Pourquoi et comment comparer ?
p. 27-34
Texte intégral
1« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! », disait Blaise Pascal, qui entendait souligner ainsi le caractère relatif des lois humaines d’un lieu à un autre. Cette proposition, que l’on peut aisément appliquer aux mœurs, aux religions, aux modes d’organisation politique ou encore aux sources de la légitimité, subsume à maints égards les raisons pour lesquelles la comparaison est importante, voire indispensable. Dans l’existence quotidienne, c’est par son usage que nous sommes capables de nous décentrer, de prendre conscience des autres et d’avoir une meilleure compréhension de ce qui nous rapproche et nous fait différer d’eux. De ce point de vue, comparer est un acte à l’usage de tous.
2La comparaison ne se limite pas cependant à un usage profane. Comparer est surtout une technique de recherche généralement associée à la démarche des sciences sociales telles que la science politique par opposition à celle des sciences dites dures comme la physique. C’est en ce sens que l’un des pères fondateurs de la sociologie et de la science politique moderne, Émile Durkheim, a formulé la proposition selon laquelle la comparaison est, en sciences sociales, le substitut de l’expérimentation directe en usage dans les sciences naturelles.
3Nous proposons ici de discuter des usages pratiques et scientifiques de la comparaison sur la base de phénomènes comme la démocratisation et le développement, qui constituent deux des enjeux principaux occupant les comparatistes. L’objectif est de montrer, d’une part, que la comparaison est indispensable, car elle permet d’organiser la vie quotidienne ; et, d’autre part, qu’elle est en science politique ce que les politologues français Bertrand Badie et Guy Hermet ont appelé un « état d’esprit hors spécialités », c’est-à-dire un outil transversal utilisé par les chercheurs, toutes spécialités confondues.
De la comparaison comme outil du profane…
4Bien des étudiants sont sceptiques quant à la nécessité d’enseigner la méthode comparative, car après tout, font-ils observer régulièrement, nous comparons tous et tout le temps ! À première vue, ce scepticisme est justifié. Dans la mesure où comparer relève d’une structure de pensée universellement partagée, nous avons tous en la matière, à un certain degré, la science infuse. Cette structure de pensée se manifeste notamment à travers la tendance, dans toutes les sociétés, à classer les objets, à établir des catégories rassemblant ceux qui se ressemblent afin de les contraster avec d’autres catégories rassemblant des objets différents : animaux, pratiques sociales, groupes ethniques, pays… Cette habitude de dresser des catégories (qu’on appelle la construction de typologies dans le langage scientifique) est motivée notamment par la nécessité d’organiser notre existence.
5Nous comparons en premier lieu pour nous donner des repères dans un monde complexe. C’est par la comparaison que nous organisons quotidiennement notre existence, à commencer par l’acte consistant à nommer les personnes et les choses, à les classer par groupes. Par exemple, parler des hommes ou des animaux et, à l’intérieur de ces groupes, faire d’une part la distinction entre les Africains, les Américains, les Asiatiques, les Européens ; et de l’autre entre les reptiles, les mammifères et les volatiles, procède de ce besoin de simplifier le monde pour en avoir une meilleure maîtrise. Cette activité comparative à travers la construction de catégories nous guide constamment, que ce soit lorsque nous allons faire nos courses dans un supermarché où nous cherchons généralement le produit présentant le meilleur rapport qualité/prix, dans notre vie professionnelle où nous tentons d’obtenir le meilleur emploi et le meilleur salaire possibles ou dans nos rapports aux autres que nous fondons sur des qualités et des défauts reconnus ou reprochés aux uns et aux autres. Ces activités sont celles que les profanes font quotidiennement sans penser constamment et méthodiquement à comparer. Néanmoins, comme nous le verrons plus loin, la césure entre l’activité du profane et celle du comparatiste au sens académique du mot n’est pas absolue. En effet, la seconde se base souvent sur la première pour forger des méthodes et des théories.
6En second lieu, comparer permet de poser les bases du progrès. Parce que comparer consiste aussi à poser un regard sur les autres à partir de notre propre vécu, il s’agit d’une activité qui permet de relativiser nombre de certitudes et d’idées reçues, ce qui est parfois le point de départ de grandes transformations politiques et sociales. Un des meilleurs exemples de cette possibilité est offert par l’expérience de modernisation du Japon. Comme plusieurs auteurs l’ont montré, pour comprendre le processus qui a permis au Japon de passer d’un pays de type « féodal » à un État moderne représentant la seconde puissance économique mondiale, il faut remonter à l’ère Meiji (l’équivalent des lumières en Europe). L’ère Meiji commence à la fin des années 1860, mettant fin à deux siècles et demi de pouvoir des Tokugawa (du nom du fondateur de cette famille régnante) qui instaurent l’ère Edo (actuel Tokyo qui leur servait de capitale) dominée par le shogunat. Sous l’empire de ces hommes d’armes, le Japon s’est fermé à toute influence extérieure pour préserver ses valeurs d’une contamination « barbare », les Shoguns considérant les Japonais comme un peuple supérieur. Mais en 1852, une flotte américaine aborde les rives japonaises pour demander l’ouverture de routes commerciales à la stupéfaction des Japonais et pour cause : eux qui se croyaient supérieurs voient arriver une flotte symbolisant une maîtrise plus grande des mers et dotée de canonnières traduisant leur avance technologique. La présence de ces étrangers bousculait ainsi le complexe de supériorité des Japonais qui ne pouvaient manquer de comparer leurs technologies respectives, l’efficacité limitée de leur sabre sacré par rapport à celle des canons, la supériorité offerte par la possession d’une flotte… En se comparant à leurs visiteurs, ils prirent conscience de la vanité de leurs certitudes et surtout de leur vulnérabilité. C’est cette situation qui explique en grande partie le déclenchement de l’ère Meiji en 1868, avec la restauration du pouvoir de l’empereur sur celle des seigneurs isolationnistes et le lancement du processus de modernisation pour combler l’écart entre le Japon et l’Occident. C’est en tirant les leçons de la confrontation avec les autres que le Japon lança tous azimuts un travail titanesque de rattrapage. La ville de Kagoshima, dans l’île méridionale de Kyushu, porte de sortie des premiers jeunes pionniers symbolisant les milliers de personnes envoyées aux États-Unis, en France, en Prusse et ailleurs pour acquérir le savoir-faire nécessaire à ce rattrapage, porte encore la marque de cette époque. S’il y a eu un miracle économique japonais, il n’a été possible que grâce à cet effort de décentration que seule la comparaison permet. Du reste, cette décentration informée par l’observation des expériences des autres est encore courante dans le domaine du développement. Hier, observant aussi bien le Japon que l’Occident, d’autres pays asiatiques se sont à leur tour lancés avec succès dans la même voie de la modernisation. Aujourd’hui, les Africains observent ainsi avec envie la montée en puissance spectaculaire de la Chine et, avant elle, des dragons asiatiques et se posent des questions : comment des pays vivant une situation économique et sociale similaire à la leur il n’y a pas si longtemps ont-ils réussi à décoller aussi vite ? Cette expérience peut-elle être reproduite afin que les Africains voient eux aussi leur niveau de vie s’élever ? Comment procéder pour sortir de la pauvreté ?
7On le voit, nous sommes déjà loin ici de la simple démarche de l’acheteur profane du supermarché qu’on peut qualifier de « comparatiste qui s’ignore ». L’effort, orienté ici vers des fins pratiques, est conscient. Mais dans un cas comme dans l’autre, un aspect est sous-jacent à la démarche : on compare toujours sur la base de critères. En retour, ces critères mènent généralement – mais pas exclusivement – à forger des catégories. Ce sont là des aspects centraux de toute comparaison, l’existence de critères en constituant même une condition préalable. Généralement implicites dans la démarche du profane, ils sont explicitement construits dans la démarche scientifique, cet effort délibéré de construction étant ce qui permet de qualifier la démarche de scientifique.
À la comparaison comme outil scientifique
8En tant qu’outil scientifique, la comparaison peut aboutir sur des considérations d’utilité pratique (comment atteindre le développement), mais elle vise d’abord à comprendre et à expliquer indépendamment de la pratique.
Ce que les comparatistes tentent de comprendre et d’expliquer
9En général, les comparatistes s’accordent pour dire que leur travail consiste à mettre à jour les similitudes et les différences entre des objets étudiés. Ces objets varient selon la spécialisation disciplinaire du chercheur (généralement politique pour nous), mais peuvent provenir de temps et d’espaces des plus variés. On comprend là pourquoi la comparaison est si importante et pourquoi l’ambition pratique est subordonnée à la qualité de la démarche : comment en effet comparer l’Empire romain à l’époque d’Auguste et les États-Unis d’aujourd’hui sans tomber dans le piège de l’anachronisme ? Comment comparer la démocratisation en Espagne, en Ukraine et au Bénin sans, en plus de l’anachronisme, tomber dans le piège de l’amalgame posé par les différences contextuelles ? Seule la méthode comparative offre des outils permettant d’appréhender ensemble ces phénomènes placés dans des temps et des espaces si différents. Il y a bien entendu des limites à la comparaison. Mais la comparabilité n’est pas objective, c’est-à-dire qu’elle n’est pas donnée à l’état brut. Elle dépend de la capacité du chercheur à forger des critères permettant d’échapper à l’incomparabilité apparente imposée par les discontinuités spatiotemporelles. Après tout, nous disait Saussure, c’est le point de vue qui crée l’objet ! En cela, la méthode comparative est la source principale des progrès théoriques et méthodologiques dans les disciplines en sciences sociales et sans elle, les chercheurs pataugeraient dans une multitude d’études de cas. Ils ne pourraient pas établir de passerelles entre eux afin d’isoler des propriétés communes et des traits spécifiques. Un illustre comparatiste dit même en ce sens que « celui qui ne connaît qu’un cas n’en connaît en fait aucun ».
Comment comparer et pour quels résultats ?
10Les comparatistes cherchent à mettre en exergue soit des similitudes, soit des différences entre des cas. Ces cas peuvent être pris dans des espaces ou dans des temps très différents pour autant que des critères de comparaison pertinents soient construits pour justifier le rapprochement opéré entre eux et que les techniques méthodologiques de recherche soient respectées. Cela dit, venons-en à la question de savoir plus précisément quels types de connaissance l’usage de la méthode comparative peut permettre d’obtenir. En général, loin de se contenter de rapprocher et de contraster des cas, les comparatistes tentent de faire ressortir les facteurs qui sont à la base des similitudes et des différences entre les cas observés. En un mot, il s’agit de trouver des variables explicatives. Selon les variables explicatives qu’ils privilégient, les comparatistes, qui ne sont pas unanimes, se regroupent en approches théoriques différentes. Lorsqu’ils sont appelés à se pencher sur deux cas similaires divergents sur un même problème, ou bien à expliquer pourquoi un même phénomène se produit dans des cas différents, chaque comparatiste fait appel aux variables qui, à ses yeux, sont les plus pertinentes. En science politique, ils ont recours en général soit à l’histoire, soit à la culture, soit aux institutions, soit aux acteurs, soit à l’économie. Ces variables sont chacune propres à une approche théorique différente en politique comparée.
11Un thème qui illustre bien l’utilisation de ces diverses variables par les politologues est l’analyse comparée de la démocratie et notamment, des processus de démocratisation qui ont été menés tour à tour en Europe du Sud dans les années 1970, en Amérique latine dans les années 1980, et en Afrique et en Europe de l’Est dans les années 1990. On le voit bien, il s’agit d’un même phénomène, mais qui prend place dans des zones géographiques différentes et sur une période s’étalant sur une vingtaine d’années. Comment alors subsumer l’ensemble de ces cas ? Comment expliquer la régularité de certains aspects de la démocratisation et les spécificités d’autres aspects selon les régions et les pays ? Comment expliquer que certains de ces pays très différents connaissent des trajectoires similaires ou comment, à l’inverse, des pays très semblables connaissent des trajectoires différentes ? Pour y parvenir, les comparatistes partent d’angles d’analyse permettant d’échapper à l’incomparabilité apparente. Ils ne les comparent pas sous tous leurs aspects, mais délimitent leur recherche en se concentrant sur un ou des aspects précis. Ayant ainsi précisé leur angle d’analyse, ils peuvent ensuite expliquer les similitudes et les différences que les données empiriques laissent voir.
12La mise en relation des cas montre par exemple des différences significatives dans les processus de déclenchement de la démocratisation d’une région à une autre. Les premiers auteurs ayant travaillé sur la question en Amérique latine et en Europe du Sud avaient remarqué que les transitions vers la démocratie étaient généralement survenues à la suite d’une crise au sein du régime autoritaire entre les « durs » et les « modérés ». Lorsque ces derniers prévalent, ils tendent à former une alliance avec les modérés de l’opposition. Ensemble, ces modérés de camps opposés lancent alors un processus d’ouverture appelé la libéralisation politique. L’Espagne, le Portugal ou le Brésil sont des cas emblématiques de ce processus d’ouverture qualifié de « transition par le haut » puisqu’il est le produit des arrangements entre élites. En revanche, les transitologues qui ont travaillé plus tard sur l’Afrique, et qui l’ont aussi étudiée à la lumière des expériences précédentes, ont remarqué qu’en fait, les transitions africaines sont au contraire, des « transitions par le bas », c’est-à-dire généralement impulsées à la suite de mobilisations populaires acculant les régimes autoritaires au changement. Comment expliquer ces différences (spécificités) régionales ?
13Une des variables utilisées pour expliquer les similitudes entre les pays d’une même aire régionale et les différences d’une aire à l’autre renvoie à la nature des institutions politiques existantes avant la transition. En Amérique latine ou en Europe, il y avait généralement des régimes dits « bureaucratiques autoritaires », alors qu’en Afrique, les régimes étaient dits « néopatrimoniaux ». Ces configurations institutionnelles ont des implications différentes pour le processus du changement en raison de la manière dont elles modèlent les acteurs supposés le conduire. Dans les premiers régimes, les clivages sont de nature politique et les élites peuvent se diviser sur des lignes politico-idéologiques comme la nécessité ou non de la réforme, ce qui explique le mode de transition par le haut. Dans les seconds régimes, par contre, les lignes de clivages opposent les insiders profitant du régime aux outsiders qui en sont exclus, y compris, voire surtout, au plan économique. Les gouvernants s’accrochent au pouvoir et ne l’abandonnent que sous la pression populaire car, en raison de la confusion entre les sphères politiques et économiques en situation néopatrimoniale, quitter le pouvoir revient à tout perdre.
14Ces différences régionales n’empêchent cependant pas des pays appartenant à chacune de ces régions de prendre des trajectoires multiformes, qui peuvent se rejoindre ou diverger considérablement. Le Brésil, la Pologne, l’Espagne, le Bénin ont réussi à consolider leur démocratie en dépit de leur appartenance à des aires différentes. Inversement, le Venezuela (un des cas exemplaires d’une transition par le haut), le Burkina Faso et la Russie, eux aussi de régions différentes, offrent des signaux mixtes. On observe aussi des régions qui semblent encore complètement fermées à tout début d’ouverture démocratique, notamment dans le monde arabomusulman. Face à ces différentes trajectoires, les comparatistes sont capables de fournir des explications sur la base des variables privilégiées dans leur approche. À propos des pays ayant réussi leur démocratisation, les comparatistes qui se réclament de l’approche stratégique expliquent que leur réussite est due à la capacité des acteurs politiques à faire les bons choix, à gérer les crises, à négocier. Les tenants des approches historique ou économique auront tendance à évoquer respectivement leur histoire et leur bonne performance économique. De même, dans le cas des pays où aucune expérience de démocratisation n’est encore engagée, les comparatistes qui ont choisi l’approche culturelle n’hésitent pas à dire que c’est le facteur culturel qui constitue la clé de l’explication.
15Une double question se pose ici avant de terminer. Y a-t-il des facteurs explicatifs plus pertinents que d’autres et comment les choisir ? Même si certaines variables sont parfois plus adaptées à certains objets, la réponse à la première interrogation est négative, car tout dépend en fait de la qualité de la recherche. La seconde réponse est subordonnée à la première. Le choix des variables dépend surtout de la construction de la comparaison et de prédispositions théoriques qui nous viennent de notre formation, de nos lectures et des influences intellectuelles que nous subissons. La comparaison impliquant par essence la relativisation, les comparatistes ont plutôt une vision œcuménique de leur champ. De ce point de vue, il n’y a pas d’objets qui soient incomparables dans l’absolu, pas plus qu’il n’existe de mauvaises variables en tant que telles. Mais on peut prendre de mauvais angles d’analyse. La qualité de la comparaison est donc avant tout dans la construction de la démarche.
Bibliographie
Pour aller plus loin
Badie, Bertrand et Guy Hermet, Politique comparée, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
Durkheim, Émile, Les règles de la méthode sociologique, 16e édition, Paris, Presses Universitaires de France, 1967 [1894].
Gazibo, Mamoudou et Jane Jenson, La politique comparée : fondements, enjeux et approches théoriques, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004.
Auteur
Professeur de science politique - Université de Montréal
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