants inoculés, des appels répétés du gouvernement pour une plus grande acceptation mena à la diffusion de l’inoculation pré-jennérienne. Vers le début du XVIIIe siècle, les successeurs de Kangxi étendirent l’inoculation obligatoire à tous les enfants mandchous, de sorte qu’au milieu du siècle, plus de la moitié de la population enregistrée de Beijing était vaccinée régulièrement dans des cliniques d’État.
13Le résultat fut une baisse durable et constante dans la mortalité infantile. Ceci est clairement documenté pour la noblesse impériale qui avait un accès facile à ces nouvelles techniques. Le Graphique 4.1 montre la diminution du risque de mortalité de 33 000 garçons et filles âgés de un à quatre ans et nés de parents de la lignée entre 1700 et 1830. La mortalité infantile déclina de 400 pour 1 000 à 100 et moins. En conséquence, l’espérance de vie des individus de sexe masculin doubla presque, de la jeune vingtaine à la trentaine avancée. L’espérance de vie d’un enfant ayant atteint un an en 1825 passa à 40 ans. L’espérance de vie des femmes connut des gains comparables après le premier mois de vie. La proportion des gens qui survécurent à l’enfance s’accrut en conséquence substantiellement. Alors que seulement la moitié de tous les enfants nés au cours du premier quart du XVIIIe siècle survécurent au-delà de l’âge de 10 ans, les deux tiers de toutes les filles et les trois quarts de tous les garçons nés dans le dernier quart du XVIIIe siècle traversèrent l’adolescence. La diminution de la mortalité infantile liée aux progrès de l’hygiène et de la médecine fut si considérable qu’elle neutralisa les effets de la hausse de l’infanticide et de la négligence, en particulier des filles, durant cette période.
GRAPHIQUE 4.1. Mortalité des nouveau-nés et des enfants, âgés de 0 à 4 ans, Beijing, 1700-1830
Source : Lee, Wang et Campbell (1994).
L’infanticide
14La pratique séculaire de l’infanticide permettait aux parents de mettre un terme à la vie de leurs enfants (B. Lee, 1981 ; Lee et Campbell, 1997). Les origines de cette pratique peuvent être retracées au premier millénaire avant J.-C.22. Elle existait chez les pauvres aussi bien que chez les riches. Les filles, davantage que les garçons, en étaient victimes. Dans certaines régions, comme le Bas-Yangzi, le Moyen-Yangzi et le sud-est de la Chine, près de la moitié des nouveau-nés étaient parfois tués par leurs familles23. Dans d’autres régions, comme Taiwan, l’infanticide paraît avoir été peu répandu24. Cette utilisation active de la mortalité signifiait que la survie était déterminée autant par la prise de décision familiale que par la « misère » environnante. Les modèles de la mortalité chinoise étaient donc fortement différenciés, non seulement par la biologie, mais aussi par les choix humains.
15Parmi ces choix, ce qui prédominait avant tout était un préjugé profondément enraciné contre les filles. La préférence des fils remonte à l’origine du culte des ancêtres au IIe ou IIIe millénaire avant J.-C. Elle fut renforcée par le système de la famille patrilinéaire et patrilocale, appuyé par l’État impérial notamment dans sa période tardive, qui faisait de la discrimination systématiquement contre les filles (Bray, 1997). Seuls les fils pouvaient offrir des sacrifices aux esprits de la famille ; seuls les fils pouvaient porter le nom de la famille ; seuls les fils, à quelques rares exceptions, pouvaient hériter du patrimoine familial (Bernhardt, 1995). Non seulement le mariage patrilocal exigeait que les filles se marient à l’extérieur, mais aussi les modèles de mariage hypergame des classes supérieures exigeaient une dot pour les accompagner. Les filles n’étaient pas seulement considérées comme inférieures sur le plan culturel, mais elles étaient aussi considérées par la plupart des familles comme une pure perte économique et émotionnelle25.
16Les profils de la mortalité chinoise étaient ainsi fortement différenciés par le sexe. Les Graphiques 4.2 et 4.3 comparent la mortalité des nouveau-nés et la mortalité infantile dans trois populations européennes et dans la population chinoise pour laquelle nous avons des données adéquates d’un point de vue historique, à savoir la lignée impériale Qing. Le contraste est frappant. Les filles chinoises mouraient davantage que les garçons. Même si ces différences varièrent selon le temps et le lieu, elles étaient plus grandes chez les filles nouveau-nées, dont le taux de décès était près de quatre fois plus élevé que celui des garçons (Lee, Wang et Campbell, 1994). En même temps, alors qu’un modèle fortement différencié par le sexe continua de prévaloir chez les enfants chinois âgés de un à quatre ans, la tendance de ce groupe d’âge s’inversa, avec près de 50 % moins de décès de filles que de garçons. Manifestement, les familles chinoises qui décidaient de recourir à l’infanticide pour limiter le nombre de leurs enfants, particulièrement les filles, utilisaient aussi les soins pédiatriques disponibles pour préserver la santé des enfants désirés, d’abord des filles.
GRAPHIQUE 4.2. Proportions de la mortalité infantile féminine par rapport à la mortalité infantile masculine (1q0), dans quatre pays, 1700-1840
Sources : Chine : Lee, Wang et Campbell (1994) ; Angleterre : Wrigley et al. (1997) ; Suède : Statistika Centralbyran (1969) ; France : Blayo (1975).
GRAPHIQUE 4.3. Proportions de la mortalité juvénile féminine par rapport à la mortalité juvénile masculine (4ql), dans quatre pays, 1700-1840
Sources : Voir le Graphique 4.2.
17Ce modèle existait aux deux bouts de l’éventail social. Dans une étude de la mortalité des nouveau-nés et des enfants parmi les 33 000 membres de la lignée Qing nés entre 1700 et 1830, nous avons découvert qu’un dixième de toutes les filles furent probablement tuées pendant les premiers jours de leur vie (Lee, Wang et Campbell, 1994). Le Graphique 4.4 compare la mortalité féminine périnatale, néonatale et infantile par cohorte de naissance et par décennie durant cette période. À mesure que les émoluments et les subsides impériaux diminuaient vers la fin du XVIIIe siècle (Lee et Guo, 1994, p. 116-133), la proportion des morts néonatales pour certaines décennies augmentait par un facteur de 6, en passant de 50 à 300 pour 1 000. À ce moment, la proportion des morts nouveau-nés pendant le premier mois augmenta de 30 à plus de 90 %.
GRAPHIQUE 4.4. Mortalité féminine périnatale, néonatale et infantile, Beijing, 1700-1830
Source : Lee, Wang et Campbell (1994).
18Cette hausse inhabituelle de la mortalité infantile féminine durant les tout premiers mois, combinée à des taux élevés et anormaux de mortalité basée sur le sexe, indique que des membres de la lignée impériale pratiquaient l’infanticide féminin. En fait, là où des dates de décès (année, mois et jour) sont disponibles (pour 15 249 fils, mais seulement pour 5 949 filles), les taux de décès le premier jour de vie sont 10 fois plus élevés pour les filles (72 par 1 000) que pour les garçons (7,5 par 1 000)26. Si nous tenons compte du risque de mortalité pendant le premier mois de vie pour 45 garçons et 160 filles, nous pouvons déduire que près d’un dixième de toutes les filles né.es dans la lignée impériale durant les 130 années en question furent victimes d’infanticide.
19Les taux d’infanticide étaient même plus élevés chez les gens du commun. Dans une étude de la mortalité chez 12 000 paysans du Nord-Est nés entre 1774 et 1873, Lee et Campbell (1997), en se basant sur des méthodes indirectes, ont estimé qu’entre un cinquième et un quart de toutes les filles moururent par infanticide délibéré. Les paysans utilisaient l’infanticide pour répondre à des changements à court terme dans leur situation économique. L’augmentation du prix des céréales et la baisse dans la disponibilité de la nourriture provoquèrent manifestement des augmentations dans la mortalité des garçons, qui, la plupart du temps était enregistrée dans l’état civil, et dans la mortalité infantile féminine, qui, elle, n’était pas enregistrée. En conséquence, la mortalité masculine affichait de fortes corrélations positives avec les augmentations du prix des céréales, alors que la fécondité, surtout la fécondité féminine, montrait de fortes corrélations négatives, avec des coefficients de corrélation dans la fourchette de 0,44 et 0,68, en fonction du genre de céréale (Lee, Campbell et Tan, 1992). Même si l'infanticide ne fut pas également populaire dans toute la Chine, ces données valent aussi pour plusieurs autres populations rurales (Campbell et Lee, 1996).
20En outre, parmi ces gens du commun, la mortalité féminine était aussi beaucoup plus élevée pendant l’enfance. Dans le Liaoning rural, les filles âgées de un à cinq ans connurent une mortalité de 20 % plus élevée que les garçons, une probabilité de décès de 316 par 1 000 par opposition à 266 par 1 000 (Lee et Campbell, 1997, p. 64). Même si les raisons d’une telle surmortalité ne sont pas claires, des études de l’Asie du Sud contemporaine ont attribué la surmortalité féminine pendant l’enfance à la discrimination contre les filles dans l’allocation de la nourriture et des soins de santé27. Cela aurait bien pu être également le cas dans le nord-est de la Chine. Des comptes rendus ethnographiques du début du XXe siècle, par exemple, apportent la preuve que dans cette région, les femmes mangeaient seulement après que tous les hommes avaient fini, y compris les serviteurs et les préposés à la ferme28.
La transition chinoise
21Une telle tradition dynamique du contrôle de la mortalité aide à comprendre la rapidité et la courbe inhabituelle de la baisse de la mortalité en Chine au XXe siècle, un phénomène sans précédent. Comme les Chinois étaient prédisposés à utiliser de nouvelles techniques curatives et préventives dès qu’elles étaient offertes, les mêmes politiques de santé étaient plus efficaces dans ce pays qu’ailleurs29. Quoique le produit national brut de la Chine soit encore l’un des plus bas de la planète, l’espérance de vie des Chinois est l’une des plus élevées. En conséquence, même si le Chinois moyen reçoit moins d’un dixième du revenu d’un ressortissant de toute autre société industrialisée avancée, il vit presque aussi longtemps que l’Américain moyen30.
22D’un côté, la mortalité commença à décliner au tout début du XXe siècle avec l’adoption de mesures de santé publique dans certaines régions. La culture dynamique de la prévention de la mortalité facilita l’adoption hâtive de mesures de santé publique, au moins dans certaines villes. À Beijing, les efforts de santé publique au cours des années 1930 eurent un effet significatif sur la réduction de la mortalité, en favorisant une augmentation de l’espérance de vie de cinq à dix ans pour les deux sexes (Campbell, 1997 ; 2001). Des efforts de santé publique comparables furent mis en œuvre à Tianjin et dans d’autres villes chinoises (Benedict, 1993 et Rogaski, 1996). Ces programmes de santé publique urbaine et d’autres mesures changèrent fondamentalement le profil de la mortalité selon le lieu de résidence. Alors que la mortalité dans les villes était habituellement plus élevée qu’à la campagne, ce modèle s’inversa dans certaines villes, dès les années 1920. À Beijing, par exemple, un garçon âgé de cinq ans pouvait s’attendre à vivre 14 ans de plus que ses homologues à la campagne. Une fille parvenue à l’âge de cinq ans pouvait s’attendre à vivre 10 ans de plus que ses homologues à la campagne31.
23Cette transition sanitaire s’accéléra rapidement dans les années 1950 avec le développement d’un programme de santé publique « patriotique » national (aiguo gonggong weisheng yundong). Un tel programme fut possible, non seulement parce qu’il s’appuyait sur une bureaucratie bien organisée capable d’atteindre chaque village, mais aussi parce que les politiques de santé publique chinoises mettaient l’accent sur des mesures préventives simples plutôt que sur des traitements médicaux et des investissements hospitaliers coûteux (Salaff, 1973 ; Jamison et al., 1984). Cette longue tradition de prévention énergique en Chine facilita sans aucun doute l’acceptation et l’efficacité d’un programme orienté vers le principe de prévention32.
24D’un autre côté, une baisse séculaire de l’infanticide, commençant dans la période impériale tardive, réduisit la mortalité infantile de manière draconienne, particulièrement celle des filles33. Cette réduction rapide de l’infanticide explique en grande partie le déclin dans la mortalité infantile, qui tomba de plus de 200 pour 1 000 à moins de 50 pour 1 000 à l’échelle nationale, et à moins de 10 pour 1 000 dans les villes. Avec l’apparition des recensements modernes, cette diminution de la mortalité infantile peut être constatée à l’échelle nationale. De plus, la disparition de la surmortalité féminine, décrite dans de tels documents et résumée dans le Graphique 4.5, illustre la diminution rapide de l’infanticide et de la négligence des filles, au moins à partir du milieu des années 1930.
GRAPHIQUE 4.5. Surmortalité féminine, Chine, 1936-1984
Source : Adapté à partir de Coale et Banister (194) sur la base de 1953, 1964, 1982 et 1990.
25Au début du XXe siècle, la surnatalité des garçons connut une forte diminution, comparativement à l’excédent de 20 à 40 % enregistré dans 10 % des populations spécifiques des XVIIIe et XIXe siècles à l’échelle du pays. Le ratio des garçons par 100 femmes chuta à 114. en 1936, à 109 en 1949 et à 107 en 1960. De manière correspondante, l’estimation de la surmortalité des filles baissa de plus de 15 % avant 1940, à moins de 5 % en 1950 et à 2 % dans les années 1970 (Coale et Banister, 1994, p. 464). Il n’est pas établi dans quelle mesure cette baisse de l’infanticide et de la négligence des filles fut le produit de circonstances économiques et politiques changeantes ou le résultat d’un changement d’attitude, notamment l’apparition de valeurs centrées sur les enfants dans la période impériale tardive34.
TABLEAU 4.1. Chine : espérance de vie des individus de sexe masculin selon les tranches d’âge, les périodes et les populations ciblées
Période |
Lieu |
Espérance de vie à 0 an |
Espérance de vie à 10 ans |
Espérance de vie à 20 ans |
1300-1839 |
Anhui |
31,0 |
38,9 |
32,4 |
1644-1739 |
Beijing |
27,2 |
36,9 |
29,9 |
1740-1839 |
Beiing |
33,6 |
37,2 |
29,5 |
1792-1867 |
Liaoning |
35,9a |
43,2 |
36,4 |
1840-1899 |
Beijing |
34,7 |
37,8 |
32,2 |
1906 |
Taiwan |
27,7 |
33,5 |
- |
1921 |
Taiwan |
34,5 |
40,8 |
- |
1929-1931b |
Chine |
34,9 |
47,0 |
40,7 |
1929-19311 |
Chine |
24,6 |
34,2 |
30,1 |
1929-1933 |
Beiing |
40,9 |
52,7 |
44,7 |
1936-1940 |
Taiwan |
41,1 |
45,6 |
- |
1953-1964 |
Chine |
42,2 |
44,3 |
36,1 |
1964-1982 |
Chine |
61,6 |
57,2 |
48,0 |
1973-1975 |
Chine |
63,6 |
59,9 |
50,5 |
1981 |
Chine |
66,2 |
60,9 |
50,9 |
1989-1990 |
Chine |
68,4 |
61,1 |
51,5 |
Sources : Anhui 1300-183 : Telford (1990b) ; Beijing 1644-1899 : Lee, Campbell et Wang (1993) ; Liaoning 1792-1867 : Lee et Campbell (1997) ; Taiwan : Barclay (1954) ; Chine 1929-19316 : Notestein et Chiao (1937) ; Chine 1929-1931c : Barclay et al. (1976) ; Beijing 1929-1933 : Campbell (2001) ; Chine 1953-1964 et 1964-1982 : Coale (1984) ; Chine 1973-1975, 1981 et 1989-1990 : Wang Rongqing et Liu (1995).
a. L’espérance de vie à 1 sui, équivaut à peu près à 6 mois. L’espérance de vie actuelle à ta naissance est par conséquent plus bas de plusieurs années.
26Cette baisse de la mortalité basée sur le sexe, combinée avec des mesures de santé individuelles et collectives énergiques, propulsa l’espérance de vie vers le haut. Les Tableaux 4.1 et 4.2 résument la hausse de l’espérance de vie pour des groupes d’âge spécifiques par sexe de 1644 à 1990, dans une variété de populations historiques et contemporaines. Pour les deux sexes, la mortalité semble avoir été relativement stable sur une longue durée historique, avec une espérance de vie à la naissance dans la vingtaine avancée pour les filles et dans le milieu de la trentaine pour les garçons. Ce modèle changea abruptement entre le début et le milieu du XXe siècle avec l’introduction de programmes de santé publique. Les tableaux statistiques construits à partir de ces recensements (1953,1964,1982) étayent une hausse de l’espérance de vie à l’échelle nationale de 45,6 à 63,2 ans (Coale, 1984, p. 67). Vers 1980, l’espérance de vie pour les deux sexes était de 68 ans, c’est-à-dire un taux d’amélioration de 1,5 année d’espérance de vie par an depuis 1949, un taux sans précédent pour toute autre population comparable (Banister et Preston, 1981, p. 107-108 et Banister, 1987)35.
TABLEAU 4.2. Chine : espérance de vie des individus de sexe féminin selon les tranches d’âge, les périodes et les populations ciblées
Période |
Lieu |
Espérance de vie à 0 an |
Espérance de vie à 10 ans |
Espérance de vie à 20 ans |
1300-1839 |
Anhui |
26,0 |
35,0 |
33,5 |
1644-1739 |
Beijing |
24,6 |
34,8 |
30,7 |
1792-1867a |
Liaoning |
29,0 |
36,5 |
33,6 |
1906 |
Taiwan |
29,0 |
27,2 |
- |
1921 |
Taiwan |
38,6 |
46,4 |
- |
1929-1931b |
Chine |
34,6 |
46,0 |
40,1 |
1929-1931c |
Chine |
23,7 |
33,9 |
29,3 |
1929-1933 |
Beijing |
35,1 |
45,3 |
33,8 |
1936-1940 |
Taiwan |
45,7 |
50,8 |
- |
1953-1964 |
Chine |
45,6 |
49,7 |
41,2 |
1973-1975 |
Chine |
63,2 |
62,4 |
53,0 |
1964-1982 |
Chine |
66,3 |
59,6 |
50,4 |
1981 |
Chine |
69,1 |
63,3 |
53,8 |
1989-1990 |
Chine |
71,9 |
65,0 |
55,4 |
Sources : Voir Tableau 4.1.
a. L’espérance de vie à 1 sui, équivaut à peu près à 6 mois. L’espérance de vie actuelle à la naissance est par conséquent plus bas de plusieurs années.
27Une part de cette amélioration de l’espérance de vie est attribuable à l’abandon de la discrimination basée sur le sexe et du recours potentiel à l’infanticide. Il est cependant difficile de déterminer dans quelle mesure cette amélioration est due à l’apparition de la santé publique, et à la diminution de l’infanticide et de la négligence, puisqu’ils survinrent plus ou moins en même temps. Le Tableau 4.3 résume la réduction de la probabilité de décès pour des groupes d’âge spécifiques entre 1929-1931 et 1973-1975. Alors que les données initiales pour les groupes plus âgés(40 ans et plus) semblent suspectes, on peut voir que la mortalité des jeunes adultes (20 à 29 ans) déclina de 10 à 40 % et que la mortalité des adultes d’âge moyen (30 à 39 ans) déclina de 15 % et moins, comparé à un déclin dans la mortalité des nouveau-nés et des enfants de 60 à 75 %36. La baisse rapide dans la mortalité des nouveau-nés et des enfants, liée à l’abandon de l’infanticide et de la négligence des enfants, compte pour une part très substantielle dans la hausse de l’espérance de vie.
TABLEAU 4.3. Taux de mortalité selon l’âge et le sexe : 1929-1931 ; 1973-1975
Sources : 1929-1931 : Notestein et Chiao (1937) : 1973-1975 : Huang Rongqing et Liu (1995, p. 19).
Note : Nous excluons les comparaisons pour des groupes d’âge supérieur en raison de la mortalité adulte exceptionnellement basse dans les données de 1929 à 1931, sans doute attribuable à des sources suspectes. Selon Barclay et al. (1976), la mortalité des nouveau-nés et des enfants était aussi vraisemblablement sous-représentée. L’ampleur réelle de la réduction de la mortalité infantile pourrait donc être plus considérable que celle dont il est fait état ici.
28La Chine a maintenant complété sa transition épidémiologique. Les causes premières des décès aujourd’hui — cancers, maladies vasculaires cérébrales et cardiaques — sont comparables à celles des économies développées, qui ont complété une telle transition des maladies infectieuses aux maladies dégénératives (Rong et Li, 1986). De nouveaux progrès dans l’espérance de vie, qui requièrent une évolution vers la médecine curative, sont venus plus lentement et à un coût beaucoup plus élevé. De 1980 à 1990, l’espérance de vie à la naissance pour les deux sexes progressa seulement de deux ans, soit de 68 à 70 ans. Même si la fermeture de la trappe malthusienne ne fut jamais très hermétique, la hausse de la productivité économique assure que la Chine sera libérée de la famine à l’avenir, sauf dans le cas d’un désastre politique.
29Néanmoins, la mortalité basée sur le sexe a persisté durant tout le XXe siècle, particulièrement dans certaines régions pauvres où la mortalité néonatale et infantile féminine est, selon les rapports, largement au-dessus de la moyenne nationale (Lavely, Mason et Li, 1996). Cependant, sur le plan national, la mortalité différentielle est d’abord et avant tout celle des enfants. L’exemple le mieux étayé est une étude de la surmortalité infantile féminine entre 1965 et 1987, résultant de l’enquête sur la fécondité « Twoper-Thousand » de 1988 (Choe, Hao et Wang, 1995). Contrairement au modèle de la mortalité généralement observé chez les enfants âgés de un à quatre ans, où le décès des garçons est de 10 % plus élevé que celui des filles, en Chine, la disparition des filles pendant cette période dépassait la mortalité anticipée chez les garçons de 10 %37. Cette différence dans la mortalité était particulièrement élevée parmi les naissances tardives et spécialement dans les campagnes ou dans les familles composées de garçons et de filles âgés. Dans ces cas, la mortalité augmentait de 25 %. En d’autres termes, une fille née à la campagne dont les parents avaient déjà des enfants des deux sexes avait une probabilité de décès de 50 % plus grande que si elle avait été un garçon (Choe, Hao et Wang, 1995, p. 61).
30Ces différences dans le comportement basé sur le sexe se sont même aggravées au cours des 10 dernières années, à mesure que l’avortement basé sur le sexe devenait plus accessible. Pour les naissances enregistrées de 1977 à 1981, le ratio selon le sexe était, selon les rapports, de 108 garçons pour 100 filles. Vers 1985-1989, ce ratio s’est élevé à 113 et vers 1990-1994, à environ 11538. Les ratios se sont aggravés en s’élevant de 108 garçons pour 100 filles en 1977-1981 à 123 en 1985-1989 (Gu et Roy, 1995). Ces chiffres impliquent que vers 1985, près de 500 000 filles « disparaissaient » chaque année dans le recensement des naissances. En considérant les naissances non enregistrées ou les adoptions non déclarées, la surmortalité infantile féminine est encore estimée à 45 000 par année (Johansson, Zhao et Nygren, 1991)39. Cette hausse récente dans le ratio sexuel reflète la résurgence de traditions dynamiques du contrôle de la mortalité communes à la Chine et à d’autres régions de l’Asie de l’Est.
Stratégies collectives et individuelles
31La combinaison de l’infanticide et de l’intervention médicale fournit aux parents chinois deux méthodes efficaces pour abréger ou prolonger la vie. De nombreux parents, dans le passé, utilisaient seulement l’infanticide pour limiter le nombre des enfants40. D’autres, guidés par des préférences pour le nombre et la composition de leur descendance, utilisaient, d’une part, l’infanticide pour éliminer leurs enfants les moins désirés et, d’autre part, l’alimentation et les soins de santé pour augmenter les chances de survie de ceux qui étaient les plus désirés41. En conséquence, les modèles de mortalité en Chine diffèrent considérablement en fonction d’une variété de facteurs, comme l’ordre des naissances, le sexe de l’enfant ainsi que le statut social des parents. Même s’il y a seulement un petit nombre d’études circonstancielles touchant à la prise de décision parentale contemporaine d’abandonner ou de tuer des enfants42, des études historiques ont indiqué qu’il s’agissait d’une décision fortement rationnelle basée sur les ressources sociales et économiques et, tout aussi bien, sur le nombre et le sexe des enfants déjà présents ou anticipés.
32La noblesse Qing en est un exemple particulièrement bien documenté43. La petite noblesse, à certaines périodes, était deux fois plus susceptible de tuer ses nouveau-nés féminins que la haute noblesse. Cette dernière était aussi beaucoup plus portée à protéger très vigoureusement ses filles. En conséquence, les filles nées chez les petits nobles risquaient de mourir beaucoup plus dès la naissance que les filles nées chez les nobles de rang élevé. Mais, si elles survivaient, le risque de mourir au cours de leur enfance était beaucoup moindre. Ainsi, des filles nées de petits nobles monogames avaient un facteur de mortalité durant le premier mois de vie supérieur à celui des filles nées de nobles de rang supérieur dans des mariages polygames. Inversement, si la fille d'un petit noble survivait jusqu’à son premier anniversaire, le risque de mourir avant l’âge de cinq ans était seulement le cinquième de celui d’une fille de noble de rang supérieur.
33Même si les données ne permettent pas des calculs directs comparables au sujet de la mortalité néonatale chez les gens du commun, le calcul des naissances enregistrées par sexe indique une planification des naissances comparable. Le ratio sexuel des naissances enregistrées différait grandement selon le rang dans la famille et la taille de la famille complète. Le Tableau 4.4 présente les ratios basés sur le sexe des nouveau-nés enregistrés pour à peu près 1 000 mariages complétés dans le Liaoning rural de 1792 à 1840. Le ratio des naissances de garçons par rapport aux naissances de filles augmentait en fonction du nombre d’enfants déjà nés, mais diminuait lorsque la taille de la famille était complète. Ainsi, dans des familles d’un seul enfant, on comptait 576 garçons pour 100 filles à la première naissance et 450 garçons pour 100 filles à la deuxième naissance. Pour les familles qui avaient eu en tout trois enfants, le ratio était de 156 garçons pour 100 filles à la première naissance, 194 garçons pour chaque 100 filles à la deuxième naissance, et 324 garçons pour 100 filles à la dernière naissance. Ce modèle très anormal de déséquilibre entre les sexes se rencontrait dans toutes les autres familles dont la taille était complète. Un tel comportement laisse entendre que les parents n'étaient pas particulièrement préoccupés par le sexe de leur tout premier enfant mais, ensuite, permettaient aux enfants suivants de survivre seulement s’ils étaient des garçons. Plus la naissance d’une fille arrivait vers la fin d’une famille complète d’un couple, moins il était probable que ses parents la laisseraient vivre jusqu’à l’enregistrement44.
TABLEAU 4.4. Ratio masculin-féminin par rang au sein de la famille et par taille de la famille complète, Liaoning, 1792-1840
Source : Lee et Campbell (1997, p. 96).
Note : Ce calcul inclut seulement des enfants nés dans les 883 premiers mariages complétés commençant avant 1840. Les naissances après 1840 sont incluses dans la taille de la famille complète, mais non pas dans les calculs des ratios sexuels, en raison de la baisse de l’enregistrement des filles après 1840. L’inclusion de ces calculs montrerait des ratios sexuels encore plus déséquilibrés pour les parités tardives.
34Ce modèle s’avérait particulièrement probant pour les parents de « l’élite ». Souvent les chefs de file étaient les plus intraitables dans la détermination de la composition sexuelle de leur descendance. Dans le Liaoning rural, par exemple, alors que les chefs de ménage et les fils des chefs pouvaient avoir plus d’enfants que les autres parents, ils avaient proportionnellement moins de filles. Le Graphique 4.6 établit le déséquilibre entre le nombre de filles et de garçons nés de chaque membre masculin de la famille aux XVIIIe et XIXe siècles. Le ratio sexuel des enfants survivants nés des chefs de ménage était deux fois plus déséquilibré en comparaison des enfants nés dans les ménages multiples au bas de la hiérarchie — neveux de première ou de seconde instance. Plus les ménages étaient proches d’une succession au pouvoir, plus grande était la proportion des garçons. Plus on était éloigné du pouvoir, plus la proportion des filles était grande. Le neveu est un exemple particulièrement manifeste, avec juste un peu plus de filles issues de son couple, même en termes absolus, que le chef de ménage. Sans doute en raison de l’obligation qu’ils avaient de transmettre la fonction de pater familias, les chefs de ménage et leurs fils étaient soumis à une plus grande pression que les autres hommes mariés, contraints qu’ils étaient d'avoir des héritiers masculins. Par contraste, les neveux, peu susceptibles d’occuper la fonction de chef trouvaient plus avantageux d’avoir des filles. Les différenciations sexuelles dans la mortalité des nouveau-nés et des enfants fondaient les conditions limites fondamentales pour le marché du mariage hypergame.
35En fait, la prédominance de l’infanticide féminin dans la petite noblesse impériale des Qing était aussi une conséquence de ce marché du mariage. Alors que les filles de rang inférieur se fiançaient à un coût modique, les filles de rang supérieur coûtaient à leurs familles une lourde dot. Plus la position sociale était élevée, plus considérable était la dot. En conséquence, certains nobles Qing avaient autant de raisons d’éliminer leurs filles que de riches paysans45. Cela fut particulièrement vrai à partir du XVIIIe siècle, quand les dots devinrent très accablantes46. Comme nous le verrons au prochain chapitre, les exigences du mariage expliquent plusieurs décisions prises dans le cadre de la planification des naissances.
GRAPHIQUE 4.6. Ratio des enfants de sexe masculin par rapport aux enfants de sexe féminin, enfants nés dans une relation familiale, Liaoning, 1792-1840
Source : Lee et Campbell (1997).
36L’infanticide, en d’autres mots, était le produit d’une prise de décision rationnelle inscrite dans une attitude culturelle singulière envers la vie. Les paysans chinois ne croyaient peut-être pas que tuer leurs enfants était un meurtre. Traditionnellement, les Chinois ne considéraient pas leurs enfants dans leur première année de vie comme des « humains » à part entière (Furth, 1987 et Hsiung, 1995b). En fait, un édit bien connu et souvent cité prétendait que les nouveau-nés étaient seulement de jeunes animaux47. La « vie » commençait plutôt après environ deux sui, c’est-à-dire à partir du sixième mois de vie48. Les paysans chinois et les élites concevaient probablement l’infanticide comme une forme d’« avortement postnatal »49. Si un tel comportement a longtemps été jugé illégal, il n’était nullement considéré comme immoral50.
37Cela n’est cependant plus vrai aujourd’hui. Alors que l’infanticide est maintenant à la fois illégal et communément considéré comme un acte immoral, l’avortement en Chine est à l’inverse légal et encouragé51. Il est donc à peine surprenant que les Chinois profitent de l’avortement sélectif rendu possible par la technologie plutôt que d’avoir recours à l’infanticide pour contrôler non seulement le nombre mais aussi le sexe de leurs enfants. L’avortement en Chine est devenu aussi commun qu’aux États-Unis.
38Les enfants sont une responsabilité qui dure toute la vie en Chine. Les parents ne doivent pas seulement les élever jusqu’à l’âge adulte, ils peuvent être obligés de pourvoir à leurs besoins toute leur vie. Les filles peuvent quitter la famille quand elles se marient. Les fils vivent avec leurs parents jusqu’à leur mort. Les parents doivent non seulement trouver une épouse appropriée à leurs enfants, ils doivent aussi payer la dot ou le prix de la fiancée en fonction de leur statut, sans compter d’autres dépenses associées à leur mariage, leur carrière, leur descendance et leur vie.
39Si les parents peuvent espérer que leurs enfants connaîtront le succès et les soutiendront dans leur vieillesse, il n’en ont aucune assurance. Avoir des enfants signifie prendre des risques. Dans le passé, la moitié de tous les enfants mouraient avant l’adolescence ou l’âge adulte, et un enfant sur cinq était physiquement handicapé52.
40En conséquence, les parents devaient calculer soigneusement si les risques associés à la grossesse étaient économiquement raisonnables ou même désirables. Les filles, en particulier, étaient coûteuses — spécialement pour les riches ou l’élite, qui devaient fournir une dot. Même un fils n’était pas un investissement assuré ni négligeable. Le fils exigeait souvent non seulement une fiancée et sa dot, mais aussi d’autres investissements pour le couple. Le fils représentait surtout un capital productif potentiel. Étant donné les exigences et les risques de grossesse, plusieurs parents pouvaient décider que les inconvénients étaient plus lourds que les avantages. Cela est particulièrement vrai en Chine contemporaine, où la fécondité a baissé de six à moins de deux enfants par couple et où l’investissement requis par enfant a considérablement augmenté.
41La faible survivance féminine a également eu un effet profond sur le marché matrimonial (abordé dans le chapitre 5) et, dans une moindre mesure, sur les taux de croissance de la population (abordés dans le chapitre 7)53. Étant donné le caractère pratiquement universel du mariage pour les femmes, sans considération de classe économique, l’infanticide féminin réduisit effectivement le nombre des premiers mariages d’environ 10 % ou plus à l’échelle nationale durant toute la période impériale tardive. On évita ainsi plusieurs millions de naissances non désirées durant ces deux siècles en abaissant la population totale de la Chine vers 1900 de 600 000 000 à 500 000 000 d’individus.
Notes de bas de page
1 Malthus accordait une importance particulière à l’infanticide et à la maladie, considérés comme les deux obstacles intermédiaires les plus importants. Il analysa l’infanticide dans plus d’une douzaine de passages (1826/1986, p. 25-26, 51, 50, 54, 56,120-122,130-131,134-135,140-141,146-147 et 151-152 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 89-90, 96, 120, 126, 127, 210-212, 222, 226-227, 233-234, 240-241 et 246-247). Selon Malthus, si l’infanticide était, strictement parlant, un obstacle destructif de la croissance de la population, la coutume pouvait, paradoxalement, encourager une augmentation de la population. « C’est une remarque très juste de Hume, qu’en général la permission de l’infanticide contribue à accroître la population dans le pays où elle a lieu. En éloignant la crainte d’une famille nombreuse, elle encourage le mariage » (ibid., p. 51 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 121).
2 Dans sa description de Tahiti, Malthus notait : « Les missionnaires ont observé le nombre très réduit de femmes, de sorte qu’il est permis de croire qu'on a éliminé plus d’enfants de ce sexe [...]. Cette attitude a ébranlé la population dans sa source » (ibid., p. 54 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 121).
3 Parmi les Eariieoie de Tahiti, par exemple, alors que l’infanticide « est [...] permis à tous », il était particulièrement « répandu dans les classes supérieures » (ibid., p. 50 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 121, mod.).
4 Ainsi, à Tahiti, « la détresse causée par une ou deux mauvaises récoltes affectait une population entassée et déjà réduite en lui faisant sentir durement le plus intolérable besoin, dans une société peu avancée : l’infanticide et la prostitution. Et ces causes de dépeuplement ont dû agir encore avec plus de force, quelque temps après la cessation de la détresse qui les avait provoquées. Un changement graduel d’habitudes, conforme au changement des circonstances, devrait naturellement rétablir très vite la population à son ancien niveau » (ibid., p. 54-55 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 126).
5 Pour Malthus, la guerre était l’obstacle destructif qui « domine sur toutes les autres [causes] et se présente sous un aspect plus frappant » (ibid., p. 153 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 250). Cependant, dans les sociétés plus évoluées, « on sait fort bien que les guerres ne dépeuplent pas beaucoup un pays où le travail et l’industrie sont vigoureux » (ibid., p. 149 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 243-244). Il désigna la Chine comme une société particulièrement sujette aux famines (ibid., p. 131 et 135 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 222 et 229).
6 Tandis qu’en Inde les épidémies étaient le résultat de « l’indigence et de la mauvaise alimentation » (ibid., p. 121 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 210), dans les sociétés de « sauvages » comme celles des Amérindiens, les causes prédominantes étaient « une suite de leur ignorance et de leur malpropreté » (ibid., p. 34 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 99).
7 Sur la variole, ibid., p. 26-27, 34, 86-87, 95, 102 et 115 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 90-91, 98-99, 168, 179, 188 et 204. Sur la peste, ibid., p. 113-114 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 202-203. En outre, il y avait des maladies endémiques sans nom dans certaines populations données. Par exemple, en Turquie il y avait des « maladies épidémiques et endémiques qui font autant de ravages que la peste » (ibid., p. 114 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 202). Voir aussi les nombreux exemples spécifiques du golfe Persique (ibid., p. 94-95 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 179).
8 Dans son étude sur l’Inde, par exemple, il différenciait les maladies qui faisaient « de grands ravages » parmi les jeunes enfants (ibid., p. 121 ; trad. P. et G. Prévost, I, p. 210, mod.).
9 Le thème initial qui inspira l’étude de la démographie historique (par exemple, Goubert 1960) était « la subsistance ou les crises rurales », d’abord développé par Meuvret (1946).
10 Paradoxalement, Malthus s’évertua à prouver que l’obstacle destructif était plus important dans les sociétés non occidentales. Il croyait que la famine était peu fréquente dans les populations occidentales. Plusieurs articles (Walter et Schofield, 1989 ; Schofield et Reher, 1991 et Johansson, 1994) décrivent en détail cette importante école d’histoire sociale et d’histoire de la population occidentale.
11 Sen (1992) est assurément le mieux connu, mais voir aussi Greenough (1982), L. Li (1982), McAlpin (1983), Will (1990), et Will et Wong, avec Lee (1991).
12 Des contributions majeures à notre compréhension de la structure de la cause du décès, même s’il s’agit d’une période plus récente, sont issues des études de la mortalité française par Vallin et ses collègues (Vallin et Meslé, 1988 et Vallin, 1991) et une analyse comparative plus générale dans Preston (1976).
13 Voir Preston et van de Walle (1878) et Preston et Haines (1991) pour deux études spécifiques, l’une à l’échelle de la ville, l’autre à l’échelle nationale.
14 Cette conclusion se rapproche de celle de Saito (1996, p. 543). Schofield et Reher (1991), Johansson (1994) et Preston (1996b) fournissent trois aperçus récents de l’état des études de la mortalité, chacun ayant des approches distinctives.
15 Voir, cependant, Szreter (1988) et Woods, Watterson et Woodward (1988/1989) pour des explications plus développées du déclin de la mortalité en Grande-Bretagne.
16 La technique la plus importante est probablement l’analyse historique événementielle. Allison (1984) et Yamaguchi (1991) sont les manuels de base.
17 Bengtsson et Saito (2003) pour une comparaison préliminaire de la mortalité à l’échelle individuelle en Belgique, en Chine, en Italie, au Japon et en Suède.
18 Flinn (1981) est une importante exception, comme le sont Wrigley et Schofield (1984) ; les auteurs dans Bengtsson, Fridlizius et Ohlsson (1984) ; et Wrigley et al. (1997).
19 Les rapports des épidémies en Chine sont rares. Cela est dû en partie à la nature des sources, mais pourrait aussi refléter la rareté réelle des épidémies. Voir Dunstan (1975) et Benedict (1995) pour des études d’épidémies spécifiques.
20 Le concept traditionnel du maintien de la santé était prédominant au tournant du XXe siècle en Chine, où il était généralement connu sous le nom générique de weisheng ou, pour la population plus âgée, de yangsheng, littéralement le « nourrissement » de la vie. Selon Rogaski (1996), les techniques weisheng augmentèrent la résistance aux influences nuisibles de l’environnement et formèrent ainsi la base de la réponse chinoise aux maladies épidémiques comme le choléra.
21 La plupart de ces pratiques remontent au moins au Ier millénaire av. J.-C. (Needham, 1962). Il y avait, bien sûr, des variations régionales. Le bain était beaucoup plus répandu dans le sud de la Chine que dans le nord. Encore aujourd’hui, plusieurs groupes de la population du Heilongjiang ne font pas bouillir l’eau avant de la boire.
22 La plus ancienne référence à l’infanticide féminin est un passage répétitif bien connu dans le Han Fei zi : « Il suffit d’observer ce qui se passe entre les parents et leurs enfants : il naît un garçon, il est fêté ; il naît une fille, elle est tuée [...] ; on célèbre le fils et on se débarrasse de la fille en raison de l’influence qu’ils peuvent avoir sur le bien-être futur de la famille que les parents ont espéré » (Han Fei zi, XVIII, 46, p. 319 ; trad. J. Levi, p. 487). Voir Chen Guangsheng (1989) et Liu Jingzhen (1994a ; 1994b ; 1995a ; 1995b) pour des études détaillées de l’infanticide durant le I" millénaire av. J.-C. et le Ier millénaire. B. Lee (1981) et Waltner (1995), même s’ils sont moins détaillés, abordent l’infanticide dans les époques plus récentes.
23 Dans un bref aperçu de la période Qing, Feng Erkang (1986) donne la liste des registres sur l’infanticide dans 27 comtés et 7 provinces. L’infanticide semble avoir été particulièrement répandu dans le Bas-Yangzi ; nous disposons de registres pour sept localités dans l’Anhui, six au Zhejiang, une au Hunan, trois au Fujian et une au Guangxi (p. 320-321). Feng cite un mémoire à l’empereur, écrit par Wang Bangxi en 1878, qui rapporte qu’en raison, entre autres, du coût élevé de la dot, la pratique de tuer les enfants par la noyade était répandue dans chaque province, surtout au Jiangxi.
24 Tout en tenant compte du caractère récent des registres démographiques de Taiwan, qui ne commencent qu’avec l’occupation japonaise en 1895, on n'y trouve aucun signe d’infanticide féminin (Barclay, 1954).
25 Ainsi, remarque le dicton populaire : « Une fille mariée est comme de l’eau versée sur le sol » ; en d’autres termes, une ressource qu’on ne peut récupérer.
26 Les contours de la mortalité périnatale et néonatale sont identiques. Les taux périnataux sont, cependant, biaisés, puisque les registres ne consignent pas le jour précis du décès de la majorité des filles qui moururent au cours du premier mois de vie (2 111 filles sur 2 690).
27 Voir, par exemple, D’Souza et Chen (1980) ; L. Chen, Huq et D’Souza (1981) ; Bhatia (1983) ; Das Gupta (1987) ; et Basu (1989). La plupart de ces études supposent que les différences dans l’allocation de la nourriture et des soins de santé jouent un rôle dans la mortalité. Basu soutient cependant que ce rôle dans la mortalité selon le sexe des enfants a été exagéré et que d’autres différences basées sur le sexe dans le traitement des enfants, en particulier le plus grand souci des parents de chercher des soins médicaux pour les garçons, furent plus importantes. Das Gupta attire notre attention sur la discrimination plus sévère contre des filles avec des soeurs et des frères plus âgés.
28 « La position de la femme est habituellement inférieure dans la famille mandchoue et elle est soumise [...]. La position inférieure de la femme est particulièrement mise en évidence dans la préséance lors des repas. La femme, avant de manger, était obligée de nourrir chaque jour et en premier lieu les hommes, même s’ils étaient des ouvriers salariés ordinaires ou des esclaves. Cependant [...] si la famille n’était pas très nombreuse, tous les membres de la famille mangeaient ensemble » (Shirokogoroff, 1926, p. 126-127).
29 La Chine, bien sûr, n’est pas le seul pays en voie de développement à avoir connu une baisse rapide de la mortalité au cours de ce siècle. Les taux de mortalité ont diminué partout dans le monde en voie de développement, en partie sous les effets de la croissance économique, mais principalement à cause de l’introduction et de la diffusion de nouvelles technologies en médecine et en santé publique au début des années 1950 et 1960 (Preston, 1980). La diminution de la mortalité en Chine fut soutenue, comme dans plusieurs autres pays, par l’allocation de ressources au secteur de la santé (Jamison et al., 1984). Ce qui est remarquable dans la baisse de la mortalité en Chine, c’est que le pays se démarque par sa superficie et sa population de toute autre société fréquemment citée pour l’ampleur et la vitesse de la baisse de la mortalité : Sri Lanka, Costa Rica, Cuba, l’État du Kerala en Inde (Caldwell, 1986). La Chine se distingue aussi pour avoir été isolée de la communauté internationale pendant presque toute la période de la diminution de sa mortalité.
30 Cela est particulièrement vrai pour les femmes chinoises. En 1990, l’espérance de vie à la naissance pour les filles était de 71 ans en Chine et de 78,8 ans aux États-Unis (U.S. Bureau of the Census, 1997, p. 88).
31 Alors que l’espérance de vie des garçons parvenus à 5 ans, vers 1800, était de 40 ans pour les habitants de Beijing, elle était de 44 ans pour les paysans du Liaoning. Par contraste, vers 1920, l’espérance de vie des garçons âgés de 5 ans était de 54 ans pour les habitants de Beijing et de 40 ans pour les paysans chinois. L’espérance de vie des filles atteignant les 5 ans était de 47 ans pour les habitantes de Beijing et de 37 ans pour les paysannes chinoises du Nord (Campbell, 2001).
32 Rogaski (1996) arrive à la même conclusion dans son analyse de la santé publique à Tianjin pour les années 1860 à 1960.
33 Bernice Lee (1981) fut peut-être la première à documenter la baisse graduelle de l’infanticide féminin durant la période républicaine. Son information était, cependant, presque entièrement sous forme d’anecdotes. Elle attribua le déclin à un changement dans le travail des femmes : « Il y avait une demande pour le travail des enfants et des femmes dans les nouvelles usines et davantage de filles étaient utilisées dans l’industrie domestique ; le fait que certaines familles commençaient à considérer les filles comme un capital économique augmenta sans aucun doute leurs chances de survie » (p. 176).
34 Même si personne n’a étudié ce changement important dans les valeurs morales, la valorisation croissante de la vie humaine et l’opposition conséquente à l’infanticide se sont traduites dans l’établissement local des orphelinats et des institutions d’aide aux enfants au XIXe siècle en Chine étudiés par Angela Ki Che Leung (1995 ; 1997). Ces institutions, qui n’existaient pas auparavant, proliférèrent particulièrement vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle, alors que les efforts des missionnaires renforcèrent la charité locale.
35 Personne n’a encore mis en lumière cet accomplissement spectaculaire de manière plus détaillée, en considérant la cause du décès, la localité ou l’année.
36 L’écart de la réduction de la mortalité entre les jeunes adultes masculins (10 %) et féminins (40 %) est un reflet de la mortalité exceptionnellement élevée des jeunes femmes ciblées par Lee et Campbell (1997, p. 71-75).
37 En nous basant sur la mortalité masculine prévue, nous supposons que les hommes meurent en plus grand nombre que les femmes — ce qui est vrai pour la vaste majorité des populations contemporaines. Selon le tableau de vie modèle au niveau 20, qui est le niveau de la mortalité générale en Chine aujourd’hui, le ratio masculin-féminin de 0 à 4 ans devrait être de 1,13 (Model North) ou de 1,15 (Model West). Le ratio observé pour le Japon est de 1,11. En Chine, le ratio est seulement de 0,99 pour les premières naissances et de 0,95 pour les naissances postérieures, ce qui suggère une surmortalité féminine de 10 à 20 % (Choe, Hao et Wang, 1995, p. 59).
38 Selon Zeng et al. (1993) et Gu et Roy (1995), la méthode principale utilisée pour atteindre des taux basés sur le sexe est l’avortement basé sur le sexe. En Corée du Sud, des pratiques semblables ont donné des ratios sexuels moyens de 114 pour l’ensemble des naissances en 1992 :106 pour les premières naissances et 113 pour les deuxièmes naissances, 196 pour les troisièmes naissances et 229 pour les quatrièmes naissances (Park et Cho, 1995).
39 Extrapolant à partir de l’enquête nationale « Two-per-Thousand », qui rapporte les adoptions comme une catégorie séparée, Johansson, Zhao et Nygren (1991) ont estimé que le nombre d’adoptions a augmenté de manière importante en Chine : d’environ 200 000 dans les années 1970 à environ 400 000 en 1985 et à plus de 500 000 après 1987. Voir aussi Wang et Lee (1998) et Johnson, Huang et Wang (1998).
40 Un exemple frappant d’un tel comportement fut rapporté par Zhu De, l'un des deux fondateurs du présent État communiste, qui déclara à Agnes Smedley, une journaliste américaine, que sa mère avait donné naissance à 13 enfants. « Seulement six garçons et deux filles vécurent. Les cinq derniers enfants furent noyés à la naissance parce que nous étions trop pauvres pour nourrir autant de bouches » (Smedley, 1958, p. 12). Dans de tels cas, assurément, il est pratiquement impossible de distinguer le contrôle de la mortalité de la contrainte conjugale. La seule exception est la noblesse impériale Qing.
41 Ceci découle de la suggestion de Basu (1989) : des soins de santé différents pourraient jouer un rôle beaucoup plus important que la nutrition pour expliquer les écarts dans les taux de mortalité dans les sociétés contemporaines.
42 Lavely, Mason et Li (1996) est l'une des rares exceptions.
43 Ce paragraphe résume les résultats de Lee, Wang et Campbell (1994), où nous effectuons plusieurs calculs régressifs à variables multiples pour distinguer les conséquences du statut parental et du type de mariage sur la mortalité infantile dans la lignée impériale.
44 Des modèles semblables de discrimination sexuelle spécifiques dans l’ordre des naissances ont été rapportés dans plusieurs sociétés asiatiques contemporaines, ce qui suppose la possibilité qu’un tel comportement était commun à la plupart des société enclines à une forte préférence pour les fils. D’après Das Gupta (1987), en Inde, la discrimination sexuelle contre les filles est plus prononcée pour les dernières naissances que pour les premières. Muhuri et Preston (1991) ont trouvé qu’au Bangladesh, les chances de survie d’une nouveau-née étaient réduites si elle avait des sœurs et des frères plus âgés. Dans les sociétés de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, y compris la Corée, Taiwan, Hong Kong et Singapour, où les ratios sexuels à la naissance sont en croissance à cause de l’avortement basé sur le sexe, le déséquilibre sexuel est plus prononcé pour les dernières naissances (Zeng et al., 1993).
45 Voir Lee, Wang et Campbell (1994) pour une analyse de l’infanticide féminin en fonction du statut noble et les essais sur les subventions gouvernementales pour la dot, dans Lee et Guo (1994).
46 Avant la fin du XVIIIe siècle, le coût des dots des filles nobles était assumé au moins partiellement par l’État (Lee et Guo, 1994). Alors que plusieurs chercheurs, y compris Malthus, ont établi ce lien entre la dot et la mortalité dans diverses populations, personne n’a produit un test quantitatif rigoureux sur cet aspect. Voir Dickeman (1975 et 1979) pour une élaboration de cette hypothèse générale.
47 Un édit impérial de 623 dans la collection de documents importants des Tang (618-907) déclare : « Quand les gens sont nés, ils ne sont que de jeunes animaux (huang). À quatre sui, ils deviennent des mineurs (xiao). À seize sui, ils deviennent des adolescents (zhong). À vingt et un sui, ils deviennent des adultes (ding). À soixante sui, ils deviennent des vieillards (lao) » (Tang huiyao, 85, p. 1555). Selon un célèbre passage des Rites des Z hou, un compendium d’énoncés sur les institutions et les pratiques politiques anciennes probablement complété au IIe siècle av. J.-C., « les gens devraient être enregistrés après que leurs dents ont poussé » (Zhou li, XXXV, p. 838C ; trad. É. Biot, II, p. 353). Dans un commentaire bien connu sur ce passage, Qiu Jun, un homme politique du XVe siècle, explique : « Le corps humain n'est pas complètement développé avant que les dents n'aient poussé. Les garçons ont leur premier jeu de dents au huitième mois et leur second à leur huitième année. Les filles ont leur premier jeu de dents au septième mois et leur second à leur septième année. Ils devraient alors tous être inscrits dans le registre de la population » (Daxue yanyi bu, 13.14). Nous remercions Liu Ts’ui-jung d’avoir attiré notre attention sur le passage du Tang huiyao.
48 Les Chinois comptent l’âge en sui, qui se réfère au nombre d’années du calendrier traditionnel qu’une personne a vécues. Les gens sont conséquemment âgés d’un sui à la naissance et de deux ans l’année suivante. Le sui est donc en moyenne 1,5 année plus élevé que les années du calendrier grégorien.
49 De telles attitudes sont des lieux communs ailleurs en Chine et en Asie de l’Est en général. LaFleur (1992) fournit l’étude la plus complète par rapport au Japon. Mais, voir aussi Lee et Saito (à paraître) sur l’infanticide dans la Chine des Qing, le Japon des Tokugawa et l’avortement en Asie contemporaine.
50 Même les plus anciens codes de loi chinois déclarent l’infanticide illégal, excepté dans les cas de difformités à la naissance. Voir les vestiges de la loi Qin, le premier code de loi impérial (Hulsewé, 1985). Voir aussi l’étude sur les codes de loi subséquents dans B. Lee (1981).
51 De tels progrès dans la technologie médicale ont conduit à un intérêt grandissant pour l’eugénisme, particulièrement dans la république insulaire de Singapour, où des programmes gouvernementaux encouragent explicitement le mariage et la procréation de l’élite éduquée. Même s’il n’y a pas de telles politiques publiques en Chine et même si le gouvernement chinois a proclamé une interdiction explicite du clonage humain, la tradition culturelle du contrôle de la fertilité encourage ces pratiques de sélection.
52 L’estimation des niveaux de morbidité est basée sur la morbidité documentée des adultes masculins au XVIIIe siècle dans le Liaoning rural. Sur 2 478 observations individuelles sujettes à risque, 676 rapportaient un handicap majeur, principalement certaines formes de maladie respiratoire (Lee et Campbell, 1997, p. 77). La proportion des handicaps parmi les habitants urbains pourrait bien avoir été encore plus considérable.
53 Rozman avança une hypothèse semblable (1982, p. 19) : « Il est difficile de tirer des conclusions définitives sur les causes de la croissance [de la population] [...] mais les matériaux suggèrent au moins deux facteurs influençant la croissance de la population : l’infanticide et la migration. » Cependant, les économistes classiques pensaient que l’infanticide pouvait avoir un effet opposé et accélérer la croissance de la population en encourageant le mariage. Ainsi, selon Adam Smith (1776/1979, p. 175 ; trad. G. Garnier, I, p. 143), « le mariage est encouragé en Chine, non pour le profit qu’on retire des enfants, mais pour la permission de les éliminer ».
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La population chinoise : mythes et réalités
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