Le pouvoir vient-il de la rue ?
p. 59-66
Texte intégral
1Depuis le milieu des années 1980, l’action collective de masse, en particulier l’action manifestante, a retrouvé ses lettres de noblesse dans les démocraties du Nord. Cette forme d’action politique dite « non conventionnelle » est en effet de plus en plus utilisée par les groupes sociaux, au point que plusieurs auteurs qualifient nos sociétés de « sociétés de mouvement ». Ainsi, le recours à la manifestation a augmenté de façon substantielle depuis le milieu des années 1980, et certains de ces événements sont devenus des marqueurs de l’histoire contemporaine. À titre d’exemple, le 15 février 2003 a eu lieu la plus importante manifestation mondiale pour protester contre le déclenchement de la guerre en Irak. Plusieurs millions de personnes ont manifesté dans plus de 600 villes. À Montréal, quelque 150 000 personnes ont défilé dans les rues du centre-ville, faisant de ce rassemblement le plus important dans l’histoire du Québec.
2Selon une vision classique de la participation politique, cette hausse de la manifestation comme forme d’expression politique pose problème, parce qu’elle court-circuite l’exercice « légitime » du pouvoir par les gouvernements, dûment élus par le peuple. Elle présenterait aussi un risque élevé d’immobilisme politique, puisqu’il serait moins coûteux pour un gouvernement de ne rien faire, plutôt que de risquer d’affronter l’ire des manifestants, ou de reculer sur certaines décisions politiques.
3Dans un contexte de baisse de participation aux élections, il est tentant d’interpréter ces transformations comme le passage du pouvoir des urnes au pouvoir de la rue. Les « électeurs-citoyens » seraient ainsi en train de perdre du pouvoir au profit des « citoyens-manifestants ». Il faudrait également s’inquiéter de cette situation, qui révélerait une crise de la représentation politique et du bon fonctionnement de nos démocraties.
4À y regarder de plus près, il ne s’agit pas tant d’une question de transfert de pouvoir des électeurs vers les manifestants, mais bien plus d’une diversification des modes d’exercice de la citoyenneté et d’une transformation de l’usage de la manifestation comme forme d’action protestataire. Pour bien comprendre le pouvoir de la rue dans la vie politique contemporaine, il est nécessaire de revenir sur certaines idées reçues. Avant tout, voyons comment fonctionne l’argument selon lequel la contestation de la rue empêche l’exercice légitime du pouvoir.
Une vision idéalisée de la démocratie
5Dans une vision idéale de la démocratie représentative, les citoyens sont des électeurs qui choisissent au moment des élections générales, organisées à intervalles réguliers, des représentants qui siègent à l’Assemblée nationale ou à la Chambre des communes. Le pouvoir des urnes consiste alors à choisir, dans une offre politique fluctuante, à quel député et à quel parti politique nous déléguons notre pouvoir. Puisque les citoyens représentent le peuple souverain, leur vote et la délégation de pouvoir qui en résulte expriment le pouvoir légitime en démocratie représentative. Dans l’exercice de son mandat, le député doit alors servir au mieux les intérêts de ses électeurs. Ce n’est qu’à l’élection suivante qu’il aura à rendre des comptes, le vote devenant le moyen de cautionner ou sanctionner le travail effectué par le député et son parti. Le citoyen-électeur, quant à lui, est supposé se retirer de l’action politique directe entre deux élections et laisser les professionnels de la politique exercer leur mandat.
6Dans les démocraties libérales, comme au Canada, les intérêts des électeurs peuvent également s’exprimer par l’intermédiaire des groupes d’intérêts qui exercent des pressions sur le gouvernement et le personnel politique par le biais de représentation auprès des députés ou de contacts privilégiés avec des ministres ou leur entourage. Selon la vision pluraliste de la démocratie libérale, les actions des groupes d’intérêts n’interfèrent pas avec le bon déroulement du travail des députés et du gouvernement parce que les pressions diverses exercées par ces groupes auront tendance à s’annuler à cause du nombre infini d’intérêts sur la base de laquelle les groupes peuvent se former. Selon cette théorie, un citoyen qui se considérerait lésé par le poids de certains groupes d’intérêts sur les décisions politiques aurait toujours la possibilité de lui-même créer un groupe pour avoir également accès au pouvoir et influencer à son tour le processus politique. Cette situation de compétition permanente assure la pluralité de la représentation.
7Dans cette perspective, l’action collective des citoyens-électeurs n’est envisageable que dans le cadre plus ou moins réglementé de la formation de groupes d’intérêts. L’utilisation d’actions protestataires, comme les manifestations, constitue en revanche une entrave au bon exercice du pouvoir politique pour deux raisons principales. Premièrement, elles se superposent à des procédures bien contrôlées et font irruption dans la vie politique, brisant le cours « normal » du processus politique. C’est pourquoi les manifestations sont considérées comme des actions non conventionnelles. Deuxièmement, elles ne répondent pas à la même logique démocratique puisqu’en manifestant, le citoyen prend directement la parole dans l’espace public, sans passer par son mandant légitime, le député, et sans passer par un groupe d’intérêt censé permettre l’agrégation des intérêts dans une société. Cette entrave au bon fonctionnement de la démocratie représentative est néanmoins reconnue par la loi. Les droits de manifester et de se regrouper sont en effet reconnus par la majorité des constitutions des pays démocratiques. La reconnaissance juridique ne signifie pas, pour autant, que la manifestation soit considérée comme une action légitime aux yeux des gouvernements. D’ailleurs, toute action manifestante entraîne une réaction des forces de l’ordre qui peut aller de la présence policière passive au moment du déroulement de la manifestation à la répression sévère et à l’incarcération.
8Cette vision normative de l’action politique qui fait de l’action manifestante un problème potentiel présuppose : 1) que les revendications des citoyens-manifestants peuvent aller à l’encontre des intérêts des citoyensélecteurs, et en particulier de la majorité ayant porté le gouvernement au pouvoir ; 2) que les actions de protestation telles que les manifestations exercent potentiellement un blocage du système politique, empêchant certaines décisions politiques de se prendre ; 3) que les citoyens-manifestants ont la capacité d’exercer ce pouvoir. Ces présupposés sont discutables.
Les citoyens-électeurs et les citoyens-manifestants sont souvent les mêmes
9Qui manifeste aujourd’hui ? Selon les travaux récents en sociologie politique, ce sont les classes moyennes salariées qui forment, depuis le début des années 1980, le gros des bataillons des manifestants. Or, ces citoyens sont également ceux qui ont tendance à voter de manière régulière aux élections. À côté des ouvriers syndiqués, qui constituaient la base manifestante des premiers grands conflits de travail, on retrouve des enseignants, des étudiants, des fonctionnaires. Le profil sociologique du manifestant-type des années 1990 et 2000 est donc bien loin de la population marginale ou révolutionnaire associée à la manifestation dans les pays européens au début du siècle passé. Aujourd’hui, électeurs et manifestants partagent un niveau d’éducation relativement élevé, ce sont généralement des personnes jouissant d’une bonne insertion économique et qui entretiennent de nombreux réseaux sociaux. Les exemples récents du Québec le confirment, que l’on considère les manifestations anti-guerre, les manifestations étudiantes, les manifestations pour la protection de l’environnement (contre la centrale thermique du Suroît de 2004 ou contre la privatisation du Mont-Orford de 2006) ; la manifestation n’est plus l’apanage des militants qui prenaient la rue pour abolir le pouvoir en place.
10De plus, la très grande majorité des manifestations ne sont pas spontanées ; elles sont préparées, planifiées et encadrées par des organisations (des syndicats, des fédérations étudiantes, des groupes militants pour la paix, des groupes de défense collective des droits, même des partis politiques), qui appellent à la manifestation et qui organisent les mobilisations. Évidemment, des citoyens non affiliés à ces organisations peuvent également se joindre aux cortèges ; plus la manifestation est importante en nombre, plus il y a de chance qu’elle inclue une proportion importante de personnes n’adhérant à aucune des organisations ayant appelé à manifester. Il reste que même dans ce cas, l’action collective manifestante est directement liée à la mobilisation de groupes organisés. Il n’est pas rare, par ailleurs, que ces mêmes groupes soient également, mais à d’autres moments, des interlocuteurs « légitimes » de l’État. Ainsi, un groupe peut très bien participer à une table de concertation avec le gouvernement le lundi, et passer le reste de la semaine à mobiliser ses militants en vue d’une manifestation le samedi.
11La manifestation n’est donc pas, dans ces formes les plus courantes, une forme radicale d’action politique, mais plutôt une stratégie d’expression de revendications utilisée, en grande partie, par ces mêmes citoyensélecteurs qui, en plus d’utiliser le pouvoir des urnes, utilisent de temps en temps le pouvoir de la rue. Bien sûr, tous les électeurs ne sont pas des manifestants (et inversement), mais l’idée selon laquelle les citoyensélecteurs verraient leurs intérêts desservis par l’action protestataire des citoyens-manifestants ne tient plus, dans la mesure où voter et manifester font aujourd’hui partie d’un continuum d’actions politiques et non d’un choix exclusif opposant l’une à l’autre.
La manifestation est une action politique de plus en plus normalisée
12La manifestation est devenue une action politique normalisée, c’est-àdire utilisée de manière quasi routinière par un ensemble croissant d’acteurs sociaux bien ancrés dans le système politique (en particulier, la classe moyenne dont nous avons parlé). C’est aussi une action politique qui se déroule dans la plupart des cas sans répression violente de la part de l’État.
13Dans plusieurs pays européens, le dispositif législatif qui encadre la manifestation a évolué au point que la manifestation est classée parmi les libertés publiques, sous la forme d’un droit constitutionnel. Dans certains pays, comme en France, il est nécessaire d’obtenir un « permis de manifester » auprès des pouvoirs municipaux et les modalités de la manifestation sont négociées avec les forces de police. Ce règlement a facilité le développement de pratiques de cogestion des manifestations entre policiers et dirigeants de mouvements sociaux. Très souvent les manifestants coopèrent avec la police, s’assemblent sur le lieu prévu, défilent le long d’un itinéraire négocié, et se dispersent pacifiquement.
14Au Canada, le droit de se rassembler et de manifester est inclus dans la reconnaissance de la liberté d’expression (article 2 de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise). Au Québec, il n’est pas nécessaire d’obtenir un permis de la municipalité pour manifester. Cependant, les forces de police jouissent d’un pouvoir discrétionnaire important vis-à-vis des manifestations grâce à la Loi fédérale sur l’attroupement illégal. L’article 63 stipule « qu’un attroupement illégal est la réunion de trois individus ou plus qui, dans l’intention d’atteindre un but commun, s’assemblent, ou une fois réunis se conduisent de manière à faire craindre pour des motifs raisonnables à des personnes se trouvant dans le voisinage de l’attroupement : a) soit qu’ils ne troublent la paix tumultueusement ; b) soit que, par cet attroupement, ils ne provoquent inutilement et sans cause raisonnable d’autres personnes à troubler tumultueusement la paix ». Cette définition de l’attroupement illégal permet aux forces de police de criminaliser éventuellement toute personne présente sur les lieux, indépendamment de ses actes. Pour plusieurs observateurs, cet article de loi contrevient à la Charte des droits et libertés et à des textes internationaux signés par le Canada.
15D’ailleurs, plusieurs auteurs ont montré que la répression d’une partie des manifestations, même si elle est minoritaire au regard du nombre de manifestations qui se tiennent en sol canadien par année, existe bel et bien. En fait, cette répression, particulièrement visible dans la ville de Montréal ces dix dernières années, touche un type particulier de manifestation et de manifestants (voir notamment les recherches de Francis Dupuis-Déry). Ce sont en effet les manifestations contre la mondialisation économique qui ont, de plus en plus, été l’objet de répression policière un peu partout dans le monde (voir Della Porta et al.). Réputé avoir été lancé à Seattle en 1999, ce cycle de protestation – qu’on désigne soit comme le mouvement antimondialisation, soit comme le mouvement altermondialiste – a popularisé une nouvelle pratique contestataire, la pratique du contre-sommet (voir le chapitre de Dominique Caouette). Il s’agit d’organiser un contre-événement au moment de la réunion de chefs d’État dans le cadre d’accords commerciaux internationaux (libre-échange nord-américian, conférence de l’Organisation mondiale du commerce, G8…). La pratique des contre-sommets a largement contribué à faire de la manifestation une activité politique en très forte hausse dans les pays occidentaux. Elle a également modifié le rapport que les États entretenaient jusque-là avec les manifestations comme forme tolérée d’expression politique puisqu’une partie des manifestations sont devenues des questions de menace à l’ordre public et donc objet de répression.
16Ainsi, l’action manifestante est, d’un point de vue global, une action de plus en plus « normale » pour un ensemble d’acteurs sociaux et politiques qui n’hésitent plus à prendre la rue pour faire avancer leurs revendications. Elle fait partie intégrante du répertoire d’action collective (voir Tilly) et la qualité d’une démocratie se mesure aussi à la capacité des États à assurer la tenue pacifique des événements protestataires et de permettre la participation politique par la manifestation. Cependant, on note une différenciation grandissante entre les « types » de manifestations, certaines étant mieux tolérées que d’autres par les États occidentaux.
La capacité limitée d’exercer le pouvoir dans la rue
17Pourquoi manifeste-t-on ? Pour interpeller l’État afin d’obtenir une reconnaissance, une mesure favorable, le retrait d’un projet ou d’une mesure jugée néfaste, pour mettre sur la place publique des enjeux qui ne sont pas à l’agenda politique dans le système de représentation traditionnelle, pour se faire voir et se faire entendre comme groupe unifié et nombreux.
18Comme nous l’avons précédemment mentionné, la manifestation n’est souvent qu’une stratégie parmi d’autres pour un acteur collectif d’arriver à ses fins. Il est rare que le recours à la rue en tant que tel suffise à renverser une décision gouvernementale ou à obtenir la satisfaction d’une revendication. Le succès d’une mobilisation est généralement lié à un ensemble de facteurs qui inclut bien sûr les actions politiques qui sont menées (dont la manifestation n’est qu’un élément), mais aussi la force ou la faiblesse du gouvernement au moment où ces actions se déroulent. Par exemple, une manifestation qui pourrait être qualifiée de succès au regard du nombre élevé de manifestants qui se sont déplacés, ne signifie pas que les revendications des participants seront satisfaites ; tout dépend de l’attitude du gouvernement à son égard. Comme le définit Fillieule, la manifestation est « l’expression en acte d’une opinion politique ». Plus qu’une source directe de pouvoir sur le processus politique, elle donne de fait la parole aux citoyens, qui ont ainsi la possibilité d’exister politiquement et publiquement, en dehors du système conventionnel faisant intervenir groupes d’intérêts et partis politiques au sein des institutions de représentation.
19Non seulement cette prise de parole directe ne se traduit que rarement par l’exercice d’un pouvoir direct et immédiat sur le processus politique, mais au fur et à mesure que le recours à la manifestation devient « normal », elle perd de son efficacité politique, tout comme les grèves ont perdu au fil du temps leur pouvoir révolutionnaire. La recherche sur les mouvements sociaux a montré que l’efficacité d’une action politique non conventionnelle – c’est-à-dire une action qui utilise la confrontation avec l’État comme stratégie première d’action – était directement liée à son degré de radicalité. Plus l’action protestataire est identifiée comme radicale par le pouvoir en place, plus elle a de chance d’attirer l’attention du public (médias et opinion publique) et plus le gouvernement sera contraint de considérer les demandes exprimées. Quand de plus en plus de personnes expriment leurs revendications par le biais des manifestations, l’action manifestante quitte le terrain de la politique non conventionnelle pour devenir un événement politique parmi d’autres auquel il est possible de ne pas porter attention. Il revient alors aux militants d’inventer de nouvelles formes de participation politique qui seront en mesure de faire irruption dans l’espace public pour à nouveau interpeller les détenteurs du pouvoir.
*
20L’action manifestante, comme toute autre forme de participation politique, a une histoire qui traverse les démocraties du Nord. Associée à la rébellion et la révolte au XIXe siècle et au début du XXe siècle, elle a progressivement évolué vers une forme pacifiée d’expression politique, jusqu’à devenir d’usage courant pour les acteurs politiques et sociaux. En ce sens, elle apparaît aujourd’hui comme complémentaire et non concurrente d’autres formes de participation. Le « pouvoir de la rue », qui demeure, comme nous l’avons montré, très limité, n’apparaît pas comme un danger pour la démocratie représentative, ni comme un symptôme d’une crise de nos systèmes politiques. Et si les citoyens descendent plus facilement dans la rue aujourd’hui, et en plus grand nombre, c’est peutêtre parce qu’aujourd’hui, manifester c’est vraiment voter avec ses pieds !
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Pour aller plus loin
Della Porta, Donatella et al., Globalization from Below. Transnational Activists and Protest Networks, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006.
10.3917/scpo.filli.1997.01 :Fillieule, Olivier, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
10.4324/9781315205021 :Tilly, Charles, From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley, 1978.
Auteur
Professeur de science politique - Université de Montréal
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'économie circulaire
Une transition incontournable
Mélanie McDonald, Daniel Normandin et Sébastien Sauvé
2016
Les grandes universités de recherche
Institutions autonomes dans un environnement concurrentiel
Louis Maheu et Robert Lacroix
2015
Sciences, technologies et sociétés de A à Z
Frédéric Bouchard, Pierre Doray et Julien Prud’homme (dir.)
2015
L’amour peut-il rendre fou et autres questions scientifiques
Dominique Nancy et Mathieu-Robert Sauvé (dir.)
2014
Au cœur des débats
Les grandes conférences publiques du prix Gérard-Parizeau 2000-2010
Marie-Hélène Parizeau et Jean-Pierre Le Goff (dir.)
2013
Maintenir la paix en zones postconflit
Les nouveaux visages de la police
Samuel Tanner et Benoit Dupont (dir.)
2012
La France depuis de Gaulle
La Ve République en perspective
Marc Chevrier et Isabelle Gusse (dir.)
2010