Présentation
p. 9-15
Texte intégral
1Peut-on faire de la politique une science ? Poser cette question appelle le plus souvent une moue ennuyée suivie d’un haussement d’épaules qui trahit l’absence d’inspiration. Si on insiste, l’interlocuteur prend l’air du brigadier qui réprimande le piéton imprudent pour rappeler l’évidence : les phénomènes politiques sont beaucoup trop complexes et imprévisibles pour cela. On ne met pas la société en équation. Jamais on ne pourra, ambition folle de professeurs en mal de gloire, énoncer de règle. La politique défie les lois. La preuve en est vite faite : nos prévisions sont tout aussi éloignées de la réalité que celles de nos collègues économistes. Misère !
2La politique s’intéresse à la guerre, aux conflits, au pouvoir et aux rapports de domination, bref, aux manifestations les plus terribles de la nature humaine. Avec les sociologues et quelques autres « logues », nous étudions les pathologies de la société, sans que jamais l’état de sa bonne santé ait été défini autrement que dans le monde de Rousseau et autres utopies révolutionnaires et catastrophiques. Sun Tzu enseigne dans L’art de la guerre les rudiments de la stratégie : comment tromper l’adversaire, l’affaiblir, choisir le terrain à son avantage, user de la surprise, tout cela dans le but d’anéantir l’ennemi. Transposés à la cour des Borgia, les conseils de Machiavel au Prince sont du même calibre. Difficile de fonder une discipline scientifique sur la rouerie, le mensonge et le cynisme… Mais il y a urgence. Le recours à la violence est permanent, les conflits s’éternisent et les appels à la vengeance font échec aux efforts d’apaisement et de réconciliation. Il est indispensable de bien comprendre les conflits et maîtriser les sorties de crise. Rien n’est possible sans une rigoureuse connaissance des causes et des conséquences de la violence et du conflit.
3La politique est, avec la morale, au cœur des choix individuels et collectifs et influence les décisions qui, quotidiennement, ont un impact sur nos vies. Que sont la justice et les lois sinon un mélange ingénieux de valeurs et de pouvoir ? Puisqu’on n’y échappe pas, aussi bien s’en occuper.
Pluralité dans la discipline
4Une autre question entraîne la somnolence instantanée de l’auditoire. Doit-on parler de la science politique, ou des sciences politiques ? Succès assuré ! La réponse, en fait, n’a pas grande importance, sinon pour nous aider à comprendre un peu mieux la manière dont la connaissance progresse.
5Le singulier laisse supposer une unité d’objet et de méthode qui n’existe pas au premier examen. En effet, l’étude des idées politiques semble être aux antipodes de celle des comportements électoraux. En toute logique, c’est le pluriel qu’il faut alors préférer. Cependant, les stratégies électorales, les comportements des acteurs, les rapports de pouvoir, les systèmes de représentation, le fonctionnement des institutions semblent, quels que soient l’époque ou le lieu, répondre à des règles semblables. C’est pourquoi il existe des auteurs « classiques », Platon, Machiavel, Montesquieu, Tocqueville, Weber et autres, dont les analyses traversent les spécialisations.
6Il y a eu, et il existe encore, des institutions d’enseignement qui distinguent les relations internationales de la science politique. Cela est en partie l’héritage des liens étroits qui existent entre l’étude de la politique et celle du droit ; le droit international encadre la politique internationale.
7La tendance actuelle met davantage l’accent sur l’unité entre la politique internationale et la politique intérieure. Les déterminants, les intérêts et les acteurs se confondent. Il n’y a pas un ministère qui n’ait son service international, et même les villes ont des activités de type diplomatique. À l’Université de Montréal, le Département de science politique a choisi le singulier, ce qui, comme le lecteur pourra le constater, n’interdit pas la diversité des objets et des perspectives.
8Cela conduit à considérer la question du pluralisme dans un contexte universitaire. Rien n’y est plus précieux que le respect et la cohabitation des préférences politiques, des convictions idéologiques et des approches méthodologiques. La liberté universitaire assure que la frontière de l’interdit est la plus éloignée possible. Un milieu intellectuel stimulant et productif doit compter sur une pluralité de points de vue et sur la plus grande diversité possible d’arguments. Les idées exprimées dans ces pages viendront confirmer ou contredire les opinions du lecteur. Mais nous souhaitons surtout qu’elles servent à approfondir la réflexion. Les auteurs n’ont pas hésité à prendre la mesure de leurs divergences et à assumer celles-ci en regroupant leurs textes dans un ouvrage collectif. Il faut un certain temps pour s’y habituer. À l’université, les certitudes des uns sont, pour les autres, au mieux, des hypothèses à confirmer et, au pire, des erreurs (de jeunesse ou de vieillesse) qui seront montrées comme telles un jour ou l’autre…
À quoi sert une science de la politique ?
9Les étudiants sont nombreux à ricaner quand le professeur parle de l’objectivité du chercheur et de l’importance de la démonstration empirique. Eux le savent bien : « On fait dire aux chiffres ce que l’on veut. » La déduction est fuyante, la démonstration incomplète sinon carrément biaisée, les raccourcis aberrants. L’hypothèse, invariablement confirmée, est toujours inspirée des préférences ou des opinions du chercheur. Fin de la discussion.
10Pourtant, les mêmes étudiants suivent spontanément les « règles » de la politique. Ils adoptent pour défendre leurs revendications les comportements les plus convenus tels que prescrits dans les manuels de l’action collective. Ils se réunissent en association, définissent un quorum, élisent leurs représentants, participent aux instances de décision, à l’occasion forment des coalitions, alertent l’opinion et mènent des actions de mobilisation plus ou moins spectaculaires. Chaque génération réinvente son initiation à la vie politique, définit ses règles, gère ses conflits et construit son système de prise de décision. Comment expliquer cette récurrence en l’absence de règles qui régissent la vie en communauté, sans une connaissance, au moins intuitive, de la vie politique ?
11C’est un cliché que d’affirmer que les citoyens conçoivent la démocratie comme allant de soi. C’est la preuve que le système, pourtant si fragile et imparfait, est accepté sans arrière-pensée. Luxe suprême, on se permet d’être négligent, de ne pas prendre le temps de s’informer, de ne pas participer aux débats et, faute suprême, de ne pas voter. Si parmi nous plusieurs sont désabusés, ils sont nombreux, ailleurs, qui souhaitent importer ce modèle, qui, toute réflexion faite, s’avère bien être le moins mauvais de tous.
12De même, on ne conçoit pas prendre de décisions qui engagent des ressources collectives et qui ont des impacts sur la vie des communautés, par exemple une réforme des institutions ou un tout nouveau programme gouvernemental, sans entreprendre un processus souvent long de consultations. C’est pourquoi il faut connaître les facteurs de succès et d’échecs, mettre au point des mesures d’évaluation et raffiner les processus de prise de décision.
13La résolution de conflit suscite, avec raison et pas seulement en science politique, beaucoup d’intérêt. On est loin d’avoir trouvé les réponses qui guériront les blessures, éviteront les répétitions, et assureront la réconciliation et la paix. Les techniques de résolution des conflits relèvent d’aptitudes autres que celles qui sont associées à la science politique. Mais, comme dans toutes négociations, il faut comprendre les enjeux, connaître le contexte, apprécier les rapports de forces et, une fois armé de toutes ces connaissances, savoir proposer des voies de règlement. Les conflits, qu’ils soient locaux ou internationaux, font tous appel, pour leur résolution, aux compétences acquises en science politique.
14Le monde est à nos portes. Tirons profit de cette richesse d’expériences accessibles. De manière plus fondamentale, c’est notre connaissance des autres qui est la meilleure mesure pour apprécier notre propre situation. La distance sert de révélateur, les différences s’estompent pour ramener à l’essentiel, les expériences lointaines dans le temps ou dans l’espace sont autant de points de repère qui nuancent les jugements faciles que nous portons sur les situations qui nous sont proches. C’est pourquoi dans ces pages, dépouillées de tout exotisme, apparaissent, à différentes époques la Chine, l’Europe, la Russie, et l’Amérique latine.
Quand les chercheurs deviennent des « trouveurs »
15Les 27 auteurs des textes réunis dans ce livre sont professeurs au Département de science politique de l’Université de Montréal. En nombre d’années, la somme de leur expérience en enseignement universitaire et en recherche totalise plus de 500 ans. L’ouvrage propose un condensé de leurs savoirs réunis. Vues sous cet angle, les réalisations présentées pourront paraître minces, à moins que ce ne soit la tâche qui s’avère particulièrement difficile. En fait, ces cinq siècles compilés constituent un critère bien relatif qui doit servir à rappeler la grande humilité que nous devons avoir devant les défis de la connaissance.
16Comme pour toute recherche, au départ de chaque texte, il y a une question. Quelle est la grande question de recherche qui vous anime, avons-nous demandé à nos collègues. Après toutes ces années de réflexion, quelle réponse proposez-vous ? Voilà le défi qui leur a été présenté avec en plus l’exigence de se faire comprendre dans un espace restreint. Bref, l’objectif de cet ouvrage est de montrer que notre connaissance progresse, que notre compréhension des phénomènes politiques s’affine et que notre science a quelques éléments de réponses à offrir.
17La science politique est abordée ici sans détour, sans préalable théorique, sous la forme de 27 réponses à autant de questions. De cette manière, l’ouvrage veut présenter un état des lieux qui reflète sans l’épuiser la grande diversité des sujets à propos desquels notre discipline a une contribution originale à apporter.
Du projet au livre
18Le Département de science politique de l’Université de Montréal célébrera ses 50 ans au cours de l’année universitaire 2008-2009. C’est pour souligner cet anniversaire que ce projet collectif a été conçu. Pour la fêter, nous avons choisi de montrer la science politique comme elle se pratique aujourd’hui. Si dans le contexte de la Révolution tranquille, dans lequel le Département a été fondé, les cours sur le colonialisme, le marxisme et le nationalisme étaient ceux qui attiraient le plus grand nombre d’étudiants, ce sont aujourd’hui les cours sur les relations internationales et la mondialisation qui sont les plus fréquentés. Si les thèmes changent, les enjeux demeurent les mêmes : représentation, reconnaissance, affirmation identitaire et équilibrage des rapports de forces. C’est l’observation de ces régularités qui anime les politologues.
19Nous vous proposons des textes regroupés selon les affinités thématiques de leurs questionnements. Vous pourrez les consulter au gré de vos envies et, une fois n’est pas coutume, commencer par la fin. Le thème d’ouverture regroupe des questionnements qui concernent la discipline elle-même. Les auteurs exposent ce que signifie selon eux faire de la politique une science. Nous abordons ensuite les intemporelles de la science politique. Mieux qu’un best of éphémère, nous avons voulu construire sur les éléments de stabilité. Le premier incontournable est la question de la représentation politique. Qui parle au nom de qui et pourquoi ? Après le dire, il y a le faire et la question du gouvernement des sociétés. Là encore, il s’agit d’un thème traditionnel de la science politique. Comment ça fonctionne ? Pourquoi à certains endroits ou à certaines époques la gestion publique paraît-elle si chaotique ou, à l’inverse, si adéquate ? Les deux derniers regroupements renvoient à la dimension normative des questionnements qui nous habitent. D’abord, la démocratie suppose des choix, toujours remis en cause et réaffirmés au terme de débats permanents autour de valeurs profondes comme la participation politique et la protection des droits des minorités. Vivre en démocratie ne signifie donc pas la fin des luttes politiques. Enfin, il y a le conflit dans ses diverses incarnations et dont le paroxysme est atteint avec la guerre ; frontière au-delà de laquelle la politique, mise en échec, se dissout dans la violence.
20Les certitudes sont rares, et plusieurs questions demeurent sans réponse. Certains textes se terminent en soulevant une série de nouvelles questions, faisant la preuve que la réflexion n’est jamais terminée. La politique est un sujet passionnant, les débats qu’elle soulève nous concernent tous. Pour mieux comprendre, il faut maîtriser le vocabulaire, établir les liens, chercher à discerner l’essentiel d’une situation, et accepter de dialoguer avec ceux qui ne partagent pas nos interprétations. Une constante dans ces pages est que la science politique n’est pas vue comme une discipline abstraite réservée à une élite, mais plutôt comme une approche qui sert à interpréter les réalités diverses et complexes, parfois légères mais souvent tragiques, du monde.
21En bons pédagogues, nous nous sommes donné le défi d’être clairs et concis. Ce livre s’adresse aux citoyens curieux qui souhaitent des réponses structurées, averties et sincères aux grandes questions que soulève la vie en société ainsi qu’aux étudiants qui souhaitent s’engager dans l’étude des phénomènes politiques. Au passage, peut-être réussirons-nous à convaincre les derniers sceptiques que la politique est un objet de réflexion et de recherche passionnant.
22mai 2008
Auteurs
Professeur de science politique - Université de Montréal
Professeur de science politique - Université de Montréal
Professeur de science politique - Université de Montréal
Professeur de science politique - Université de Montréal
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